Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 25

XXV. Malheurs qui menacent la compagnie.

Quand même il ſeroit poſſible que la compagnie trouvât un remède efficace & durable, aux maux qui la fatiguent depuis ſi long-tems, elle n’en ſeroit pas moins menacée de perdre le commerce excluſif des épiceries.

On a ſoupçonné long-tems que ces riches productions croiſſoient dans des régions inconnues. Il ſe répandoit obſcurément de tous côtés que les Malais, qui ſeuls avoient des relations avec ces contrées, avoient porté du girofle & de la muſcade dans pluſieurs marchés. Ce bruit vague n’a jamais été confirmé par des faits certains ; & il a fini par tomber dans l’oubli, comme toutes les erreurs vulgaires.

En 1774, le navigateur Anglois Forreſt eſt partit de Balambangan, dans la vue d’éclaircir enfin, ſi les épiceries croiſſoient dans la nouvelle Guinée, comme le bruit en étoit répandu depuis fort long-tems. À peu de diſtance de cette contrée ſauvage, il trouva, dans l’iſle de Manafwary, un muſcadier, dont le fruit ne differoit que par une forme oblongue de celui qui a tant de célébrité. Cet homme entreprenant arracha cent pieds de cet arbre utile, & les planta en 1776 à Bunwoot, iſle ſaine, fertile, couverte des plus beaux arbres, inhabitée, de dix-huit milles de circonférence ſeulement, & que la Grande-Bretagne tient de la libéralité du roi de Mindanao. C’eſt-là qu’eſt certainement cultivé le muſcadier & vraiſemblablement auſſi le giroflier, puiſqu’il eſt prouvé que Forreſt a abordé à pluſieurs des Moluques.

Un fait certain, & aujourd’hui généralement connu, c’eſt que les François ont réuſſi en 1771 & en 1772 à tirer des Moluques des muſcadiers & des girofliers qu’ils ont tranſplantés ſur leur territoire. Si ces plants qui ont commencé à donner quelques fruits, en procurent un jour beaucoup & de bonne qualité : voilà une révolution dans cette branche importante de commerce.

Il ne tenoit qu’à la France de partager avec les ſeuls Hollandois cette ſource féconde de richeſſes. On n’auroit eu, pour jouir de cet avantage, qu’à concentrer, dans un ſeul point facile à garder, les acquittions qu’on venoit de faire. Soit généroſité, ſoit imprudence, le gouvernement a voulu que cette culture fût établie dans pluſieurs de ſes poſſeſſions. Des arbres multipliés en tant de lieux ouverts, paſſeront néceſſairement dans les colonies des autres nations ; & en peu de tems, des productions aſſujetties, durant des ſiècles, à un monopole odieux, deviendront un bien commun à la plupart des peuples.

Peut-être n’y aura-t-il guère que les anciens poſſeſſeurs de ces productions précieuſes, qui en ſoient déſormais privés. Les ſeules iſles où elles aient crû juſqu’ici n’ont & ne peuvent avoir que ce genre d’utilité ; la garde en eſt très-diſpendieuſe & le climat meurtrier. Quel motif pourroient avoir leurs maîtres pour conſerver des établiſſemens qui auront perdu tous leurs avantages ? Ils les abandonneront donc ; & alors que deviendra un corps qui, depuis cinquante ans, n’avoit que cette reſſource, contre les infidélités de les agens, la multiplicité de ſes comptoirs, les vices de ſon adminiſtration ?

Indépendamment de cette guerre d’induſtrie, les Hollandois en doivent craindre une moins lente & plus deſtructive. Tout, mais ſinguliérement la manière dont ils compoſent leurs forces de mer & de terre, doit encourager leurs ennemis à les attaquer.

La compagnie a un fonds d’environ cent navires, de ſix cens à mille tonneaux. Tous les ans elle en expédie d’Europe vingt-huit ou trente, & en reçoit quelques-uns de moins. Ceux qui ſont hors d’état de faire leur retour, naviguent dans l’Inde, dont les mers paiſibles, ſi l’on excepte celle du Japon, n’exigent pas des bâtimens ſolides. Lorſqu’on jouit d’une tranquilité bien aſſurée, les vaiſſeaux partent séparément ; mais pour revenir, ils forment toujours, au cap, deux flottes qui arrivent par les Orcades, où deux vaiſſeaux de la république les attendent, & les eſcortent juſqu’en Hollande. On imagina dans des tems de guerre cette route détournée, pour éviter les croiſières ennemies ; on a continué à s’en ſervir en tems de paix, pour empêcher la contrebande. Il ne paroiſſoit pas aisé d’engager des équipages, qui ſortoient d’un climat brûlant, à braver les frimats du Nord. Deux mois de gratification, ſurmontèrent cette difficulté. L’uſage a prévalu de la donner, lors même que les vents contraires, ou les tempêtes pouſſent les flottes dans la Manche. Une fois ſeulement les directeurs de la chambre d’Amſterdam tentèrent de la ſupprimer. Ils furent ſur le point d’être brûlés par la populace, qui, comme toute la nation, déſapprouve le deſpotiſme de ce corps puiſſant, & gémit de ſon privilège. La marine de la compagnie eſt commandée par des officiers qui ont tous commencé par être matelots ou mouſſes. Ils ſont pilotes, ils ſont manœuriers : mais ils n’ont pas la première idée des évolutions navales. D’ailleurs, les vices de leur éducation ne leur permettent ni de concevoir l’amour de la gloire, ni de l’inſpirer à l’eſpèce d’hommes qui leur eſt ſoumiſe.

La formation des troupes de terre eſt encore plus mauvaiſe. À la vérité, des ſoldats déſerteurs de toutes les nations de l’Europe, devroient avoir de l’intrépidité : mais ils ſont ſi mal nourris, ſi mal habillés, ſi fatigués par le ſervice, qu’ils n’ont aucune volonté. Leurs officiers, la plupart tirés d’une profeſſion vile, où ils ont gagné de quoi acheter des grades, ne ſont pas faits pour leur communiquer l’eſprit militaire. Le mépris qu’un peuple, qui n’eſt que marchand, a pour des hommes voués par état à une pauvreté forcée, joint à l’éloignement qu’il a pour la guerre, achève de les avilir, de les décourager. À toutes ces cauſes de relâchement, de foibleſſe & d’indiſcipline, on peut en ajouter une qui eſt commune aux deux ſervices de terre & de mer.

Il n’exiſte peut-être pas, dans les gouvernemens les moins libres, une manière de ſe procurer des matelots & des ſoldats, moins honnête & plus vicieuſe que celle qui, depuis long-tems, eſt miſe en uſage par la compagnie. Ses agens, auxquels le peuple a donné le nom de vendeurs d’âmes, toujours en activité ſur le territoire, ou même hors des limites de la république, cherchent par-tout des hommes crédules, qu’ils puiſſent déterminer à s’embarquer pour les Indes, ſous l’eſpérance d’une fortune rapide & conſidérable.

Ceux qui ſe laiſſent leurrer par cet appât, ſont enrôlés, & reçoivent deux mois de paie, qu’on livre toujours à leur séducteur. Ils forment un engagement de 300 livres au profit de l’embaucheur, chargé, par cet arrangement, de leur fournir quelques vêtemens, qu’on peut eſtimer le dixième de cette valeur. La dette eſt conſtatée par un billet de la compagnie, qui n’eſt payé que dans le cas où les débiteurs vivent allez long-tems pour que leur ſolde y puiſſe ſuffire.

Une ſociété qui ſe ſoutient malgré ce mépris pour la profeſſion militaire, & avec des ſoldats ſi corrompus, doit faire juger des progrès qu’a faits l’art de la négociation dans ces derniers ſiècles. Il a fallu ſuppléer ſans ceſſe à la force par des traités, de la patience, de la modeſtie & de l’adreſſe : mais on ne ſauroit trop avertir des républicains, que ce n’eſt-là qu’un état précaire ; & que les moyens les mieux combinés en politique, ne réſiſtent pas toujours au torrent de la violence & des circonſtances. La sûreté de la compagnie exigerait des troupes composées de citoyens : mais cet ordre de choſes n’eſt point praticable. La dépopulation de la Hollande en ſeroit une ſuite néceſſaire. Le gouvernement s’y oppoſeroit, & diroit à ce corps déjà trop favorisé.

« La défenſe & la conſervation de notre pays nous eſt tout autrement à cœur que le bon ordre de vos affaires. À quoi nous ſerviroit l’or dont vos flottes reviendroient chargées, ſi nos provinces devenoient déſertes ? Si nous renonçons jamais au ſervice des étrangers, ce ſera dans nos armées & non ſur vos vaiſſeaux que nous les remplacerons. N’expatrions, n’expoſons à la mort que le moins de nos concitoyens qu’il ſera poſſible. Les chefs de nos comptoirs ſont aſſez opulens pour le garantir, par tous les moyens connus, des funeſtes influences d’un climat empeſté. Et que nous importe que des Allemands, auxquels d’autres Allemands ſuccéderont, périſſent ou ne périſſent pas, s’il s’en trouve toujours aſſez que la misère chaſſera de leur patrie, & qui ſe laiſſeront bercer d’une fortune qu’ils ne feront point ! Leur paie ceſſe, au moment où ils expirent ; nos coffres continuent à ſe remplir, & nos provinces ne ſe vuident point. La compagnie n’a de sûreté que celle de la république ; & où ſera celle de la république ſi, par une dépopulation conſtante, nous réduiſons notre contrée à la misérable condition de nos colonies » ?

La compagnie ne ſera jamais donc ſervie que par des troupes étrangères ; & jamais elle ne parviendra à leur inſpirer cet eſprit public, cet enthouſiaſme pour la gloire qu’elle n’a pas elle-même. Un corps eſt toujours à cet égard, comme un gouvernement qui ne doit jamais conduire les troupes que par les principes ſur leſquels porte ſa conſtitution.

L’amour du gain, l’économie, ſont la baſe de l’adminiſtration de la compagnie. Voilà les motifs qui doivent attacher le ſoldat à ſon ſervice. Il faut, qu’employé dans des expéditions de commerce, il ſoit aſſuré d’une rétribution proportionnée aux moyens qu’il emploiera pour les faire réuſſir, & que la ſolde lui ſoit payée en actions. Alors les intérêts perſonnels, loin d’affoiblir le reſſort général, lui donneront de nouvelles forces.

Que ſi ces réflexions ne déterminent pas la compagnie à porter la réforme dans cette partie importante de ſon adminiſtration, qu’elle ſe réveille du moins à la vue des dangers qui la menacent. Si elle étoit attaquée dans l’Inde, elle ſe verſoir enlever ſes établiſſemens en beaucoup moins de tems qu’elle n’en mit pour les conquérir ſur les Portugais. Ses meilleures places ſont ſans défenſe, & la marine ſeroit hors d’état de les protéger. On ne voit pas un ſeul vaiſſeau de ligne dans les ports ; & il ne ſeroit pas poſſible d’armer en guerre les bâtimens marchands. Les plus forts de ceux qui retournent en Europe, n’ont pas cent hommes ; & en réuniſſant ce qui eſt diſpersé ſur tous ceux qui naviguent dans les Indes, on ne trouveroit pas de quoi former un ſeul équipage.

Tout homme accoutumé à calculer des probabilités, ne craindra pas d’avancer que la puiſſance Hollandoiſe pourroit être détruite en Aſie, avant que le gouvernement eût eu le tems de venir au ſecours de la compagnie. Ce coloſſe, d’une apparence giganteſque, a pour baſe unique les Moluques. Six vaiſſeaux de guerre, & quinze cens hommes de débarquement, ſeroient plus que ſuffiſans pour en faire la conquête. Cette révolution peut être l’ouvrage des François & des Anglois.

Si la cour de Verſailles formoit cette entrepriſe, ſon eſcadre partie de l’iſle de France, fondroit ſur Ternate, où les hoſtilités porteraient la première nouvelle de ſon arrivée dans ces mers. Un fort ſans ouvrages extérieurs, & qui peut être battu de deſſus les vaiſſeaux, ne feroit pas une longue réſiſtance. Amboine, qui avoit autrefois un rempart, un mauvais foſſé, quatre petits baſtions, a été ſi ſouvent bouleversé par des tremblemens de terre, qu’il doit être hors d’état d’arrêter deux jours un ennemi entreprenant. Banda préſente des difficultés particulières. Il n’y a point de fonds autour de ces iſles, & il y règne des courans violens ; de ſorte que ſi on manquoit deux ou trois canaux qui y conduiſent, on ſeroit emporté ſans reſſource au-deſſous du vent : mais cet obſtacle ſeroit aisément levé par les pilotes d’Amboine. On n’aurait qu’à battre un mur, ſans foſſé, ni chemin couvert, ſeulement défendu par quatre baſtions, en mauvais état. Un petit fort, bâti ſur une hauteur qui commande la place, ne prolongerait pas la défenſe de vingt-quatre heures.

Tous ceux qui ont vu de près & bien vu les Moluques, s’accordent à dire, qu’elles ne tiendraient pas un mois contre les forces qu’on vient d’indiquer. Si, comme il eſt vraiſemblable, les garniſons exceſſivement réduites par économie, énervées par la malignité du climat, aigries par les traitemens qu’elles éprouvent, refuſoient de ſe battre, ou ſe battoient mollement, la conquête ſeroit plus rapide. Pour lui donner le degré de ſolidité dont elle ſeroit digne, il faudrait s’emparer de Batavia ; ce qui ſerait moins difficile qu’il ne doit le paroître. L’eſcadre, avec ceux de ſes ſoldats qu’elle n’aurait pas laiſſés en garniſon, avec la partie des troupes Hollandoiſes qui ſe ſerait donnée au parti vainqueur, avec huit ou neuf cens hommes qu’elle recevroit à tems, viendrait sûrement à bout de cette entrepriſe.

À la vérité, il ne ſerait pas poſſible de former par mer le ſiège de la place. Sous ſes murs, l’eau eſt généralement ſi baſſe, que les vaiſſeaux ne pourraient jamais aſſez approcher des fortifications pour les battre.

Il faudrait donc avoir recours au débarquement. Peut-être l’a-t-on rendu impraticable en pluſieurs endroits, ſur-tout à l’embouchure de la rivière qui embellit la ville. Mais ſur des côtes plates, par-tout acceſſibles pour des chaloupes, il faut s’accoutumer à regarder la deſcente comme exécutée.

L’aſſaillant une fois établi à terre, ne trouverait qu’une cité d’une lieue de circonférence, défendue par un double foſſé plus ou moins profond ; par un rempart peu élevé & qui tombe en ruine ; par une citadelle irrégulière & mal entretenue ; par quelques Indiens, ſans valeur & ſans expérience, ramaſſés de divers pays ; par un petit nombre de troupes blanches, mécontentes de leur ſort, & commandées par des officiers qui n’ont ni élévation, ni expérience. Doit-on préſumer que de pareils obſtacles arrêteroient des guerrière entreprenans & animés par l’eſpoir d’un butin immenſe ? Non ſans doute. Auſſi l’eſpoir des Hollandois a-t-il une autre baſe.

Le climat de Batavia eſt ſi meurtrier, qu’une partie conſidérable des ſoldats qu’on y porte de nos contrées périſſent dans l’année. Un grand nombre de ceux qui échappent à la mort, languiſſent dans les hôpitaux. À peine en reſte-t-il le quart qui puiſſe faire régulièrement le ſervice de la place. Les Hollandois ſe flattent qu’en ajoutant aux cauſes ordinaires de deſtruction le ſecours d’une inondation générale, qui eſt toujours aisée, ils creuſeroient un tombeau aux aſſaillans, ou les forceroient à ſe rembarquer. Les aveugles ! qui ne voient pas que tous ces moyens de ruine ont beſoin du ſecours du tems ; & que la priſe de la place ne ſeroit qu’un coup de main, pour une nation aguerrie & entreprenante.

Le plan de conquête que pourroit former la France, conviendroit également aux intérêts de la Grande-Bretagne ; avec cette différence, que les Anglois commenceroient peut-être par ſe rendre maîtres du cap de Bonne-Eſpérance, relâche excellente qui faciliteroit leur navigation aux Indes.

Les deux côtés de la baie qui conduit à la capitale de cette fameuſe colonie, ſont défendus par des redoutes multipliées & judicieuſement placées : mais leurs batteries ſeroient aisément démontées par les vaiſſeaux qui peuvent mouiller aſſez près de la terre pour les battre. Le fort, placé près du rivage, auroit le même ſort. Il réſiſteroit encore moins au plus foible ennemi qui l’attaqueroit par terre. Conſtruit ſans art, dominé, ne pouvant contenir que cinq ou ſix cens défenſeurs, il ſeroit néceſſairement réduit en moins d’un jour avec quelques bombes. Les colons, diſpersés dans un eſpace immenſe & séparés les uns des autres par des déſerts, n’auroient pas le tems de venir au ſecours. Peut-être ne le voudroient-ils pas, quand ils le pourroient. Il doit être permis de ſoupçonner que l’oppreſſion, dans laquelle ils gémiſſent, leur fait déſirer un changement de domination.