Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 21

XXI. Tableau de l’Indoſtan.

Cette belle & riche contrée tenta, ſi l’on veut s’en rapporter à des traditions incertaines, l’avidité des premiers conquérans du monde. Mais ſoit que Bacchus, Hercule, Séſoſtris, Darius, aient ou n’aient pas parcouru les armes à la main cette grande partie du globe ; il eſt certain qu’elle fut pour les premiers Grecs, un champ inépuiſable de fictions & de merveilles. Ces chimères enchantoient tellement un peuple toujours crédule, parce qu’il fut toujours dominé par ſon imagination, qu’on ne s’en déſabuſa pas, même dans les ſiècles les plus éclairés de la république.

En réduiſant les choſes à la vérité, l’on trouvera qu’un air pur, des alimens ſains, une grande frugalité, avoient de bonne-heure prodigieuſement multiplié les hommes dans l’Indoſtan. Ils connurent les loix, la police, les arts, lorſque le reſte de la terre étoit déſerte ou ſauvage. Des inſtitutions ſages & heureuſes préſervèrent de la corruption ces peuples, qui paroiſſoient n’avoir qu’à jouir des bienfaits du ſol & du climat. Si, de tems en tems, les bonnes mœurs s’altéroient dans quelques cours, les trônes étoient auſſi-tôt renverſés ; & lorſqu’Alexandre ſe montra dans ces régions, il y reſtoit fort peu de rois ; il y avoit beaucoup de villes libres.

Un pays, partagé en une infinité de petits états, populaires ou aſſervis, ne pouvoit pas oppoſer un front bien redoutable au héros de la Macédoine. Auſſi ſes progrès furent-ils rapides. Il auroit tout aſſervi, ſi la mort ne l’eût ſurpris au milieu de ſes triomphes.

En ſuivant le conquérant dans ſes expédition, l’Indien Sandrocotus avoit appris la guerre. Cet homme, auquel ſes talens tenoient lieu de droits & de naiſſance, raſſembla une armée nombreuſe, & chaſſa les Macédoniens des provinces qu’ils avoient envahies. Libérateur de ſa patrie, il s’en rendit le maître, & réunit ſous ſes loix l’Indoſtan entier. On ignore quelle fut la durée de ſon règne, quelle fut la durée de l’empire qu’il avoit fondé.

Au commencement du huitième ſiècle, les Arabes ſe répandirent aux Indes, comme dans pluſieurs autres contrées de l’univers. Ils ſoumirent à leur domination quelques iſles. Mais contens de négocier paiſiblement dans le continent, ils n’y formèrent que peu d’établiſſemens.

Trois ſiècles après, des barbares de leur religion, ſortis du khoraſſan & conduits par Mahmoud, attaquent l’Inde par le Nord, & pouſſent leurs brigandages juſqu’au Guzurate. Ils emportent de ces opulentes contrées, d’immenſes dépouilles, qu’ils vont enfouir dans leurs incultes & miſérables déſerts.

Le ſouvenir de ces calamités n’étoit pas encore effacé lorſque Gengiſkan, qui, avec les Tartares, avoit ſubjugué la plus grande partie de l’Aſie, porta, vers l’an douze cens, ſes armes victorieuſes ſur les rives, occidentales de l’Indus. On ignore quelle part ce conquérant & ſes deſcendans prirent aux affaires de l’Indoſtan. Il eſt vraiſemblable qu’elles ne les occupèrent pas beaucoup ; puiſqu’on voit, peu de tems après, les Patanes régner dans ce beau pays.

C’étoient des hommes agreſtes & féroces qui ſortis, par bandes, des montagnes du Kandahar, ſe répandirent dans les plus belles provinces de l’Indoſtan, & y formèrent ſucceſſivement pluſieurs dominations indépendantes les unes des autres.

Les Indiens avoient eu à peine le tems de ſe façonner à ce nouveau joug, qu’il leur fallut encore changer de maître. Tamerlan, ſorti de la grande Tartarie, & déjà célèbre par ſes cruautés & par ſes victoires, ſe montre à la fin du quatorzième ſiècle au Nord de l’Indoſtan, avec une armée aguerrie, triomphante & infatigable. Il s’aſſure lui-même des provinces ſeptentrionales, & abandonne à ſes lieutenans le pillage des terres méridionales. On le croyoit déterminé à ſubjuguer l’Inde entière, lorſque tout-à-coup il tourna ſes armes contre Bajazet, le vainquit, le détrôna, & ſe trouva, par la réunion de toutes les conquêtes, le maître de l’eſpace immenſe qui s’étend depuis la délicieuſe Smirne juſqu’aux bords fortunés du Gange. Des guerres ſanglantes ſuivirent ſa mort. Ses riches dépouilles échappèrent à ſa poſtérité. Babar, ſixième deſcendant d’un de ſes enfans, conſerva ſeul ſon nom.

Ce jeune prince, élevé dans la molleſſe, régnoit à Samarcande, où ſon aïeul avoit fini ſes jours. Les Tartares Uſbecks le précipitèrent du trône, & le forcèrent de ſe réfugier dans le Cabuliſtan. Ranguildas, gouverneur de la province, l’accueillit & lui donna une armée.

« Ce n’eſt pas du côté du Nord où t’appelleroit la vengeance, que tu dois porter tes pas, lui dit cet homme ſage. Des ſoldats amollis par les délices des Indes, n’attaqueroient pas ſans témérité des guerrière célèbres par leur courage & par leurs victoires. Le ciel t’a conduit ſur les rives de l’Indus, pour placer ſur ta tête une des plus riches couronnes de l’univers. Jette les yeux ſur l’Indoſtan. Cet empire, déchiré par les guerres continuelles des Indiens & des Patanes, attend un maître. C’eſt dans ces délicieuſes régions qu’il faut former une nouvelle monarchie, & te couvrir d’une gloire égale à celle du redoutable Tamerlan ».

Un conſeil ſi judicieux fit ſur l’eſprit de Babar une forte impreſſion. On traça ſans perdre de tems un plan d’uſurpation, qui fut ſuivi avec beaucoup de vivacité & d’intelligence. Le ſuccès le couronna. Les provinces ſeptentrionales, Delhy même, ſe ſoumirent après quelque réſiſtance. Un monarque fugitif eut l’honneur de fonder la puiſſance des Tartares Mogols, qui exiſte encore.

La conſervation de la conquête exigeoit un gouvernement. Celui que Babar trouva établi dans l’Inde, étoit un deſpotiſme purement civil, tempéré par les uſages, par les formes, par l’opinion ; en un mot, abſolument conforme au caractère de douceur que ces peuples doivent à l’influence du climat, & à l’influence plus puiſſante encore des opinions religieuſes. À cette conſtitution paiſible, Babar fit ſuccéder un deſpotiſme violent & militaire, tel qu’on devoit l’attendre d’une nation conquérante & barbare.

Si l’on peut s’en rapporter à l’autorité d’un des hommes le plus profondément versés dans les traditions de l’Inde, Ranguildas fut longtems le témoin de la puiſſance du nouveau ſouverain. Il s’applaudiſſoit de ſon ouvrage. Le ſouvenir de ce qu’il avoit fait pour placer ſur le trône le fils de ſon maître, rempliſſoit ſon âme d’une ſatiſfaction vraie & ſans trouble. Un jour qu’il faiſoit ſa prière dans le temple, il entendit à côté de lui un Banian qui s’écrioit : « ô Dieu ! tu vois les malheurs de mes frères. Nous ſommes la proie d’un jeune homme qui nous regarde comme un bien qu’il peut diſſiper & conſumer à ſon gré. Parmi les nombreux enfans qui t’implorent dans ces vaſtes contrées, un ſeul les opprime tous ; venge-nous du tyran ; venges-nous des traîtres qui l’ont porté ſur le trône, ſans examiner s’il étoit juſte ».

Ranguildas étonné, s’approcha du Banian, & lui dit : « ô toi qui maudis ma vieilleſſe, écoute. Si je ſuis coupable, c’eſt ma conſcience qui m’a trompé. Lorſque j’ai rendu l’héritage au fils de mon ſouverain, lorſque j’ai expoſé ma fortune & ma vie pour établir ſon pouvoir, Dieu m’eſt témoin que j’ai cru me conformer à ſes ſages décrets ; & qu’au moment où j’ai entendu ta prière, je béniſſois encore le ciel de m’avoir accordé les deux plus grands biens des derniers jours, le repos & la gloire.

« La gloire, dit le Banian ? Apprenez, Ranguildas, qu’elle n’appartient qu’à la vertu, & non à des actions qui ſont éclatantes ſans être utiles aux hommes. Eh ! quel bien avez-vous fait à l’Indoſtan, quand vous avez couronné le deſcendant d’un uſurpateur ! Aviez-vous examiné s’il feroit le bien, s’il auroit la volonté & le courage d’être juſte ? Vous lui avez, dites-vous, rendu l’héritage de ſes pères, comme ſi les hommes pouvoient être légués & poſſédés, ainſi que des terres & des troupeaux. Ne prétendez pas à la gloire, ô Ranguildas ! ou ſi vous voulez de la reconnoiſſance, allez la chercher dans le cœur de Babar ; il vous la doit. Vous l’avez achetée aſſez cher par le bonheur de tout un peuple ».

Cependant, en appeſantiſſant le deſpotiſme, Babar avoit voulu l’enchaîner lui-même, & donner à ſes inſtitutions une telle force ; que ſes ſucceſſeurs, quoique abſolus, fuſſent obligés d’être juſtes. Le prince devoit être le juge du peuple & l’arbitre de l’état. Mais ſon tribunal & ſon conſeil étoient dans la place publique. L’injuſtice & la tyrannie aiment à ſe renfermer dans l’ombre ; elles ſe cachent à ceux qu’elles oppriment. Mais quand le monarque ne veut agir que ſous les yeux de ſes ſujets, c’eſt qu’il n’a que du bien à leur faire. Inſulter en face à des hommes raſſemblés, eſt une injure dont les tyrans même peuvent rougir.

Le principal appui de l’autorité, étoit un corps de quatre mille hommes, qui s’appeloient les premiers eſclaves du prince. C’eſt dans ce corps que l’on choiſiſſoit les Omrahs, c’eſt-à-dire, ceux qui entroient dans les conſeils de l’empereur, & à qui il donnoit des terres honorées de grands privilèges. Ces ſortes de fiefs étoient toujours amovibles, & le prince héritoit de ceux qu’il en avoit rendus poſſeſſeurs. C’eſt à cette condition qu’étoient données toutes les grandes places : tant il paroit de la nature du deſpotiſme, de n’enrichir des eſclaves que pour les dépouiller.

Les places d’Omrahs n’en étoient par moins briguées. C’étoit l’objet de l’ambition de quiconque aſpiroit à l’adminiſtration d’une province. Pour prévenir les projets d’élévation & d’indépendance que pouvoient former ces commandans, on mettoit auprès d’eux des ſurveillans qui ne leur étoient ſoumis en rien, & qui étoient chargés d’examiner l’emploi qu’ils faiſoient des forces militaires, qu’on étoit obligé de leur confier pour tenir dans le reſpect les Indiens aſſujettis. Les places fortes étoient ſouvent entre les mains d’officiers qui ne rendoient compte qu’à la cour. Cette cour ſoupçonneuſe mandoit ſouvent ſon délégué, le retenoit ou le déplaçoit, ſelon les vues d’une politique changeante. Ces viciſſitudes étoient devenues ſi communes, qu’un nouveau gouverneur, ſortant de Delhy, reſta ſur ſon éléphant, le viſage tourné vers la ville, pour voir, diſoit-il, arriver ſon ſucceſſeur.

Cependant, la forme de l’adminiſtration n’étoit pas la même dans tout l’empire. Les Mogols avoient laiſſé pluſieurs princes Indiens en poſſeſſion de leurs ſouverainetés, & même avec pouvoir de les tranſmettre à leurs deſcendans. Ils gouvernoient ſelon les loix du pays, quoique relevant d’un nabab nommé par la cour. On ne leur impoſoit qu’un tribut, & l’obligation de reſter ſoumis aux conditions accordées à leurs ancêtres, au tems de la conquête.

Il faut que la nation conquérante n’ait pas exercé de grands ravages, puiſqu’elle ne fait encore que le dixième de la population de l’Inde. Il y a cent millions d’indiens ſur dix millions de Tartares. Les deux peuples ne ſe ſont point mélangés. Les Indiens ſeuls ſont cultivateurs & ouvriers. Eux ſeuls rempliſſent les campagnes & les manufactures. Les Mahométans ſont dans la capitale, à la cour, dans les grandes villes, dans les camps & dans les armées.

Il paroît qu’à l’époque ou les Mogols entrèrent dans l’Indoſtan, cette région n’étoit plus ce qu’elle avoit été. Les propriétés foncières qui, dans les tems reculés, avoient eu tant de ſtabilité dans les mains des particuliers, étoient devenues généralement la proie des dépoſitaires de l’autorité. Tous les champs étoient dans les mains des ſouverains Indiens ou Patanes ; & l’on peut bien croire que des conquérans féroces, livrés à l’ignorance & à la cupidité, conſacrèrent cet abus, qui eſt le dernier excès du pouvoir arbitraire. La portion des terres de l’empire, que les nouveaux ſouverains s’attribuèrent, fut diviſée en grands gouvernemens qu’on appella ſoubabies. Les ſoubas, chargés de l’adminiſtration militaire & civile, le furent auſſi de la perception des revenus. Ils en confioient le ſoin aux nababs, qu’ils établirent dans l’étendue de leurs ſoubabies, & ceux-ci à des fermiers particuliers, qui furent chargés immédiatement de la culture des terres.

Au commencement de l’année, qui eſt fixé au mois de juin, les officiers du nabab convenoient avec leurs fermiers d’un prix de bail. Il ſe faiſoit une eſpèce de contrat, appelle jamabandi, qui étoit déposé dans la chancellerie de la province ; & ces fermiers alloient enſuite, chacun dans leur diſtrict, chercher des cultivateurs auxquels ils faiſoient des avances aſſez conſidérables, pour les mettre en état d’enſemencer les terres. Après la récolte, les fermiers remettoient le produit de leur bail aux officiers du nabab, Le nabab le faiſoit paſſer entre les mains du ſouba, & le ſouba le verſoit dans les tréſors de l’empereur. Les baux étoient ordinairement portés à la moitié du produit des terres ; l’autre moitié ſervoit à couvrir les frais de culture, à enrichir les fermiers, & à nourrir les cultivateurs. Indépendamment des grains, qui ſont les récoltes principales, les autres productions de la terre ſe trouvoient enveloppées dans le même ſyſtême. Le bétel, le ſel, le tabac, étoient autant d’objets de ferme.

Il y avoit auſſi quelques douanes, quelques droits ſur les marchés publics : mais aucune impoſition perſonnelle, aucune taxe ſur l’induſtrie. Il n’étoit pas venu dans la tête des deſpotes de demander quelque choſe à des hommes à qui on ne laiſſoit rien. Le tiſſerand, renfermé dans ſon aldée, travailloit ſans inquiétude, & diſpoſoit librement du fruit de ſon travail.

Cette facilité s’étendoit à toute eſpèce de mobilier. C’étoit véritablement la propriété des particuliers. Ils n’en devoient compte à perſonne. Ils pouvoient en diſpoſer de leur vivant ; & après leur mort, il paſſoit à leurs deſcendans. Les maiſons des aldées, celles des villes, & les jardins toujours peu conſidérables, dont elles ſont ornées, ſormoient encore un objet de propriété particulière. On en héritoit, & l’on pouvoit les vendre.

Dans le dernier cas, le vendeur & l’acheteur ſe rendoient devant le cothoal. Les conditions du marché étoient rédigées par écrit, & le cothoal appoſoit ſon ſceau au pied de L’acte, pour lui donner de l’authenticité.

La même formalité s’obſervoit à l’égard des eſclaves ; c’eſt-à-dire de ces hommes infortunés, qui, preſſés par la miſère, préféraient une ſervitude particulière qui les faiſoit ſubſiſter, à l’état d’une ſervitude générale, dans laquelle ils n’avoient aucun moyen de vivre. Ils ſe vendoient alors à prix d’argent, & l’acte de vente ſe paſſoit en préſence du cothoal, afin que la propriété du maître fût connue & inattaquable.

Le cothoal étoit une eſpèce d’officier public établi dans chaque aldée, pour y faire les fonctions de notaire. C’étoit devant lui que ſe paſſoit le petit nombre d’actes auxquels la nature d’un pareil gouvernement pouvoit donner lieu. Un autre officier, du nom générique de gémidard, prononçoit ſur les conteſtations qui s’élevoient entre particuliers. Ses jugemens étoient preſque toujours définitifs, à moins qu’il ne s’agît de quelque objet important, & que la partie condamnée n’eût aſſez de fortune, pour aller acheter un jugement différent à la cour du nabab. Le gémidard étoit auſſi chargé de la police. Il avoit le pouvoir d’infliger des peines légères : mais lorſqu’il s’agiſſoit de quelque crime capital, le jugement en étoit réſervé au nabab, parce qu’à lui ſeul appartenoit le droit de prononcer la peine de mort.

Un tel gouvernement, qui n’étoit rien autre choſe qu’un deſpotiſme qui alloit en ſe ſubdiviſant, depuis le trône juſqu’au dernier officier, ne pouvoit avoir d’autre reſſſort qu’une force coactive toujours en action. Auſſi, dès que la ſaiſon des pluies étoit paſſée, le monarque quittait ſa capitale & ſe rendoit dans ſon camp. Les nababs, les rajas, les principaux officiers étaient appelés autour de lui ; & il parcouroit ainſi ſucceſſivement les provinces de l’empire, dans un appareil de guerre, qui, pourtant, n’excluoit pas les ruſes de la politique. Souvent on ſe ſervoit d’un grand, pour en opprimer un autre. Le raffinement le plus odieux du deſpotiſme, eſt de diviſer ſes eſclaves. Des délateurs, publiquement entretenus par le prince, fomentoient ces diviſions & répandoient des alarmes continuelles. Ces eſpions étoient toujours choiſis parmi les perſonnes du rang le plus diſtingué. La corruption eſt au comble, quand le pouvoir anoblit ce qui eſt vil.

Chaque année, le Mogol recommençoit les courſes, plutôt en conquérant qu’en ſouverain, allant rendre la juſtice dans les provinces, comme on y va pour les piller, & maintenant ſon autorité par les voies & l’appareil de la force, qui font que le gouvernement deſpotique n’eſt qu’une continuation de la guerre. Cette manière de gouverner, quoique avec des formes légales, eſt bien dangereuſe pour un deſpote. Tant que les peuples n’éprouvent les injuſtices que par le canal des dépoſitaires de ſon autorité, ils ſe contentent de murmurer, en préſumant que le ſouverain les ignore, & ne les ſouffriroit pas : mais lorſqu’il vient les conſacrer par ſa préſence & par ſes propres déciſions, il perd la confiance. L’illuſion ceſſe. C’étoit un dieu ; c’eſt un imbécile ou un méchant.

Cependant les empereurs Mogols ont joui long-tems de l’idée ſuperſtitieuſe que la nation s’étoit formée de leur caractère ſacré. La magnificence extérieure qui en impoſe au peuple, plus que la juſtice, parce que les hommes ont une plus grande opinion de ce qui les accable que de ce qui les ſert ; la richeſſe faſtueuſe de la cour du prince, & la pompe qui l’environnoit dans ſes voyages, nourriſſoient dans l’eſprit des peuples ces préjugés de l’ignorance ſervile qui tremble devant les idoles qu’elle a faites. Ce qu’on raconte du luxe des plus brillantes cours de l’univers, n’approche pas de l’oſtentation du Mogol, lorſqu’il ſe montroit à ſes ſujets. Les éléphans, autrefois ſi terribles à la guerre, & qui n’y ſeroient plus que des maſſes incommodes depuis que l’on combat avec la foudre ; ces coloſſes de l’Orient, inconnus à nos climats, donnent aux deſpotes de l’Aſie un air de grandeur dont nous n’avons pas l’idée. Les peuples ſe proſternent devant le monarque élevé majeſtueuſement ſur un trône d’or, reſplendiſſant de pierreries, porté par le ſuperbe animal qui s’avance à pas lents, fier de préſenter au reſpect de tant d’eſclaves le maître d’un grand empire. C’eſt ainſi qu’en éblouiſſant les hommes ou en les effrayant, les Mogols conſervèrent, & même étendirent leurs conquêtes. Aurengzeb les acheva, en ſe rendant maître de toute la péninſule. Tout l’Indoſtan, ſi l’on excepte une petite langue de terre ſur la côte de Malabar, ſe ſoumit à ce tyran ſuperſtitieux & barbare, teint du ſang de ſon père, de ſes frères & de ſes neveux.

Ce deſpote exécrable avoit fait déteſter la puiſſance Mogole : mais il la ſoutint, & à ſa mort elle tomba pour ne plus ſe relever. L’incertitude du droit de ſucceſſion fut la première cauſe des troubles que l’on vit naître après lui, au commencement du dix-huitième ſiècle. Il n’y avoit qu’une ſeule loi généralement reconnue, celle qui ordonnoit que le trône ne ſortiroit point de la famille de Tamerlan. D’ailleurs, chaque empereur pouvoit choiſir ſon ſucceſſeur, n’importe à quel degré de parenté. Ce droit indéfini étoit une ſource de diſcorde. De jeunes princes que leur naiſſance appelloit à régner, & qui ſe trouvoient ſouvent à la tête d’une province & d’une armée, ſoutenoient leurs prétentions les armes à la main, & ne reſpectoient guère les diſpoſitions d’un deſpote qui n’étoit plus.

C’eſt ce qui arriva à la mort d’Aurengzeb. Sa magnifique dépouille fut enſanglantée. Dans ces convulſions du corps politique, les reſſorts qui contenoient une milice de douze cens mille hommes, ſe relâchèrent. Chaque nabab ne ſongea plus qu’à ſe rendre indépendant, à étendre les contributions qu’on levoit ſur le peuple, & à diminuer les tributs qu’on envoyoit au tréſor de l’empereur. Rien ne fut plus réglé par la loi, & tout fut conduit par le caprice ou troublé par la violence.

L’éducation des jeunes princes ne promettoit aucun remède à tant de maux. Abandonnés aux femmes juſqu’à l’âge de ſept ans, imbus pendant leur adoleſcence de quelques préceptes religieux, ils alloient enſuite conſommer dans la molle oiſiveté d’un sérail, ces années de jeuneſſe & d’activité qui doivent former l’homme & l’inſtruire dans la ſcience de la vie. On les amolliſſoit, pour n’avoir pas à les craindre. Les conſpirations des enfans contre leurs pères étoient fréquentes. Une politique ſoupçonneuſe affoibliſſoit le caractère de ces jeunes gens, afin qu’ils ne fuſſent pas capables d’un crime. Delà cette pensée atroce d’un poète Oriental, que les pères, pendant la vie de leurs fils, donnent toute leur tendreſſe à leurs petits-fils, parce qu’ils aiment en eux les ennemis de leurs ennemis.

Les Mogols n’avoient plus rien de ces mœurs fortes qu’ils avoient apportées de leurs montagnes. Ceux d’entre eux qui parvenoient à quelque place importante, ou à de grandes richeſſes, changeoient de domicile ſuivant les ſaiſons. Dans ces retraites plus ou moins délicieuſes, ils n’occupoient que des maiſons bâties d’argile & de terre, mais dont l’intérieur reſpiroit toute la molleſſe Aſiatique, tout le faſte des cours les plus corrompues. Par-tout où les hommes ne peuvent élever une fortune ſtable, ni la tranſmettre à leurs deſcendans, ils ſe hâtent de raſſembler toutes leurs jouiſſances dans le ſeul moment dont ils ſoient sûrs. Ils épuiſent au milieu des parfums & des femmes, & tous les plaiſirs & tout leur être.

L’empire Mogol étoit dans cet état de foibleſſe, lorſqu’il fut attaqué en 1738 par le fameux Nadercha, plus connu parmi nous ſous le nom de Thamas Koulikan. Les innombrables milices de l’Inde ſe diſperſèrent ſans réſiſtance devant cent mille Perſans, comme ces mêmes Perſans avoient été autrefois diſſipés devant trente mille Grecs inſtruits par Alexandre. Thamas entra victorieux dans Delhy, reçut les ſoumiſſions de Muhammet, permit à cet imbécile monarque de vivre & de régner, réunit à la Perſe les provinces qui étoient à ſa bienséance, & ſe retira chargé d’un butin immenſe & des dépouilles de l’Indoſtan.

Muhammet, mépriſé par ſon vainqueur, le fut encore plus par ſes ſujets. Les grands ne voulurent plus relever du vaſſal d’un roi de Perſe. Les nababies devinrent indépendantes, & ne furent plus ſoumiſes qu’à un léger tribut. Inutilement l’empereur exigea qu’elles continuâſſent d’être amovibles. Chaque nabab employoit la force, pour rendre la place héréditaire, & le fer décidoit de tout. La guerre ſe faiſoit continuellement entre le maître & les ſujets, ſans être traitée de rébellion. Quiconque put payer un corps de troupes, prétendit à une ſouveraineté. La ſeule formalité qu’on obſervoit, c’étoit de contrefaire le ſeing de l’empereur dans un firman ou brevet d’inveſtiture. L’uſurpateur ſe le ſaifoit apporter & le recevoit à genoux. Cette comédie étoit néceſſaire pour en impoſer au peuple, qui reſpectoit encore aſſez la famille de Tamerlan, pour vouloir que toute eſpèce d’autorité parut au moins émaner d’elle.

Ainſi, la diſcorde, l’ambition, & l’anarchie déſoſoient cette belle contrée de l’Indoſtan. Les crimes étoient d’autant plus aiſés à cacher, que les grands de l’empire étoient accoutumés à n’écrire jamais qu’en termes équivoques, & n’employoient que des agens obſcurs qu’ils déſavouoient quand il le falloit. L’aſſaffinat & le poiſon devinrent des forfaits communs qu’on enſeveliſſoit dans l’ombre de ces palais impénétrables remplis de ſatellites prêts à tout oſer au moindre ſignal de leur maître.

Les troupes étrangères appellées par les différons partis, mirent le comble au déſaſtre de ce malheureux pays. Elles en emportoient les richeſſes, ou forçoient les peuples à les enfouir. Ainſi diſparurent peu-à-peu ces tréſors amaſſés pendant tant de ſiècles. Le découragement devint général. La terre ne fut plus cultivée, & les manufactures languirent. Les peuples ne vouloient plus travailler pour des étrangers déprédateurs ou pour des oppreſſeurs domeſtiques. La misère & la famine ſe firent ſentir. Ces calamités qui, depuis dix ans, ravageoient les provinces de l’empire, alloient s’étendre juſqu’à la côte de Coromandel. Le ſage Nizam-Elmoulouk, ſouba du Décan, n’étoit plus. Sa prudence & ſes talens avoient fait fleurir la partie de l’Inde ou il commandoit. Les négocians d’Europe craignirent que leur commerce ne tombât, lorſqu’il n’auroit plus cet abri. Contre ce danger, ils ne voyoient de reſſource que la propriété d’un terroir aſſez vaſte pour contenir un nombre de manufacturiers ſuffiſant pour former leurs cargaiſons.