Histoire générale du féminisme (Abensour)/Christianisme

LE CHRISTIANISME ET LA FEMME


Le Christianisme contient en germe tout le féminisme. — La théologie chrétienne abaisse la femme ; la morale chrétienne la relève. — Saint Jérôme et l’instruction des femmes. — Le féminisme mystique des gnostiques.

Christianisme et féminisme. — La civilisation de la première antiquité qui, nous l’avons, je pense, suffisamment démontré, fut en Égypte comme en Crète, en Ibérie comme dans les steppes du Turkestan, une civilisation féministe, s’était effacée peu à peu devant celle des Sémites et des peuples du Nord, apportant avec eux le régime patriarcal et, dans leurs croyances religieuses ou morales, le dogme de l’infériorité de la femme.

L’Égyptienne du temps de Ramsès, égale encore de l’homme dans la famille, n’est plus jamais, comme la contemporaine des Pyramides, général ou gouverneur. Au temps des Ptolémées, elle se trouvera comme la femme grecque soumise entièrement à son mari. Même évolution en Chaldée, en Assyrie, où la liberté, le rôle des femmes se rétrécissent à mesure que nous avançons vers l’âge classique. Et même différence entre la condition de la femme crétoise, sujette de Minos, et celle de l’héroïne d’Homère, entre le sort de la femme étrusque et celui de la matrone romaine des anciens âges.

Ici l’influence sémitique, là celle des peuples du Nord expliquent vraisemblablement cette transformation. Mais les vieilles religions d’Orient qui, dans leurs cosmogonies, accordaient une si large place au principe féminin et qui, quand le monde presque entier fut fondu dans l’unité romaine, pénétrèrent les peuples méditerranéens et ceux mêmes de l’Occident ; mais l’évolution naturelle d’une civilisation où l’intelligence et les arts de la paix comptèrent plus bientôt que la force et les aptitudes guerrières, ramenaient, à la fin de la période romaine, la société (du moins celle de l’Europe, de l’Asie occidentale et de l’Afrique du Nord) au point où l’évolution du régime matriarcal l’avait déjà, quelques milliers d’années auparavant, conduite : l’égalité complète des deux sexes. Une double révolution matérielle et morale va une deuxième fois faire perdre à la femme le bénéfice de toutes ses conquêtes et la ramener de nouveau à une dure servitude. La révolution matérielle, c’est la catastrophe où, sous les flots des hordes septentrionales, s’engloutit le monde antique ; la révolution morale, c’est l’avènement du christianisme.

Comme ces envahisseurs qui, plusieurs millénaires auparavant, avaient submergé la première civilisation méditerranéenne, les Germains vont apporter avec eux le culte de la force ; comme les premiers législateurs religieux, Moïse, Manou, Confucius, les organisateurs de l’Église chrétienne voient en la femme le « vase d’impureté ». Sous cette double influence, la femme perd, pour de longs siècles, tout le terrain péniblement gagné. Mais la barbarie militaire des Germains, mais la théologie chrétienne recèlent — longtemps stériles d’ailleurs — des germes d’émancipation. Une deuxième fois la femme s’arrachera à la servitude. Suivons-la dans les principales stations de son calvaire.

Le christianisme est-il dans son essence même hostile à la femme ? Nulle question plus délicate, plus complète ; elle est tout à fait inextricable si l’on ne distingue d’abord les époques, les courants d’idées, les milieux et surtout les principes et les applications. Semblable à la Déclaration des droits de l’homme, l’enseignement du Christ renferme, dans sa généralité voulue, dans sa compréhensive humanité, l’émancipation de la femme comme celle de tous les opprimés, son exaltation comme celle de tous les humbles. Ni le riche n’est plus que le pauvre, ni l’homme plus que la femme au regard du Père qui les embrasse d’un même amour, qui, au jour du jugement suprême, placera le plus près de son trône ceux qui furent le plus éloignés des grandeurs humaines… les premiers seront les derniers.

Le féminisme est donc contenu dans l’enseignement du Christ, mais en puissance seulement, et sans qu’il se précise jamais. C’est que les pêcheurs du lac de Génésareth ne sont ni des philosophes ni des sophistes ; et pour eux, pour le fils du charpentier dont la formule : « Rendez à César… » résume toute la politique, la question féministe, non plus que tant d’autres, ne se pose pas ! Se poserait-elle, Jésus, dans son immense bonté, dans son désir de réagir contre le despotisme pharisaïque, la résoudrait dans un sens favorable à la femme. Ne relève-t-il pas les pécheresses ?

La morale chrétienne féministe. La théologie chrétienne antiféministe. — Mais dès que le christianisme cesse d’être un petit cénacle groupé autour de Jésus, dès qu’il devient une Église avec ses dogmes et ses lois, l’esprit juif l’imprègne. Or celui-ci est nettement défavorable à la femme. Comme les Grecs et les Romains de l’âge primitif, les tribus d’Israël n’ont connu que le patriarcat ; elles l’ont pratiqué à la rigueur et justifié par les appréciations les plus injurieuses sur leurs compagnes. Eve a perdu l’homme et l’a condamné à travailler à la sueur de son front. Où trouver, dit Salomon, une femme qui ne soit inconstante et perfide ? Malfaisante, esclave de ses passions, soumise aux seuls caprices de ses sens, la femme n’a qu’un rôle : perpétuer le peuple élu et, pour le reste, obéir. Pour elle, ni pouvoirs ni honneurs. La religion même, à laquelle elle est soumise, n’est pas faite pour elle. Elle ne participe pas à l’enseignement des docteurs. Y eût-il des centaines de femmes dans le temple, nulle cérémonie ne peut être célébrée si dix hommes au moins ne sont présents. Nulle civilisation, nul système social ou religieux n’a humilié la femme comme la dure loi mosaïque. C’est l’esprit même de cette loi qui passe dans la théologie chrétienne pour, sur ce point comme sur bien d’autres, altérer l’enseignement du Christ.

Pour les Pères de l’Église, l’infériorité de la femme, sa subordination à l’homme de par les éternels décrets de la Providence restent un dogme primordial. Nulle autre raison que celles de la Bible, mais qui deviennent, semble-t-il, plus péremptoires depuis le sacrifice du fils de l’homme. Si le Christ est mort sur la croix, n’est-ce pas pour racheter le péché originel ? Et ce péché, qui, si ce n’est la mère commune, en a marqué les générations ? La femme est donc responsable du grand sacrifice. Comment pourra-t-elle l’expier ?

« Femme, s’écrie Tertullien, tu es la porte du diable. C’est toi qui as persuadé celui que le diable n’osait attaquer en face. C’est à cause de toi que le fils de Dieu a dû mourir ; tu devrais toujours t’en aller vêtue de deuil et en haillons ! »

« Adam a été conduit au péché par Eve, non Eve par Adam, dit saint Ambroise. Celui que la femme a conduit au péché, il est juste qu’elle le reçoive comme souverain. »

Mais le péché originel, la femme le renouvelle sans cesse en induisant sans cesse l’homme en tentation. Belle et frivole, elle continue par ses charmes menteurs, vrais mirages de l’enfer, à faire oublier à l’homme le soin de son salut. Elle reste sur la terre le plus habile lieutenant du Malin.

La faute d’Eve, donc, condamne la femme à la servitude. Quand la théologie catholique se sera constituée, quand la scolastique lui aura prêté son aide puissante, les docteurs de l’Église trouveront pour accabler la femme de nouveaux arguments aussi nombreux que subtils.

Pour saint Thomas, dont la Somme résume un moment de la pensée humaine, la femme est, par sa nature, inférieure à l’homme en vertu et en dignité. Elle n’a pas été, comme l’homme, créée immédiatement par Dieu. La perfection de la nature humaine c’est l’homme, et la femme, qui, sans doute, trouve sa place dans le plan général du monde, n’est, par rapport à cette nature humaine, qu’un être « occasionnel » et incomplet. « Un homme manqué, » voilà ce qu’est la femme pour l’ange de l’École.

L’homme seul a été créé à l’image de Dieu ; puis la femme à l’image de l’homme. Il s’ensuit que les rapports entre la femme et l’homme doivent être en quelque sorte calqués sur les rapports entre l’homme et Dieu, « L’homme, dit un illustre pontife, est la tête de la femme tout ainsi que le Christ est la tête de l’homme. » Et voilà par une affirmation aussi catégorique et par un tel argument, toute velléité d’émancipation par avance condamnée. La subordination de la femme à l’homme est dans l’ordre naturel des choses comme la subordination de l’homme à Dieu. « Il est constant que la femme est destinée à vivre sous l’empire de l’homme[1] et n’a de son chef aucune autorité… La femme qui refuse d’obéir à son mari est aussi coupable que l’homme qui se rebelle contre le Christ. » Nulle loi ne saurait être plus dure. L’émancipation féminine ? Non seulement atteinte à l’ordre social, mais bouleversement de l’ordre naturel et crime de lèse-divinité… Plus tard des théologiens laïques excommunieront la femme du nom de la science !

Sur deux points seulement, assez importants, il est vrai, Pères de l’Église et théologiens sont féministes. D’abord leur horreur du péché, la poursuite de la pureté qu’ils assignent comme but suprême à la vie humaine les conduisent à la conception de l’unité de morale. Sans doute Eve porte la part la plus lourde du péché originel. Mais quand, sur la terre, l’homme et la femme se sont, à l’image du premier couple, unis par le mariage, quand ils se sont juré une réciproque fidélité, l’homme serait aussi sacrilège que la femme s’il rompait le pacte conclu devant le Seigneur. Saint Basile, déjà, s’élève contre ces maris mondains qui trompent leurs femmes tout en exigeant d’elles une rigoureuse fidélité.

Les décrétales pontificales, qui interprètent et développent la pensée des Pères de l’Église, n’admettent pas que le mari qui a lui-même trompé sa femme engage contre l’épouse infidèle une action en répudiation. Sénèque d’ailleurs avait déjà posé le principe de l’égalité de devoirs des époux, mais sans, bien entendu, que les juristes romains en tirent la même conséquence.

D’autre part, et ici il se sépare par un infranchissable fossé du judaïsme originel, le christianisme admet que la femme puisse recevoir comme l’homme la lumière spirituelle, que l’intelligence féminine puisse aborder sans défaillir l’étude préparatoire à la contemplation des grands mystères.

Comment d’ailleurs pourrait-il le nier ? N’est-ce pas à l’aide toute-puissante de la femme que l’Église militante doit à Rome ses plus grands succès, comme plus tard, chez les Barbares, l’Église triomphante ? Comme les religions orientales qui s’adressaient aux sens, le christianisme, qui s’adresse au cœur et qui d’autre part donne à l’esprit une plus claire explication du monde que le paganisme desséché, séduit d’abord les femmes, soit le troupeau des femmes du peuple, soit ces grandes dames rompues aux discussions du stoïcisme qui ont affermi leur cœur, élevé leur esprit. Dans les palais illustrés par les fastes consulaires, les descendantes des Claude et des Scipion laissent célébrer les cérémonies de la primitive Église et, avec le même courage, la femme du sénateur et l’humble esclave confessent leur foi.

Les défenseurs du paganisme s’accordent avec la légende dorée pour montrer la diffusion du christianisme, due pour la plus large part aux efforts féminins. N’est-ce pas en effet la femme qui, dans chaque famille, répand la bonne parole ? N’est-ce pas l’épouse qui convertit l’époux, la mère qui élève son fils dans l’amour et la crainte du dieu nouveau ? L’on peut douter que sans la puissance souveraine mise par les femmes au service de la nouvelle foi, l’Évangile du Nazaréen eût si facilement triomphé. Impériale, sénatoriale, équestre ou servile, chaque famille est transformée par l’esprit féminin. Et les pièces de la vieille armature romaine, transmuées à ce souffle en un nouveau métal, se rassemblent suivant un autre ordre pour rebâtir une nouvelle société.

Aussi, tout comme aux philosophes stoïciens, il arrive aux Pères de l’Église d’écrire pour des femmes. À celles qui, abandonnant les vêtements de fine soie, les chaussures dorées, les moelleuses litières pour, revêtues du sombre habit monastique, briser leurs membres à courir dans les ruelles sordides de Rome, à la recherche de toutes les misères ; à cette Marcella, première des nonnes et première des abbesses, à cette Fabiola, première fondatrice d’hôpitaux et d’hospices, à cette Paula, à cette Marcellina qui, dans leur ardeur pour la science religieuse, usent leurs yeux sur l’hébraïque grimoire, saint Jérôme prodigue les éloges et les encouragements. Il a trouvé, écrit-il à l’un de ses correspondants, des disciples plus dociles, plus intelligents parmi les femmes que parmi les hommes. C’est à l’intention de ses disciples féminins que sont faites ces conférences qui attirent l’élite de Rome, pour elles que sont écrits ses plus savants traités ; elles qui lui inspirent la première grande traduction des livres saints, la Vulgate. Certes saint Jérôme ne pesterait pas contre les femmes savantes ! Car quelles femmes plus savantes que les subtiles exégètes qui l’entourent ?

L’Église a beau n’admettre qu’une morale pour les deux sexes, les théologiens encourager les femmes d’élite à la science ; il n’en reste pas moins que, pour l’Église catholique, la femme n’est faite que pour le cloître ou le foyer ; la femme est impropre à toute fonction publique, c’est un des dogmes du droit canon comme du droit mosaïque ; la femme ne saurait s’approcher des autels autrement qu’en pécheresse repentante. Le sacerdoce, qui lui fut accordé si largement par les religions orientales et par le paganisme, lui est formellement interdit par le catholicisme. Au treizième siècle, un pape blâmera des abbesses d’avoir, usurpant les droits du prêtre, confessé et absous quelques-unes de leurs religieuses.

Le féminisme mystique des gnostiques. — Banni de l’orthodoxie, le féminisme trouve sa revanche chez les hérétiques. Chez eux, dans cette gnose où se mêlent de façon si bizarre, parfois si incompréhensible, les enseignements du Christ et ceux de Zoroastre, ceux des prêtres d’Égypte et ceux de Platon, triomphe le mysticisme oriental.

Presque toutes les sectes admettent deux grands principes de vie. À côté du Père céleste, principe masculin, voici un autre principe, féminin celui-là, mais comme lui éternel et incréé, Sigé (le silence). Leur union a produit le monde des idées d’où dérive le monde sensible. Pour expliquer la Création, la Chute, la Rédemption, c’est tout un étrange roman cosmogonique et théologique où la Femme, Sophia, joue le rôle capital. C’est l’amour de Sophia pour Bythos (l’abîme) qui créa la matière et qui, gémissant devant l’imperfection de son œuvre, suscita par ses larmes un premier rédempteur. C’est elle qui, plus tard, créa, par l’intermédiaire de Jéhovah, le monde sensible et envoya le Christ le sauver.

Ainsi voici rendue à la femme sa place auprès du trône du Père. Et ces conceptions ne furent pas, remarque Renan, sans influer sur l’orthodoxie.

La Vierge en prière au pied de la Croix, les gnostiques l’exaltent jusqu’à en faire une émanation directe de la divinité. L’orthodoxie la laissera près du Fils dans les cieux. Et le principe féminin reparaîtra, tempérant l’austérité mosaïque d’affectueuse douceur.

Sur la terre aussi, les gnostiques font de la femme l’égale de l’homme. Le fils de Carpocrate, Épiphane, ce jeune génie de dix-sept ans, auquel ses disciples, après une mort prématurée, élevèrent des autels, formule le féminisme intégral : « Dieu, dit-il, ne distingue pas plus entre les hommes et les femmes qu’entre les riches et les pauvres, entre les savants et les ignorants. » « Le soleil luit pour tous, » et pour les deux sexes, même droit à la vie, même droit au bonheur, même droit au plaisir. Brisant le mariage et la famille, formulant en disciple exalté de Platon la théorie de « toutes à tous, tous à toutes », Épipbane émancipe la femme de toutes chaînes.

Les gnostiques ne s’en tinrent pas à la théorie ; de fait les femmes tinrent chez eux une très grande place. Tandis que, suivant les enseignements de saint Paul, la femme est dans l’orthodoxie rigoureusement écartée des offices religieux[2], les gnostiques lui font dans leurs chapelles une large place. Ne sont-ils pas des Orientaux, et partout dans l’Orient la femme ne fut-elle pas prêtresse ? Aussi, dans toute secte gnostique, la femme baptise, officie, préside à la liturgie, prophétise. Elle prophétise surtout, et telle secte, celle des Markosiens, dut, pour une grande part, son développement à ses prophétesses.

À côté de tous les docteurs de l’étrange loi, une femme se tient, disciple ou inspiratrice, « Hélène à côté de Simon, Priscilla et Maximilla à côté de Montanus, tout un cortège de femmes autour de Markos et de Marcia » ; Marcellina qui porta à Rome la bonne parole de Carpocrate, Sigé à qui Markos apprit, pour la terreur des fidèles, à faire bouillonner le sang dans le calice, sont les figures les plus curieuses de cette église féminine féconde en bizarres génies, et dont les saintes albigeoises seront la résurrection.

Féminisme pratique qui tend à réaliser, dans la famille et dans la société, l’égalité des sexes ; féminisme théorique qui, s’appuyant sur la raison humaine ou une conception particulière de la nature divine, revendique pour la femme les mêmes droits que pour l’homme : l’un et l’autre sont nés déjà à la fin de l’antiquité. Les grands courants féministes sont formés. On les suivra facilement à travers les siècles jusqu’à l’époque contemporaine.



  1. C’est le mot latin servire qui se trouve dans la décrétale. Or servire désigne les rapports de l’esclave au maître.
  2. Tout au plus elle est diaconesse. Jusqu’au cinquième siècle en Occident, un peu plus tard en Orient, des femmes remplissent les fonctions du diaconat (visite des malades et des pauvres, assistance aux femmes pendant le baptême par immersion pratiqué aux premiers siècles).