Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 16

XVI. Décadence de la compagnie de France. Cauſes de ſon dépériſſement.

Ses premières opérations eurent pour but d’établir un grand empire à Madagaſcar. Un ſeul armement y porta ſeize cens quatre-vingt-huit perſonnes, à qui on avoit fait eſpérer un climat délicieux, une fortune rapide, & qui n’y trouvèrent que la famine, la diſcorde & la mort.

Un commencement ſi ruineux dégoûta d’une entrepriſe à laquelle on ne s’étoit porté que par une eſpèce de mode, ou par complaiſance. Les actionnaires ne remplirent pas les obligations de leur ſouſcription avec l’exactitude néceſſaire dans les affaires de commerce. Le gouvernement, qui s’étoit engagé à prêter gratuitement le cinquième des ſommes qui ſeroient versées dans les caiſſes de la compagnie, & qui n’avoit dû y fournir juſqu’alors que deux millions, tira encore en 1668 deux millions du tréſor public, dans l’eſpérance de ſoutenir ſon ouvrage. Il pouſſa quelque tems après la généroſité plus loin, en donnant ce qui n’avoit été d’abord qu’avancé.

Ce ſacrifice de la part du miniſtère, n’empêcha pas que la compagnie ne ſe vit réduite à concentrer ſes opérations à Surate & à Pondichery. Il lui fallut abandonner ſes établiſſemens de Bantam, de Rajapour, de Tiſſeri, de Mazulipatnam, de Bender-Abaſſi, de Siam. On ne peut douter que les comptoirs ne fuſſent trop multipliés, qu’il n’y en eût même pluſieurs de mal placés ; mais ce ne furent pas ces raiſons qui les firent proſcrire. Il n’y eut que l’impuiſſance abſolue de les ſoutenir, qui les fit déſerter.

Bientôt après il fallut faire un pas de plus. En 1682, on permit également aux régnicoles & aux étrangers, de faire, pendant cinq ans, le commerce des Indes ſur les vaiſſeaux de la compagnie, en lui payant le fret dont on conviendroit ; & à condition que les marchandiſes en retour, ſeroient dépoſées dans ſes magaſins, vendues avec les ſiennes, & lui paieroient un droit de cinq pour cent. L’empreſſement du public à profiter de ces facilités, fit tout eſpérer aux directeurs de la multiplication des petits profits qu’on feroit continuellement ſans courir de riſque. Mais les actionnaires, moins touchés des avantages médiocres qu’ils retiroient de cet arrangement, que bleſſés des bénéfices conſidérables que faiſoient les négocians libres, obtinrent, au bout de deux ans, qu’il leur ſeroit permis de redonner à leur privilège toute ſon étendue.

Pour ſoutenir ce monopole avec quelque bienséance, il falloit des fonds. En 1684, la compagnie fit ordonner par le gouvernement, à tous les aſſociés, de donner, comme par ſupplément, le quart de la valeur de leur intérêt, ſous peine aux actionnaires qui ne fourniroient pas l’appel, de voir paſſer leurs droits entiers à ceux qui paieroient à leur place, après leur avoir remboursé le quart de leur capital. Soit humeur, ſoit raiſon, ſoit impuiſſance, un grand nombre de perſonnes ne nourrirent pas leurs actions, qui perdoient alors les trois quarts de leur prix originaire ; & à la honte de la nation, il ſe trouva des hommes aſſez barbares ou aſſez injuſtes, pour s’enrichir de ces dépouilles.

Un expédient ſi déſhonorant, mit en état d’expédier quelques vaiſſeaux pour l’Aſie ; mais de nouveaux beſoins ſe firent bientôt ſentir. Cette ſituation cruelle, & qui empiroit ſans ceſſe, fit imaginer de redemander aux actionnaires en 1697, les répartitions de dix & de vingt pour cent, qui avoient été faites en 1687 & en 1691. Une propoſition ſi extraordinaire révolta tous les eſprits. Il fallut recourir à la voie déjà usée des emprunts. Plus on les multiplioit & plus ils devenoient onéreux, parce que le paiement étoit toujours moins aſſuré.

Comme la compagnie manquoit d’argent & de crédit, le vuide de ſa caiſſe la mettoit dans l’impoſſibilité de donner dans l’Inde des avances au marchand, qui, ſans cet encouragement, ne travaille pas & ne fait pas travailler. Cette impuiſſance réduiſoit à rien les ventes françoiſes. Il eſt prouvé que depuis 1664 juſqu’en 1684, c’eſt-à-dire dans l’eſpace de vingt ans, elles ne s’élevèrent pas en totalité au-deſſus de 9 100 000 livres.

À ces fautes s’étoient joints d’autres abus. La conduite des adminiſtrateurs, des agens de la compagnie, n’avoit été ni bien dirigée ni bien ſurveillée. On avoit pris ſur les capitaux, des dividendes qui ne devoient ſortir que des bénéfices. Le plus brillant & le moins heureux des règnes avoit ſervi de modèle à une ſociété de négocians. On avoit abandonné à un corps particulier le commerce de la Chine, le plus facile, le plus sûr, le plus avantageux de tous ceux qu’on peut faire dans l’Aſie.

La ſanglante guerre de 1689, ajouta aux calamités de la compagnie par les ſuccès même de la France. Des eſſaims de corſaires ſortis de différens ports du royaume, déſolèrent par leur activité & par leur courage, le commerce de la Hollande & de l’Angleterre. Dans leurs innombrables priſes, ſe trouva une quantité prodigieuſe de marchandiſes des Indes : elles ſe répandirent à vil prix. La compagnie qui étoit forcée par cette concurrence de vendre à perte, chercha des tempéramens qui puſſent la tirer de ce précipice. Elle n’en imagina aucun qui pût ſe concilier avec l’intérêt des armateurs ; & le miniſtre ne jugea pas devoir ſacrifier des hommes utiles, à un corps qui depuis ſi long-tems le fatiguoit de ſes beſoins & de ſes murmures.

Après tout, la compagnie avoit bien d’autres cauſes d’inquiétude. Les financiers lui avoient montré une haine ouverte : ils la traverſoient, ils la gênoient continuellement. Appuyés par ces vils aſſociés, qu’ils ont en tout tems à la cour, ils tentèrent, ſous le ſpécieux prétexte de favoriſer les manufactures nationales, d’anéantir le commerce de l’Inde. Le gouvernement craignit d’abord de s’avilir, en prenant une conduite oppoſée aux principes de Colbert, & en révoquant les édits les plus ſolemnels : mais les traitans trouvèrent des expédiens pour rendre inutiles des privilèges qu’on ne vouloit pas abolir ; & ſans en être dépouillée, la compagnie ceſſa d’en jouir.

On ſurchargea ſucceſſivement de droits tout ce qui venoit des Indes. Il ſe paſſoit rarement ſix mois, ſans qu’on vît paroître des réglemens qui autoriſoient, qui proſcrivoient l’uſage de ces marchandiſes. C’étoit un flux, un reflux continuels de contradictions dans une partie d’adminiſtration qui auroit exigé des principes réfléchis & invariables. Toutes ces variations firent penſer à l’Europe, que le commerce s’établiroit, ſe fixeroit difficilement dans un empire où tout dépend des caprices d’un miniſtre, & des intérêts de ceux qui gouvernent.

La conduite d’une adminiſtration ignorante & corrompue ; la légèreté, l’impatience des actionnaires ; la jalouſie intéreſſée de la finance ; l’eſprit oppreſſeur du fiſc ; d’autres cauſes encore avoient préparé la chute de la compagnie. Les malheurs de la guerre pour la ſucceſſion d’Eſpagne, précipitèrent ſa ruine.

Toutes les reſſources étoient épuisées. Les plus confians ne voyoient point de jour à faire le moindre armement. Il étoit d’ailleurs à craindre, que ſi par un bonheur ineſpéré, on réuſſiſſoit à expédier quelques foibles bâtimens, ils ne fuſſent arrêtés en Europe ou aux Indes, par des créanciers qui devoient être aigris des infidélités continuelles qu’ils éprouvoient. Ces puiſſans motifs déterminèrent la compagnie, en 1707, à conſentir que de riches négocians envoyâſſent leurs propres vaiſſeaux dans l’Inde, ſous la condition qu’elle retireroit quinze pour cent de bénéfice ſur les marchandiſes qu’ils rapporteroient, & qu’elle auroit le droit de prendre ſur ces navires l’intérêt que ſes facultés lui permettroient. Bientôt même on la vit réduite à céder l’exercice entier & excluſif de ſon privilège à quelques armateurs de Saint-Malo ; mais ſous la réſerve du même induit, qui depuis quelques années lui conſervoit un reſte de vie.

Cette ſituation déſeſpérée ne l’empêcha pas de ſolliciter en 1714 le renouvellement de ſon privilège, qui alloit expirer, & dont elle avoit joui un demi-ſiècle. Quoiqu’elle n’eût plus rien de ſon capital & que ſes dettes s’élevaſſent à dix millions, il lui fut accordé une prorogation de dix ans par un miniſtère qui ne ſavoit pas ou ne vouloit pas voir qu’il y avoit à prendre des meſures plus raiſonnables. Ce nouvel arrangement fut traversé par la plus incroyable révolution qui ſoit jamais arrivée dans les finances du royaume. La cauſe & les effets en ſeront mieux faiſis par ceux qui remonteront avec nous aux époques les plus reculées de la monarchie.