Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 24

XIV. Moyens qui reſtent à la compagnie pour rétablir les affaires.

On commencera par ſe bien convaincre que le gouvernement de la compagnie eſt trop compliqué, en Europe même. Une direction partagée entre tant de chambres, entre tant de directeurs, entraîne néceſſairement des inconvéniens ſans nombre. Il n’eſt pas poſſible que le même eſprit préſide par-tout, que les opérations ne ſe reſſentent des vues opposées de ceux qui les conduiſent dans des lieux divers, ſans concert & ſans dépendance. L’unité ſi néceſſaire dans les arts, eſt également précieuſe dans les affaires. Inutilement on objecteroit qu’il eſt important pour tous les états démocratiques, que les richeſſes y ſoient divisées, qu’il y règne entre la fortune des citoyens la plus grande égalité poſſible. Cette maxime, vraie en elle-même, ne ſauroit être appliquée à une république ſans territoire, qui n’exiſte que par le commerce. Il faudra donc ſoumettre à une inſpection unique tous les achats, toutes les ventes ; il faudra les réunir dans un même port. L’économie fera le moindre des avantages que la compagnie trouvera dans ce changement.

De ce centre, où toutes les lumières ſeront réunies, on ira chercher, on ira combattre les déſordres juſque dans le fond de l’Aſie. La conduite que tiennent les Hollandois avec les princes Indiens, auxquels la force a arraché un commerce excluſif, ſera un des premiers abus qui ſe préſenteront. Depuis trop long-tems, on les traite avec une hauteur inſultante ; on veut pénétrer à découvert les myſtères de leur gouvernement ; on cherche à les engager dans des querelles avec des voiſins ; on entretient la diviſion parmi leurs ſujets ; on leur montre une défiance pleine d’animoſité ; on les force à des ſacrifices qu’ils n’ont pas promis ; on les prive des avantages que leur aſſurent leurs capitulations : tous ces actes, d’une tyrannie intolérable, occaſionnent de fréquentes diviſions, qui dégénèrent quelquefois en hoſtilités. Pour rétablir une harmonie, qui devient tous les jours plus néceſſaire & plus difficile, il faut employer des agens qui joignent à l’eſprit de modération, la connoiſſance des intérêts, des uſages, de la langue, de la religion, des mœurs de ces nations. Il ſe peut que la compagnie n’ait pas actuellement de tels inſtrumens : mais il lui convient de les former. Peut-être même en trouveroit-elle parmi les chefs des comptoirs, que tout l’invite à abandonner.

Les négocians de toutes les nations, auxquels la nature a donné l’eſprit d’obſervation, conviennent unanimement que les Hollandois ont trop multiplié leurs établiſſemens dans l’Inde ; & qu’en ſe bornant à un moindre nombre, ils auroient beaucoup diminué leur dépenſe, ſans rien retrancher de l’étendue de leurs affaires. Il n’eſt pas poſſible que la compagnie ait ignoré ce qui eſt ſi généralement connu. On peut penſer qu’elle n’a été déterminée à conſerver des comptoirs qui lui étoient à charge, que pour n’être pas ſoupçonnée de l’impuiſſance de les ſoutenir. Cette foible conſidération ne l’arrêtera plus. Toute ſon attention doit être de bien diſtinguer ce qu’il lui convient de proſcrire, de ce qu’il lui eſt avantageux de maintenir. Elle a ſous ſes yeux une ſuite de faits & d’expériences qui l’empêcheront de ſe méprendre ſur un arrangement de cette importance.

Dans les comptoirs ſubalternes, que les intérêts de ſon commerce la détermineront à conſerver, elle détruira les fortifications inutiles ; elle ſupprimera les conſeils que le faſte, plutôt que la néceſſité, lui a fait établir ; elle proportionnera le nombre de ſes employés à l’étendue de ſes affaires. Que la compagnie ſe rappelle ces tems heureux, où deux ou trois facteurs, choiſis avec intelligence, lui expédioient des cargaiſons infiniment plus conſidérables que celles qui lui ſont arrivées depuis ; où elle obtenoit ſur les marchandiſes des bénéfices énormes, qui, avec le tems, ſe ſont perdus dans les mains de ſes nombreux agens : alors elle ne balancera pas à revenir à ſes anciennes maximes, & à préférer une ſimplicité qui l’enrichiſſoit, à un vain éclat qui la ruine.

La réforme s’établira plus difficilement dans les colonies importantes. Les agens de la compagnie y forment un corps plus nombreux, plus accrédité, plus riche dans les proportions, & par conséquent moins diſposé à rentrer dans l’ordre. Il faudra pourtant les y ramener ; parce que les abus qu’ils ont introduits ou laiſſé établir, cauſeroient néceſſairement avec le tems la ruine totale des intérêts qu’ils conduiſent. On auroit peine à voir ailleurs des malverſations égales à celles qui règnent dans les atteliers, les magaſins, les chantiers, les arſenaux de Batavia, & des autres grands établiſſemens.

Ces arrangemens en amèneroient de plus conſidérables. La compagnie établit, dès ſon origine, des règles fixes & préciſes, dont il n’étoit jamais permis de s’écarter, pour quelque raiſon, ni dans quelque occaſion que ce pût être. Ses employés étoient de purs automates, dont elle avoit monté d’avance les moindres mouvemens. Cette direction abſolue & univerſelle, lui parut néceſſaire pour corriger ce qu’il y avoit de vicieux dans le choix de ſes agens, la plupart tirés d’un état obſcur, & communément privés de cette éducation ſoignée qui étend les idées. Elle-même ne ſe permettoit pas le moindre changement, & elle attribuoit à cette invariable uniformité le ſuccès de ſes entrepriſes. Des malheurs allez fréquens qu’entraîna ce ſyſtême, ne le lui firent pas abandonner ; & elle fut toujours opiniâtrement fidelle à ſon premier plan. Il eſt néceſſaire qu’elle adopte d’autres maximes ; & qu’après avoir choiſi ſes facteurs avec plus de précaution, elle abandonne des intérêts éloignés & qui changent tous les jours, à leur activité & à leurs lumières.

Ses vues s’étendront plus loin. Laſſe de lutter avec déſavantage contre les négocians libres des autres nations, elle ſe déterminera à livrer aux particuliers le commerce d’Inde en Inde. Cette heureuſe innovation rendra les colonies plus riches & plus fortes. On les verra bientôt remplies d’hommes entreprenans qui en verſeront les abondantes & précieuſes productions dans tous les marchés. Elle-même tirera plus de profit des droits perçus dans ſes comptoirs, qu’elle n’en pouvoit attendre des opérations compliquées & languiſſantes qui s’y faiſoient ſi rarement. À cette époque tomberont ces trop ruineux armemens qu’on ne ceſſe de reprocher à la compagnie. Un peu après le commencement du ſiècle, elle adopta dans ſes chantiers une conſtruction vicieuſe qui lui fit perdre beaucoup de navires & de très-riches cargaiſons. Ces expériences funeſtes la ramenèrent aux méthodes généralement reçues : mais, par des conſidérations blâmables, elle continua d’employer dans ſa navigation un tiers de bâtimens de plus qu’il ne le falloit. Cette corruption, qui n’auroit du trouver d’excuſe dans aucun tems, eſt devenue ſurtout intolérable, depuis que les matériaux qui ſervent aux opérations navales ſont montés à de très-hauts prix ; depuis qu’il a fallu donner aux navigateurs une ſolde plus conſidérable.

Ces réformes amèneront l’extenſion du commerce. Relativement aux mœurs & aux circonſtances, il fut autrefois très-conſidérable : mais il s’arrêta, malgré le grand accroiſſement que prenoit, en Europe, la conſommation ; malgré les nouveaux débouchés qu’offroient l’Afrique & le Nouveau-Monde. On le vit même rétrograder, puiſque ſon produit n’augmenta pas, quoique les marchandiſes euſſent preſque doublé de valeur.

Actuellement les ventes ne s’élèvent pas au-deſſus de quarante à quarante-cinq millions, ſomme qu’elles donnoient il y a ſoixante ans, & même plus long-tems.

On y trouve des toiles, du thé, de la ſoie, des porcelaines, du borax, de l’étain, du camphre, de la toutenague, du ſalpêtre, du coton, de l’indigo, du poivre, du café, du ſucre, des bois de teinture, quelques autres objets plus ou moins conſidérables, achetés dans les différens marchés de l’Aſie, ou produits par le territoire de la compagnie. Ces productions, ces marchandiſes ſont auſſi la plupart fournies par celles des nations Européennes qui ont formé des liaiſons aux Indes. Il n’y a guère que la cannelle, le girofle, la muſcade, le macis, dont la conſommation s’élève annuellement à douze millions, qui appartiennent excluſivement aux ventes Hollandoiſes.

Après les améliorations que nous nous ſommes permis de propoſer, l’ordre ſe trouveroit rétabli pour quelque tems. Nous diſons pour quelque tems, parce que toute colonie, ſuppoſant l’autorité dans une contrée, & l’obéiſſance dans une autre contrée éloignée, eſt un établiſſement vicieux dans ſon principe. C’eſt une machine dont les reſſorts ſe relâchent, ſe briſent ſans ceſſe, & qu’il faut réparer continuellement.