Histoire générale du féminisme (Abensour)/Féodalité

FÉODALITÉ ET CHEVALERIE


La propriété féodale et le droit politique de la femme noble. — Les guerrières : Jeanne d’Arc. — Les femmes dans les assemblées politiques. — La chevalerie exalte l’amour et la femme.

Propriété féodale et droits politiques féminins. — Tandis que saint Paul vaticine : « Femmes, soyez soumises à vos maris ! » le droit germanique prononce : « Aucune femme ne peut vivre indépendante et soumise à sa propre loi. Toute sa vie elle doit être sous la puissance de son mari ou sous celle du prince. » La société que formèrent les mœurs barbares et les idées chrétiennes devait donc être singulièrement antiféministe. Elle le fut en effet. Et pendant les époques mérovingienne et carolingienne, la femme, placée « dans la main du mari », est vraiment son esclave. Tout droit civil (ester en justice, tester, hériter) lui est retiré, et, à une époque où seul compte le droit du glaive, on ne peut songer à lui accorder de droits politiques. Sans doute quelques grandes figures apparaissent, supérieures souvent à celles de leurs contemporaines : Frédégonde, l’ambitieuse de génie, qui de chambrière devint reine ; Brunehaut, qui, dans la sauvage Austrasie, voulut ressusciter Rome, ses lois et son gouvernement, et quelques années plia sous une volonté d’airain les leudes indomptables ; Radegonde, âme d’élite d’une délicatesse toute moderne et qui semble déjà l’héroïne, plus tragique, de Maison de poupée. N’est-elle pas une des premières rebelles, cette princesse qui, rebutée par la grossièreté de son mari, Clotaire Ier se réfugie en un cloître qui, sous sa direction intelligente, est en même temps un hôpital et un salon et d’où s’échappent, dépaysées dans un siècle barbare, vraies tourterelles dans le nid des vautours, les madrigaux de son adorateur platonique, l’Italien Fortunat ? Figures d’exception et qui n’empêchent la femme, comme tous les faibles, d’avoir été alors opprimée, foulée.

Mais dans la barbarie germanique était en germe la féodalité, et dans celle-ci l’affranchissement de la femme. Au douzième siècle, une nouvelle société est formée, aussi différente de la société franque que celle-ci de la société romaine. Elle repose sur ces deux principes : morcellement de l’autorité publique ; confusion de la propriété et de la souveraineté. Chacun des innombrables États Indépendants qui se partagent par exemple le royaume de France est considéré (qu’il s’agisse de l’immense duché d’Aquitaine ou d’une minuscule seigneurie) comme un domaine particulier. Le possesseur de ce domaine est, sur ses terres, administrateur, juge, percepteur, général et transmet, dans des conditions fixées par le droit civil, ses domaines avec tous leurs droits souverains à ses enfants.

De cette propriété féodale, les femmes d’abord furent exclues. Au douzième siècle, elles peuvent l’acquérir à peu près dans les mêmes conditions que les hommes et, dès lors, en exercer tous les droits.

Elle n’a rien de la « faible femme », la fille ou l’épouse du châtelain. Son éducation est rude ; et la réserve est la dernière qualité qu’on ait pensé à cultiver en elle. Quand le seigneur ou ses hôtes rentrent de la chasse ou de la guerre, elle leur donne le bain, les couche et au besoin panse leurs plaies. Renfermée dans le château, elle en sort, pour, au cours des longues expéditions de son mari, chevaucher sur ses terres, surveiller ses manants et ses serfs, recueillir leurs redevances, conduire quelques dizaines d’hommes contre les chevaliers-brigands et parfois elle-même pratiquer sur les terres de ses voisins de fructueuses razzias. Qu’en l’absence du maître le château soit assiégé, et elle saura le mettre en défense.

Les guerrières : Jeanne d’Arc. — L’Amazone n’est pas une exception au moyen âge. Toute châtelaine est, si les circonstances l’exigent, susceptible de le devenir. Jeanne de Montfort qui, pendant plus de vingt ans, combattit pour la possession de son duché de Bretagne, Blanche de Champagne qui, pendant la minorité de son fils Thibaud, conduisit ses troupes contre son compétiteur Erard de Brienne et le défit en bataille rangée, Blanche de Castille qui, régente pour saint Louis mineur, alla elle-même assiéger Bellême : voilà autant d’illustres exemples de femmes soldats et capitaines. Exemples d’ailleurs pris entre mille.

Quoi de plus caractéristique, encore, de la mentalité féminine et des habitudes prises par l’opinion publique que le rôle des femmes aux Croisades ?

L’irrésistible mouvement qui tend l’âme de la chrétienté vers le Saint Sépulcre ne connaît pas de différence de sexe, et le fleuve humain qui, torrentiel, court vers les lieux saints roule des femmes dans ses flots : des paysannes avec les serfs et les manants de Gottschalck et de Pierre l’Ermite, de grandes dames avec Godefroid de Bouillon, Louis VII, Barberousse et saint Louis. Aliénor d’Aquitaine, Marguerite de Provence accompagnent leurs maris, celle-ci à Antioche, celle-là à Damiette et, durant la débâcle qui suivit Mansourah, la femme du saint roi donna maintes preuves de sagesse et de courage. Un siècle et demi auparavant, Florine, fille du duc de Bourgogne, promise au prince de Danemark Suénon, s’était croisée avec son fiancé. Comme lui, elle avait revêtu l’armure écartelée de la croix rouge ; avec lui elle était tombée face aux Turcs, dans le désert d’Anatolie.

On vit une riche châtelaine donner sa fortune pour équiper un vaisseau, le garnir de cinq cents hommes et les conduire elle-même en Terre Sainte. Point même n’est besoin d’être une haute et puissante dame pour figurer avec honneur dans l’armée des Croisés. Écoutons la sœur d’un moine de Beauvais qui accompagna son frère à Jérusalem nous donner, tout naïvement, ses impressions de campagne : « Je remplis autant que possible les fonctions de soldat… quoique femme. J’avais l’air d’un guerrier. Je lançais des pierres avec la fronde et, remplie de crainte, j’apprenais à dissimuler ma faiblesse. Il faisait chaud, les combattants n’avaient point de repos ; je donnais à boire sur les murs aux soldats fatigués. »

Ces femmes soldats restent des femmes avec leurs touchantes faiblesses, et n’en sont que plus héroïques à affronter la dure vie des preux. Voici encore les femmes qui, dans Antioche assiégée, montent sur les remparts et arrosent de pierres et d’huile bouillante les Sarrasins. Voici celles qui, premières Croix-Rouges, parcourent le champ de bataille, donnant à boire aux blessés et les réconfortant d’une chaude tendresse. Voilà ces écuyères qui, faites prisonnières par les Sarrasins, furent, leur casque enlevé, reconnues femmes à leur longue chevelure blonde ; et ces trois cents guerrières commandées par « la Dame aux jambes d’or ». L’histoire des Croisées révélerait d’extraordinaires aventures, de surprenants héroïsmes. Contentons-nous d’indiquer sans pouvoir approfondir et de tirer de ces faits une conclusion qui s’impose. La législation féodale reconnaissait aux femmes la capacité militaire, et les mœurs façonnées par de fréquents exemples ne s’offusquaient nullement de voir une femme monter à cheval et faire la guerre.

Nul doute qu’à cet état d’esprit assez général encore à son époque, malgré le déclin des institutions féodales, Jeanne d’Arc n’ait dû le succès rapide de son entreprise. Les historiens de notre sainte nationale passent leur temps à critiquer ceux qui ont refusé d’abord de confier à Jeanne le commandement des armées, sans s’étonner une minute que finalement on l’en ait investie. Car c’est là le grand miracle de sa vie. Transportons en effet l’épopée de la Pucelle à l’époque contemporaine. L’hypothèse même nous paraît absurde. Pourquoi Jeanne d’Arc put-elle s’imposer comme chef de guerre ? Sans doute, le mysticisme de ses contemporains, la simplicité relative de l’art militaire rendaient possible une entreprise qui eût paru en d’autres temps une ridicule gageure ; mais surtout, on était habitué à voir une femme manier l’épée, vivre au milieu des soldats. Exceptionnelle par le talent, la valeur morale, la hauteur du but qu’elle poursuit, la plus grande, la plus touchante de nos héroïnes reste, par son activité guerrière, une femme de son temps et de son pays. Comme elle exprime le sentiment de la patrie qui, fait d’abord d’aspirations inconscientes et confuses, est assez fort pour briser enfin le joug anglais, elle est l’aboutissant magnifique de toutes celles qui, reines, baronnes ou femmes du peuple, en pleine lumière de l’histoire, dans la pénombre de la chronique ou dans une obscurité totale qu’à peine perce une lueur, ont, pour des buts moins hauts, saisi les armes et prouvé que le courage et le mépris de la mort ne sont pas l’apanage essentiel du sexe masculin.

La femme et le gouvernement local. — Plus fréquente encore que la guerrière est la femme qui, sur son fief, exerce tous les droits, tous les pouvoirs, toutes les fonctions jugées aujourd’hui masculines qui, par définition, appartenaient au possesseur du fief. Veuve ou fille, en effet, pour le compte de ses enfants ou pour son compte personnel, elle tient son fief comme un héritage, et comme tel l’administre. Mariée même, elle est souvent seule au château, seule sur ses domaines. Son mari guerroie contre ses voisins, chevauche pour le service du suzerain ou pour le service de Dieu. Combien de temps séjourne-t-il sur ses terres ? La femme reste et ne se contente pas de filer la quenouille au foyer. C’est elle qui assure la bonne administration du domaine, l’obéissance des vassaux, l’exact recouvrement des redevances. Elle ne fait en somme, et dans des circonstances analogues, que ce que firent, au cours de la grande guerre, la fermière et la femme du propriétaire terrien qui suppléèrent leur mari, cinq ans arraché au sol nourricier. Et comme, grâce à nos contemporaines, la vie économique de la France s’est maintenue, de même la châtelaine a, plus peut-être que le châtelain, guerrier éternel, contribué à la vie de la France féodale. Écoutons Christine de Pisan prescrire ses devoirs à la châtelaine. Elle devra, dit l’auteur de la Cité des Dames, connaître de toutes les redevances, « fiefs et arrière-fiefs, censives et champarts », en un mot être initiée à tous les détails de l’administration féodale. Ce n’est pas, évidemment, par dilettantisme, mais bien parce qu’elle seule, en l’absence de son mari, peut assurer la vie de son fief. Aussi voyons-nous la femme, par la grâce de cette terre qu’elle tient et qui la consacre souveraine, pourvue de toutes ces fonctions publiques qu’une antiquité fabuleuse lui a permises et qu’aux pays anglo-saxons ou Scandinaves le vingtième siècle lui ouvrira. Administrateurs d’un vaste territoire, des femmes promulguent des lois, octroient des chartes à leurs loyaux sujets, tiennent une cour plénière et reçoivent l’hommage de leurs vassaux ou, en grande pompe, se déplacent pour l’aller prêter à leur suzerain. Juges, elles président le plaid et formulent l’arrêt. Grands personnages dans l’État, elles sont appelées à figurer, souvent avec un rôle actif, dans les principales manifestations de la puissance publique. La comtesse Mahaut d’Artois, pair de France, soutient la couronne sur la tête de son gendre Philippe le Hutin, pendant la cérémonie du sacre. Comme l’a fait une cinquantaine d’années auparavant la comtesse de Flandre, elle siège parmi les grands barons à la Haute-Cour de justice, la Cour des Pairs. Aux assemblées préparatoires à l’élection des états généraux, elles sont représentées par procureur ; aux états provinciaux, elles siègent elles-mêmes et longtemps, jusqu’au dix-septième siècle, cet usage persistera. Au quatorzième siècle, deux hautes et puissantes dames s’excusent de ne pouvoir tenir leur place aux états du Limousin. La marquise de Sévigné consacre quelques-unes de ses lettres à une description, des plus pittoresques, de ces états de Bretagne, célèbres par leur animation et leurs beuveries, où, lors de ses séjours aux Rochers, elle a l’occasion de siéger.

Ainsi, par la conception que la féodalité fut amenée à se faire de la propriété foncière, la femme noble, pourvue des mêmes droits que les hommes, a, presque autant que les hommes eux-mêmes, exercé ces droits. Pendant deux ou trois siècles la vie politique et administrative de la France a été faite autant par les femmes que par les hommes. L’histoire de bon nombre de grands fiefs et d’une multitude de petites seigneuries le démontrerait surabondamment.

Mais est-ce seulement la tenure féodale qui confère à la femme des droits politiques ? Non, car le tiers état, lui aussi, connaît des femmes qui délibèrent dans les assemblées et votent pour le choix de leurs représentants.

Tout membre d’une communauté urbaine ou rurale a, suivant les plus anciens usages, — et dans toutes les formes primitives de gouvernement, — le droit de donner son avis sur toutes les questions qui intéressent la communauté, le droit de participer à l’élection des représentants qui doivent, devant les pouvoirs supérieurs, défendre les intérêts de cette communauté.

Dans ces organismes très primitifs que sont ces communautés de village qui se forment après les grandes invasions, les femmes durent concourir avec les hommes à la formation des assemblées et jouir de la même compétence électorale ou délibérative. Il est probable cependant qu’aux douzième et treizième siècles les droits politiques de la femme du peuple étaient parfois contestés. De ces droits politiques des femmes, comme des contestations dont ils étaient l’objet, une encyclique pontificale témoigne.

« Dans toute assemblée plénière de laïques, dit le pape Innocent IV, doivent être appelés tous ceux qui ont atteint l’âge de quatorze ans, hommes et femmes, jeunes filles, femmes mariées ou veuves. » Tel est le droit ancien, ou plutôt telle est la coutume ancienne : la papauté la défend contre les novateurs.

Sans doute ne faut-il pas conclure de là que, dans toutes les communautés de village de la chrétienté, les femmes aient paru à l’assemblée délibérante et participé à l’élection des magistrats. Mais du droit reconnu à la femme par la papauté, nous connaissons du moins un assez grand nombre d’applications, et ce, dans des régions si différentes qu’on peut conclure à la généralité d’une pareille coutume. Dans la vallée de Saint-Savin, des procès-verbaux d’assemblées tenues au treizième siècle mentionnent une femme et signalent que seule elle fit opposition à la décision unanime. La charte de Beaumont, en Argonne, si elle n’est pas, comme le veulent les féministes modernes, la première des constitutions politiques reconnaissant aux femmes les droits de citoyennes, eut du moins des filiales, telle la charte de Pont-à-Mousson, qui donnent en effet les droits politiques à tous « les bourgeois et bourgeoises ». Dans un grand nombre de villages et de bourgs de l’est de la France, de la Wallonie, du Luxembourg, les mêmes institutions sont en vigueur. Elles se perpétuèrent en France jusqu’à la fin de l’ancien régime. À la veille de la Révolution encore, des femmes, dans différents villages de France, prirent part aux assemblées de paroisses.

S’agit-il de députés aux états généraux ? Si la femme noble envoie un représentant pour sa terre, la roturière prend place dans les assemblées où vont être nommés des députés du tiers. À Ferrière-sur-Beaulieu, près de Tours, pour les élections préparatoires à l’Assemblée de 1308, les femmes prirent part comme les hommes à l’élection de ces députés. En d’autres régions, nous savons que les représentants du tîers furent élus « par toute la communauté », ou « par les hommes et habitants ».

Le droit de suffrage accordé aux femmes se distingue d’ailleurs dans son essence même des droits politiques qu’elles ont acquis aujourd’hui. D’abord, il n’est pas universel, mais soumis au caprice de la coutume ou de la loi ; d’autre part, ce ne sont jamais toutes les femmes qui en bénéficient, mais seulement les femmes chefs de famille, c’est-à-dire les filles majeures qui possèdent en leur nom une maison dans le village ou les veuves qui représentent leurs enfants. Le vote politique n’est donc pas le droit de toutes, mais le privilège de quelques-unes.

Cette réserve faite, et elle est assez importante, il n’en reste pas moins que la qualité de femme n’apparaît jamais au moyen âge comme entraînant l’incapacité de participer aux affaires publiques.

La reconnaissance de la capacité politique de la femme s’accompagne fort bien d’ailleurs d’un sentiment de mépris pour sa faiblesse, de l’idée de son infériorité morale, hautement exprimée par les juristes et les théologiens, et de la subordination de la femme dans la famille. Beaumanoir reconnaît au mari le droit de battre sa femme tout son saoul ; et les héros des premières chansons de geste, fussent-ils rois ou princes, usent de ce droit copieusement. Tel Pépin le Bref donnant durement du poing sur le nez de la gente Blancheflor.

Mais voici qu’apparaît la chevalerie, et avec elle des idées nouvelles, des sentiments nouveaux qui vont forger à la femme un prestige jusqu’alors inconnu.

La chevalerie exalte la femme et l’amour. — La chevalerie est d’inspiration ecclésiastique. En transformant cette carrière des armes, obligation et plaisir du seigneur féodal, en une mission quasi analogue à celle du prêtre ; en faisant de l’investiture militaire un sacrement, l’Église tend à imposer au barbare, qui n’a admis jusqu’ici de droit que la force, la supériorité de l’idéal moral. Ce but, la femme à toute époque se l’est proposé. Et au treizième siècle, comme au dix-septième, l’influence féminine contribue puissamment à faire sortir des limbes féodales une société intelligente et polie. Les cours d’amour réalisèrent alors ce que firent plus tard les salons des Précieuses. Dans la lutte qu’il entreprit pour la civilisation, le clergé trouva donc dans la femme une précieuse alliée. Alliée toute-puissante bientôt et dont l’influence éclipsera celle même de l’Église.

C’est que, considérée d’abord comme l’un de ces êtres faibles que le chevalier doit protéger contre l’injustice, la femme apparaît bientôt — est-ce uniquement par suite du développement du culte de la Vierge ? — est-ce par suite de la réapparition de l’antique mysticisme oriental ? — comme un être d’une autre essence que l’homme, placé sur un plan supérieur, plus près du divin. Elle est le mobile des grandes actions de l’homme, de ces grandes actions qu’on accomplit par amour.

C’est que la conception de l’amour subit alors une transformation profonde. Quel témoignage meilleur de cette transformation que le contraste entre nos premières chansons de geste et les poèmes du cycle breton ? Ici, la femme reléguée dans l’ombre, la figure des héroïnes à peine estompée ; le héros, même s’il est Roland ou Olivier, saisissant celle qu’il aime avec une fureur sauvage, sans se préoccuper un instant de lui plaire ; et la guerre rejetant l’amour à l’arrière-plan.

Là l’amour est au contraire le grand, le seul mobile ; ce sont les orages de la passion et de la jalousie qui, dans le beau poème où vivent les sublimes figures d’Ysolde et de Tristan, seuls déchaînent la guerre. C’est pour plaire à une femme, mieux, pour la mériter, que Lancelot, que Perceval le Gallois s’en vont par le monde, bravant les périls. C’est jeu pour le vrai chevalier que de briser les obstacles qui se dressent devant son amour. Pour être digne de l’aimée, pour mériter le don précieux de son corps, le don plus précieux de son âme, il s’imposera des épreuves inutiles. Et, dans son amour, la passion s’accompagne d’un infini respect. L’amour courtois a pris naissance. Voilà, certes, l’une des plus grandes conquêtes de la femme, l’une de ses plus éclatantes victoires sur la loi de l’homme.

Ce n’est jamais entre mari et femme, bien entendu, que se développe l’amour courtois ; et l’épouse, mariée de force à un homme que souvent elle n’aime pas, se dédommage en choisissant un chevalier servant. Celui-ci ne sera pas le maître, mais bien l’esclave docile. Entre elle et lui c’est le flirt avec sa savante escrime, la casuistique amoureuse avec tous ses raffinements. La femme, plus subtile, triomphe dans de tels jeux. Sa domination, la déclaration d’amour la consacre ; la formule de cette déclaration, c’est celle même de l’hommage au suzerain : « Madame, dit le soupirant, c’est de vous que je tiens mon cœur, mon corps, mon esprit et mon savoir ; c’est de vous que je veux être toute ma vie le loyal serviteur pour vous garder d’injures et de mal et employer tout mon savoir à exalter votre mérite. » Le voilà donc devenu le vassal de celle qu’il aime, et celle-ci son seigneur.

Or cette déclaration d’amour, que de fois elle fut répétée sur les rives de la Garonne d’abord, où commencèrent de fleurir les cours d’amour, puis dans les pays plus rudes de la langue d’oïl, où bientôt la mode les établit ! Combien de chevaliers furent ainsi les vassaux spirituels des nobles dames ! Conventions mondaines, jeux subtils, dira-t-on ; sans doute, mais conventions toutes-puissantes et jeux qu’une élite masculine et féminine prenait fort au sérieux. Et l’exaltation de l’amour, la liberté que l’usage, sinon les lois, laisse à la femme de choisir, en dehors du mariage, une âme sœur, l’ascendant que dans le duel sentimental la femme prend sur l’homme assurent à celle-là une véritable suprématie sur celui-ci. La chevalerie est l’âge de la femme, et elle réalise pour la femme noble, du moins, déjà largement pourvue de droits et de prérogatives politiques, mais toujours soumise à son mari et passant sa vie sous l’ombre du château féodal, une première émancipation.

Car, c’est là un caractère commun au treizième siècle et au dix-huitième siècle, l’un et l’autre époques de domination et de prestige féminins, la vie mondaine rayonne alors de tout son éclat. Or, dans le monde, à toute époque, la femme est reine. Combien son pouvoir sera plus grand en une société où l’amour, et un tel amour, vraie religion, tient une si grande place ! « Maudit soit le chevalier qui demande conseil à une femme lorsqu’il faut tournoier, » dit le héros d’une chanson de geste du douzième siècle… Et au treizième, la femme fait mieux que présider les cours d’amour ; elle préside le tournoi, pare les chevaliers de ses couleurs, donne au héros l’écharpe, le gant ou le mouchoir, menus gages d’amour, dont tout à l’heure sa valeur va s’exalter. Qu’une femme présente à l’assemblée ait eu à se plaindre d’un chevalier, et elle le peut faire honteusement exclure du tournoi. Car celui-là seul est vrai chevalier qui n’a jamais manqué aux obligations qu’il doit aux dames. Et voilà les femmes investies d’une juridiction d’honneur sur ces fiers barons qui, naguère, les renvoyaient à leur quenouille. D’ailleurs n’est-ce pas pour elles, pour elles seules que l’on combat ? Il ne s’agit plus à présent de déployer brutalement sa force, pour le seul plaisir de se sentir vigoureux et souple, mais de faire la roue devant les tribunes toutes fleuries de nobles dames et de gentes damoiselles, dont l’une va investir le vainqueur du gracieux « chapel de roses ».

Parfois, la guerre même devient un tournoi où le chevalier encore frappe de beaux coups pour sa belle. Témoin cette anecdote citée par Froissart :

« Sous les murs de Cherbourg assiégée par les armées de Charles V, Français et Anglais cessèrent de combattre, pour permettre à un écuyer anglais de défier celui des combattants de l’autre armée qui se dirait le plus amoureux de sa dame. »

Des traits de cette sorte abondent en nos vieilles chroniques. Plus intimement qu’à aucune époque l’amour se mêle à toutes les actions des hommes. Ne nions pas, bien entendu, tout ce qu’il y avait de convenu et d’artificiel dans un tel état d’esprit. Pour beaucoup de chevaliers, sans doute, le respect agenouillé devant la femme fut pure affectation, simple snobisme. N’importe, une mode a d’abord été l’expression du goût, du sentiment d’une majorité, et les gestes extérieurs contribuent, malgré qu’on en ait, à former l’âme. Dans le petit monde fermé de la chevalerie, — mais ce petit monde est l’élite de la force et de l’esprit, — le féminisme triomphe, puisque la femme est jugée moralement supérieure à l’homme et l’amour de la femme le mobile dernier des actions humaines.