Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 23

XXIII. Raiſons de la décadence de la compagnie.

La première de toutes fut cette multitude de petites guerres qui ſe ſuccédèrent ſans interruption. À peine les habitans des Moluques étoient revenus de l’étonnement que leur avoient causé les victoires des Hollandois, ſur un peuple qu’on regardoit comme invincible, qu’ils parurent impatiens du joug. La compagnie, qui craignit les ſuites de ce mécontentement, attaqua le roi de Ternate, pour le forcer à conſentir qu’on extirpât le girofle par-tout, excepté à Amboine. Les Inſulaires de Banda furent tous exterminés, parce qu’ils refuſoient d’être eſclaves. Macaſſar, qui voulut appuyer leurs intérêts, occupa long-tems des forces conſidérables, La perte de Formoſe entraîna la ruine des comptoirs du Tonkin & de Siam, On fut obligé d’avoir recours aux armes, pour ſoutenir le commerce excluſif de Sumatra. Malaca fut aſſiégé, ſon territoire ravagé, ſa navigation interceptée par des pirates. Négapatnam fut attaqué deux fois. Cochin eut à ſoutenir les efforts des rois de Calicut & de Travancor. Les troubles ont été preſque continuels à Ceylan, auſſi fréquens & plus vifs encore à Java, où l’on n’aura jamais de paix ſolide, qu’en mettant un prix raiſonnable aux denrées qu’on exige. Toutes ces guerres ont été ruineuſes, & plus ruineuſes qu’elles ne devoient l’être ; parce que ceux qui les conduiſoient les faiſoient ſervir à leur fortune particulière.

Ces diſſenſions éclatantes ont été ſuivies, en beaucoup d’endroits, de vexations odieuſes. On en a éprouvé au Japon, à la Chine, à Camboge, à Aracan, dans le Gange, à Achem, au Coromandel, à Surate, en Perſe, à Baffora, à Moka, dans d’autres lieux encore. On ne trouve dans la plupart des contrées de l’Inde, que des deſpotes qui préfèrent le brigandage au commerce ; qui n’ont jamais connu de droit que celui du plus fort, & à qui tout ce qui eſt poſſible, paroît juſte.

Les bénéfices que faiſoit la compagnie dans des lieux où ſon commerce n’étoit pas troublé, couvrirent long-tems les pertes que la tyrannie ou l’anarchie lui occaſionnoient ailleurs. Les autres nations Européennes lui firent perdre ce dédommagement. Leur concurrence la réduiſit à acheter plus cher, & à vendre à meilleur marché. Peut-être ſes avantages naturels l’auroient-ils miſe en état de ſoutenir ce revers, ſi Ses rivaux n’avoient pris le parti de livrer aux négocians particuliers le commerce d’Inde en Inde. Il faut entendre par ce mot, les opérations néceſſaires pour porter les marchandiſes d’une contrée de l’Aſie à une autre contrée de l’Aſie ; de la Chine, du Bengale, de Surate, par exemple, aux Philippines, en Perſe, & en Arabie. C’eſt par le moyen de cette circulation, & par des échanges multipliés, que les Hollandois obtenoient pour rien, ou pour preſque rien, les riches cargaiSons qu’ils portoient dans nos climats. L’activité, l’économie, l’intelligence des marchands libres, chaſſèrent la compagnie de toutes les échelles où la faveur étoit égale.

Cette révolution, qui lui montroit ſi bien la route qu’elle devoit ſuivre, ne l’éclaira pas même ſur une pratique ruineuſe en commerce. Elle avoit pris l’habitude de porter toutes les marchandiſes de l’Inde & d’Europe à Batavia, d’où on les verſoit dans les différens comptoirs, où la vente en étoit avantageuſe. Cet uſage occaſionnoit des frais & une perte de tems, dont l’énormité des bénéfices avoit dérobé les inconvéniens. Lorſque les autres nations ſe livrèrent à une navigation directe, il devenoit indiſpenſable d’abandonner un ſyſtême, mauvais en lui-même, inſoutenable par les circonſtances. L’empire de la coutume prévalut encore ; & la crainte que ſes employés n’abusâſſent d’un changement, empêcha, dit-on, la compagnie d’adopter une méthode dont tout lui démontroit la néceſſité. Ce motif ne fut vraiſemblablement qu’un prétexte, qui ſervoit de voile à des intérêts particuliers. L’infidélité des commis étoit plus que tolérée. Les premiers avoient eu la plupart une conduite exacte. Ils étoient dirigés par des amiraux qui parcouraient tous les comptoirs, qui avoient un pouvoir abſolu dans l’Inde, & qui, à la fin de chaque voyage, rendoient compte en Europe de leur adminiſtration. Dès que le gouvernement eut été rendu sédentaire, les agens, moins ſurveillés, ſe relâchèrent. Ils ſe livrèrent à cette molleſſe, dont on contracte ſi aisément l’habitude dans les pays chauds. On ſe vit réduit à en multiplier le nombre ; & perſonne ne ſe fit un point capital d’arrêter un déſordre, qui donnoit aux gens puiſſans la facilité de placer toutes leurs créatures. Elles paſſoient en Aſie avec le projet de faire une fortune conſidérable & rapide. Le commerce étoit interdit. Les appointemens étoient inſuffiſans pour vivre. Tous les moyens honnêtes de s’enrichir, étoient ôtés. On eut recours aux malverſations. La compagnie fut trompée dans toutes ſes affaires, par des facteurs qui n’avoient point d’intérêt à ſa proſpérité. L’excès du déſordre fit imaginer d’allouer pour tout ce qui ſe vendroit, pour tout ce qui s’achèteroit, une gratification de cinq pour cent, qui devoit être partagée entre tous les employés, ſuivant leurs grades. Ils furent obligés, à cette condition, de jurer que leur compte étoit fidèle. Cet arrangement ne ſubſiſta que cinq ans ; parce qu’on s’apperçut que la corruption ne diminuoit pas. On ſupprima la gratification & le ſerment. Depuis cette époque, les adminiſtrateurs mirent à leur induſtrie le prix que leur dictoit la cupidité.

La contagion qui avoit d’abord infecté les comptoirs ſubalternes, gagna peu-à-peu les principaux établiſſemens, &, avec le tems, Batavia même. On y avoit vu d’abord une ſi grande ſimplicité, que les membres du gouvernement vêtus, dans le cours ordinaire de la vie, comme de ſimples matelots, ne prenoient des habits décens que dans le lieu même de leurs aſſemblées. Cette modeſtie étoit accompagnée d’une probité ſi marquée, qu’avant 1650, il ne s’étoit pas fait une ſeule fortune remarquable : mais ce prodige inoui de vertu ne pouvoit durer. On a vu des républiques guerrières vaincre & conquérir pour la patrie, & porter dans le tréſor public les dépouilles des nations. On ne verra jamais les citoyens d’une république commerçante, amaſſer pour un corps particulier de l’état, des richeſſes, dont il ne leur revient ni gloire, ni profit. L’auſtérité des principes républicains, dut céder à l’exemple des peuples Aſiatiques. Le relâchement fut plus ſenſible dans le chef-lieu de la colonie, où les matières du luxe arrivant de toutes parts, le ton de magnificence ſur lequel on crut devoir monter l’adminiſtration, donna du goût pour les choſes d’éclat. Ce goût corrompit les mœurs ; & la corruption des mœurs rendit égaux tous les moyens d’accumuler des richeſſes. Le mépris même des bienséances fut pouſſé ſi loin, qu’un gouverneur général ſe voyant convaincu d’avoir pouſſé le pillage des finances au-delà de tous les excès, ne craignit point de juſtifier ſa conduite, en montrant un plein-pouvoir ſigné de la compagnie.

Comment eût-on remédié à la conduite des adminiſtrateurs, dont on n’avoit pas prévu le dérangement dans les commencemens de la république, où les mœurs étoient pures & frugales ? Dans ces établiſſemens Hollandois, les loix avoient été faites pour des hommes vertueux : il faut d’autres loix pour d’autres mœurs.

Le déſordre auroit pu être arrêté dans ſon origine, s’il n’avoit dû faire les mêmes progrès en Europe qu’en Aſie. Mais comme un fleuve débordé roule plus de limon qu’il ne groſſit ſes eaux, les vices qu’entraînent les richeſſes, croiſſent encore plus que les richeſſes même. Les places de directeurs confiées d’abord à des négocians habiles, tombèrent, à la longue, dans des maiſons puiſſantes, & s’y perpétuèrent avec les magiſtratures qui les y avoient fait entrer. Ces familles occupées de vues de politique, ou de ſoins d’adminiſtration, ne virent dans les poſtes qu’elles arrachoient à la compagnie, que des émolumens conſidérables, & la facilité de placer leurs parens ; quelques-unes même l’abus qu’elles pouvoient faire de leur crédit. Les détails, les diſcuſſions, les opérations les plus importantes de commerce, furent abandonnées à un ſecrétaire qui, ſous le nom plus impoſant d’avocat, devint le centre de toutes les affaires. Des adminiſtrateurs qui ne s’aſſembloient que deux fois l’année, le printems & l’automne, à l’arrivée & au départ des flottes, perdirent l’habitude & le fil d’un travail qui demande une attention continue. Ils furent obligés d’accorder une confiance entière, à un homme chargé par état de faire l’extrait de toutes les dépêches qui arrivoient de l’Inde, & de dreſſer le modèle des réponſes qu’on devoir y rapporter. Ce guide, quelquefois peu éclairé, ſouvent corrompu, toujours dangereux, jetta ceux qu’il conduiſoit dans des précipices, ou les y laiſſa tomber. L’eſprit de commerce eſt un eſprit d’intérêt, & l’intérêt produit toujours la diviſion. Chaque chambre voulut avoir ſes chantiers, ſes arſenaux, ſes magaſins pour les vaiſſeaux qu’elle étoit chargée d’expédier. Les places furent multipliées, & les infidélités encouragées par une conduite ſi vicieuſe.

Il n’y eut point de département qui ne ſe fit une loi de fournir, comme il en avoit le droit, des marchandiſes, en proportion de ſes armemens. Ces marchandiſes n’étoient pas également propres pour leur deſtination ; & on ne les vendit point, ou on les vendit mal.

Lorſque les circonſtances exigèrent des ſecours extraordinaires, cette vanité puérile, qui craint de montrer de la foibleſſe en montrant des beſoins, empêcha de faire des emprunts en Hollande, où on n’auroit payé qu’un intérêt de trois pour cent. On en ordonna à Batavia, où l’argent coûtoit ſix, plus ſouvent encore dans le Bengale, à la côte de Coromandel, où il coûtoit neuf, & quelquefois beaucoup davantage. Les abus ſe multiplioient de toutes parts.

Les états-généraux chargés d’examiner tous les quatre ans la ſituation de la compagnie, de s’aſſurer qu’elle ſe tient dans les bornes de ſon octroi, qu’elle rend juſtice aux intéreſſés, qu’elle fait ſon commerce d’une manière qui n’eſt pas préjudiciable à la république : les états-généraux auroient pu & dû arrêter le déſordre. Ils ne remplirent leur devoir en aucune occaſion, ni dans aucun tems. Jamais on ne préſenta à cette aſſemblée qu’un état de ſituation ſi confus que les hommes les plus versés dans les matières de comptabilité n’en auroient pas débrouillé le cahos, après les plus longues veilles ; & cependant, par une complaiſance dont nous craindrions d’approfondir les motifs, il fut toujours approuvé d’une voix unanime, ſans le plus court délai, ſans la plus légère diſcuſſion.

Nous nous laſſons de parcourir les déſordres qui ont corrompu le régime d’une aſſociation, autrefois ſi floriſſante. Les couleurs du tableau ſont trop ſombres. Voyons quels remèdes il conviendront d’appliquer à des maux ſi graves & ſi multipliés.