Histoire financière de la France/Chapitre XII

CHAPITRE XII.


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Règne de Louis XIII.


PREMIÈRE ÉPOQUE : Minorité.


1610 - 1625.


SOMMAIRE

Faveur de Concini et d’Éléonore Galigai. - Dissipation du trésor laissé par Henri IV. - Dégrèvements accordés aux peuples et révocation d’édits bursaux. - Élévation des pensions et prodigalités. - Sully quitte la surintendance : ses motifs. — Rétablissement d’un conseil de finances. - Nouveaux édits bursaux; création d’offices; mise en ferme des tailles; concussions; désordres. - Premier soulèvement des princes. - Traité de Sainte-Menehould, par lequel les princes exigent la convocation des états-généraux. - Objet de cette condition. - États de 1614. - Discussion avec les membres du conseil pour la communication des états détaillés des dépenses. - Situation des finances. - Projet présenté par la noblesse et le clergé. - Doléances et demandes contenues dans les cahiers des trois ordres. - Opinion d’Armand Duplessis, depuis le cardinal de Richelieu. - Proposition faite par un traitant, acceptée par le conseil et par les trois ordres, pour l’extinction de la vénalité et de l’hérédité des offices de judicature, de finance et autres. - Avantages de cette mesure, et opposition intéressée des membres des cours souveraines à son adoption. - Requête présentée par des députés du tiers« état réunis après la clôture de l’assemblée. — Continuation de la vénalité et de l’hérédité accordée à l’insistance des officiers de justice. — Accusations de corruption portées contre les députés des trois ordres. — Continuation des abus. — Remontrances du parlement. — Deuxième soulèvement des princes et nouvelles opérations bursales. — Opposition formée par les comptables anciens et alternatifs à l’exécution d’un édit du roi portant rétablissement des offices triennaux, et conditions de leur désistement. — Opérations sur les domaines. — Fin du maréchal d’Ancre et emploi de ses richesses. — Rétablissement de la tranquillité. — Assemblée de notables à Rouen, en 1617. — Plaintes et propositions. — Création multipliée et trafic des offices. — Douane de Valence.


1610. — La prospérité de l’état disparut avec Henri IV. Sully resta d’abord chargé de l’administration des finances ; mais, sous le gouvernement faible d’une régente plus jalouse du pouvoir que capable de l’exercer, deux étrangers, élevés par l’intrigue, disposèrent réellement de la fortune publique, en maîtrisant les volontés de Marie de Médicis. Les épargnes, destinées par le dernier roi à l’accomplissement des grands desseins qu’il avait conçus, furent livrées à Concini, à Galigai, sa femme, et à leurs créatures ; ou bien elles servirent à acheter la tranquillité des grands, qui vendirent encore une fois leur soumission à l’autorité royale. En moins de trois années, tout fut dissipé ; et le fruit des économies de Henri IV devint la proie des factieux et des étrangers, comme le trésor Charles V avait été celle d’un prince ambitieux. À part l’inconvénient secondaire des thésaurisations, qui est d’enlever à la circulation une forte partie de numéraire, ces deux spoliations démontrent combien était sage cette maxime favorite de Louis XII : « Le trésor d’un roi est dans la bourse de ses sujets. » Le cœur de ce monarque lui avait enseigné que le système d’économie le plus avantageux aux prince set aux peuples est celui qui rend la nation dépositaire des ressources de l’état, en ne percevant jamais pendant la paix que la somme réclamée par des nécessités réelles, parce qu’en cas de guerre, l’industrie, l’agriculture et le commerce contribuent aux besoins extraordinaires, avec le produit des capitaux que le gouvernement a laissés fructifier entre leurs mains.

Les premiers moments de la régence n’eurent rien que de satisfaisant pour le peuple sous le rapport des impôts. Afin de se concilier son affection, en paraissant veiller à ses intérêts, la cour accorda une remise de trois millions sur les tailles; elle fit en même temps prononcer la suppression de quarante-cinq édits bursaux, non enregistrés, que l’importunité des grands seigneurs et des courtisans avait arrachés à Henri IV. Mais, pour arriver à ce nombre, on eut la faiblesse d’y comprendre seize de ces édits, dont le roi lui-même avait fait justice plusieurs années auparavant.

Le droit sur les sels éprouvait en même temps une diminution d’un quart; et cependant le bail de la ferme était renouvelé au même prix que précédemment. Ce résultat, tout entier à l’avantage de la population des pays de gabelle, était dû aux travaux diune commission que Henri IV avait créée pour rechercher les ecclésiastiques et les nobles « qui prétendoient, à l’abri de leurs ponts-levis, pouvoir se dispenser de la loi commune au reste de là nation. »

Cette opération fut une des dernières de Sully; « l’ordre de son administration blessoit l’impatience d’une infinité de gens dont la confusion dans les comptes devoit assurer la fortune ; l’économie de sa distribution ne s’accordoit point avec l’humeur prodigue et fastueuse de la reine, avec l’avidité de Concini et de sa femme, ni avec les prétentions des princes et des grands seigneurs, résolus de tirer partie d’une administration aussi foible. »


1611. — Les pensions, qui montaient à deux millions à la mort de Henri IV, avaient été triplées en peu de mois : les princes, les ducs et pairs, les grands officiers de la couronne, participaient aux largesses ; « et n’y eut seigneur à la cour qui ne s’en ressentit. » Sully témoigna son mécontentement de l’abus de ces faveurs qui devaient retomber à la charge des peuples. Peu après, fidèle à la mémoire de Henri-le-Grand, il refusa de signer et d’autoriser1e, paiement d’un bon du comptant qui avait pour objet apparent de couvrir le trésorier de l’épargne d’une somme de neuf, cent mille livres qu’on prétendait avoir été remise à Henri IV. Plutôt que de se prêter à cette manœuvre, qui associait le roi dont il avait été l’ami aux désordres de la régence, Sully remit sa démission de la surintendance. La cour saisit avec empressement cette occasion d’éloigner un témoin dont la probité sévère lui était importune. La charge de surintendant fut supprimée, et Sully remplacé par un conseil composé d’hommes dociles aux volontés du favori, et qui ne s’occupèrent des finances que dans l’intérêt de leur propre fortune[1].

1612. — Tant que l’épargne put fournir à l’exigence des grands, à la cupidité de Concini et au faste de la maison royale, la nation fut ménagée. La cour seule était agitée par des brigues qui ne troublaient point la tranquillité publique ; mais, après l’épuisement du trésor, on voulut tirer du peuple les ressources qui manquaient. Une quarantaine des édits supprimés au commencement de la régence furent rétablis sans vérification. Concini profita des droits ou des emplois inutiles qu’ils faisaient revivre, et l’on imposa aux gens aisés l’obligation d’acheter les charges nouvelles, qui ne se vendaient pas assez vite au gré de la cour. De leur côté, les seigneurs du plus haut rang spéculaient avec les traitants sur l’augmentation sourde d’un droit, d’un péage, sur la vente des lettres de noblesse, sur l’adjudication d’une fourniture ; et, quand ces marchés étaient arrêtés, les intéressés appuyaient les projets auprès des membres du conseil, qui approuvaient tout. Ce fut ainsi, notamment, que la taille reçut une augmentation ; quels le recouvrement de cet impôt foncier fut mis en ferme dans plusieurs provinces, et que les droits sur les boissons subirent une élévation de quatre sous par muid. Les habitants des campagnes se virent de nouveau livrés à toutes les conséquences de l’arbitraire et de dé la cupidité, nonobstant les tentatives faites par les cours souveraines pour arrêter des concussions qui se commettaient ouvertement, et dont un exemple pourra donner l’idée. « La cour des aides avait fait des recherches contre certains officiers d’élection qui avaient étendu, de leur autorité privée, à huit deniers pour livre leurs droits d’attribution de trois deniers. Le nombre des coupables était grand : pour se soustraire aux peines décernées contre eux, ils s’adressèrent suivant l’usage à la Galigai. Elle eut l’impudence de s’engager par contrat public à les faire déclarer innocents, moyennant la somme de trois cent mille livres[2]. »


1614. - Enfin les grands, soulevés, armèrent contre un gouvernement qui ne savait pas les maintenir dans le devoir, et qui ne pouvait plus acheter leur soumission par de nouvelles largesses; en un mot, la guerre civile et ses maux, tous les désordres, les factions, les rapines et le contraste choquant du luxe et de la misère; dont le règne de Henri IV avait délivré la France, y reparurent en moins de cinq années.

La majorité de Louis XIII n’apporta pas de changement à cet état de choses. Concini, créé marquis d’Ancre et maréchal de France, continuait de gouverner sous le nom de la reine-mère, qui avait obtenu dans un lit de justice que la régence lui serait conservée. On négociait toutefois avec les mécontents. Le prince de Condé, qui était à leur tête, mit pour première condition à la paix que les états-généraux du royaume seraient assemblés. Le premier article du traité portait[3] : « Les députés des trois ordres pourront en toute liberté faire les propositions et remontrances qu’ils jugeront en leur conscience devoir être utiles pour le bien du royaume et le soulagement des sujets, afin que sur icelles Sa Majesté, par l’avis des princes de son sang, autres princes, officiers de sa couronne et principaux seigneurs de son conseil, puisse faire quelques bons règlements et ordonnances pour contenir chacun en devoir, affermir les lois et édits faits pour la conservation de la tranquillité publique, et réformer en mieux les désordres qui peuvent donner quelque juste occasion de plainte et de mécontentement à ses bons sujets. »

L’obligation imposée à la régente et les conditions dont elle était accompagnée n’étaient pas désintéressées de la part du prince qui les avait dictées. Comptant sur l’influence qu’il exercerait dans l’assemblée, il se flattait d’obtenir un changement dans le conseil du roi, et une part dans les affaires du gouvernement; « mais les ministres firent aller en fumée toutes les traverses que ledit sieur prince leur voulut donner. »


1614. — Aux termes du traité, l’assemblée devait être réunie à Sens au mois d’août. Après plusieurs délais, et sous divers prétextes, on convoque les députés à Paris[4].

Dans le discours qui fut prononcé à l’ouverture de l’assemblée on atténua les ressources dues à l’économie de Henri IV, afin d’en cacher le mauvais emploi; les grâces, les faveurs prodiguées aux dépens du trésor furent présentées comme des dépenses commandées par l’intérêt public. On suppose une forte diminution dans les revenus; on établit qu’une somme de trente-six millions, environ, résultant d’un excédant annuel de plus de neuf millions de dépense, survenu depuis quatre années, avait été couverte par des moyens extraordinaires, qui n’étaient pas à charge à la nation,mais au nombre desquels était un emprunt, et par deux millions cinq cent mille livres pris sur cinq millions trouvés à la Bastille. Cet exposé infidèle de l’administration desfinances se terminait par une prières aux états » d’aviser aux moyens de pourvoir à l’insuffisance des revenus annuels, de rembourser l’emprunt, et de rétablir les fonds enlevés du dépôt de la Bastille, « attendu, ajoutait-on, qu’il est intéressant de réserver à cette ressource en entier pour des occasions urgentes, et d’éviter par là une surcharge au peuple. »

Ces états-généraux, les derniers dont on aura occasion de parler, se ressentirent des passions qui divisaient les grands et la cour. Le clergé, la noblesse, éloignés du tiers-état par des prétentions qui n’étaient fondées que sur les préjugés du temps et sur le motif plus réel de la diversité des intérêts, n’avaient pas alors assez de lumières ou assez de désintéressement pour réclamer, de concert avec le troisième ordre, la réforme des abus de l’administration et des vices du système d’imposition dont eux seuls profitaient aux dépens du corps politique.

L’intention exprimée par les chambres de vérifier l’exposé qui leur avait été fait de la situation des finances donna lieu aux premiers débats intéressants.

Un tableau sommaire des recettes et des dépenses du trésor avait été remis par le chancelier au président de chacun des trois ordres, avec recommandation d’en donner lecture à sa chambre, et de rendre ensuite cette pièce, sans qu’il en fût pris d’extrait. Le clergé et la noblesse se conformèrent aux intentions qui leur avaient été manifestées. au nom du roi; moins docile, le tiers-état annonça qu’il attendrait pour remettre les tableaux qu’on lui eût permis d’en prendre extrait, afin de s’en mieux instruire. « Les rois, répondit le chancelier, ne peuvent sans danger et hasard communiquer l’état et force de leurs finances, qui sont les nerfs et forces de leur état. » Néanmoins, la noblesse ayant insisté pour la communication, il fut décidé en conseil que les états seraient donnés, non pas aux trois chambres, attendu le grand nombre de députés qui les composaient, mais à un comité de trente-six personnes prises en nombre égal dans les trois ordres. On connut alors qu’il n’arrivait plus à l’épargne que dix-sept millions huit cent mille livres, et que les dépenses à payer par le trésor étaient portées à vingt et un millions cinq cent mille livres; que par conséquent l’excédant annuel des dépenses était de trois millions sept cent mille livres. Cette situation, bien différente de celle où Henri IV avait laissé ses finances, porta les membres du comité à remonter aux causes de ce changement. Ils insistèrent donc sur la nécessité de voir le détail de la dépense, dont ils n’avaient qu’un tableau sommaire, et surtout la liste des pensions. On leur opposa « qu’il n’étoit raisonnable qu’il fût communiqué ni divulgué, et ce pour plusieurs considérations importantes au roi et, à l’état. » Mais on leur fit savoir qu’il était encore levé en dépensé dans les provinces plus de dix-huit millions dont les intendants de finances feraient connaître l’emploi aux députés qui voudraient se livrer à cet examen, lorsqu’ils seraient de retour dans leur pays.

1615.- Instruits du peu de succès des communications, les trois ordres autorisèrent les commissaires à continuer leur réunion, et à demander tous les éclaircissements qu’ils jugeraient nécessaires. De nouvelles instances ayant été infructueuses, la noblesse et le clergé rédigèrent de concert un projet de règlement sur les finances, dans lequel on trouve ce passage[5] :

« S’il eût plu à Votre Majesté faire donner aux députes des provinces communication par le menu de l’état de vos finances pour le voir et considérer, ils vous auroient représenté en particulier les causes du désordre dont ils sont contraints venir vous faire très humbles remontrances en général. Si ne peuvent-ils celer à votre majesté qu’il s’y commet un grands abus tant en la recette qu’en la dépense. » Passant ensuite aux moyens à adopter pour le soulagement des peuples, le clergé et la noblesse suppliaient le roi de régler que l’état des dépenses de l’année courante serait arrêté par les intendants, assistés de trois députés de chacune des chambres.

Dans la suite, les dépenses seraient portées dans deux états fournis par les surintendants. Le premier comprendrait la maison du roi, les gendarmeries, le service de la guerre, les ambassades, les voyages, les subsides payés aux étrangers et les autres objets d’utilité générale. Le second serait destiné aux gages des officiers royaux, aux rentes constituées, à la réparation des ponts et autres dépenses queles trois ordres considéraient comme étant d’un intérêt particulier. Trois députés, pris dans chacun des ordres, et renouvelés chaque année, devaient veiller, pour les dépenses portées dans ce dernier état, à ce que les intendants ne dépassent pas les fixations arrêtées par le roi; et ceux-ci-répondraient sur leurs charges de toute infractions à cette règle.

Dans ces propositions, que dictait sans doute l’intention louable de rétablir l’ordre, par l’organisation d’un contrôle supérieur, dont les déprédations existantes indiquaient la nécessité, et qu’il appartenait aux états-généraux d’exercer s’ils eussent été constitués, on retrouve la propension constante des députés à intervenir dans l’action administrative. Cette circonstance prouve que, malgré l’erreur du même genre que les derniers états de Rouen avaient commise, la ligne de démarcation qui doit exister entre les différentes parties du pouvoir politique était encore inconnue aux assemblées délibérantes. Bien plus, les ordres influents du clergé et de la noblesse ignoraient au commencement du dix-huitième siècle qu’en matière de finance surtout, la sécurité de l’avenir, non moins que la fidélité à remplir les engagements pris par l’état, sont à la fois les bases et les garants d’une bonne administration, comme la source unique de toute confiance. L’absence de ces notions premières est démontrée par la suite du projet de règlement.

Dans le cas où les dépenses d’intérêt général dépasseraient la somme fixée, on prélèverait l’excédant sur le montant du deuxième état, au prorata de la créance de chacun des ayant-droit. « Par ce moyen, disaient au roi les députés de la noblesse et du clergé, votre royaume recevra deux biens tant et si long-temps désirés : le premier, qu’il ne se fera aucune levée sur vos sujets qui ne soit utilement employée ; l’autre, qu’après lesdits états arrêtés, il ne s’imposera plus rien d'extraordinaire ; mais ce qui défaudra aux nécessités de votre état se prendra sur les rentiers, officiers et autres sujets plus commodes, au sol la livre et par ordre. » Ainsi, les plus commodes des sujets, c’est-à-dire les créanciers qui devaient courir la chance annuelle de l’élévation des dépenses publiques, se trouvaient être tous ceux qui n’appartenaient ni au clergé ni à la noblesse, auteurs du projet.

Avec plus de raison ces mêmes ordres insistaient pour la suppression totale des pensions, portées à près de six millions par an, somme dont on pouvait dégrever le peuple.

Ils demandaient de plus que la chambre de justice, dont le roi avait promis la création pour la recherche des financiers, fût composée de juges intègres, auxquels seraient adjoints trois membres des états-généraux, et que le produit des recherches fût employé exclusivement au rachat des biens et des rentes du domaine.


1615. — Après six mois de discussions, trop souvent interrompues par des incidents fâcheux, les états furent admis à remettre leurs cahiers généraux. Dans les harangues prononcées en présence du roi, les trois ordres ne s’épargnèrent pas les reproches; mais, invoquant dans plusieurs passages le règlement connu sous le nom d’ordonnance de Blois, ils s’accordaient pour demander unanimement le maintien des principes de l’inaliénabilité, du domaine de la couronne; l’abolition de la vénalité des charges, des offices et des gouvernements, que l’assemblée considérait comme des expédients non moins onéreux pour les peuples que pour l'état, et qui n’étaient profitables qu’aux traitants; la suppression du droit annuel ou de paulette, au moyen duquel les titulaires de ces mêmes offices en obtenaient la survivance héréditaire; la réduction des tailles à ce qu’elles étaient quarante ans auparavant l’abandon d’un tiers du prix du sel, et la réforme des receveurs et des autres officiers de finance. A cette dernière proposition le tiers-état ajoutait, au nom de la nation, l'offre de faire opérer par les villes le recouvrement de cet impôt et des autres subsides, et même d’en faire voiturer le produit jusqu’à l’épargne, à l’effet d’économiser les fortes taxations et les frais de transport que le gouvernement payait, et aussi « parce que, n’y ayant plus d'officiers royaux, il n'y aurait plus ni concussions ni frais abusifs contre les redevables ».

Armand Duplessis, évêque de Luçon, depuis cardinal de Richelieu, portant la parole au nom du clergé, se fit remarquer en s’élevant contre la vénalité et la survivance des offices, contre l'énormité des dons, des pensions et des dépenses de tous genres, véritable cause de la misère du peuple. « Il est clair, ajoutait-il, que leur élévation conduit à la nécessité d’augmenter les recettes, et que, plus on dépense, plus on est contraint de tirer des peuples, qui sont les seules mines de la France. » Cette conclusion exprime en peu de mots opinion établie dans les ordres privilégiés que la classe laborieuse devait supporter seule le poids des dépenses de l’état[6].

La noblesse et le clergé demandèrent et obtinrent en leur faveur la suppression des recherches ordonnées sous le règne de Henri IV, à l’occasion des gabelles ; recherches devenues odieuses, en effet, en raison des vexations exercées par les commis, mais qui étaient le résultat inévitable d’un régime d’exception que les ordres privilégiés trouvaient bon de conserver, et d’étendre même au détriment des autres classes.

Se reportant ensuite aux institutions qui avaient existé sous les deux premières races, ces mêmes ordres suppliaient encore le roi d’envoyer, tous les deux ans, dans les provinces des commissaires à l’effet d’y recueillir les plaintes de ses sujets, « mais sans imposition sur le peuple. En choisissant pour ces missions, portent les cahiers, des hommes de vertu et suffisance, la dépense modérée qu’ils feront sera de beaucoup surpassée par le fruit que Sa Majesté retirera de leur fidélité et diligence. »

Dans la discussion des questions étrangères aux finances qui occupèrent l’assemblée, le tiers-état s’était distingué par son zèle pour la défense des droits de la couronne, en professant cette doctrine, « qu’en nul cas les sujets ne peuvent être absous du serment de fidélité qu’ils doivent à leur prince. » Ce même ordre n’est pas moins remarquable par la sagesse des propositions contenues dans ses cahiers ou dans le discours que le président Miron, son orateur, prononça à la clôture des états-généraux.

Il développa les nombreux inconvénients qui résultaient pour le commerce, pour l’agriculture et pour l’industrie, de la perception dans l’intérieur des provinces du droit de traite foraine, qui ne devait porter que sur les marchandises envoyées du royaume à l'étranger, ainsi que l’indiquait la signification du mot foraine. Il exposa que, bien que les blés, les vins, les toiles et les pastels, dussent circuler en franchise dans le royaume, les fermiers, sous divers prétextes, soumettaient ces objets au paiement du même droit; il demandait, en faveur du commerce, et pour que tous les Français, comme citoyens d’un même état, pussent jouir des mêmes franchises et libertés, que tous les bureaux de douanes de l’intérieur fussent transportés sur la frontière du royaume, et qu’on obligeât les fermiers d’afficher dans leurs bureaux les tarifs des droits qui seraient réglés par les édits, tant pour l’entrée que pour la sortie des objets assujettis.

Il sollicitait la répression des entreprises faites sur le commerce par les fermiers de la douane de Lyon, lesquels, quels, « au lieu de borner la perception au droit établi sur les draps d’or, d’argent, de soie, et sur les autres étoffes venant d’Italie ou du Levant, qui devaient passer par cette ville, portaient au loin leurs bureaux dans les provinces adjacentes du Midi, et étendaient les droits surf les étoffes et les marchandises manufacturées dans le royaume.

Le même orateur demandait que l’on interdît l’importation des ouvrages d’or, d’argent, de laine, de fil et de dentelles, par toutes personnes sans distinction de condition et de qualité; qu’il fût également défendu de transporter hors du royaume les laines, les fils, les chanvres, les drapeaux et les autres matières premières des fabrications, et que tous les négociants indistinctement pussent aller commercer au Canada et dans les autres, établissements coloniaux, nonobstant les privilèges accordés soit à des particuliers, soit à des compagnies.

Il réclamait l’exemption de tous droits sur les vivres et sur les sels pour les navires qui allaient à la pêche au banc de Terre-Neuve ; l’abolition des impositions nommées convoi de Bordeaux, doublement du trépas de Loire, réappréciation et nouveaux subsides : sur la même rivière ; de l'écu par tonneau sur les vins introduits en Normandie, tous droits ou qui avaient été rachetés, ou qui avaient dû cesser depuis long-temps avec les causes qui les avaient fait établir, et qui, en atteignant les consommations, formaient autant d’obstacles au développement de la prospérité du royaume.

Le tiers-état sollicitait, encore en faveur de l’industrie nationale, l’abolition des jurandes et maîtrises ; le libre exercice des arts ; des métiers et des professions utiles, à la condition d’observer les règlements de police ; la renonciation à l’usage de créer des lettres de maîtrise moyennant finance à l’occasion de l’avènement et du mariage des rois et reines, ou à la naissance des enfants de France, et la suppression des droits de confrérie, de réception, d’ouverture de boutique et autres semblables, exigés tant par les officiers de justice que par les maîtres-jurés.

Au sujet du logement des gens de guerre, le président Miron, signalant l’exigence des soldats ou de leurs chefs, demandait que les paroisses exemptes de loger, fussent tenues à une indemnité pécuniaire envers les autres, « sans différence de la terre du noble, de l’ecclésiastique ni du bourgeois, puisque tous, disait-il au roi, sont vos sujets également contribuables aux charges du royaume. » En terminant sa requête, l’orateur sollicitait l’abolition des corvées seigneuriales, exigences non moins à charge que la taille, et pour lesquelles le laboureur était obligé d’abandonner, au gré du gentilhomme, ou ses semailles ou sa moisson.

Ces vœux, dont l’expression dut paraître hardie aux ordres privilégiés, étaient pour la plupart conformes aux véritables intérêts du gouvernement et à ceux de la nation; qui en sont inséparables. Mais, soit que les conseillers, de la couronne ne connussent pas alors la source de la fortune publique, soit plutôt que, dominés par la nécessité de satisfaire à d’autres exigences, ils préférassent les ressources ruineuses du moment aux chances plus favorables d’une amélioration future, ces propositions, monument de la sagesse de nos pères, n’obtinrent que des promesses vaines.


1615.- Dans une dernière séance où assistaient le roi et la reine-mère, le chancelier annonça aux états généraux que leurs majestés « s’étaient résolues à ôter la vénalité des charges et offices, à rétablir la chambre pour la recherche des financiers, et à retrancher les pensions; le tout avec tel ordre et forme que les états auroient occasion d’en être contents; et que, pour le surplus des demandes faites par les cahiers, il y seroit répondu et pourvu le plus promptement qu’il serait possible[7]. »

Si les engagements pris pour l'abolition de la vénalité et de la survivance des offices ne furent pas remplis, du moins les membres du conseil se montrèrent-ils disposés d’abord à satisfaire aux vœux des trois ordres, d’accord à cet égard avec les véritables intérêts de la couronne; mais des obstacles inattendus s’opposèrent à l’accomplissement de cette grande mesure.

Parmi les nombreux écrits qui avaient été ou publiés ou remis à l’assemblée dans les premiers mois de sa réunion, elle avait distingué le mémoire d’un nommé Beaufort, partisan, pour l’extinction, par remboursement, de tous les offices de judicature et de finance, sans exception. L'opération devait être réalisée en douze années, suivant le plan de l’auteur. Ses coassociés et lui s’engageaient à faire une avance de six millions de livres pour les premiers remboursements qui devaient être réglés sur le pied de la finance que les titulaires justifieraient avoir payée au bureau des parties casuelles, tant pour la charge ou l'office que pour les taxations et autres droits. On procéderait au remboursement par nature d’emploi, en commençant par les préposés à la perception des impôts, et en finissant par les officiers de la chambre des comptes et des cours de parlement. Les emplois de finance et de judicature devaient être ramenés au nombre déterminé par l’ordonnance de Blois, ou à ce qu’ils étaient avant l’introduction de la vénalité sous le règne de François Ier. Pour arriver à ce résultat, à la place des premiers officiers remboursés on établissait d’autres employés suffisamment rétribués. Ceux-ci achevaient le rachat des autres charges, d’après un ordre établi et sur le produit des gages, taxations et autres droits qui étaient attribués aux offices existants. On avait calculé qu’une seule personne par élection suffirait aisément à l’exercice de huit emplois de finance. Le bénéfice de l’opération devait résulter de ce que laisserait disponible après remboursement, le produit des gages et autres attributions pécuniaires, ainsi que celui des taxes accessoires sur le sel qui avaient été distraites du dernier bail, et dont l'abandon serait fait pendant les douze années aux entrepreneurs. Ils offraient de fournir un cautionnement de douze millions de livres[8].

Les résultats de cette grande, opération devaient être immenses. Après douze années, la couronne se trouverait remise en possession de l'une de ses plus importantes prérogatives, celle de nommer aux emplois publics, dont elle était dépouille depuis un siècle; le trésor ou les contribuables pourraient profiter de tout ce qui, dans les attributions pécuniaires, ne serait pas absorbé par les traitements des nouveaux fonctionnaires; les terres exemptes de tailles en, vertu des immunités dont jouissaient les officiers seraient de nouveau soumises à l’impôt; et, dans l’ordre judiciaire, les magistrats, devenus plus respectables aux yeux des plaideurs lorsque la justice serait gratuite, n'auraient plus à attendre de la fixation arbitraire des vacations et des épices le paiement de leurs sentences. Enfin, pour emprunter les expressions que l’un des écrivains de l’époque adressait au roi, « vos sujets cesseroient d’être accablés d’un nombre innombrable d'officiers, qui vivent à ses dépens et les rendent ímpuissants de payer vos tailles et contributions[9]. »

1615.- Tant d'avantages ne pouvaient être méconnus les députés des trois ordres. Le projet de Beaufort, discuté par des commissaires du clergé et de noblesse avec les membres du conseil, fut adopté dans ses principales dispositions. Le tiers-état comptait beaucoup de titulaires d’offices parmi ses membres : nonobstant cette circonstance, lorsque la communication du projet lui fut faite, reconnaissant que la vénalité, la survivance et le nombre excessif des offices, étaient la cause de tous les désordres qu’on voyait dans la justice, de l’excès des épices et des autres frais dont on se plaignait, il déclara qu’il contribuerait de ses vœux et de son consentement toutes les mesures qui offriraient quelque apparence de soulagement, sans considération pour l’intérêt individuel de ses membres; mais que la personne de l’auteur du projet, sa réputation et le titre de partisan, si odieux à toute la France, lui rendaient ses propositions suspectes.

Néanmoins l'insistance du clergé et de la noblesse obtint du conseil une déclaration portant que l'annuel ne serait plus payé : ainsi se trouvait prononcée l’abolition de la survivance des offices. Mais, afin de compenser quinze cent mille livres environ que produisait ce droit, on convint que, pendant dix années seulement, une taxe additionnelle de trente sous par minot de sel serait perçue dans les pays de gabelle et dans les autres parties du royaume[10].

Tandis que ces discussions occupaient les députés et les membres du conseil, de nombreux écrits, rendus publics par la voie de l'impression, dévoilaient à la France les conséquences funestes de la vénalité et de l’hérédité. De leur côté, les membres des cours souveraines, menacés par le projet de remboursement, ne furent pas les derniers à prendre part dans une question qui les intéressait vivement. Le parlement de Paris et la chambre des comptes députèrent vers le roi; et, dans une requête brillante de tous les traits de l’éloquence du temps, ils conclurent sa maintien de ce qui existait comme très profitable au roi, et, par conséquent, à l’état. »


1615.- Après la dissolution de l’assemblée, des députés du tiers-état, tous possesseurs d’offices, au nombre de soixante-six, continuèrent à se réunir, et rédigèrent une requête. Elle avait pour objet le droit additionnel de trente sous par minot de sel, qui devait remplacer pour le trésor le produit de l'annuel, et quelques taxes que l’on se proposait d'ajouter aux aides pour payer les députés des autres ordres. Admis en présence de la cour, ils représentèrent; en termes respectueux, que ces nouveau impôts atteindraient uniquement le tiers-état; qu’il n’était pas juste qu’il fût seul surchargé pour l’extinction de la vénalité et pour l’avantage des classes privilégiées. « Il existe, disaient-ils, un autre moyen plus légitime et plus conforme aux vœux exprimés dans les cahiers généraux pour remplacer le produit de l'annuel, c'est de réduire les dépenses abusives et surtout les pensions excessives accordées à des gens de toutes qualités, au grand mécontentement des sujets. » Protestant de leur soumission personnelle, les députés suppliaient le roi de permettre mettre l’enregistrement de leur remontrance au greffe du conseil, afin qu’ils pussent retourner avec honneur et sécurité dans les provinces, emportant du moins la preuve quels surcharge qui menaçait le tiers-état n’était pas arrivée par la faute ou par la connivence de ses représentants.

Pour toute réponse on rappela aux députés qu’ils n’auraient pas dû s’assembler après la clôture des états généraux, et qu’il leur était défendu de le faire désormais. A quoi la reine-mère ajouta : « Il y a long-temps que vous êtes à grands frais et incommoditez à Paris : vous pouvez faire procéder à vos taxes et vous retirer dans vos provinces[11].  »

Enfin, dit un écrivain contemporain, les officiers de justice poursuivirent avec une telle fureur le rétablissement de l’annuel, qu’au lieu de l’édit qui allait prononcer la suppression de la vénalité, on publia un arrêt du conseil qui satisfaisait à leur exigence intéressée[12].

Du reste, les financiers ne furent pas troublés, ou s’ils devinrent l’objet de quelque disposition, la cour seule en eut le secret. On ne toucha pas aux pensions; et ceux qui gouvernaient au nom du jeune roi eurent si peu d’égard aux autres demandes des états-généraux et aux promesses qui venaient de leur être faites, que, presque dans le même temps, Concini fit créer cent offices de secrétaires du roi et trois places de trésoriers des pensions : ces dernières lui valurent un million. Le haut prix que l'on mettait à ces emplois était le résultat du désordre de l’administration et de la certitude d’une fortune rapide pour ceux qui les obtenaient. Les trésoriers achetaient à vil prix les créances sur le trésor, et, de concert avec leurs protecteurs, ils portaient en dépense le montant intégral des acquits[13].

Sur ces entrefaites, dans des libelles répandus avec abondance, les écrivains des divers partis accusaient les députés des trois ordres de s’être laissé corrompre les uns par la cour, les autres par le prince de Condé; et ces accusations, qui n’étaient pas sans quelque vraisemblance, ne contribuèrent pas peu à déconsidérer les assemblées publiques aux yeux de la nation, qui se voyait abusée dans ses espérances[14].


1615.- Dans le moment où la cour se croyait tranquille par l'éloignement des députés, elle eut à lutter contre un adversaire plus redoutable que les états-généraux. Le parlement, à peine remis de l'inquiétude que lui avait causée le projet de remboursement des charges, mais dont l’autorité semblait s’accroître à mesure que la voix des trois ordres étaient méconnue, se présenta comme le protecteur et le gardien des intérêts du peuple. Quoique rien dans son institution ne l’eût investi de cette prérogative, l’usage et l’opinion de la nation la lui avaient en quelque sorte décernée. L’excès des abus, le luxe des financiers insultant à la misère publique, de plus, un motif secret de mécontentement contre la cour, qu’excitaient encore les seigneurs jaloux de la puissance du maréchal d’Ancre, éveillèrent le zèle de cette compagnie. Dans des remontrances, remarquables par la force et la liberté qui y règnent, elle porta au pied du trône le tableau de la misère des contribuables. Dévoilant les turpitudes commises dans toutes les parties du gouvernement, et principalement dans les finances; au moment même où les états assemblés en signalaient les désordres, elle dénonça au jeune roi les remises énormes accordées pour de l’argent aux fermiers des aides, des gabelles et des cinq grosses fermes; le rétablissement, au profit de particuliers, des droits onéreux dont les édits ou commissions n’avaient pas été vérifiés; l'abus des pensions et des autres faveurs pécuniaires accordées à des gens sans mérite; celui des bons du comptant, portés chaque année à deux millions; et le vice des prétendues avances faites par les traitants et les financiers, à des intérêts de quinze, dix-huit et jusqu’à vingt pour cent. Opposant ensuite à l’administration nouvelle celle du règne précédent, le parlement rappelait la dissipation du trésor formé par Henri IV; la diminution du revenu malgré l’accumulation des impôts, et la progression alarmante que les dépenses prenaient depuis cinq années, nonobstant l'interruption des subsides aux alliés, et des travaux publics auxquels le dernier roi employait plusieurs millions. Expliquant ensuite les causes de toutes les malversations, le parlement offrit au roi de lui en fournir la preuve et d’en nommer les auteurs; puis, insistant sur la nécessité de retrancher les dépenses inutiles, afin de pourvoir aux besoins de l’état, il termina en demandant qu’aucun édit ni commission ne fût exécuté à l’avenir sans vérification des cours souveraines et enregistrement préalable; qu’ile fût fait défense aux membres du conseil de recevoir aucuns don, présent ou pension, ni des adjudicataires des fermes, ni des princes étrangers; que toute gratification de mille livres accordée par le roi fût enregistrée à la chambre des comptes, et qu'on fît une recherche sévère des maltôtiers ; afin d’appliquer à la décharge des peuples les restitutions qu’il était juste d’obtenir[15].

Ces propositions ne firent qu’irriter les auteurs des désordres qu’elles dévoilaient. Le chancelier avança, dans une réponse improvisée, « qu’on ne pouvait ni ne devait se plaindre de la régence, qui avait été si heureuse, que jamais les historiens n’en avaient remarqué de si favorable, pendant laquelle la France avait joui abondamment de toutes sortes de biens. » Le président Jeannin se trouva inculpé par les remontrances, attendu qu’il « avoit innocemment manié les finances du roi : » il déclara que le parlement avait été mal informé de leur situation et de l’emploi du trésor laissé par Henri IV; mais que son devoir l’obligeait de reconnaître qu’il était urgent de retrancher les dépenses et les autres charges créées depuis le règne des ce prince. Le lendemain, un arrêt du conseil prononça que le parlement avait outrepassé ses pouvoirs et l’objet de son institution, qui était de rendre la justice; qu’il lui était défendu d’intervenir désormais dans les affaires d’état, et que les remontrances seraient biffées des registres. Le parlement n'obéit pas; mais craignant de devenir, par une résistance ouverte, l'instrument des princes qui se préparaient de nouveau à la révolte, les magistrats, prudents cette fois, se soumirent envers la reine-mère à une espèce de réparation dont les ministres parurent satisfaits. Les remontrances non seulement subsistèrent sur les registres, mais on les répandit par la voie de l’impression; et le peuple connut tous les vices que conservait administration.


1616.— Les grands seigneurs, toujours mécontents de n’être pas assez favorisés, et de n’avoir point de part dans les affaires de l’état, se soulevèrent une seconde fois. Il fallut de nouveaux fonds. On se les procura par les moyens précédemment usités : augmentation de plusieurs branches d’impôts et des droits sur les rivières, « pour le soulagement du peuple ; » avances de fonds chèrement achetées aux traitants; création de charges de judicature, et enfin retour aux offices triennaux dans toutes les places de finance. Cette dernière mesure, que Sully n’avait adoptée que dans un moment d’extrême danger pour l’état, devint cette fois l’occasion d'un scandale public inconnu jusque alors. Précédemment, à la vérité, pendant les troubles qui signalèrent la fin du règne de Henri III, on avait vu les financiers protester contre une délibération des derniers états de Blois, qui demandaient leur suppression; mais il n’appartenait qu’à un gouvernement faible, à des ministres flétris par la corruption, d'enseigner aux agents du fisc qu’il pouvait leur être profitable d’opposer une résistance ouverte à l’exécution des ordres de l’autorité royale, dont ils n'étaient que les instruments.

La multitude des nobles hommes trésoriers généraux, receveurs généraux, contrôleurs généraux, payeurs généraux, tant dans la maison du roi que dans les provinces, et jusqu’aux receleurs des tailles et du taillon, s’agitèrent à la nouvelle de la création, et formèrent, devant la chambre des comptes, opposition à l'exécution de l’édit du roi, «comme leur portant préjudice. » Cet acte suffit pour suspendre l’enregistrement. La possession des offices à titre héréditaire, mais plus encore l’impossibilité de rembourser les titulaires, depuis que le plan adopté par les états-généraux avait été abandonné, mettait le gouvernement dans la dépendance de ses propres agents, et le privait du droit de punir cette insolente résistance. résistance. Le conseil aux ordres de Concini ne rougit pas de négocier ouvertement avec les comptables anciens et alternatifs; et ces préposés ne donnèrent leur désistement à l’opposition qu’en devenant les traitants de la nouvelle création. Moyennant une somme de cinq millions six cent mille livres, qu’ils obligèrent à verset en seize mois, ils obtinrent la faculté d’exercer par eux-mêmes ou de vendre les nouveaux offices, avec exemption du droit de marc d’or et de l'annuel pendant deux ans; de plus, le gouvernement leur garantissait l’attribution des deux sous pour livre de la finance, et cinq cent mille livres de gages, indépendamment des privilèges et des immunités d’impôts dont jouissaient les titulaires d’emplois publics[16].

Ces expédients ruineux avaient été précédés de la révocation des contrats et de la revente des biens et des droits domaniaux que Sully avait cédés pour seize ans, sous la condition qu’à ce terme ils reviendraient à l’état libres de tous engagements. Il ne restait plus alors que huit années à courir pour rentrer en possession de ces biens; et, cinq années auparavant, Sully avait refusé une augmentation de quatre millions par an qu’on lui offrait pour la prolongation du traité que les dissipations de la régence forçaient à rompre[17].


1617.- Enfin, le principal auteur de ces désordres, l’objet de d'envie des grands et de l’indignation publique, le maréchal d’Ancre périt : ses biens immenses enrichirent tout à coup un jeune favori du roi, qui recueillit encore une partie de plusieurs millions que Concini avait placés dans les banques et les monti de l’Italie. La fin de Concini fut le signal de la soumission et du rétablissement de la tranquillité. Mais cet événement ne ramena pas l’aisance dans le trésor, obéré par vingt millions de dépenses extraordinaires que les guerres civiles avaient coûté. Les campagnes, épuisées par la présence des troupes, et par les levées d’argent que les princes avaient faites, ne pouvaient satisfaire qu’avec peine au paiement des tailles, portées à dix-sept millions; et une partie des ressources des années suivantes avaient été absorbées. Dans cette extrémité, les nouveaux ministres voulurent paraître s’aider des conseils de la nation en convoquant à Rouen une assemblée des notables, qui, choisis par le prince, devaient être moins opposés à sa volonté que les députés élus par les trois ordres de l’état[18].


1617. - Après avoir entendu le triste mais cette fois véridique exposé de la situation des finances et des déprédations commises par Concini et sa femme, dans leurs réponses aux questions qui leur avaient été posées, les notables révélèrent la permanence des abus signalés par la dernière assemblée des états-généraux et dans les remontrances du parlement. Ils supplièrent le roi de ne faire adjuger les fermes qu’au plus offrant et dernier enchérisseur, après publication, et d’accorder la préférence aux villes, aux communautés ou aux provinces; de n’admettre ni les avances faites par les traitants sur une adjudication future, ni le paiement des baux en créances sur l’état; d’interdire au conseil la faculté d’accorder des remises aux fermiers sans information préalable et sans motif réel, et de soumettre les arrêts de remises à l’enregistrement et à la vérification des cours souveraines[19].

Au renouvellement des instances précédemment faites concernant l’abolition de la vénalité et de l’hérédité des offices, la distribution abusive des pensions, la protection et la liberté du commerce maritime, l'assemblée ajoutait les propositions de réduire l’armée, de démolir un grand nombre de places fortes dans l’intérieur du royaume, de diminuer les gages des officiers de la maison du roi, et, comme moyen naturel de dégrever les campagnes sans réduire les revenus, de révoquer les exemptions de tailles et de lettres d’anoblissement accordées pour de l’argent. Les notables supplièrent encore le roi d’ordonner la suppression des charges de trésoriers des pensions, source d’une infinité de malversations ; et surtout l’exécution de la règle qui voulait que les bons du comptant ne fussent plus employés à cacher les noms de ceux qui recevaient des faveurs pécuniaires, mais réservés seulement pour les affaires du roi. L’assemblée regardait avec raison l’usage des comptant comme le principe des plus grands désordres en finance.


1616-1620. — Il était facile de satisfaire à ces sollicitations par d’utiles réformes. Elles se réduisirent à la suspension de l’annuel ; mais il fut rétabli quelques années après, en imposant aux titulaires, qui devaient recueillir les avantages qu’assurait le paiement de ce droit, l’obligation de faire un prêt fixé au quinzième de la finance de leur office. Ceux qui avaient part au gouvernement de l’état ne voulaient que des ressources ; et bientôt les intrigues de la cour, l’expédition contre le Béarn, enfin la rébellion des calvinistes, en rendirent le besoin plus impérieux. On y pourvut par le trafic ordinaire des offices ; mais cette fois la spéculation fiscale sortit du cercle de l’administration publique pour s’exercer sur les professions de tous les degrés. Dans le royaume, et principalement à Paris, les quais, les ports, les chantiers, les halles, les foires, les marchés, se couvrirent d’une multitude d’officiers royaux héréditaires, qui n’étaient autres que des auneurs de drap ou de toile, des vendeurs de poisson, des mâçons, des charpentiers, des mesureurs de chaux, porteurs de sel, scieurs, mouleurs et coupeurs de bois, etc., etc. Ces titulaires, n’ayant pour gages et pour intérêt de leur finance que les taxes inventées en même temps que leurs titres, devenaient autant de tyrans exacteurs, qui mettaient le commerce à contribution, gênaient l'industrie, décourageaient les artisans, et attaquaient la consommation. « Aussi le peuple, sur qui retombait à plomb cette nouvelle charge, jeta-t-il de grands cris qui ne furent point entendus. »


1621.- Une autre année l'on puisa dans les sources plus productives de la magistrature et de la finance. Lorsque Sully administrait encore les finances, un fermier intelligent s’était rendu adjudicataire des droits de traite sur un pied beaucoup plus haut qu’on ne l’avait encore fait, mais à condition que la douane de Vienne serait supprimée. Il savait que, pour augmenter la consommation, il faut la subordonner aux facultés du plus grand nombre, en l'affranchissant de toutes les taxes qui élèvent le prix des objets que recherche le consommateur. Cet exemple fut perdu. A l’occasion des troubles du midi, la douane de Vienne fut rétablie sous le nom de douane de Valence, mais avec beaucoup plus d’extension : car il fut décidé que le droit serait levé non seulement sur toutes les marchandises du Levant, d'Espagne, de Provence et du Languedoc, allant à Lyon par terre ou par eau, et entrant en Dauphiné par la Savoie et Genève, mais encore sur toutes les denrées du Dauphiné, du Lyonnais, de la Bourgogne et des autres provinces, qui seraient conduites en Languedoc, en Provence, en Piémont, les obligeant de passer par Vienne pour y acquitter le droit. Les provinces dont le commerce et la consommation se trouvaient frappés par le nouvel établissement joignirent aux plus vives représentations l’offre de remplacer par quelque autre subside les produits de la douane de Valence. Il fut convenu, en conséquence, qu’elle serait supprimée, et que les pays intéressés à cette mesure paieraient pendant six années une taxe additionnelle à l’impôt sur le sel. Ce sacrifice n’affranchit pas les peuples de cet obstacle à leurs relations : il fut rétabli peu d’années; mais on maintint sans scrupule à perpétuité les taxes qui avaient racheté sa suppression; et les augmentations apportées au tarif, les entreprises vexatoires des fermiers, eurent les effets les plus funestes pour le commerce de cette partie du royaume et pour les manufactures de Lyon en particulier[20].


  1. Mémoire du marquis d’Effiat à l’assemblée des notables, en 1626.
  2. Recherches et considérations sur les finances, par Forbonnais, année 1613.
  3. Traité de Sainte-Menehould, au Mercure françois, année 1614.
  4. Mercure françois, années 1614 et 1615.
  5. Mercure françois, année 1615, p. 201.
  6. Mercure françois, année 1615, p. 405.
  7. Mercure francois, année 1615, p. 411.
  8. Mercure françois, années 1614 et 1615.
  9. Traite de l’annuel et de la vénalité des offices, par Savaron, lieutenant-général de Clermont en Auvergne, 1614.
  10. Mercure françois, année 1615.
  11. Mercure françois, année 1615.
  12. Ibidem, et arrêt du 19 mai 1615.
  13. Remontrances du parlement du 22 mai 1615.
  14. Déclaration ou manifeste du prince de Condé.
  15. Arrêt du parlement du 28 mars 1615 et remontrances du 22 mai suivant.
  16. Edit de création du mois de novembre 1615; acte d’opposition et traité de février 1616.
  17. Mémoires du marquis d'Effiat à l’assemblée des notables en 1627. — Économies royales de Sully.
  18. Edit de Loudun, au Mercure françois, ti 4, p. 89 et suiv.
  19. Cahier des propositions présentées à l’assemblée des notables, avec l’avis sur chacune d’icelles.
  20. Forbonnais, années 1600 et 1621.