Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 13

XIII. Avantages que les François pouvoient tirer de Siam. Fautes qui les en privèrent.

Il étoit difficile de faire changer cette opinion, & il le falloit cependant pour donner quelque débit aux productions de l’induſtrie Françoiſe. Si quelque choſe pouvoit amener le changement, c’étoit la religion chrétienne que les prêtres des miſſions étrangères avoient annoncée avec ſuccès : mais les jéſuites trop livrés à Phaulcon qui devenoit odieux, & abufant de leur faveur à la cour, ſe firent haïr, & cette haine retomba ſur leur religion. Des égliſes furent bâties avant qu’il y eût des Chrétiens. On fonda des maiſons religieuſes, & on révolta ainſi le peuple & les Talapoins. Ce ſont des moines ; les uns ſolitaires, les autres intriguans. Ils prêchent au peuple les dogmes & la morale de Sommonacodom. Ce légiſtateur des Siamois fut longtems honoré comme un ſage, & il a été honoré depuis comme un dieu, ou comme une émanation de la divinité, un fils de dieu. Il n’y a pas de merveille qu’ils n’en racontent. Il vivoit avec un grain de riz par jour. Il arracha un de ſes yeux pour le donner à un pauvre auquel il n’avoit rien à donner. Une autre fois il donna ſa femme. Il commandoit aux aſtres, aux rivières, aux montagnes : mais il avoit un frère qui le contrarioit beaucoup dans ſes projets de faire du bien aux hommes. Dieu le vengea, & crucifia lui-même ce malheureux frère. Cette fable avoit indiſpoſé les Siamois contre la religion d’un Dieu crucifié ; & ils ne pouvoient révérer Jéſus-Chriſt, parce qu’il étoit mort du même genre de ſupplice que le frère de Sommonacodom.

S’il n’étoit pas poſſible de porter des marchandiſes à Siam, on pouvoit travailler à en inſpirer peu-à-peu le goût, préparer un grand commerce dans le pays même, & ſe ſervir de celui qu’on trouvoit en ce moment, pour ouvrir des liaiſons avec tout l’Orient. La ſituation du royaume entre deux golfes où il occupe cent ſoixante lieues de côte sur l’un, & environ deux cens sur l’autre, auroit ouvert la navigation de toutes les mers de cette partie de l’univers. La forteresse de Bankok, bâtie à l’embouchure du Menan, qu’on avoit remise aux François, étoit un excellent entrepôt pour toutes les opérations qu’on auroit voulu faire à la Chine, aux Philippines, dans tout l’Est de l’Inde. Le port de Mergui, le principal de l’état, & l’un des meilleurs d’Asie, qu’on leur avoit aussi cédé, leur donnoit de grandes facilités pour la côte de Coromandel, sur-tout pour le Bengale. Il leur assuroit une communication avantageuse avec les royaumes de Pegu, d’Ava, d’Aracan, de Lagos, pays plus barbares encore que Siam, mais où l’on trouve les plus beaux rubis de la terre, & de la poudre d’or. Tous ces états offrent, de même que Siam, l’arbre d’où découle cette gomme précieuſe avec laquelle les Chinois & les Japonois composent leur vernis ; & quiconque possédera le commerce de cette denrée, en fera un très-lucratif à la Chine & au Japon.

Outre l’avantage de trouver de bons établissemens tout formés, qui ne coûtoient rien à la compagnie, & qui pouvoient mettre dans les mains une grande partie du commerce de l’Orient ; elle aurait pu tirer de Siam pour l’Europe de l’ivoire, du bois de teinture ſemblable à celui qu’on coupe à la baie de Campêche, beaucoup de caſſe, cette quantité de peaux de buffle & de daim qu’y alloient chercher autrefois les Hollandois. On auroit pu y cultiver le poivre, & peut-être d’autres épiceries qu’on n’y recueillait point, parce qu’on en ignorait la culture, & que le malheureux habitant de Siam indifférent à tout ne réuſſiſſoit à rien.

Les François ne s’occupèrent point de ces objets. Les facteurs de la compagnie, les officiers, les troupes, les jéſuites n’entendoient rien au commerce : ils ne ſongeoient qu’aux converſions, & à ſe rendre les maîtres. Enfin, après avoir mal ſecouru Phaulcon au moment où il vouloit exécuter ſes deſſeins, ils furent entraînés dans ſa chute ; & les fortereſſes de Mergui & de Bankok, défendues par des garniſons Françoiſes, furent repriſes par le plus lâche de tous les peuples.