Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 14

XIV. Vues des François ſur le Tonquin & la Cochinchine. Deſcription de ces deux contrées.

Pendant le peu de tems que les François furent établis à Siam, la compagnie chercha à s’introduire au Tonquin. Elle ſe flattoit de pouvoir négocier avec sûreté, avec utilité, chez une nation que les Chinois avoient pris ſoin d’inſtruire il y avoit environ ſept ſiècles. Le théiſme y domine. C’eſt la religion de Confucius, dont les dogmes & les livres y ſont révérés plus qu’à la Chine même. Mais il n’y a pas, comme à la Chine, le même accord entre les principes du gouvernement, la religion, les loix, l’opinion & les rites. Auſſi, quoique le Tonquin ait le même légiſlateur ; il s’en faut bien qu’il ait les mêmes mœurs. Il n’a ni ce reſpect pour les parens, ni cet amour pour le prince, ni ces égards réciproques, ni ces vertus ſociales qui règnent à la Chine. Il n’en a point le bon ordre, la police, l’induſtrie & l’activité.

Cette nation, livrée à une pareſſe exceſſive, à une volupté ſans goût & ſans délicateſſe, vit dans une défiance continuelle de ſes ſouverains & des étrangers ; ſoit qu’il y ait dans ſon caractère un fond d’inquiétude ; ſoit que ſon humeur séditieuſe vienne de ce que la morale des Chinois qui a éclairé le peuple, n’a pas rendu le gouvernement meilleur. Quel que ſoit le cours des lumières, qu’elles aillent de la nation au gouvernement, ou du gouvernement à la nation ; il faut toujours que l’un & l’autre ſe perfectionnent à la fois & de concert, ſans quoi les états ſont expoſés aux plus grandes révolutions. Auſſi, dans le Tonquin, voit-on un choc continuel des eunuques qui gouvernent, & des peuples qui portent impatiemment le joug. Tout languit, tout dépérit au milieu de ces diſſenſions ; & le mal doit empirer, juſqu’à ce que les ſujets aient forcé leurs maîtres à s’éclairer, ou que les maîtres aient achevé d’abrutir leurs ſujets. Les Portugais, les Hollandois qui avoient eſſayé de former quelques liaiſons au Tonquin, s’étoient vus forcés d’y renoncer. Les François ne furent pas plus heureux. Il n’y a eu depuis entre les Européens que quelques négocians particuliers de Madras qui aient ſuivi, abandonné & repris cette navigation. Ils partagent avec les Chinois l’expoitation du cuivre & des ſoies communes, les ſeules marchandiſes de quelque importance que fourniſſe le pays.

La Cochinchine étoit trop voiſine de Siam pour ne pas attirer auſſi l’attention des Francois ; & il eſt vraiſemblable qu’ils auroient cherché à s’y fixer, s’ils avoient eu la ſagacité de prévoir ce que cet état naiſſant devoit devenir un jour. L’Europe doit à un voyageur philoſophe le peu qu’elle fait avec certitude de ce beau pays. Voici à quoi ces connoiſſances ſe réduiſent.

Lorſque les François arrivèrent dans ces contrées éloignées, il n’y avoit pas plus d’un demi-ſiècle, qu’un prince du Tonquin fuyant devant ſon ſouverain qui le pourſuivoit comme un rebelle, avoit franchi, avec ſes ſoldats & ſes partiſans, le fleuve qui ſert de barrière entre le Tonquin & la Cochinchine. Les fugitifs aguerris & policés, chaſſèrent bientôt des habitans épars, qui erroient ſans ſociété policée, ſans forme de gouvernement civil, & ſans autres loix que celles de l’intérêt mutuel & ſenſible qu’ils avoient à ne point ſe nuire réciproquement. Ils y fondèrent un empire ſur la culture & la propriété. Le riz étoit la nourriture la plus facile & la plus abondante : il eut les premiers ſoins des nouveaux colons. La mer & les rivières attirèrent des habitans ſur leurs bords, par une profuſion d’excellent poiſſon. On éleva des animaux domeſtiques, les uns pour s’en nourrir, les autres pour s’en aider au travail. On cultiva les arbres les plus néceſſaires, tels que le cotonnier, pour ſe vêtir. Les montagnes & les forêts, qu’il n’étoit pas poſſible de défricher, donnèrent du gibier, des métaux, des gommes, des parfums & des bois admirables. Ces productions ſervirent de matériaux, de moyens & d’objets de commerce. On conſtruiſit les cent galères qui défendent conſtamment les côtes du royaume.

Tous ces avantages de la nature & de la ſociété étoient dignes d’un peuple qui a les mœurs douces, un caractère humain, dont il eſt en partie redevable aux femmes ; ſoit que l’aſcendant de ce ſexe tienne à ſa beauté, ou que ce ſoit un effet particulier de ſon aſſiduité au travail & de ſon intelligence pour les affaires. En général, dans le commencement des ſociétés, les femmes ſont les premières à ſe policer. Leur foibleſſe même, & leur vie sédentaire, plus occupée de détails variés & de petits ſoins, leur donnent plutôt ces lumières & cette expérience, ces attachemens domeſtiques qui font les premiers inſtrumens & les liens les plus forts de la ſociabilité. C’eſt peut-être pour cela qu’on voit chez pluſieurs peuples ſauvages les femmes chargées des premiers objets de l’adminiſtration civile, qui ſont une ſuite de l’économie domeſtique. Tant que l’état n’eſt qu’une eſpèce de ménage, elles gouvernent l’un & l’autre. C’eſt alors ſans doute que les peuples ſont les plus heureux, ſur-tout quand ils vivent ſous un climat où la nature n’a preſque rien laiſſé à faire aux hommes.

Tel eſt celui qu’habitent les Cochinchinois. Auſſi ce peuple goûte-t-il dans l’imperfection de ſa police un bonheur qu’on ne ſauroit trop lui envier dans le progrès d’une ſociété plus avancée. Il ne connoît ni voleurs, ni mendians. Tout le monde a droit d’y vivre dans ſon champ ou chez autrui. Un voyageur entre dans une maiſon de la peuplade où il ſe trouve, s’aſſied à table, mange, boit, ſe retire, ſans invitation, ſans remerciement, ſans queſtion. C’eſt un homme ; dès-lors il eſt ami, parent de la maiſon. Fût-il d’un pays étranger, on le regarderoit avec plus de curioſité ; mais il ſeroit reçu avec la même bonté.

Ce ſont les ſuites & les reſtes du gouvernement des ſix premiers rois de la Cochinchine, & du contrat ſocial qui ſe fit entre la nation & ſon conducteur, avant de paſſer le fleuve qui ſépare les Cochinchinois du Tonquin. C’étoient des hommes las d’oppreſſion. Ils prévirent un malheur qu’ils avoient éprouvé, & voulurent ſe prémunir contre les abus de l’autorité, qui, d’elle-même, tranſgreſſe ſes limites. Leur chef qui leur avoit donné l’exemple & le courage de ſe révolter, leur promit un bonheur dont il vouloit jouir lui-même, celui d’un gouvernement juſte, modéré, paternel. Il cultiva avec eux la terre où ils s’étoient ſauvés enſemble. Il ne leur demanda jamais qu’une ſeule rétribution annuelle & volontaire, pour l’aider à défendre l’état contre le deſpote Tonquinois, qui les pourſuivit long-tems au-delà du fleuve qu’ils avoient mis entre eux & ſa tyrannie.

Ce contrat primitif a été religieuſement obſervé durant plus d’un ſiècle, ſous cinq ou ſix ſucceſſeurs de ce brave libérateur : mais il s’eſt enfin altéré & corrompu. Cet engagement réciproque & ſolemnel ſe renouvelle encore tous les ans, à la face du ciel & de la terre, dans une aſſemblée générale de la nation, qui ſe tient en plein champ, où le plus ancien préſide, où le roi n’aſſiſte que comme un particulier. Ce prince honore & protège encore l’agriculture : mais ſans donner l’exemple du labourage, comme ſes ancêtres. En parlant de ſes ſujets, il dit encore : Ce ſont mes enfans ; mais ils ne le ſont plus. Ses courtiſans ſe ſont appelles ſes eſclaves, & lui ont donné le titre faſtueux & ſacrilège de roi du ciel. Dès ce moment, les hommes n’ont dû être devant lui que des inſectes rampans ſur la terre. L’or qu’il a fait déterrer dans les mines, a deſſéché l’agriculture. Il a mépriſé le toit ſimple & modeſte de ſes pères, il a voulu un palais. On en a creuſé l’enceinte, d’une lieue de circonférence. Des milliers de canons autour des murailles de ce palais, le rendent redoutable au peuple. On n’y voit plus qu’un deſpote. Bientôt en ne le verra plus ſans doute ; & l’inviſibilité qui caractériſe la majeſté des rois de l’Orient, fera ſuccéder le tyran au père de la nation.

La découverte de l’or a naturellement amené celle des impôts ; & le nom d’adminiſtration des finances, ne tardera pas à remplacer celui de légiſlation civile, & de contrat ſocial. Les tributs ne ſont plus des offraudes volontaires, mais des exactions par contrainte. Des hommes adroits vont surprendre au palais du roi, le privilège de parler les provinces. Avec de l’or, ils achètent à la fois le droit du crime & de l’impunité : ils corrompent les courtiſans, se dérobent aux magistrats, & vexent les laboureurs. Déjà les grands chemins offrent aux voyageurs des villages abandonnés par leurs habitans, & des terres négligées, Le roi du ciel, ſemblable aux dieux d’Épicure, laisse tomber les fléaux & les calamités sur les campagnes. Il ignore & les maux, & les larmes de ses peuples. Bientôt on les verra dans le néant, où sont enſevelis les ſauvages qui leur cédèrent leur territoire. Ainsi périssent, ainsi périront les nations gouvernées par le despotisme. Si la Cochinchine rentre dans le cahos dont elle est ſortie il y a environ cent cinquante ans, elle deviendra indifférente aux navigateurs, qui fréquentent les ports. Les Chinois, qui sont en possession d’y faire le principal commerce, en tirent aujourd’hui en échange des marchandises qu’ils y portent, des bois de menuiserie, des bois pour la charpente des maiſons & la construction des vaisseaux.

Une immenſe quantité de ſucre, le brut à quatre livres le cent, le blanc à huit, & à dix le ſucre candi.

De la soie de bonne qualité, des ſatins agréables, & du pitre, filament d’un arbre ressemblant au bananier, qu’ils mêlent en fraude dans leurs manufactures.

Du thé noir & mauvais, qui ſert à la consommation du peuple.

De la cannelle si parfaite, qu’on la paie trois ou quatre fois plus cher que celle de Ceylan. Il y en a peu ; elle ne croît que sur une montagne toujours entourée de gardes.

Du poivre excellent, & du fer si pur, qu’on le forge ſortant de la mine, sans le faire fondre.

De l’or, au titre de vingt-trois karats. Il y est plus abondant que dans aucune autre contrée de l’Orient.

Du bois d’aigle, qui est plus ou moins parfait, selon qu’il est plus ou moins résineux. Les morceaux qui contiennent le plus de cette résine, sont communément tirés du cœur de l’arbre ou de sa racine. On les nomme calunbac, & ils sont toujours vendus au poids de l’or aux Chinois, qui les regardent comme le premier des cordiaux. On les conſerve avec un ſoin extrême dans des boëtes d’étain, pour qu’ils ne séchent pas. Quand on veut les employer, on les broie ſur un marbre avec des liquides convenables aux différentes maladies qu’on éprouve. Le bois d’aigle inférieur, qui ſe vend au moins cent francs la livre, eſt porté en Perſe, en Turquie & en Arabie. On l’y emploie à parfumer les habits, & même dans les grandes occaſions, les appartemens, en y mêlant de l’ambre. Il a encore une autre deſtination. C’eſt un uſage chez ces peuples, que ceux qui reçoivent une viſite de quelqu’un auquel on veut témoigner de la conſidération, lui préſentent à fumer ; ſuit le café, accompagné de confitures. Lorſque la converſation commence à languir, arrive le ſorbet, qui ſemble annoncer le départ. Dès que l’étranger ſe lève pour s’en aller, on lui préſente une caſſolette où brûle du bois d’aigle, dont on fait exhaler la fumée ſous ſa barbe, qu’on parfume d’eau de roſe.

Quoique les François, qui ne pouvoient guère porter que des draps, du plomb, de la poudre à canon & du ſoufre, à la Cochinchine, euſſent été réduits à y faire le commerce, principalement avec de l’argent, il falloir le ſuivre en concurrence avec les Chinois. Les bénéfices qu’on auroit faits ſur les marchandiſes envoyées en Europe, ou qui ſe feraient vendues dans l’Inde, auroient fait diſparoître cet inconvénient. Mais il n’eſt plus tems de revenir ſur ſes pas. La probité & la bonne-foi, qui ſont eſſentiellement la baſe d’un commerce actif & ſolide, diſparoiſſent de ces contrées autrefois ſi floriſſantes, à meſure que le gouvernement y devient arbitraire, & par conséquent injuſte. Bientôt on ne verra pas dans leurs ports un plus grand nombre de navigateurs, que dans ceux des états voiſins dont on connoît à peine l’exiſtence.

Quoi qu’il en ſoit de ces obſervations, la compagnie Françoiſe chaſſée de Siam, & n’eſpérant point de s’établir aux extrémités de l’Aſie, commença de regretter ſon comptoir de Surate, où elle n’oſoit plus ſe montrer depuis qu’elle en étoit ſortie ſans payer ſes dettes. Elle avoit perdu le ſeul débouché qu’elle connut alors pour ſes draps, ſon plomb, ſon fer ; & elle éprouvoit des embarras continuels dans l’achat des marchandiſes que demandoient les fantaiſies de la métropole, ou qu’exigeoient les beſoins des colonies. En faiſant face à ſes engagemens, elle eût pu recouvrer la liberté dont elle s’étoit privée. Le gouvernement Mogol, qui déſiroit une plus grande concurrence dans ſa rade, & qui auroit préféré les François aux Anglois, à qui la cour avoit vendu le privilège de ne payer aucun droit d’entrée, l’en preſſa ſouvent. Soit défaut de probité, d’intelligence, ou de moyens, elle n’effaça pas la honte dont elle s’étoit couverte. Toute ſon attention ſe bornoit à ſe fortifier à Pondichery, lorſqu’elle vit ſes projets arrêtés par une guerre ſanglante dont l’origine étoit éloignée.