Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 22

XXII. Moyens employés par les François pour ſe procurer de grandes poſſeſſions dans l’Inde.

Dupleix fut le premier qui vit la poſſibilité de réaliſer ce ſouhait. La guerre avoit amené à Pondichery des troupes nombreuſes, avec leſquelles il eſpéra de ſe procurer par des conquêtes rapides, des avantages plus conſidérables que les nations rivales n’en avoient obtenus par une conduite ſuivie & réfléchie.

Depuis long-tems il étudioit le caractère des Mogols, leurs intrigues, leurs intérêts politiques, il avoit acquis ſur ces objets des lumières, qui auraient pu étonner dans un homme élevé à la cour de Delhy. Ces connoiſſances profondément combinées, l’avoient convaincu qu’il pouvoit ſe donner une influence principale dans les affaires de l’Indoſtan, peut-être en devenir l’arbitre. La trempe de ſon âme, qui le portoit à vouloir au-delà même de ce qu’il pouvoit, donnoit une nouvelle force à ſes réflexions. Rien ne l’effrayoit dans le grand rôle qu’il ſe diſpoſoit à jouer à ſix mille lieues de ſa patrie. Inutilement voulut-on lui en faire craindre les dangers. Il n’étoit frappé que de l’avantage glorieux d’aſſurer à la France une domination nouvelle au milieu de l’Aſie ; de la mettre en état, par les revenus qui y ſeroient attachés, de couvrir les frais de commerce & les dépenſes de ſouveraineté ; de l’affranchir même du tribut que notre luxe paie à l’induſtrie des Indiens, en procurant au royaume des cargaiſons riches & nombreuſes, qui ne ſeroient achetées par aucune exportation d’argent, mais dont le fonds ſeroit fait par la ſurabondance des nouveaux revenus. Plein de ce grand projet, Dupleix ſaiſit avec empreſſement la première occaſion qui ſe préſenta de l’exécuter ; & bientôt il oſa diſpoſer de la ſoubabie du Décan, de la nababie du Carnate, en faveur de deux hommes prêts à tous les ſactifices qu’il exigeroit.

La ſoubabie de Décan eſt une vice-royauté compoſée de pluſieurs provinces qui formoient autrefois des états indépendans. Elle s’étend depuis le cap Comorin juſqu’au Gange. Celui qui occupe cette grande place, a inſpection ſur tous les princes Indiens, ſur tous les gouverneurs Mogols qui ſont dans l’étendue de ſa juriſdiction ; & c’eſt dans ſes mains que ſont dépoſées les contributions qui doivent enrichir le tréſor public. Il peut obliger ſes ſubalternes de le ſuivre dans toutes les expéditions militaires qu’il juge à propos de faire dans les contrées ſoumiſes à ſes commandemens : mais ſans un ordre formel du chef de l’empire, il ne lui eſt pas permis de les conduire ſur un territoire étranger.

La ſoubabie de Décan étant devenue vacante en 1748, Dupleix, après une ſuite d’événemens & de révolutions, où la corruption des Mogols, la foibleſſe des Indiens, l’audace des François, ſe firent également remarquer, en mit en poſſeſſion au commencement de 1751, Salabetzingue, l’un des fils du dernier vice-roi. Ce ſuccès aſſuroit de grands avantages aux établiſſemens François répandus ſur la côte de Coromandel : mais l’importance de Pondichery parut exiger des ſoins plus particuliers. Cette ville ſituée dans le Carnate, a des rapports ſi ſuivis & ſi immédiats avec le nabab de cette riche contrée, qu’on crut néceſſaire de procurer le gouvernement de la province à un homme, ſur l’affection & la dépendance duquel on pût compter. Le choix tomba ſur Chandafaeb, connu par ſes intrigues, par ſes malheurs, par ſes faits de guerre, par un caractère ferme, & parent du dernier nabab.

Pour prix de leurs ſervices, les François ſe firent céder un territoire immenſe. À la tête de leurs acquiſitions, étoit l’iſle de Scheringham, formée par deux branches du Caveri.

Cette iſle, longue & fertile, doit ſon nom & ſa célébrité à une pagode, qui eſt fortifiée comme la plupart des grands édifices deſtinés au culte public. Le temple eſt entouré de ſept enclos quarrés, éloignés les uns des autres de trois cens cinquante pieds, & formés par des murs qui ont une aſſez grande élévation, & une épaiſſeur proportionnée. L’autel eſt au centre. Un ſeul monument de cette eſpèce avec les fortifications, & les myſtères & les richeſſes qu’il renferme, eſt plus propre à maintenir, à perpétuer une religion, que la multiplicité des temples & des prêtres diſpersés dans les villes, avec les ſacrifices, les cérémonies, les prières, les diſcours, qui par leur nombre, leur publicité, leur fréquente répétition, ſont exposés au rebut des ſens fatigués, au mépris de la raiſon clair-voyante, à des profanations dangereuſes, ou à un oubli, à un abandon que le clergé redoute encore plus que des ſacrilèges. Les prêtres de l’Inde auſſi ſages que ceux de l’Égypte, ont la politique de ne laiſſer pénétrer aucun étranger dans la pagode de Scheringham. À travers les fables qui enveloppent l’hiſtoire de ce temple, il y a apparence qu’un philoſophe ſavant qui pourrait y être admis, trouverait dans les emblèmes, la forme & la conſtruction de l’édifice, dans les pratiques ſuperſtitieuſes & les traditions particulières à cette enceinte ſacrée, des ſources d’inſtruction & des lumières ſur l’hiſtoire des ſiècles les plus reculés. Des pèlerins de l’Indoſtan y viennent chercher l’abſolution de leurs péchés, & ne ſe préſentent jamais ſans une offrande proportionnée à leur fortune. Ces dons étoient encore ſi conſidérables au commencement du ſiècle, qu’ils faiſoient ſubſiſter dans les douceurs d’une vie oiſive & commode quarante mille perſonnes. Ces brames, malgré les gênes d’une aſſez grande ſubordination, étoient tellement ſatiſfaits de leur ſituation, qu’ils quittaient rarement leur retraite, pour ſe précipiter dans les intrigues & la politique.

Indépendamment des autres avantages que Scheringham offroit aux François, ils y trouvoient une poſition qui devoit leur donner une grande influence dans les pays voiſins, & un empire abſolu ſur le Tanjaour, qu’ils étoient les maîtres de priver quand ils le voudroient, des eaux néceſſaires pour la culture de ſes riz.

Karical & Pondichery virent augmenter chacune leur territoire, d’un eſpace de dix lieues & de quatre-vingts aldées. Si ces acquiſitions n’étoient pas auſſi conſidérables que celle de Scheringham pour l’influence dans les affaires générales, elles étoient bien plus avantageuſes au commerce.

Mais c’étoit encore peu de choſe, au prix du territoire qu’on gagnait au Nord. Il embraſſoit le Condavir, Mazulipatnam, l’iſle de Divy, & les quatre provinces de Moutaſanagar, d’Elour, de Ragimendry, & de Chicakol. Des conceſſions de cette importance rendoient les François maîtres de la côte dans une étendue de ſix cens milles, & devoient leur donner des toiles ſupérieures à celles qui ſortent de l’Indoſtan. Il eſt vrai qu’ils ne devoient jouir des quatre provinces, qu’autant qu’ils entretiendroient au ſervice du ſouba le nombre des troupes dont on étoit convenu ; mais cet engagement qui ne lioit que leur probité, ne les inquiétoit guère. Leur ambition dévoroit d’avance les tréſors accumulés dans ces vaſtes contrées depuis tant de ſiècles.

L’ambition des François & leurs projets de conquête, alloient bien plus loin encore. Ils ſe propoſoient de ſe faire céder la capitale des colonies Portugaiſes, & de s’emparer du triangle qui eſt entre Mazulipatnam, Goa, & le cap Comorin.

En attendant que le tems fût venu de réaliſer ces brillantes chimères, ils regardoient les honneurs qu’on prodiguoit perſonnellement à Dupleix, comme le préſage des plus grandes proſpérités. On n’ignore pas que toute colonie étrangère eſt plus ou moins odieuſe aux indigènes ; qu’il eſt dans les principes d’une conduite judicieuſe, de chercher à diminuer cette averſion, & que le plus puiſſant moyen pour arriver à ce but, eſt d’adopter, autant qu’il eſt poſſible, les uſages du pays où l’on veut vivre. Cette maxime généralement vraie, l’eſt ſur-tout dans les contrées où l’on penſe peu, & par conséquent aux Indes.

Le penchant que le chef des François avoit pour le faſte Aſiatique, l’affermiſſoit encore plus dans ces principes. Auſſi fut-il comblé de joie, lorſqu’il ſe vit revêtu de la dignité de nabab. Ce titre le rendoit l’égal de ceux dont on avoit été réduit juſqu’alors à briguer la protection, & lui donnoit une grande facilité pour préparer les révolutions qu’il jugeroit convenables aux grands intérêts qui lui étoient confiés. Il eſpéra encore davantage du gouvernement qu’il obtint de toutes les poſſeſſions Mogoles, dans un eſpace preſqu’auſſi étendu que la France entière. Tous les revenus de ces riches contrées devoient être déposés dans ſes mains, ſans qu’il fût obligé d’en rendre compte qu’au ſouba même.

Quoique ces arrangemens faits par des marchands ne duſſent pas être agréables à la cour de Delhy, on craignit peu ſon reſſentiment. Privée des ſecours d’hommes & d’argent, que les ſoubas, les nababs, les rajas, ſes moindres préposés ſe permettoient de lui refuſer, elle ſe voyoit aſſaillie de tous les côtés.

Les Rajeputes, deſcendans de ces Indiens que combattit Alexandre, chaſſés de leurs terres par les Mogols, ſe ſont réfugiés dans des montagnes preſqu’inacceſſibles. Des troubles continuels les mettent hors d’état de former des projets de conquête : mais dans les momens de repos que leur laiſſent leurs diſſenſions, ils font des incurſions qui fatiguent un empire épuiſé.

Les Patanes ſont des ennemis encore plus redoutables. Chaſſés par les Mogols de la plupart des trônes de l’Indoſtan, ils ſe ſont réfugiés au pied du mont Imaiis, qui eſt une branche du Caucaſe. Ce séjour a ſingulièrement changé leurs mœurs, & leur a donné une férocité de caractère qu’ils n’avoient pas ſous un ciel plus doux. La guerre eſt leur occupation la plus ordinaire. On les voit ſe ranger indifféremment ſous les étendards des princes Indiens ou Mahométans ; mais leur docilité n’égale pas leur valeur. De quelque crime qu’ils ſe ſoient rendus coupables, il eſt dangereux de les en punir, parce que l’eſprit de vengeance les porte à l’aſſaſſinat quand ils ſont foibles, à la révolte, lorſque leur nombre peut les enhardir à des démarches audacieuſes. Depuis que la puiſſance dominante a perdu ſa force, la nation a ſecoué le joug. Ses généraux ont même, il y a peu d’années, pouſſé leurs ravages juſqu’à Delhy, qu’ils n’ont abandonné qu’après un affreux pillage.

Au nord de l’Indoſtan, eſt une nation, qui, quoique nouvelle, & même parce qu’elle eſt nouvelle, inſpire encore plus de terreur. Ces peuples, connus ſous le nom de Seiks, ont ſu ſe tirer des fers du deſpotiſme & de la ſuperſtition, quoiqu’entourés de nations eſclaves. On les dit ſectateurs d’un philoſophe du Thibet, qui leur donna des idées de liberté, & leur enſeigna le déiſme, ſans aucun mélange de ſuperſtition. Ils ſe firent connoître au commencement du ſiècle ; mais alors ils étoient moins regardés comme une nation que comme une ſecte. Durant les calamités de l’empire Mogol, leur nombre s’accrut conſidérablement, par des apoſtats de toutes les religions qui vinrent ſe joindre à eux, & y chercher un aſyle contre les vexations & les fureurs de leurs tyrans. Pour être admis dans cette ſociété, il ſuffit de jurer une haine implacable à la monarchie. Il paſſe pour conſtant, que dans un temple eſt un autel ſur lequel eſt placé le code de leur légiſlation, à côté duquel on voit un ſceptre & un poignard. Quatre vieillards ſont élus, pour conſulter dans l’occaſion la loi, unique ſouverain de cette république. Les Seiks poſſèdent actuellement toute la province de Punjal, la plus grande partie du Mouſſan & du Sinde, les deux rives de l’Indus depuis Cachemire juſqu’à Talta, & tout le pays du côté de Delhy, depuis ſabor juſqu’à Sirhind. Ils peuvent mettre ſur pied une armée de ſoixante mille bons chevaux.

Mais de tous les ennemis du Mogol, il n’y en a pas d’auſſi dangereux que les Marattes. Ces peuples, devenus depuis quelque tems ſi célèbres, occupoient, autant que l’obſcurité de leur origine & de leur hiſtoire permet de le conjecturer, pluſieurs provinces de l’Indoſtan, d’où la crainte ou les armes des Mogols les chaſſèrent. Ils ſe réfugièrent dans les montagnes qui s’étendent depuis Surate juſqu’à Goa, & y formèrent pluſieurs peuplades, qui avec le temps ſe fondirent dans un ſeul état, dont Sattarah fut long-tems, & dont Ponah eſt maintenant la capitale. La plupart d’entre eux portèrent bientôt le vice & la licence à tous les excès qu’on doit attendre d’un peuple ignorant qui a ſecoué le joug des préjugés, ſans mettre à leur place de bonnes loix & des lumières. Dégoûtés des occupations louables & paiſibles, ils ne reſpirèrent que le brigandage. Cependant leurs rapines ſe bornoient à piller quelques villages, à détrouſſer quelques caravanes, lorſque le Coromandel preſſé par Aurengzeb, les avertit de leurs forces, en implorant leur ſecours.

À cette époque on les vit ſortir de leurs rochers, ſur des chevaux petits & mal faits, mais robuſtes & accoutumés à une mauvaiſe nourriture, à des chemins impraticables, à des fatigues exceſſives. Un turban, une ceinture, un manteau, c’étoit tout l’équipage du cavalier Maratte. Ses proviſions ſe réduiſoient à un petit ſac de riz, & à une bouteille de cuir remplie d’eau. Il n’avoit pour armes, qu’un ſabre d’une trempe excellente.

Malgré le ſecours de ces barbares, les princes Indiens furent forcés de ſubir le joug d’Aurengzeb : mais le conquérant laſſé de lutter ſans ceſſe contre des troupes irrégulières, qui portoient continuellement la deſtruction & le ravage dans les provinces nouvellement aſſervies, ſe détermina à un traité qui auroit été honteux, ſi la néceſſité, plus forte que les préjugés, les ſermons & les loix, ne l’avoit dicté. Il céda à perpétuité aux Marattes le droit de chotaye, ou la quatrième partie des revenus du Décan, ſoubabie formée de toutes les uſurpations qu’il avoit faites dans la péninſule.

Cette eſpèce de tribut fut régulièrement payé, tant que vécut Aurengzeb. Après ſa mort, on le donna, on le refuſa, ſuivant qu’on étoit, ou qu’on n’étoit pas en force. Le ſoin de le lever attira les Marattes en corps d’armée, juſque dans les lieux les plus éloignés de leurs montagnes. Leur audace s’eſt accrue dans l’anarchie de l’Indoſtan. Ils ont fait trembler l’empire ; ils en ont déposé les chefs ; ils ont étendu leurs frontières ; ils ont accordé leur appui au rajas, aux nababs, qui cherchoient à ſe rendre indépendans. Leur influence a été ſans bornes.

Tandis que la cour de Delhy luttoit avec déſavantage contre tant d’ennemis acharnés à ſa ruine, M. de Buffy, qui avec un foible corps de François & une armée Indienne, avoit conduit Salabetzingue à Aurengabad, ſa capitale, s’occupoit avec ſuccès du ſoin de l’affermir ſur le trône ou il l’avoit placé. L’imbécillité du prince, les conſpirations dont elle fut la cauſe, l’inquiétude des Marattes, les firmans qu’on avoit accordés à des rivaux, d’autres obſtacles traversèrent ſes vues ſans y rien changer. Il fit régner le protégé des François plus paiſiblement que les circonſtances ne permettoient de l’eſpérer, & il le maintint dans une indépendance abſolue du chef de l’empire.

La ſituation de Chandafaeb, nommé à la nababie du Carnate, n’étoit pas ſi heureuſe. Les Anglois, toujours oppoſés aux François, lui avoient ſuſcité un rival nommé Mamet-Alikan. Le nom de ces deux princes ſervit de voile aux deux nations, pour ſe faire une guerre vive. Elles combattaient pour la gloire, pour la richeſſe, pour ſervir les paſſions de leurs chefs, Dupleix & Saunders. La victoire paſſa ſouvent de l’un à l’autre camp. Les ſuccès auroient été moins variés, ſi le gouverneur de Madras eut eu plus de troupes, ou le gouverneur de Pondichery de meilleurs officiers. Tout portoit à douter lequel de ces deux hommes, à qui la nature avoit donné le même caractère d’inflexibilité, finiroit par donner la loi ; mais on étoit bien aſſuré qu’aucun ne la recevroit, tout le tems qu’il lui reſteroit un ſoldat ou une roupie pour ſe ſoutenir. Cet épuiſement même, malgré leurs efforts exceſſifs, paroiſſoit fort éloigné, parce qu’ils trouvoient l’un & l’autre dans leur haine & dans leur génie, des reſſources que les plus habiles ne ſoupçonnoient pas. Il étoit manifeſte que les troubles ne ceſſeroient point dans le Carnate, à moins que la paix n’y arrivât d’Europe ; & l’on pouvoit craindre que le feu concentré depuis ſix ans dans l’Inde, ne ſe communiquât au loin. Les miniſtres de France & d’Angleterre diſſipèrent ce danger, en ordonnant aux deux compagnies de ſe rapprocher. Elles firent un traité conditionnel qui commença par ſuſpendre les hoſtilités dans les premiers jours de 1755, & qui devoit finir par établir entre elles une égalité entière de territoire, de force & de commerce à la côte de Coromandel & à celle d’Orixa. Cet arrangement n’avoit pas encore obtenu la ſanction des cours de Londres & de Verſailles, lorſque de plus grands intérêts rallumèrent le flambeau de la guerre entre les deux nations.