Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 23

XXIII. Guerre entre les Anglois & les François. Les derniers perdent tous leurs établiſſemens.

La nouvelle de ce grand incendie, qui de l’Amérique Septentrionale ſe communiqua à tout l’univers, arriva aux Indes dans un tems où les Anglois avoient à ſoutenir contre le ſouba du Bengale une guerre très-embarraſſante. Si les François avoient été alors ce qu’ils étoient quelques années auparavant, ils auraient joint leurs intérêts aux intérêts des naturels du pays. Des vues étroites & une politique mal combinée, leur firent déſirer d’aſſurer par une convention formelle, une neutralité qui dans les dernières diſſenſions, avoit eu lieu ſur les bords du Gange. Leur rival leur fit eſpérer cet arrangement, tant qu’il eut beſoin de leur inaction. Mais auſſi-tôt que ſes ſuccès l’eurent mis en état de donner la loi, il attaqua Chandernagor. La priſe de cette place entraîna la ruine de tous les comptoirs qui lui étoient ſubordonnés ; & elle mit les Anglois en état de faire paſſer des hommes, de l’argent, des vivres, des vaiſſeaux, à la côte de Coromandel, où les François venoient d’arriver avec des forces conſidérables de terre & de mer.

Ces forces deſtinées à couvrir les établiſſemens de leur nation, à détruire ceux de leur ennemi, étoient plus que ſuffiſantes pour ce double objet. Il s’agiſſoit ſeulement d’en faire un uſage raiſonnable, & l’on s’égara dès les premiers pas. La preuve en eſt ſenſible.

Avant le commencement des hoſtilités, la compagnie poſſedoit aux côtes d’Orixa & de Coromandel, Mazulipatnam avec cinq provinces ; un grand arrondiſſement autour de Pondichery, qui n’avoit eu long-tems qu’une langue de ſable ; un domaine à-peu-près égal, près de Karical ; & enfin l’iſle de Scheringham. Ces poſſeſſions formoient quatre maſſes, trop éloignées les unes des autres pour s’étayer mutuellement. On y voyoit l’empreinte de l’eſprit un peu découſu, & de l’imagination ſouvent giganteſque de Dupleix, qui les avoit acquiſes.

Le vice de cette politique avoit pu être corrigé. Dupleix qui rachetoit ſes défauts par de grandes qualités, avoit amené les affaires au point de ſe faire offrir le gouvernement perpétuel du Carnate. C’étoit la province de l’empire Mogol la plus floriſſante. Des circonſtances ſingulières & heureuſes, lui avoient donné de ſuite trois nababs de la même famille, qui avoient fixé un œil également vigilant ſur la culture & ſur l’induſtrie. La félicité générale avoit été le fruit d’une conduite ſi douce & ſi généreuſe, & les revenus publics étoient montés à douze millions. On en auroit donné la ſixième partie à Salabetzingue, & le ſurplus ſeroit reſté à la compagnie.

Si le miniſtère & la direction, qui tour-à-tour vouloient & ne vouloient pas être une puiſſance dans l’Inde, avoient été capables d’une réſolution ferme & invariable, ils auroient pu ordonner à leur agent d’abandonner toutes les conquêtes éloignées, & de s’en tenir à ce grand établiſſement. Seul il devoit donner aux François une exiſtence inébranlable, un état ferré & contigu, une quantité prodigieuſe de marchandiſes, des vivres pour l’approviſionnement de leurs places fortes, des revenus ſuffiſans pour entretenir un corps de troupes, qui les eût mis en état de braver la jalouſie de leurs voiſins, & la haine de leurs ennemis. Malheureuſement pour eux, la cour de Verſailles ordonna qu’on refuſât le Carnate, & les affaires reſtèrent ſur le pied où elles étoient avant cette propoſition.

La ſituation étoit délicate. Peut-être n’y avoit-il que Dupleix qui put s’y ſoutenir, ou à ſon défaut, l’officier célèbre qui étoit entré le plus avant dans ſa confidence, & qui avoit eu le plus de part à ſes combinaiſons. On en jugea autrement. Dupleix avoit été rappellé. Le général qu’on chargea de la guerre de l’Inde, crut devoir renverſer un édifice qu’il ne falloit qu’étayer dans des tems de trouble ; & il publia ſes idées avec un éclat qui ajoutoit beaucoup à l’imprudence de ſes réſolutions.

Cet homme, dont le caractère indomptable étoit preſque toujours en contradiction avec les circonſtances, n’avoit reçu de la nature aucune des qualités propres au commandement. Dominé par une imagination ſombre, impétueuſe, irrégulière, ſes diſcours & ſes projets, ſes projets & ſes démarches formoient un contraſte continuel. Emporté, ſoupçonneux, jaloux, abſolu à l’excès, il inſpira une méfiance, un découragement univerſels ; il excita des haines qui ne ſont pas aſſoupies. Ses opérations militaires, ſon adminiſtration civile, ſes combinaiſons politiques : tout ſe reſſentit du déſordre de ſes idées.

L’évacuation de l’iſle de Scheringham, fut la principale cauſe des malheurs de la guerre de Tanjaour. On perdit Mazulipatnam & les provinces du Nord, pour avoir renoncé à l’alliance de Salabetzingue. Les petites puiſſances du Carnate ne reſpectant plus dans les François le caractère de leur ancien ami, le ſouba du Décan, achevèrent de tout perdre, en embraſſant d’autres intérêts.

D’un autre côté, l’eſcadre Françoiſe ſupérieure à celle des Anglois, l’avoit combattue trois fois, ſans avoir pu la vaincre ; & elle avoit fini par la laiſſer la maîtreſſe de la mer. Cet abandon décida la perte de l’Inde. Pondichery, livré aux horreurs de la famine, fut obligé de ſe rendre le 15 janvier 1761. Lally avoit corrigé la veille un projet de capitulation dreſſé par le conſeil. Il avoit nommé des députés pour la porter au camp ennemi ; & par une contradiction qui le peint, mais dont les ſuites ont été fatales, il chargea ces mêmes députés d’une lettre pour le général Anglois, auquel il marquoit, qu’il ne vouloit point de capitulation, parce que les Anglois étoient gens à ne pas la tenir.

En prenant poſſeſſion de la place, le conquérant fit embarquer pour l’Europe, non ſeulement les troupes qui l’avoient défendue, mais encore tous les François attachés au ſervice de la compagnie. On pouſſa plus loin la vengeance. Pondichery fut détruit, & cette ville ſuperbe ne fut plus qu’un monceau de ruine.

Ceux de ſes habitans qu’on avoit tranſportés en France, y arrivèrent avec le déſeſpoir d’avoir perdu leur fortune, & d’avoir vu, en s’éloignant du rivage, leurs maiſons renversées. Ils remplirent Paris de leurs cris ; ils dénoncèrent leur chef à l’indignation publique ; ils le préſentèrent au gouvernement comme l’auteur de tous les maux, comme la cauſe unique de la perte d’une colonie floriſſante. Lally fut arrêté ; le parlement inſtruiſit ſon procès. Il avoit été accuſé de haute trahiſon & de concuſſion. La première de ces accuſations fut reconnue abſolument fauſſe ; la ſeconde reſta ſans preuves ; & cependant Lally fut condamné à perdre la tête.

Nous demanderons au nom de l’humanité, quel étoit ſon crime dans l’ordre des loix ? Le glaive redoutable de la juſtice n’a point été déposé dans les mains des magiſtrats, pour venger des haines particulières, ni même pour ſuivre les mouvemens de l’indignation publique. C’eſt à la loi ſeule qu’il appartient de marquer les victimes ; & ſi les clameurs d’une multitude aveugle & paſſionnée pouvoient décider les juges à prononcer une peine capitale, l’innocence prendroit la place du crime, & il n’y auroit plus de sûreté pour le citoyen. Analyſons l’arrêt ſous ce point de vue.

Il déclare Lally convaincu d’avoir trahi les intérêts du roi, de ſon état, & de la compagnie des Indes. Qu’eſt-ce que trahir les intérêts ? Où eſt la loi qui ordonne la peine de mort, pour ce délit vague & indéfini ? Il n’en exiſte, il ne peut en exiſter aucune. La diſgrâce du prince, le mépris de la nation, l’opprobre public, ſont les châtimens deſtinés à l’homme incapable ou inſensé qui a mal ſervi l’état : mais la mort, & la mort ſur l’échafaud, pour la mériter, il faut des crimes d’un autre genre.

L’arrêt déclare encore Lally convaincu de vexations, d’exactions, d’abus d’autorité. Nous n’en doutons pas ; il en a commis ſans nombre. Il a employé des moyens violens pour ſe procurer des reſſources pécuniaires : mais cet argent a été versé dans le tréſor public. Il a vexé, il a tourmenté des citoyens : mais il n’a point attenté à leur vie, il n’a point attenté à leur honneur. Il a fait dreſſer des gibets dans la place publique ; mais il n’y a fait attacher perſonne.

Dans la vérité c’étoit un fou noir & dangereux ; un homme odieux & mépriſable ; un homme eſſentiellement incapable de commander aux autres. Mais ce n’étoit ni un concuſſionnaire, ni un traître ; & pour nous ſervir de l’expreſſion d’un philoſophe dont les vertus font honneur à l’humanité : tout le monde avoit droit d’aſſommer Lally, excepté le bourreau.