Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 3

III. Quels furent les premiers habitans que le Portugal donna au Bréſil.

Rien ne prouve mieux cette profonde vérité, que l’imprudence d’inſtabilité des deſſeins & des meſures de l’homme dans ſes plus grandes entrepriſes, ſon aveuglement dans ſes recherches, & plus encore l’uſage de ſes découvertes. Dès que la cour de Liſbonne eut fait viſiter les ports, les baies, les rivières, les côtes du Bréſil, & qu’on crut s’être aſſuré qu’il n’y avoit ni or, ni argent, elle les mépriſa au point de n’y envoyer que des hommes flétris par les loix, que des femmes perdues par leurs débauches.

Tous les ans il partoit de Portugal un ou deux vaiſſeaux qui alloient porter dans le Nouveau-Monde tous les ſcélérats du royaume. Ils en rapportoient des perroquets, des bois de teinture & de marqueterie. On voulut y joindre le gingembre ; mais il ne tarda pas à être prohibé, de peur que cette marchandiſe ne nuiſit au commerce qu’on en faiſoit par les grandes Indes.

L’Aſie occupoit alors tous les eſprits. C’étoit le chemin de la fortune, de la conſidération, de la gloire. Les exploits éclatans qu’y faiſoient les Portugais, les richeſſes qu’on en rapportoit, donnoient à leur nation, dans toutes les parties du monde, une ſupériorité que chaque particulier vouloit partager. L’enthouſiaſme étoit général. Perſonne ne paſſoit librement en Amérique : mais on commença à aſſocier aux malfaiteurs qu’on y avoit d’abord exilés, les infortunés que l’inquiſition voulut proſcrire.

On ne connoît pas de haine nationale plus profonde & plus active, que celle des Portugais pour l’Eſpagne. Cette averſion ſi ancienne, qu’on n’en voit pas l’origine, ſi enracinée, qu’il n’eſt pas poſſible d’en prévoir le terme, ne les a pas empêchés d’emprunter la plupart de leurs maximes d’un voiſin dont ils redoutaient autant les forces qu’ils en déteſtoient les mœurs. Soit analogie de climat & de caractère, ſoit conformité de circonſtances, ils ont pris les plus mauvaiſes de ſes inſtitutions. Ils n’en pouvoient imiter une plus horrible que celle de l’inquiſition.

Ce tribunal de ſang, érigé en Eſpagne en 1482 par un mélange de politique & de fanatiſme, ſous le règne de Ferdinand & d’Iſabelle, n’eut pas été plutôt adopté par Jean III, qu’il porta la terreur dans toutes les familles. Pour établir d’abord ſon autorité, enſuite pour la maintenir, il lui fallut tous les ans quatre ou cinq cens victimes, dont il faiſoit brûler la dixième partie, & reléguoit le reſte en Afrique ou dans le Bréſil. Il attaqua avec fureur ceux qui étoient ſoupçonnés de pédéraſtie : déſordre nouveau dans l’état, mais inséparable d’un climat chaud où le célibat devient commun. Il pourſuivit les ſorciers, qui, dans ces tems d’ignorance, étoient auſſi redoutés que multipliés par la crédulité de toute l’Europe bigote & barbare ; les mahométans, extrêmement diminués depuis qu’ils avoient perdu l’empire ; les Juifs ſurtout, que leurs richeſſes rendoient plus ſuſpects.

On ſait que lorſque cette nation, longtems concentrée dans un petit & misérable coin de terre, fut diſpersée par les Romains, pluſieurs de ſes membres ſe réfugièrent en Portugal. Ils s’y multiplièrent après que les Arabes eurent fait la conquête des Eſpagnes. On les laiſſoit jouir de tous les droits du citoyen. Ce ne fut que lorſque ce pays eut recouvré ſon indépendance, qu’ils furent exclus des charges. Ce commencement d’oppreſſion n’empêcha pas que vingt mille familles juives ne s’y retiraient, quand, après la conquête de Grenade, les rois catholiques les condamnèrent à ſortir d’Eſpagne ou à changer de culte. Chaque famille paya ſon aſyle en Portugal, de vingt livres. La ſuperſtition arma bientôt Jean III contre cette nation trop persécutée. Ce prince en exigea vingt mille écus, & la réduiſit enſuite a l’eſclavage. Emanuel bannit, en 1496, ceux qui refusèrent de ſe faire chrétiens : mais il rendit la liberté aux autres, qui ne tardèrent pas à s’emparer du commerce de l’Aſie, dont on ouvroit alors les ſources. L’établiſſement de l’inquiſition ralentit, en 1548, leur activité. Les confiſcations que ſe permettoit ce tribunal odieux, & les taxes que le gouvernement leur arrachoit de tems en tems, augmentoit la défiance. Ils eſpérèrent que 250 000 livres qu’ils fournirent à Sébaſtien pour ſon expédition d’Afrique, leur procureroient quelque tranquilité. Malheureuſement pour eux, ce monarque imprudent eut une fin funeſte. Philippe II, qui étendit peu après ſes loix ſur le Portugal, régla que ceux de ſes ſujets qui deſcendoient d’un Juif ou d’un Maure, ne pourraient être admis ni dans l’état eccléſiaſtique, ni dans les charges civiles. Ce ſceau de réprobation qu’on imprimoit, pour ainſi dire, ſur le front de tous les nouveaux chrétiens, dégoûta les plus riches d’un séjour où leur fortune ne les préſervoit pas de l’humiliation. Ils portaient leurs capitaux à Bordeaux, à Anvers, à Hambourg, dans d’autres villes avec leſquelles ils avoient des liaiſons ſuivies. Cette émigration devint l’origine d’une grande révolution, étendit à pluſieurs contrées l’induſtrie, juſqu’alors concentrée en Eſpagne & en Portugal, & priva les deux états des avantages que l’un tiroit des Indes Orientales, & l’autre des Indes Occidentales.

Antérieurement à ces dernières époques, les Juifs, que l’inquiſition pourſuivoit ſans relâche, étoient exilés, en grand nombre dans le Bréſil. Quoique dépouillés de leur fortune par ces ſang-ſues inſatiables, ils réuſſirent à établir quelques cultures. Ce commencement de bien fit ſentir à la cour de Liſbonne qu’une colonie pouvoit devenir utile à ſa métropole autrement que par des métaux. Dès 1525 on la vit jeter des regards moins dédaigneux ſur une poſſeſſion immenſe que le haſard lui avoit donnée, & qu’elle étoit accoutumée à regarder comme un cloaque où aboutiſſoient toutes les immondices de la monarchie.