Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 17

XVII. Révolutions arrivées dans les finances de la France depuis les premiers tems de la monarchie.

On ignore abſolument de quelle manière les premiers Gaulois fourniſſoient aux différens beſoins des confédérations dont ils étoient membres. Sous la domination Romaine, leurs deſcendans donnèrent pour toute contribution le cinquième du fruit de leurs arbres, la dîme du produit de leurs moiſſons en nature.

L’invaſion des Francs fit diſparoître cet impôt, ſans le remplacer par d’autres. Pour fournir à ſes dépenſes particulières & même aux beſoins publics, le ſouverain n’avoit de revenu que celui de ſes terres, qui étoient vaſtes & nombreuſes. On y voyoit des bois, des étangs, des haras, des troupeaux, des eſclaves ſous la direction d’un adminiſtrateur actif, chargé de maintenir l’ordre, d’animer les travaux, de faire naître l’abondance. La cour alloit vivre ſucceſſivement dans ces domaines, uniquement employés en productions utiles ; & ce qu’elle ne conſommoit pas étoit vendu pour d’autres uſages. C’étoit le peuple qui fourniſſoit les charriots néceſſaires pour les voyages du prince, & les grands qui le logeoient & le nourriſſoient. On lui faiſoit, à ſon départ, un préſent plus ou moins conſidérable ; & ce témoignage d’amour devint une impoſition, ſous le nom de droit de gîte, lorſque les chefs de l’état ſe dégoûtèrent d’une vie ſi errante. Avec ces foibles reſſources, & quelques ſecours toujours très-légers, que les aſſemblées de la nation accordoient rarement dans le champ de mars, les rois ne laiſſèrent pas de bâtir de magnifiques égliſes, de fonder de riches évêchés, de repouſſer des ennemis puiſſans, de faire des conquêtes importantes.

Au commencement du huitième ſiècle, le maire du palais, Charles Martel, jugea ces fonds inſuffiſans, pour la défenſe du royaume violemment attaqué par les Sarraſins, redoutables par leur nombre, par leur valeur & par leurs victoires. Il parut à ce fameux dépoſitaire de l’autorité royale qu’une guerre contre les infidèles devoit être ſoutenue par des biens ſacrés ; & ſans aucun de ces ménagemens auxquels il a fallu recourir depuis, qui même ont été ſouvent employés ſans ſuccès, il s’empara des richeſſes eccléſiaſtiques qui étoient immenſes. Si le clergé ſe flatta que la paix le rétabliroit dans ſes poſſeſſions, les événemens trahirent ſes eſpérances. Les monarques reſtèrent les maîtres des plus riches évêchés, les grands des meilleures abbayes, & les ſimples gentils’hommes des bénéfices moins conſidérables.

Ce furent des fiefs qui obligeoient leurs poſſeſſeurs, ou ſi l’on veut leurs uſurpateurs, à un ſervice militaire proportionné à leur importance. On ne les tint d’abord qu’à vie : mais ils devinrent héréditaires dans la décadence de la famille de Charlemagne. Alors, ils entrèrent dans la circulation, comme toutes les autres propriétés. On les donna, on les vendit, on les partagea. Une cure ſervoit ſouvent de dot à une jeune perſonne qui en affermoit la dîme & le caſuel.

Les premiers rois de la troiſième race ſe laiſſèrent perſuader qu’il étoit de leur religion & de leur juſtice de rendre au ſanctuaire ce qu’on lui avoit ravi. Le ſacrifice étoit d’autant plus grand, que ces princes ne pouvoient attendre aucun ſecours d’une nation morcelée qui ne s’aſſembloit plus ; qu’il ne leur reſtoit de leur ancien domaine que ce qui s’étoit trouvé ſitué dans l’enceinte du territoire borné qui étoit reſté immédiatement ſoumis à leurs ordres, lorſque le gouvernement étoit devenu totalement féodal. Ce furent les Juifs qui, le plus ſouvent, remplirent le vuide que ces révolutions avoient occaſionné dans les caiſſes royales.

Trente-ſept ans après la mort du Meſſie, Titus attaqua & prit Jéruſalem. Il périt, durant le ſiège, des milliers de Juifs ; un grand nombre furent faits eſclaves & le reſte de la nation ſe diſperſa. Une partie paſſa dans les Gaules, où elle éprouva des traitemens divers, ſuivant le tems & les circonſtances.

Quelquefois, les Juifs achetèrent le droit de former dans l’état un peuple iſolé. Ils avoient alors des tribunaux particuliers, un ſceau qui leur étoit propre, des cimetières hors les murs des villes, des ſynagogues où il ne leur étoit permis de prier qu’à voix baſſe, un ſigne ſur leurs habits qui ne permettait pas de les méconnoitre.

Si de tems en tems on vouloit les forcer de ſe faire chrétiens, plus ſouvent encore il leur était défendu de l’être. Un Juif, qui changeoit de religion, tomboit en forfaiture. Ses biens étoient confiſqués. On le dépouilloit de tout, parce qu’on perdoit pour l’avenir le droit de l’accabler de taxes.

Ordinairement, on livroit la nation aux uſures de ces hommes pervers : mais dans quelques occaſions, toute liaiſon avec eux étoit interdite. La loi défendoit de prendre des Juifs pour domeſtiques, de tenir d’eux aucune ferme, d’accorder ſa confiance à leurs médecins, de nourrir ou même d’élever leurs enfans.

On les accuſa ſouvent d’avoir empoiſonné les puits, d’avoir égorgé des enfans, d’avoir crucifié un homme le jour remarquable du ſaint vendredi. L’or, l’or ſeul pouvoit les juſtifier de tant d’atrocités, également deſtituées de vérité & de vraiſemblance.

La tyrannie leur donna ſouvent des fers.

Leurs perſonnes, leurs biens, leurs meubles : tout appartenoit au ſeigneur du lieu où ils habitoient. Il pouvait les pourſuivre, s’ils changeoient de domicile ; & le ſouverain lui-même n’avoit pas le droit de les retenir, lorſqu’ils étoient réclamés. C’étoit un effet dans le commerce ; on vendoit ces ſortes d’efclaves avec la terre, ou même séparément, plus ou moins, ſelon qu’ils avoient des talens & de l’induſtrie.

Il arriva qu’on les obligeoit de ſe racheter. Ces âmes baſſes auroient préféré une ſervitude qui ne les empêchoit pas de s’enrichir à une indépendance qui devoit les dépouiller de leurs richeſſes : mais on ne leur laiſſoit pas la liberté du choix. Il falloit expirer dans les ſupplices, ou tirer des entrailles de la terre les tréſors qu’ils y avoient cachés.

Lorſque ces ſangfues inſatiables avoient dévoré la ſubſtance de l’état entier, on leur faiſoit regorger leurs rapines, & on les chaſſoit. Pour obtenir la permiſſion de recommencer leurs brigandages, elles ſacrifioient une partie de l’or qu’elles avoient ſauvé de leur naufrage, & ſe ſervoient de l’autre, pour regagner plus encore qu’on ne leur avoit ôté.

Quoique les barons euſſent tous plus ou moins de part aux vexations dont on accabloit les Juifs, les rois, dont cette nation perverſe dépendoit plus ſpécialement, en tiroient toujours le principal avantage. C’eſt avec cette funeſte & odieuſe reſſource qu’ils ſoutinrent quelque tems une autorité foible & conteſtée. Dans la ſuite, l’abus des monnoies leur fournit de nouveaux ſecours.

Les gouvernemens anciens étoient bien éloignés de faire un profit ſur les monnoies. C’étoit toujours l’état qui faiſoit la dépenſe de leur fabrication. On ignore quelle eſt la nation qui perçut la première un droit ſur cet inſtrument univerſel d’échanges. Si la France donna ce funeſte exemple, les rois de la première & de la ſeconde race durent tirer peu d’avantage de cette pernicieuſe innovation ; parce que les paiemens ſe faiſoient comme chez les Romains, avec des métaux qu’on donnoit au poids, & que les eſpèces n’étoient connues que dans les détails du commerce. Cet uſage diminua beaucoup dans la ſuite ; & les rois n’en furent que plus portés à augmenter un impôt qui leur devenoit de jour en jour plus avantageux. Ils allèrent bientôt plus loin, & ils ſe permirent la plus grande des infidélités, celle d’altérer les monnoies, au gré de leur caprice ou ſelon leurs beſoins. C’étoient des refontes continuelles, c’étoient des alliages toujours impurs.

Ce fut avec ces odieux ſecours ; avec le revenu d’un territoire exceſſivement borné ; avec quelques fiefs, qui devenoient vacans ou qu’on confiſquoit ; avec des offrandes volontaires, & que pour cette raiſon on appelloit dons de bénévolence ; avec quelques droits qu’on exerçoit ſur les barons, mais qui étoient plutôt des marques de ſupériorité que de vrais impôts : ce fut avec ces moyens que la couronne ſe ſoutint, qu’elle s’agrandit même tout le tems qu’elle n’eut pour ennemis que des vaſſaux plus foibles qu’elle. Alors les guerres ne duraient que des ſemaines ; les armées n’étoient pas nombreuſes ; le ſervice ſe faiſoit gratuitement ; les dépenſes de la cour étoient ſi bornées que juſqu’au funeſte règne de Charles VI, elles ne paſſèrent jamais 94 000 livres.

Mais auſſi-tôt que l’épidémie des croifades eut entrainé les François loin de leurs frontières ; auſſi-tôt que des ennemis étrangers ſe portèrent en force ſur la France, il fallut des fonds réguliers & conſidérables. Les rois auroient bien voulu ordonner eux-mèmes ces contributions. Plus d’une fois, ils le tentèrent. La réclamation des gens éclairés les avertit de leurs uſurpations, & les révoltes des peuples les forcèrent d’y renoncer. Il fallut reconnoître que cette autorité appartenoit à la nation aſſemblée, & n’appartenoit qu’à elle. Ils jurèrent même, à leur ſacre, que ce droit ſacré, inaliénable ſeroit à jamais reſpecté ; & ce ſerment eut quelque force durant pluſieurs ſiècles.

Tout le tems que la couronne n’avoit eu d’autre revenu que le produit de ſon domaine, c’étoient ſes fénéchaux, ſes baillis qui, chacun dans leur département, étoient chargés du recouvrement des deniers publics ; en ſorte que l’autorité, la juſtice, & la finance ſe trouvoient réunies dans la même main. Il fallut établir un nouvel ordre de choſes, lorſque les impoſitions devinrent générales dans le royaume. Soit que les taxes portâſſent ſur la perſonne ou ſur les maiſons des citoyens ; ſoit qu’on leur demandât le cinquième ou le dixième de leurs récoltes, le cinquantième ou le centième de leurs biens meubles & immeubles ; ſoit qu’on fit d’autres combinaiſons plus ou moins heureuſes : c’étoit une néceſſité d’avoir des agens, pour recueillir ces différens tributs ; & le malheur de l’état voulut qu’on les allât chercher en Italie, où l’art de preſſurer les peuples avoit déjà fait des progrès immenſes.

Ces financiers connus ſous le nom de Lombards, ne tardèrent pas à montrer un génie fertile en inventions frauduleuſes. On eſſaya cent fois inutilement de mettre quelque frein à leur inſatiable cupidité. Un abus réprimé, ſe trouvoit à l’inſtant remplacé par un abus d’un autre genre. Si l’autorité pourſuivoit quelquefois avec rigueur ces odieux brigands, ils trouvoient un appui certain dans des hommes puiſſans dont ils avoient acheté le crédit. À la fin cependant, le déſordre fut pouſſé ſi loin, qu’aucune protection ne les put ſauver. On confiſqua les avances ruineuſes que ces pernicieux étrangers avoient faites au gouvernement & aux particuliers ; on les dépouilla des immenſes tréſors qu’ils avoient entaſſés, & ils furent bannis du royaume, où jamais ils n’auroient du être admis. Après leur expulſion, les états généraux, qui ordonnoient les ſubfides, ſe chargèrent d’en faire la levée ; & cet arrangement continua juſqu’à Charles VII, qui le premier ſe permit d’établir un impôt ſans le conſentement de la nation, & qui s’appropria le droit de les faire tous percevoir par ſes délégués.

Sous le règne de Louis XII, le revenu public, qui s’étoit accru par degrés, fut porté à 7 650 000 livres. Le marc d’argent valoit alors onze livres, & le marc d’or cent trente. Cette ſomme repréſentoit trente-ſix de nos millions actuels.

À la mort de François I, le fiſc recevoit 15 730 000 livres. À quinze francs le marc d’argent & à cent ſoixante-cinq le marc d’or : c’étoit cinquante-ſix de nos millions. Sur cette ſomme, il faiſoit prélever 60 416 livres 3 fols 4 deniers pour les rentes perpétuelles créées par ce prince, & qui au denier douze repréſentoient un capital de 725 000 livres. C’étoit une innovation. Ce n’eſt pas que quelques-uns de ſes prédéceſſeurs n’euſſent connu la funeſte reſſource des emprunts : mais c’étoit toujours ſous la caution de leurs agens, & l’état n’étoit jamais engagé.

Quarante ans de guerres civiles, de fanatiſme, de déprédations, de crimes & d’anarchie, plongèrent les finances du royaume dans un déſordre dont il n’y avoit qu’un Sully qui put les tirer. Ce miniſtre économe, éclairé, vertueux, appliqué, courageux, éteignit pour ſept millions de rentes, diminua les impoſitions de trois millions ; & laiſſa à l’état vingt-ſix millions, grevés ſeulement de 6 025 666 livres 2 ſols 6 deniers de rente. Toutes charges déduites, il entroit donc vingt millions dans le tréſor royal. 15 500 000 livres ſuffiſoient pour les dépenſes publiques, & les réſerves étoient de 4 500 000 livres. L’argent valoit alors 22 livres le marc.

La retraite forcée de ce grand homme, après la fin tragique du meilleur des rois, fut une calamité qu’il faut déplorer encore. La cour s’abandonna d’abord à des profuſions qui n’avoient point d’exemple dans la monarchie ; & les miniſtres formèrent dans la ſuite, des entrepriſes, que les forces de la nation ne comportaient pas. Ce double principe d’une confuſion certaine, ruina de nonveau le fisc. En 1661, les impositions montèrent à 84 222 096 livres : mais les dettes absorboient 52 377 172 livres. Il ne ressort par conséquent pour les dépenses publiques que 31 844 924 liv. Somme évidemment insuffiſante pour les besoins de l’état. Telle étoit la situation des finances, lorsque l’administration en fut confiée à Colbert.

Ce ministre, dont le nom est devenu si fameux chez toutes les nations, porta en 1683, qui fut la dernière année de sa vie, les revenus du monarque qu’il ſervoit à 116 873 476 livres. Les charges ne montoient qu’à 23 375 274 livres. Il entroit par conſéquent dans les coffres du roi 93 498 202 livres. L’argent valoit alors 28 livres 10 sols 10 deniers le marc. On est réduit à regretter que la funeste passion de Louis XIV pour la guerre, que son goût désordonné pour toutes les dépenses qui avoient de l’éclat, aient privé la France d’une partie des avantages qu’elle pouvoit se promettre d’un si grand administrateur.

Après la mort de Colbert, les affaires retombèrent dans le chaos, d’où son application & ses talens les avoient fait sortir. La France jetta encore quelque éclat au-dehors : mais le dépériſſement de ſon intérieur devenoit tous les jours plus grand. Les finances, adminiſtrées ſans ordre & ſans principes, furent la proie d’une foule de traitans avides. Ils ſe rendirent néceſſaires par leurs brigandages même, & parvinrent à donner la loi au gouvernement. La confuſion, l’uſure, les mutations continuelles dans les monnoies, les réductions forcées d’intérêt, les aliénations du domaine & des impoſitions, des engagemens impoſſibles à tenir, la création des rentes & des charges, les privilèges, les exemptions de toute eſpèce : cent maux plus ruineux les uns que les autres, furent la ſuite déplorable & inévitable des mauvaiſes adminiſtrations qui ſe ſuccéderent preſque ſans interruption.

Le diſcrédit devint bientôt univerſel. Les banqueroutes ſe multiplièrent. L’argent diſparut. Le commerce fut anéanti. Les conſommations diminuèrent. On négligea la culture des terres. Les ouvriers paſſèrent chez l’étranger. Le peuple n’eut, ni nourriture, ni vêtement. La nobleſſe fit la guerre ſans appointemens & engagea ſes poſſeſſions. Tous les ordres de l’état, accablés ſous le poids des taxes, manquoient du néceſſaire. Les effets royaux étoient dans l’aviliſſement. Les contrats ſur l’Hôtel-de-Ville ne ſe vendoient que la moitié de leur valeur, & les papiers moins privilégiés perdoient infiniment davantage. Louis XIV ſur la fin de ſes jours, eut un beſoin preſſant de huit millions. Il fut obligé de les acheter par trente-deux millions de reſcriptions. C’étoit emprunter à quatre cens pour cent.

Une uſure ſi criante ne révoltoit pas. L’état avoit, il eſt vrai, 115 389 074 livres de revenu : mais les charges en emportoient 82 859 504 livres ; & il ne reſſort pour les dépenſes du gouvernement que 32 529 570 livres à 30 livres 10 ſols 6 deniers le marc. Encore tous ces fonds étoient-ils conſommés d’avance pour plus de trois années.

Tel étoit le déſordre des affaires, lorſque le premier ſeptembre 1715, le duc d’Orléans prit les rênes du gouvernement. Les vrais amis de ce grand prince déſiroient qu’il aſſemblât les états généraux. C’étoit un moyen infaillible de conſerver, d’augmenter même la faveur publique, alors ouvertement déclarée pour lui. Quelques meſures qu’eût priſes la nation pour ſortir de l’état de criſe, où les diſſipations du règne précédent l’avoient précipitée, on n’auroit pu lui rien imputer. Philippe ſe prêtoit ſans effort à cet expédient. Malheureuſement, les perfides confidens qui avoient uſurpé trop d’empire ſur ſes pensées, réprouvèrent un projet où leurs intérêts particuliers ne ſe trouvoient pas. Il fut abandonné.

Alors, quelques grands, révoltés du deſpotiſme ſous lequel gémiſſoit la France, & ne voyant point de jour à l’ébranler, eurent l’idée d’une banqueroute entière, qu’ils croyoient propre à tempérer l’excès du pouvoir abſolu. La manière, dont ils la concevoient, étoit ſingulière.

Dans leur plan, la couronne n’eſt pas élective, elle n’eſt pas héréditaire. C’eſt un fideicommis, fait par la nation entière à une maiſon, pour en jouir de mâle en mâle, d’aîné en aîné, tant que la famille exiſtera. D’après ce principe, un roi de France ne tient rien de celui auquel il ſuccède. Il arrive, à ſon tour, au trône, en vertu du droit que lui donne ſa naiſſance, & nullement par repréſentation.

Dès-lors, les engagemens de ses prédécesseurs ne le lient pas. La loi primordiale qui lui donne le sceptre, veut que la ſubstitution ſoit pure, franche, libre de toute obligation.

Ces hommes hardis vouloient qu’un édit des plus solemnels consacrât aux yeux de l’Europe des maximes qui leur paroissoient incontestables, & les conſéquences décisives qu’ils en tiroient. Ils penſoient que la connoissance de ces vérités détourneroit les étrangers & les citoyens de prêter leurs capitaux à un gouvernement qui ne pourroit donner aucune solidité à leurs créances. La cour devoit dès-lors être réduite à ses revenus. Quelque considérables qu’ils fussent, c’étoit une nécessité que les caprices des souverains s’arrêtassent ; que les entrepriſes diſpendieuses des ministres devinssent moins longues & plus rares ; que les favoris & les maîtresses missent quelques bornes à leur inſatiable cupidité.

Sans adopter une politique qui leur paroiſſoit devoir mener les princes à la tyrannie, quelques administrateurs opinoient à décharger la couronne de ses dettes, quelle que fût leur origine. Leur cœur ne soutenoit pas le cruel ſpectacle d’une nation aimable, aigrie par les vexations de tous les genres qu’elle avoit éprouvées pendant quarante ans ; qui ſuccomboit ſous l’énorme fardeau de ſa misère actuelle ; qui étoit déſeſpérée de prévoir que l’avenir, cette grande reſſource des infortunés, ne porteroit aucun ſoulagement à ſes maux & les aggraveroit peut-être. Les créanciers de l’état, qui ne faiſoient pas la millième partie des citoyens, qui n’étoient connus la plupart que par leurs rapines, dont les plus honnêtes devoient une partie de leur aiſance au fiſc, intéreſſoient moins ces adminiſtrateurs. Dans la fâcheuſe néceſſité d’immoler une partie de la nation à l’autre, c’étoit les prêteurs qu’ils opinoient à ſacrifier.

Le régent, après quelques irréſolutions, ſe refuſa à une violence qu’il jugeoit devoir imprimer une tache ineffaçable ſur ſon adminiſtration. Il préféra un examen sévère des engagemens publics à une banqueroute flétriſſante dont il croyoit pouvoir éviter l’éclat.

Un bureau de réviſion, établi le 7 décembre 1715, réduiſit ſix cens millions d’effets au porteur à deux cens cinquante millions de billets d’état ; & cependant après cette opération, la dette nationale s’élevoit à 2 062 138 001 livres.

L’énormité de ces engagemens fit adopter au mois de mars 1716, l’idée d’une chambre de juſtice, deſtinée à pourſuivre ceux qui avoient cauſé la misère publique, ou qui en avoient profité. Cette inquiſition ne fit que mettre au grand jour l’incapacité des miniſtres qui avoient conduit les finances, les ruſes des traitans qui les avoient englouties, la baſſeſſe des courtiſans qui vendoient leur crédit à qui vouloit l’acheter. Les bons eſprits furent affermis, par cette nouvelle expérience, dans l’horreur qu’ils avoient toujours eue pour un tribunal pareil. Il avilit la dignité du prince qui manque à ſes engagemens, & met ſous les yeux des peuples les vices d’une adminiſtration ignorante & corrompue ; il anéantit les droits du citoyen, qui ne doit compte de ſes actions qu’à la loi ; il fait pâlir tous les hommes riches, que leur fortune, bien ou mal acquiſe, déſigne à la proſcription ; il encourage les délateurs qui marquent du doigt à la tyrannie, ceux qu’il eſt avantageux de ruiner, il eſt composé des ſangſues impitoyables qui voient des criminels partout où ils ſoupçonnent de l’opulence ; il épargne des brigands qui ſavent ſe mutiler à propos, pour dépouiller les âmes honnêtes, défendues ſeulement par leur innocence ; il ſacrifie les intérêts du fiſc aux fantaiſies de quelques favoris avides, débauchés & diſſipateurs.

Tous les reſſorts de l’état étoient ruinés avant qu’on eut eſſayé d’une reſſource qui portoit viſiblement l’empreinte des paſſions & du préjugé. La ſituation du corps politique devint encore plus déſeſpérée, après ce mouvement convulſif. Les membres de la république perdirent le peu qui leur reſtoit d’action & de vie. Il falloit ranimer le cadavre. Cette réſurrection n’étoit pas impoſſible, parce qu’on étoit généralement diſpoſé à ſe prêter à tous les remèdes. La difficulté étoit de n’en trouver que de bons. Le célèbre Law le tenta.