Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 22

XXII. Décadence de la compagnie.

Cet ordre de choſes avoit porté la fortune de la compagnie, à une hauteur dont elle eſt enfin deſcendue. Quelques détails rendront cette vérité ſenſible.

Les premiers fonds de cette aſſociation commerçante ne furent que de 14 211 648 l. Il en fut fourni 8 084 813 par Amſterdam ; 2 934 540 liv. 8 s. par la Zélande ; 1 180 905 par Enchuyſen ; 1 034 000 par Delft ; 587 109 liv. 12 s. par Horn ; & enfin 390 280 par Rotterdam.

Ce capital, qui n’a jamais été augmenté, & qui, depuis l’origine juſqu’au Ier janvier 1778, a rendu, année commune, vingt-un & un dix-ſeptième pour cent, fut divisé par ſommes de 6 600 liv. qu’on nomma actions. Leur nombre fut de 2 153. On les vendit comptant, on les vendit à crédit, comme toutes les marchandiſes. Les formalités ſe réduiſoient à ſubſtituer le nom de l’acheteur, à celui du vendeur, ſur les livres de la compagnie, ſeul titre qu’euſſent les propriétaires. L’avidité & l’eſprit de calcul imaginèrent une autre manière de prendre part à ce trafic. Des hommes qui n’avoient point d’actions à vendre, des hommes qui n’en vouloient pas acheter, s’engageoient réciproquement, les uns à en livrer, les autres à en recevoir un nombre déterminé, à un prix convenu & à un tems fixe. Leur valeur, à cette époque, fixoit le ſort des joueurs. Celui qui avoit perdu, ſoldoit avec de l’argent, & la négociation ſe trouvoit finie.

Le déſir de gagner, la crainte de perdre dans ces ſpéculations hardies, cauſoient ordinairement dans les eſprits, la fermentation la plus vive. On inventoit de bonnes ou de mauvaiſes nouvelles ; on accréditait ou l’on combattoit celles qui ſe répandoient ; on cherchoit à ſurprendre le ſecret des cours & à corrompre leurs miniſtres. La tranquillité publique fut ſi ſouvent troublée par ces intérêts opposés, que le gouvernement crut devoir prendre des meſures pour arrêter l’excès de cet agiotage. On déclara que toute vente d’actions à terme ſeroit nulle ; à moins qu’il ne fût prouvé, par les regiſtres, que le vendeur, dans le tems du marché, en avoit la propriété. Les gens délicats ne ſe crurent pas diſpenfés, par cette loi, de l’obligation de tenir leurs engagemens : mais elle devoit rendre, & rendit en effet ces opérations plus rares, Dans des tems heureux, les actions s’élevèrent à un prix preſque incroyable. Elles acquirent juſqu’à huit fois leur valeur originaire. On les a vues décheoir ſucceſſivement. Au tems où nous écrivons, elles ne gagnent plus qu’environ 360 pour cent. C’eſt même plus qu’on n’en obtiendrait ailleurs qu’en Hollande, où l’on peut, où l’on ſait ſe contenter d’un intérêt de deux & trois quarts pour cent.

Ce ſigne de décadence en annonce un autre. Le dividende, qui étoit monté à trente & quarante pour cent, n’eſt plus que de douze & demi depuis pluſieurs années. S’arrêterat-il à ce terme, ou baiſſera-t-il encore ? Eſſayons de former quelques conjectures raiſonnables ſur cet important objet.

Le capital de la compagnie, ſes dettes payées, ne paſſoit pas 62 480 000 l. à la fin de 1751. Dans cette ſomme même, il n’y avoit en argent, en bon papier, & en marchandiſes dans les magaſins ou ſur les mers d’Europe & des Indes, que 38 060 000 l. Le reſte conſiſtoit en créances équivoques ou déſeſpérées, en armes, en vivres, en artillerie, en munitions de guerre, en beſtiaux, en eſclaves, en quelques autres effets qui n’entroient point dans le commerce.

À la même époque, les bénéfices annuels s’élevoient à 27 940 000 livres. Mais pour les obtenir, il faiſoit dépenſer 20 460 000 l. C’étoit donc 7 480 000 l. qu’il reſſort pour le dividende, & pour faire face aux guerres, aux incendies, aux naufrages, à tant d’autres malheurs que la prudence humaine ne peut ni prévoir, ni empêcher.

Cette ſituation alarmoit ſi vivement Moſſel, le plus habile des chefs qui aient gouverné les Indes Hollandoiſes, qu’il regardoit la compagnie comme un corps épuisé, qui ne ſe ſoutenoit que par des cordiaux. C’étoit, ſuivant ſon expreſſion, un vaiſſeau qui couloit bas, & dont la ſubmerſion étoit retardée par la pompe.

Quelques démarches que nous ayons faites, il ne nous a pas été poſſible d’obtenir un bilan poſtérieur à celui dont nous venons de nous occuper. Mais que doivent donc penſer les intéreſſés, de l’opiniâtreté avec laquelle on les laiſſe dans l’ignorance de leur ſituation ? ou que leurs affaires font dans le plus grand déſordre ; ou que les perſonnages auxquels ils en ont confié l’adminiſtration, ſont de malhonnêtes gens dont le projet conſtant eſt d’ordonner, de diſpoſer de tout à leur gré, de piller, ſans s’expoſer à aucune ſorte de réclamation ; ou que s’ils s’expoſent au ſoupçon de malverſation, c’eſt pour ſe garantir du reproche d’impéritie. Nous ſommes, ſe doivent-ils dire à eux-mêmes, nous ſommes dans les mains d’ignorans ou de fripons ; & de ces deux ſuppoſitions, quelle que ſoit celle qu’ils adoptent, quel en doit être l’effet ? La méfiance des actionnaires, le décri des actions & la décadence de la compagnie. Quand on réfléchit un peu profondément ſur cette conduite ténébreuſe, on ne ſait qui il faut blâmer davantage, ou des propriétaires indolens qui peuvent demander d’autorité un compte à des gens qui ne ſont, après tout, que leurs commettans, & qui certes ne ſe trouveront jamais enveloppés dans leur ruine ; ou de la tyrannie inſolente de ces repréſentans, à qui leurs concitoyens ont confié leur fortune, & qui en uſent comme de la leur ; ou de la connivence perfide des chefs de l’état, qui n’oſent, ou ne peuvent, ou ne veulent pas interpoſer leur autorité dans une circonſtance auſſi importante. Quoi qu’il en ſoit, le myſtère dont la compagnie fait une obligation, ſous ſerment, à ſes agens, n’empêche pas de voir que ſa ſituation devient de jour en jour plus fâcheuſe. Elle-même a été forcée de mettre les nations dans la confidence de ſa détreſſe, en diminuant de plus en plus ſes répartitions. Il reſte à démêler les vraies cauſes d’une vérité ſi affligeante.