Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 15

XV. Les François perdent & recouvrent Pondichery, leur principal établiſſement.

Les barbares du Nord, qui avoient renverſé l’empire Romain, maître du monde, établirent une forme de gouvernement qui ne leur permit pas de pouſſer leurs conquêtes, & qui maintint chaque état dans ſes limites naturelles. La ruine des loix féodales, & les changemens qui en furent les ſuites néceſſaires, ſembloient annoncer, pour une ſeconde fois, l’établiſſement d’une ſorte de monarchie univerſelle : mais la puiſſance Autrichienne, affoiblie par la grandeur même de ſes poſſeſſions, & par la diſtance où elles étoient les unes des autres, ne réuſſit pas à renverſer les boulevards qui s’élevoient contre elle. Après un ſiècle de travaux, d’eſpérances & de revers, elle fut réduite à céder ſon rôle à une nation que ſes forces, ſa poſition & ſon activité rendoient plus redoutable aux libertés de l’Europe. Richelieu & Mazarin commencèrent cette révolution par leurs intrigues. Turenne & Condé l’achevèrent par leurs victoires. Colbert l’affermit par la création des arts, & par tous les genres d’induſtrie. Si Louis XIV, qu’on doit peut-être moins regarder comme le plus grand monarque de ſon ſiecle, que comme celui qui repréſenta ſur le trône avec le plus de dignité, eût voulu modérer l’uſage de ſa puiſſance & le ſentiment de ſa ſupériorité, il eſt difficile de prévoir juſqu’où il auroit pouſſé ſa fortune. Sa vanité nuiſit à ſon ambition. Après avoir plié ſes ſujets à ſes volontés, il voulut y aſſujettir ſes voiſins. Son orgueil lui ſuſcita plus d’ennemis, que ſon aſcendant & ſon génie ne pouvoient lui procurer d’alliés & de reſſources. Le goût qu’il ſembloit prendre aux flatteries de ſes panégyriſtes & de ſes courtiſans, qui lui promettoient l’empire univerſel, ſervit plus que l’étendue même de ſon pouvoir à faire naître la crainte d’une conquête & d’une ſervitude générales. Les pleurs & les ſatyres de ſes ſujets proteſtans diſperſés par un fanatiſme tyrannique, mirent le comble à la haine que ſes ſuccès & l’abus de ſes proſpérités avoient inſpirée.

Le prince d’Orange, eſprit juſte, ferme, profond, doué de toutes les vertus que n’exclut pas l’ambition, devint le centre de tant de reſſentimens, qu’il fomentoit depuis long-tems par ſes négociations & ſes émiſſaires. La France fut attaquée par la plus formidable confédération dont l’hiſtoire ait conſervé le ſouvenir, & la France fut par-tout & conſtamment triomphante.

Elle ne fut pas auſſi heureuſe en Aſie qu’en Europe. Les Hollandois eſſayèrent d’abord de faire attaquer Pondichery par les naturels du pays, qui ne pouvoient être jamais contraints de le reſtituer. Le prince Indien, auquel ils s’adreſſèrent, ne fut pas tenté par l’argent qu’on lui offrit, de ſe prêter à cette perfidie. Les François, répondit-il conſtamment, ont acheté cette place, il ſeroit injuſte de les en déloger. Ce que ce raja refuſoit de faire, fut exécuté par les Hollandois eux-mêmes. Ils aſſiégèrent la place en 1693, & furent forcés de la rendre à la paix de Riſwick, en beaucoup meilleur état qu’ils-ne l’avoient priſe.

Martin y fut placé de nouveau comme directeur, & y conduiſit les affaires de la compagnie avec la ſageſſe, l’intelligence & la probité qu’on attendoit de lui. Cet habile & vertueux négociant attira de nouveaux colons à Pondichery, & il leur en fit aimer le ſéjour, par le bon ordre qu’il y fit régner, par ſa douceur & par ſa juſtice. Il ſut plaire aux princes voiſins, dont l’amitié étoit néceſſaire à une colonie foible & naiſſante. Il choiſit ou forma des ſujets excellens, qu’il envoya dans les différens marchés d’Aſie, & chez les différens princes. Il avoit perſuadé aux François, qu’étant arrivés les derniers dans l’Inde, s’y trouvant ſans force, & n’y ayant aucune eſpérance d’être ſecourus par leur patrie, ils ne pouvoient y réuſſir qu’en y donnant une idée avantageuſe de leur. caractère. Il leur fit perdre ce ton léger & mépriſant, qui rend ſi ſouvent leur nation inſupportable aux étrangers. Ils furent doux, modeſtes, appliqués. Ils ſurent ſe conduire, ſelon le génie des peuples, & ſuivant les circonſtances. Ceux qui ne ſe bornoient pas aux emplois de la compagnie, répandus dans les différentes cours, y apprirent à connoître les lieux où ſe fabriquoient le$ plus belles étoffes, les entrepôts des marchandiſes les plus précieuſes, & enfin tous les détails du commerce intérieur de chaque pays.

Préparer de loin des ſuccès à la compagnie par l’opinion qu’il donnoit des François, par le ſoin de lui former des agens, par les connoiſſances qu’il faiſoit prendre, & par le bon ordre qu’il ſavoit maintenir dans Pondichery, où ſe rendoient de jour en jour de nouveaux habitans : c’étoit le ſeul ſervice que Martin pouvoit rendre, mais ce n’étoit pas aſſez pour donner de la vigueur à un corps atteint dès ſon berceau de maladies viſiblement mortelles.