Histoire générale du féminisme (Abensour)/Orient 2

COUP D’ŒIL VERS L’ORIENT


Les Amazones de Bohême et la révolte des femmes. — Lumières féminines de l’Islam. — La première féministe chinoise.

Les Amazones de Bohême. — Tard venus à la civilisation, les Slaves conservèrent longtemps les mœurs et les lois des primitifs : propriété collective et liberté de la femme qui, liées en une civilisation rudimentaire, fleurirent chez tant de peuples à l’aurore de l’humanité. Vue à la lueur souvent trouble de légendes que contrôlent quelques faits historiques, la femme slave apparaît pendant des siècles comme profondément différente de celle qu’on se représente comme son type accompli : la grande dame du temps des premiers Romanof qui vit recluse au terem et qui, délivrée par Pierre le Grand, resta longtemps éblouie de la lumière du jour. Celle-là était le produit de longs siècles de culture byzantine et de despotisme mongol.

Quant à la femme tchèque, polonaise, serbe, grande ou petite russienne, peu s’en faut qu’elle ne mène la même existence agricole et guerrière que les hommes de sa tribu. Pendant la paix, mêmes occupations, même influence dans ces communautés de village où elle prend part aux assemblées délibérantes ; pendant la guerre, souvent l’Amazone reparaît. L’épopée serbe, les plus anciennes Chroniques russes, le folklore tchèque et polonais conservent le souvenir de mainte héroïne, fille du peuple ou princesse, dont les exploits sont ceux d’une Jeanne d’Arc ou d’une Jeanne Hachette : telle cette Marfa qui fut l’incarnation dernière du particularisme de Novgorod-la-Grande et pendant des mois défendit la ville contre les troupes du tzar. N’est-ce pas d’ailleurs par les femmes que le christianisme fut introduit en Russie, comme en Occident chez les Francs et les Anglo-Saxons ? N’est-ce pas la grande princesse Olga qui, éblouie la première par les pompes de Sainte-Sophie, apporta en Russie cette civilisation byzantine qui devait être fatale à son sexe ?

Si libres fussent-elles, et même aux premiers siècles du Moyen Âge, les femmes slaves n’étaient pas pleinement les égales des hommes. Elles devaient, dans le mariage, obéissance et, suivant l’opinion commune, le sexe fort était plus apte à la guerre et au gouvernement. S’il faut en croire les chroniqueurs, venus, il est vrai assez longtemps après les événements, elles auraient désiré l’égalité complète, mieux, la suprématie, et la Bohême saurait être, au huitième siècle de notre ère, le théâtre de la première grande révolte féminine qu’avant celle des suffragettes ait connue l’humanité.

Libussa, fille de Crocus, fondateur de Cracovie, qui, après avoir élevé jusqu’au trône Prémysl, bel et vertueux laboureur, — c’était aux reines ici d’épouser des bergers, — devint veuve et gouverna seule de longues années. Son règne fit, des confins du royaume franc aux sauvages forêts des Carpathes, refleurir l’âge d’or. Lorsqu’elle fut morte, les femmes de Bohême comparant son gouvernement à celui de ses prédécesseurs, se jugèrent, mieux que les hommes, dignes de commander. Et elles se déterminèrent à imposer au sexe fort la reconnaissance de leur égalité dans l’État.

La belle Wlasta, l’Amazone au sein nu, fut leur chef : elle s’était acquis une gloire éclatante en repoussant des frontières de Bohême les armées du duc des Francs, Charles Martel. Sous sa conduite, les femmes bohèmes prennent les armes et, pour échapper au joug masculin, se retirent en des forêts inaccessibles. Et là, comme leurs sœurs aînées les Amazones du Caucase et du Thermodon, elles s’endurcissent, par la chasse, aux futurs combats. Bientôt, en signe que la séparation d’avec les hommes ne sera pas provisoire, mais éternelle, elles élèvent, sur un rocher hautain, une ville : Drewin, la Cité des Vierges… et, farouchement retranchées derrière leurs murailles, tenant bonne garde aux confins de leurs domaines, elles en interdisent jalousement l’accès au sexe masculin. Sous le sage gouvernement de la glorieuse Wlasta, nouvelle Antiope, les Amazones vécurent quelque temps heureuses. Des mois, des années ? La légende ne le dit pas. Mais le départ de toute la fleur féminine avait jeté la désolation au royaume tchèque. Privés d’amour, les jeunes guerriers languissaient. Et ils résolurent bientôt de reconquérir, par la force ou la ruse, le royaume des Vierges où brillait, Toison d’Or, la fauve chevelure de Wlasta, la plus belle comme la plus sage et la plus courageuse.

En face de la colline où Drewin s’était élevée, les guerriers édifièrent Wisegrad.

Entre le royaume des femmes et celui des hommes, la guerre dura longtemps ; et comme ceux-ci étaient plus forts, celles-là plus habiles, nul avantage décisif ne fut obtenu. L’amour devait faire pencher la balance. Un jour, une trêve fut conclue, et, pour la sceller, guerriers et vierges se réunirent en un grand festin.

Imprudentes ! dit un chroniqueur ; elles avaient introduit le loup dans la bergerie. On fraternisa d’abord autour des grands feux, où rôtissaient des quartiers de venaison, et des coupes pleines. Et sans doute les farouches guerrières trouvaient quelque douceur à poser leurs têtes sur des épaules masculines.

Soudain, l’un des jeunes gens s’écria :

Vous avez assez festoyé, assez bu, assez mangé,
Écoutez de résonner à nos oreilles l’éclatant appel de Vénus.
Debout !

À ce signal, chacun des guerriers bondit sur sa voisine, l’enlève et l’emporte à Wisegrad ; la torche est portée au fier burg des Vierges… Depuis lors, les femmes de Bohême retournèrent sous la puissance des hommes.

Telle est la légende racontée par les vieux chroniqueurs tchèques. Sans doute y aperçoit-on facilement des souvenirs de l’épopée hellénique du cycle des Amazones et également de l’enlèvement des Sabines. N’importe, nulle légende n’est inventée de toutes pièces, et il est possible qu’à l’aube de l’histoire bohémienne, quelque femme ait songé, d’une manière ou d’une autre, à s’affranchir du joug masculin.

Lumières féminines de l’Islam. — L’islam a-t-il enchaîné ou affranchi la femme ? Question à laquelle, non plus que pour l’influence du christianisme sur la liberté féminine, on ne saurait répondre simplement par oui ou par non.

L’Orientale avait bien perdu, il est vrai, à l’heure où apparut Mahomet, de cette liberté qu’aux heures primitives de l’histoire elle avait pleinement exercée. Et la femme d’Arabie, en particulier, considérée à sa naissance comme le fruit de la malédiction divine, souvent tuée comme un encombrant animal, mariée toujours contre sa volonté, ne jouissait certes pas de privilèges fort enviables.

Mais chez les contemporains d’Antar et d’Imroulcays, une chevalerie barbare donne aux soldats-poètes, aux troubadours, qui dans l’Orient mystérieux semblent des préfigurations de Richard Cœur de lion et de Guillaume d’Aquitaine, la passion violente et parfois respectueuse de la femme, et aux foires qui, à la Mecque, à Médine et dans les principales cités arabes, réunissent, sous les draperies de soie verte brodées en lettres d’or des plus belles stances, l’élite des guerriers et des poètes, l’allure de cours d’amour. Et, enchaînée, mais néanmoins flattée, adulée, la femme arabe tient parfois, avant Mahomet, une grande place dans la société.

Les voici dans les batailles, chantant, pour exalter le courage des guerriers, la belle et sauvage chanson

Nous sommes les belles filles de l’étoile du matin ;
Les perles nous ornent le cou,
Le musc parfume nos chevelures ;
Les lâches qui fuient, nous les dédaignons.

Cette chanson, une femme, Hind, de la tribu des Koréischites, en est l’auteur ; et Hind eut de nombreuses émules, telle Khansa, jeune fille à la physionomie spirituelle, au caractère indépendant, à l’esprit mordant qui, chose inouïe en Arabie, refuse le vieux mari proposé par son père et le poursuit de ses cruelles satires avant de tourner son inspiration vers la poésie guerrière et de déplorer, dans des vers où semblent cliqueter des fers de lance, flamboyer des épées, la mort de ses frères tués en de sanglants combats. S’il faut en croire, même, les plus savants arabisants, les premiers siècles de notre ère virent fleurir, « sur les rives orientales du golfe arabique, des Du Deffant, des Geoffrin, des Du Châtelet », et toute femme de bonne famille fut capable d’apprécier les poètes, de les inspirer, voire de les savamment critiquer.

Mahomet apparaît, et pour lui, pour ses doctrines, nombre de femmes s’enthousiasment : les épouses du prophète, Khadija, Aïcha, sont ses premières et ses plus fidèles disciples et, supérieurement instruite, fidèle des vieux poètes païens, la dernière et la plus aimée des épouses du prophète contribue à faire recueillir par l’islam naissant cette tradition poétique et chevaleresque que, pratique exclusivement, son fondateur, livré à lui-même, eût abandonnée.

Après la mort de Mahomet, partout des prophètes surgissent, et parmi eux des prophétesses qui, prêtresses et guerrières, s’imposent à d’innombrables fidèles par leur éloquence et leur ardeur au combat. Curieuse figure que celle de cette Sedjah qui règne en Mésopotamie, en sort pour conquérir l’Arabie et sur sa route rencontre un autre illuminé, le beau Monceylamah, dont l’amour refait de l’ambitieuse une femme heureuse seulement d’être aimée !

Au cours des guerres civiles entre les héritiers de Mohammed, Aïcha, sanctifiée d’avoir tenu la tête du prophète à ses derniers moments, est le chef d’un parti politique ; et elle agit en politicienne habile, en guerrière courageuse : son épopée se termine à cette journée du Chameau, où, le sort des armes lui étant défavorable, elle est faite prisonnière par les partisans d’Ali.

Donc, pendant l’époque de semi-barbarie qui précède l’islam, et pendant la crise politique et mystique qui suit son établissement, d’exceptionnelles individualités féminines peuvent surgir. Il n’en est plus de même lorsque est établie la société islamique. Celle-là est bien fondée sur l’assujettissement de la femme. Mais, bien que le Coran et ses commentateurs, tout comme nos théologiens catholiques, voient en la fille d’Eve un être inférieur, ils ne lui refusent pas le droit à l’instruction. Et, à la grande époque où, de Gibraltar aux rives de l’Inde, flotte l’étendard vert, assez nombreuses sont celles qui surent, comme femmes de lettres, voire comme savantes, se tailler une réputation.

Zobéide, femme d’Haroun-al-Raschid, accorde sa lyre pour chanter ses propres infortunes conjugales et laisse quelques touchantes élégies. Takyab à Alexandrie, Zeinab à Arbèles se font connaître dans la législation et l’exégèse coraniques. La seconde, précurseur lointain de Mlle  Chauvin, conquiert l’équivalent du titre de licenciée en droit ! Et voici, rayonnant sur toutes ses compagnes d’une gloire non pareille, Chohdah, la Gloire des Femmes, la cheikah que son immense réputation fit ranger au nombre des ulémas, lumières de l’islam. Celle-ci, professeur de littérature à l’Université de Bagdad (au onzième siècle !), voit accourir, autour de la colonne au pied de laquelle elle enseigne, des étudiants innombrables à qui elle explique le livre des Infortunes des amants !

Ainsi les portes du harem ne sont point si hermétiques qu’elles ne s’ouvrent parfois pour laisser arriver jusqu’à la place publique quelque femme exceptionnellement douée. Et l’histoire, qui nous montre des Amazones sarrasines combattant sous les murs d’Antioche et de Carthage, des Judith égyptiennes essayant de convertir à l’islam le bon roi saint Louis, et ces impératrices de l’Inde qui, telle la belle Nour-Mahal, font frapper des monnaies à leur effigie, démontre que ni le patriotisme ni les aptitudes politiques ne furent absolument desséchés parmi les sectatrices de Mahomet. Il est évident cependant que, dans l’ensemble, la musulmane fut moins libre et moins instruite que ses sœurs d’Occident.

La première féministe chinoise. — C’est à la Chine que pourrait s’appliquer — à la lettre — la parole du vieux Caton : « Jamais ne prend fin la servitude féminine. » Une fille vient au monde, et c’est, pour la famille, jour de deuil. « On reste trois jours, dit une femme de lettres chinoise, sans même s’occuper d’elle, on la pose à terre sur quelques vieux lambeaux et l’on place auprès d’elle des briques et des tuiles, symboles de l’abjection et des maux qui toute sa vie doivent l’accompagner[1]. » De fait, on se débarrasse de la petite fille comme d’un objet encombrant. Jusqu’au dix-neuvième siècle on la vend, l’expose ou la tue ; si par pitié on la garde, elle est, depuis l’âge de dix ans, rigoureusement cloîtrée.

Mariée, elle doit suivre son mari comme une esclave suit son maître, esclave non de son mari seulement, mais des parents de son mari, vraies divinités domestiques dont la bienveillance ou le courroux dirigent toute sa vie, vrais despotes qui ne lui laissent la libre disposition ni de ses occupations, ni de ses meubles, ni de ses colifichets féminins. Certes ce n’est pas en Chine que la belle-mère — celle de la femme, car celle du mari est pour lui une étrangère — est un personnage de vaudeville. Qu’une épouse parle mal à l’un de ses beaux-parents, et le mari peut la tuer sans s’exposer à d’autre peine que cent coups de bâton ! Et que dire des secondes épouses qui, outre la tyrannie du mari et celle de ses parents, subissent encore celle de la première épouse, heureuse de trouver une Cendrillon sur qui venger ses humiliations et qui fera sa joie de l’astreindre aux plus répugnantes corvées !

Bien fortes, bien intelligentes et bien dignes d’admiration celles des Chinoises qui osèrent faire effort pour soulever les lourdes pierres — bien plus lourdes en Chine que partout ailleurs — de leur tombeau, se montrer, dans la politique ou la littérature, les égales des hommes et aller jusqu’à revendiquer une amélioration de leur sort… bien rares aussi, on le comprend. Et, presque seule, la position sur les marches du trône, le port de la couronne d’émail bleu aux quadruples rangs de pendeloques de perles, du manteau de brocart rouge, passementé de dragons d’or, et du sceptre sommé de l’oiseau hiératique leur put donner une telle hardiesse.

La Chine, pourtant, eut ses Amazones qui, vêtues d’étincelantes armures, caracolèrent autour des empereurs ou prirent une part glorieuse aux luttes contre les Huns ; ses Jeanne d’Arc, telle cette Thing-Toc, femme du peuple qui, en 40 avant J.-C, appela le Tonkin à la révolte, battit les armées impériales, prit soixante-cinq villes et fut, par ses compagnons d’armes, ceinte du bandeau royal ; et, en nombre immense, de Liu-Hou qui, aux temps fabuleux, fut la première régente, jusqu’à Si-Tai-Hou, grand’mère du dernier empereur mandchou, ses Agrippine, ses Catherine de Médicis, ses Frédégonde. Wou-Héou, qui fut en effet presque contemporaine de l’épouse de Chilpéric, est comme elle une simple servante. Elle s’élève par sa séduction et, après s’être débarrassée de l’impératrice, se maintient sur le trône plus de cinquante années par la seule force de son ascendant personnel et de son génie despotique. Elle entend réhabiliter les femmes en sa personne et elle accomplit les cérémonies religieuses réservées au seul empereur, dont sa femme était jalousement exclue, se pare des habits et des titres du Fils du Ciel. Toutes celles qui, par la suite, usurpèrent le pouvoir affirmèrent de façon semblable l’égalité politique des impératrices et des empereurs. L’une d’entre elles appela des femmes éminentes dans ses conseils.

Celles-là firent du féminisme pratique seulement, et aucune ne songea à revendiquer pour son sexe les droits qu’exceptionnellement elle exerçait elle-même. Mais la Chine a possédé une femme qui peut, à juste titre, être considérée comme l’une des premières féministes : la poétesse Pan-Hoeï-Pan. Oh ! certes, son féminisme nous semblera discret et timide ; pour tout dire, enveloppé de bandelettes comme les pieds des Chinoises modernes, et un peu gauche dans ses mouvements. N’importe : les idées de Pan-Hoeï-Pan furent pour leur temps et leur époque aussi hardies que celles d’une Mlle  de Gournay ou d’une Christine de Pisan. Elle souffrit des injustices faites à son sexe, et l’exprima avec profondeur et émotion. Elle tenta de relever la femme dans l’esprit de ses concitoyens.

Elle vécut au début de l’ère chrétienne, sous la glorieuse dynastie des Han, qui promena les armes chinoises dans toute l’Asie. Sa famille était l’une des plus illustres de l’empire. Ses deux frères furent deux des grands hommes de leur temps. Le premier, Pan-Tchao, général de génie, vainqueur des Huns, poussa les troupes célestes jusqu’en Perse et pensa, dit-on, à soumettre Rome. Le second, Pan-Koou, fut le plus grand historien de son époque. C’est chez lui que, veuve à vingt ans d’un jeune mandarin, elle se retira. Sous son influence et celle des lettrés dont il faisait ses amis, elle décida de se consacrer aux sciences, et fut pour son frère une collaboratrice de tous les instants. Dans ces énormes encyclopédies qu’aimaient à dresser les savants chinois, elle écrit maint article, et Pan-Koou, esprit large et qui admet qu’une femme rivalise avec les académiciens, lit parfois à ses amis les plus belles pages de la jeune savante. Sa réputation bientôt franchit les portes du palais impérial : le fils du Ciel appelle auprès de lui Pan-Hoeï-Pan, en fait une dame d’honneur, puis bientôt le précepteur de la jeune impératrice.

Voilà Pan-Hoeï-Pan pourvue, à titre de maîtresse de poésie et d’éloquence de Sa Majesté, d’un rang fort élevé dans la hiérarchie officielle de l’empire.

Libéralement, l’empereur lui a ouvert ses archives ; il en fait la surintendante de sa bibliothèque. Pan-Hoeï-Pan avec joie explore les trésors de la science, et de son pinceau habile maint ouvrage s’échappe : astronomie, histoire, poésie, éloquence la sollicitent tour à tour, et ce sont presque toujours des œuvres accomplies devant lesquelles s’inclinent les lettrés.

Ayant troqué son nom de Pan-Tchao, « splendeur du soleil », contre celui de Ta-Kou, la grande Dame, l’un des plus éclatants que connaisse la hiérarchie nobiliaire de l’empire, admirée par la solidité de son intelligence et l’esprit qui anime ses reparties, elle est l’âme de la cour impériale, qui, sous son influence, devient une véritable académie : on discute littérature, morale, politesse, et Ta-Kou est pour tous l’arbitre suprême. Destinée presque unique dans l’empire céleste.

Comblée d’honneurs, passant au milieu des pompes impériales une vie glorieuse et vénérée, Pan-Tchao fait un retour sur la destinée des autres femmes, si différente de la sienne, et, en comparaison, si malheureuse.

Et, à la fois pour rendre service aux innombrables épouses qui languissent dans la servitude et pour attirer l’attention des lettrés sur leur condition misérable, elle écrit le Traité des sept Articles à l’usage des personnes du sexe.

« Les hommes, dit-elle dans un curieux préambule, ne trouvent que trop de prétextes à priver leurs épouses de leurs droits, si celles-ci ne s’exercent pas à l’obéissance. Il est bon que, pour faire respecter ces droits, elles connaissent leurs devoirs. Ces devoirs, une de leurs sœurs va les leur rappeler.

« Souvenons-nous, leur dit-elle, que nous tenons le dernier rang dans l’espèce humaine… Souvenons-nous que nous ne devons nous attendre qu’au mépris, à moins que, par la pratique constante des vertus propres à notre sexe, nous ne forcions ceux qui doivent vivre avec nous à nous honorer de leur estime. »

Quels sont donc les devoirs de la femme ? Agir de telle sorte que le mari, au lieu d’être un maître et un despote, soit un compagnon et un ami. Cela, elle y parviendra facilement, pourvu qu’elle ait pour son mari un respect sans bornes, pourvu qu’elle tâche de se rendre aimable par un arrangement modeste, une douceur constante et le charme de son esprit ; pourvu qu’elle soit élégante sans être coquette, cultivée sans être pédante, pourvu que, sans citer à tout propos littérature et histoire, car les femmes savantes sévissaient à l’époque de Pan-Tchao, elle sache montrer à propos les agréments de son esprit.

Tout ceci est très humain, et d’autres auteurs, à d’autres époques, en d’autres lieux, ont donné aux femmes d’identiques conseils.

Voici, en outre, d’autres recommandations, bien chinoises celles-là : la femme doit obéissance et respect non seulement à son mari, mais à son beau-père, à sa belle-mère, à son beau-frère et à ses belles-sœurs. Nulle désillusion pour elle si elle se souvient qu’elle aura toujours à souffrir de ceux avec qui elle a à vivre, si elle vise non le bonheur, interdit à son sexe, mais seulement la tranquillité.

Que d’amertume dans cette résignation ! Et ne sent-on pas souvent dans les conseils de Hoeï-Pan de l’ironie et le bouillonnement forcément contenu de l’indignation ? Parfois, d’ailleurs, cette indignation éclate. On exige, dit-elle, des femmes, la vertu. Mais comment, cette vertu, la connaîtront-elles ? Par la simple routine familiale ? « Je dis, moi, que cela ne suffit pas. Les pères et les mères n’ont d’yeux que pour leurs fils. Ils s’empressent de leur donner des maîtres dès qu’ils les jugent en état de recevoir des leçons… mais à peine daignent-ils penser à leurs filles. Pourquoi refuser à celles-là ce qu’ils prodiguent à ceux-ci ? puisque les uns et les autres ont également des passions à vaincre, des défauts à corriger, des vertus à acquérir… Il semble que tout se ligue pour concourir à l’imperfection d’un sexe qui, de sa nature, n’est que trop imparfait. » Ainsi, tout comme la poétesse grecque Phintys, Pan-Hoeï-Pan réclame pour la femme l’instruction morale et philosophique ; comme elle et comme les féministes modernes, elle pose en principe que les devoirs supposent des droits ; comme Christine de Pisan, Mlle  de Gournay, Poulain de la Barre, elle voit dans l’infériorité de sa culture intellectuelle l’une des causes de l’assujettissement de la femme. Et, reprenant l’ardeur de quelques jeunes filles, trop portées à oublier qu’elles ne peuvent rien sans l’homme, elle attend des mœurs une révision des lois, elle espère que l’homme élèvera jusqu’à lui une compagne qu’il trouvera son égale par l’esprit.

Ainsi, cette Chinoise classique de paravent, aux yeux de chat, à la bouche minuscule, aux ongles affilés, vêtue d’une robe brodée de fleurs et d’oiseaux fantastiques, casquée d’un lourd chignon d’où s’échappe un dragon d’or, est le grand précurseur de celles de ses compatriotes qui, au vingtième siècle, prendront leurs grades dans les universités d’Europe et d’Amérique et revendiqueront, à l’image de leurs sœurs blanches, le total affranchissement.



  1. Car, explique Pan-Hoeï-Pan, les tuiles sont faites pour être exposées aux injures de l’air, les briques pour être foulées aux pieds.