Histoire et romanDufey, Libraire (p. 165-253).
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Talma appartient à l’histoire des arts ; c’est sous ce point de vue que l’a envisagé Mme de Staël, en lui consacrant un chapitre dans son beau livre sur l’Allemagne. C’est donc ici de l’histoire, et de plus je la donne sans le moindre alliage, telle que me l’ont fournie des notes recueillies dans les premiers jours même où ma jeune admiration me conduisit vers cette grande renommée. Infidèle pour un moment au titre de mon ouvrage, j’écarte, cette fois, le roman.

Il est inutile d’ajouter que je n’ai pas prétendu, dans ce travail, rapporter jusqu’aux moindres mots dont Talma se servait dans l’abandon d’un entretien plein de charmes ; c’eût été impossible. On rend compte d’une causerie, mais on ne la reproduit pas ; ce ne peut jamais être qu’une traduction plus ou moins rapprochée du texte.

On pourra conclure qu’il valait mieux écouter Talma que de me lire. Rien n’est plus juste ; rien n’est plus vrai. Quel a donc été mon but ? de ne pas laisser perdre ces restes de l’intelligence d’un grand artiste, quelque décolorés qu’ils soient en sortant de mes mains.


TALMA.


PREMIER ENTRETIEN.


Talma peut être cité comme un modèle de hardiesse et de mesure, de naturel et de dignité.
Mme  de Staël.


J’arrivai le matin de bonne heure à Brunoy. De l’extrémité d’une allée de tilleuls, je vis s’avancer Talma en sabots, vêtu d’un pantalon blanc, d’une veste rayée, la tête couverte d’un immense chapeau de paille. Cet habillement, si peu semblable à celui des héros de la Grèce et de Rome, m’étonna ; il s’en aperçut : il lisait merveilleusement sur les figures. Il en avait fait une si grande étude, que chacun, on peut le dire sans exagération, lui apportait en l’abordant une des pages de ce livre curieux appelé la physionomie humaine. Je n’avais pas encore parlé et il me répondit : « Vous ne voyez ici ni Oreste ni Cinna ; je suis un colon, un planteur d’Amérique. N’ayez donc aucune surprise, j’ai le costume de mon rôle.

— Il vous sied à ravir ; il en est de certains hommes comme de certaines pensées : plus elles sont grandes, plus elles ressortent par la simplicité. C’est mon compatriote Vauvenargues qui l’a dit, et vous trouverez naturel que je me serve de l’esprit des gens de mon pays. »

Il y eut à ce moment sur ses lèvres et dans ses yeux un sourire modeste et reconnaissant dont je ne saurais donner une idée. Ce sourire était expressif dans son genre comme un regard terrible d’Hamlet. Le colon avait beau faire, c’était toujours Talma.

Comme nous marchions, il s’écria tout à coup :

« Prenez garde, je vous prie.

— Quoi donc ?

— Vous écrasez ma haie d’aubépine.

— Eh ! mon Dieu, où est-elle ?

— Sous vos pieds. »

Je baissai la tête. J’aperçus en effet de petites tiges qui s’efforçaient de poindre à travers la terre. Il continua : « Dans quelques années, une haie bordera de chaque côté cette allée, et mes tilleuls auront l’air d’être plantés dans deux longues caisses de verdure et de fleurs. Il faut vous résigner à voir mon domaine avec les yeux de l’avenir. Tout ici est mon ouvrage, et tout date d’un jour. En vérité, il n’est pas jusqu’à ma petite rivière d’Hyères qui, soumise à des contours tracés de ma main, ne serpente comme si elle était l’œuvre de mon caprice. J’ai acheté cette propriété presque toute délabrée : c’était m’imposer l’obligation d’être tout à la fois mon architecte et mon jardinier ; professions délicieuses, seulement elles me coûtent un peu cher. Aussi appelle-t-on mes dépenses des folies ; mais pourquoi ne pas envisager ces folies ou plutôt ces distractions sous leur véritable aspect ? Je leur dois de me reposer par momens des fatigues de mon art ; je dirai même que mon art me les inspire en partie. N’est-il pas naturel de me voir apporter dans la vie privée un peu de ce goût dont le public me sait gré au théâtre ? On l’a dit mille fois : les arts forment une seule famille. L’acteur est peintre et poëte, comme le peintre et le poëte sont acteurs. Doutez-vous que Le Nôtre ne soit un grand poëte ? Ne reconnaissez-vous pas dans David faisant agir et penser ses personnages sur la toile, un talent dramatique du premier ordre ? Après tout, si mes prodigalités sont des folies, vous conviendrez que je les raisonne assez bien. L’empereur, au fait de mes goûts, me disait avec son ton de raillerie piquante qu’il me nommerait volontiers intendant de ses bâtimens, sans la crainte de m’enlever au théâtre. Je lui répondis : « Sire, pendant que vous feriez sur les champs de bataille de l’histoire à la manière de Quinte-Curce, moi je vous ferais dans vos jardins des contes à la manière des Mille et Une Nuits. »

« Mais ne voilà-t-il pas un plaidoyer dans toutes les règles ? J’ai peut-être un peu d’humeur contre ces bruits de prodigalité où la vérité est enflée par la malveillance. On me signale comme accablé de dettes, on me peint comme un dissipateur. Bientôt, à les en croire, Frédéric viendra me dire comme Dugazon : Le peu que je possède…[1] Cette exagération est de l’injustice.

— Eh ! mon Dieu, laissez courir ces bruits ; ne pouvant pas s’en prendre à votre talent, l’envie s’attaque à vos goûts de bâtimens et de plantations. »

À ces mots il s’arrêta, et prenant un ton moins sérieux, il me dit : « Mais j’y songe et cela m’effraie, Brunoy a presque toujours appartenu à des fous, ou du moins à des personnages bizarres, extraordinaires. Un certain marquis de Brunoy ne s’avisa-t-il pas, sans être en rien un Charles-Quint, de se faire enterrer tout vivant pour jouir du spectacle de son cortège funèbre ! L’un de ses successeurs, moins plaisant, avait pris, dit-on, une part active dans la conspiration contre Gustave, drame sanglant, qui pour théâtre eut un bal, et pour acteurs des masques. Maintenant, c’est à mon tour, moi, conspirateur tout barbouillé de rouge sur les joues, et qui me fais enterrer trois ou quatre fois par semaine, après avoir été tué ou m’être tué moi-même par le poison ou le poignard.

— Vous l’avouerai-je ? lui dis-je, si votre costume de colon m’a un peu surpris en arrivant, votre gaîté, dont je ne me faisais pas la moindre idée, me surprend davantage. Est-ce bien là Talma ?

— Tout-à-fait lui. J’ai le caractère gai, et même un peu enfant. Expliquez cette bizarrerie. Dominique, car je n’ose nommer Molière, Dominique, si plaisant sur la scène, était triste et mélancolique chez lui ; moi, accoutumé aux grandes larmes de la tragédie, j’aime à rire dans le calme de la vie privée : je ris d’un rien.

— C’est peut-être que la nature ne se délasse d’un extrême qu’en se jetant dans l’extrême contraire ; mais à votre tour rendez-moi compte de ceci : votre caractère est un peu enfant, dites-vous, et c’est ce qui arrive à presque tous les hommes de génie. La cause où en est-elle ?

— Voilà notre conversation prête à s’élever jusqu’à la plus haute philosophie. Je ne vous y suivrai pas ; d’ailleurs, en m’assimilant à ces êtres supérieurs que j’admire trop pour croire que je les égale, vous m’avez ôté la possibilité de vous répondre. Cela les regarde.

— N’allons pas faire de ceci une querelle de modestie qui nous écarterait de ma question ; je tiens à connaître votre opinion sur ce sujet, car pour peindre l’homme avec toutes ses passions, vous avez dû faire de l’homme un scrupuleux et profond examen.

— Eh bien, selon moi, les hommes de génie sont toujours un peu enfans, parce que le génie vient de l’âme, et que l’âme ne vieillit jamais. Je me rappelle à ce propos qu’un jeune Italien, attaché au roi de Naples, me disait que dans toutes ces têtes d’anges qu’affectionnait le pinceau de Raphaël, il croyait voir notre âme tenant au ciel par leurs petites ailes, et à la terre par une figure d’enfant. »


SECOND ENTRETIEN.


Le lendemain, il était déjà un peu tard lorsque j’allai joindre Talma au bois où je le trouvai couché par terre, arrosant avec une carafe de cristal un chêne de huit à dix pouces de haut. « Venez, me dit-il, venez admirer mon chêne. Comme il est plein de sève et de vie !

— Avant que, pareil à celui de La Fontaine, il ait la tête voisine du ciel et que ses pieds touchent à l’empire des morts, savez-vous qu’il a du chemin à faire ?

— Vous ne comprenez donc pas le plaisir de planter, de voir croître, se développer un arbre en quelque sorte animé par notre souffle ? C’est par-là nous associer à la nature, c’est participer aux grands mystères de la création. Il y a dans ce plaisir, je vous l’assure, de la paternité. La poésie, toujours vraie même dans ses plus grandes images, la poésie a eu raison d’appeler Dieu le père de l’univers.

— On dirait, à vous entendre, que vous aimez l’état de planteur comme votre art.

— Pas tout-à-fait, car j’ai pour mon art de la passion. Du reste, j’aime tout ce que je fais, parce que je ne fais que ce que j’aime. Il est certain rôle dont je suis, à la lettre, amoureux.

— Si j’osais, je vous demanderais à ce sujet quelques confidences.

— Vous avez mis hier dans notre entretien une grande réserve : j’apprécie cette délicatesse ; mais croyez que je ne me borne pas à exercer ce bel art, j’en fais volontiers l’objet habituel de mes conversations. Son ascendant agit sur moi quelquefois même à mon insu. Au théâtre, je le mets en action ; hors du théâtre, il occupe ma parole, et, quand je me tais, c’est pour le méditer. Mettez-vous là près de moi. Écoutez : les esprits même éclairés s’imaginent que dans mes études je me pose devant une glace, comme un modèle devant un peintre dans l’atelier. Selon eux, je gesticule, j’ébranle de mes cris le plafond de ma chambre. Le soir sur la scène je fais entendre des accens appris le matin, des inflexions préparées, des sanglots dont je sais le nombre. J’imite Crescentini qui dans Roméo montre un désespoir noté d’avance dans une partition cent fois chantée chez lui avec accompagnement de piano. C’est une erreur : la réflexion est une des plus grandes parties de mon travail ; ainsi que le poëte, je marche, je rêve, ou bien je m’assieds au bord de ma petite rivière ; comme le poëte, je me gratte le front ; c’est le seul geste que je me permette, et encore vous voyez qu’il n’est pas des plus nobles.

« En général, quand je compose un rôle, soit dans une tragédie nouvelle, soit dans quelque pièce de l’ancien répertoire où je ne me suis pas encore essayé, je cherche à me pénétrer du caractère donné par l’histoire, non seulement au personnage que je vais représenter, mais à tous ceux qui autour de moi doivent en se mêlant à mon jeu concourir à l’action. Je m’occupe peu des dates ; toute mon attention se porte sur l’époque. La chronologie m’est inutile, mais personne mieux que moi n’a devant les yeux Manlius, Néron, Brutus, avec leur maintien, leur costume, l’expression de leurs figures. Je les vois agir et marcher ; je marche et j’agis avec eux. Au lieu de lire Tite-Live, Suétone et Tacite pour appeler avec eux Rome dans mon cabinet, je me transporte plein de leur lecture dans Rome même ; je deviens romain, je vis là comme dans ma ville natale. Je m’aide aussi de la fréquentation des statues du Musée ; j’étudie l’attitude de leur corps, jusqu’aux plis de leur toge, pour que les mêmes plis puissent se dessiner sur mes épaules, pour que la grâce de leur manteau de marbre puisse se reproduire dans mon manteau de laine ou de pourpre. Après une représentation de Manlius, j’ai reçu de David un éloge qui m’a singulièrement flatté : « À ton entrée sur la scène, me dit-il, j’ai cru voir marcher une statue antique. »

« Lorsque cette étude première est achevée dans ma pensée, lorsqu’elle m’a donné la physionomie, le caractère et jusqu’au costume du personnage, je me transporte en lui tout entier ; je me nourris de ses passions, je m’accoutume à sentir comme il sentirait s’il était vivant ; puis le soir, en présence du public, je laisse mon âme se développer, s’allumer, éclater dans cette grande figure que j’ai créée. Ce qu’on appelle mon talent n’est peut-être qu’une extrême facilité de m’exalter dans des sentimens qui ne sont pas les miens, mais que je m’approprie par l’imagination. Pendant quelques heures, je sais vivre de la vie des autres, et, s’il ne m’est pas accordé de ressusciter les personnages historiques avec leur enveloppe terrestre, du moins je rallume leurs passions que j’oblige à venir gronder dans mes entrailles. Je suis un peu comme la pythonisse : le théâtre c’est mon trépied.

« Il n’est pas besoin de vous avertir, je pense, qu’il s’agit ici d’un acteur ayant déjà vingt ans d’exercice. Il y a dans notre art une partie en quelque sorte mécanique qu’il faut apprendre par d’autres moyens, par une sorte de routine. Ce n’est qu’après s’y être soumis, ce n’est qu’au moment où l’on va franchir la barrière devant laquelle s’arrête la médiocrité, qu’on peut se livrer à ce travail de méditation. Je le pousse si loin, que j’y apporte par le secours de la mémoire les inspirations imprévues de la scène. Les inflexions de ma voix, l’expression de mes traits, le langage du geste, je recueille tout. Mon intelligence soumet alors ces nouveautés à sa révision, les épure, les fixe dans mon souvenir et les y conserve en dépôt pour les renouveler à ma volonté dans les représentations suivantes.

« Et d’ordinaire, c’est le soir même, dans la coulisse, que, mettant à profit l’intervalle d’une scène à l’autre, je me livre à cette manière d’étudier. Rarement je songe à la scène qui va commencer, mais toujours à celle qui vient de finir. Ainsi je me rends compte de mon jeu presque en jouant. Si j’ai bien fait, je le grave dans ma mémoire pour toujours faire de même ; aussi, quand je rencontre un effet heureux, c’est pour moi une richesse, et je ne la perds jamais. Si, au contraire, j’ai été faible, ou faux, ou exagéré, je me censure sur-le-champ, pour ne plus retomber, autant que cela m’est possible, dans les mêmes défauts.

« Je consulte souvent aussi les hommes instruits et célèbres. J’interroge le souvenir de ceux de mes camarades qui ont vu Lekain, Brisard, Grandval, Clairon et Dumesnil, ces gloires de l’ancien théâtre français. Que d’applaudissemens, que de couronnes dont le public m’a fait hommage devraient retourner au front de Lekain ! Monvel, par sa mémoire qui avait tout retenu, et par son intelligence qui avait tout compris, Monvel m’a révélé quelques uns des secrets de ce grand maître. Les vers admirables qui signalent l’arrivée de Néron et dénoncent si bien son caractère, je les dis avec les mêmes sentimens dont s’animait Lekain. J’ai cru devoir montrer seulement un peu plus de jeunesse et de colère ; mais ce n’est là que la teinte générale du morceau. L’agitation de Néron, tout ce qu’il roule de fureur dans son esprit et qui doit impressionner sa parole, son trouble, son désordre, l’impétuosité de ses désirs, tout cela est du Lekain. Lekain est le peintre, moi le graveur ; oui, le graveur, car je n’ai pas pu rendre avec mon trait d’emprunt toute la profondeur de la pensée sortie d’un tel pinceau. Par exemple, lorsque Néron dit à son entrée :

N’en doutez point, Burrhus, malgré ses injustices,
C’est ma mère, et je veux ignorer ses caprices.

il y avait dans la manière dont Lekain prononçait

ces mots : C’est ma mère, une expression de respect filial, mais en même temps d’impatience contre le joug de ce respect, qui égalait Lekain à Tacite. Comment, sans Monvel, aurais-je su cela, moi venu après la mort de ce grand acteur ?

— Vous avez raison, ces souvenirs, ces sortes d’initiations sont de véritables études. Sous ce rapport, il est tel homme qui vaut mieux qu’un livre. Je ne puis vous rendre un pareil service : je ne suis qu’un curieux, et dans notre conversation j’ai tout à recevoir, et rien à donner.

— Vous vous trompez : vous ne savez pas combien j’aime et combien m’est utile la jeunesse. À votre âge, l’âme est toute neuve : ni les grandes peines, ni les grandes joies ne l’ont rendue, à force de l’agiter, difficile à s’émouvoir encore. De son côté l’esprit est pur, les souvenirs du passé ne l’obstruent pas ; il apporte surtout une disposition bien essentielle pour seconder l’acteur ; il se livre à lui. La jeunesse n’a pas peur de se laisser surprendre : elle sent le plaisir, elle ne le raisonne pas ; elle est, de plus, dégagée de tout système, de toute préoccupation, de tout préjugé. Elle me prend tel que je suis, non tel qu’elle me voudrait. Elle n’a pas cette singulière vanité des gens un peu âgés qui les porte à censurer l’acteur du jour pour rehausser l’acteur du passé, car c’est comme s’ils disaient : « Lekain était notre ouvrage, aussi était-il sans défauts. Talma a été formé par la génération actuelle, aussi est-il plein d’imperfections. » Cela fut de tous temps : les vieillards qui avaient vu Baron appelaient Lekain le taureau.

« Quand les élèves de l’École polytechnique, ces braves jeunes gens pleins d’ardeur et de lumières, me demandent une représentation, je ne saurais vous dire quel plaisir je leur dois. Comme leur présence m’électrise, lorsqu’à mon entrée sur la scène je vois leurs yeux brillans m’envoyer des étincelles ! Ces soirées sont dans ma vie théâtrale de belles pages. Alors je cherche des effets nouveaux, je me livre à mon inspiration, je fais faire à mon art des pas de plus ; et ne croyez pas que j’ose beaucoup devant eux parce que je les redoute moins ; non, j’ose parce que je suis certain que ce qu’ils applaudiront est juste et vrai ; que ce qu’ils désapprouveront manque de mesure, et de vérité. J’interroge leur âme comme un merveilleux diapazon; il n’y a pas d’exemple qu’un accent qui les a fait tressaillir et qu’ils m’ont fait trouver, ait laissé sans émotion un autre public devant lequel je le reproduis. Un jeune homme, c’est la nature ; un vieillard, c’est la société.

« Dites-moi, dans quel rôle m’avez-vous vu pour la première fois ?

— Dans Pharan de la tragédie d’Abufar. Vous vîntes à Marseille, et l’on me fit sortir du lycée tout exprès pour cette grande solennité.

— Eh bien ?

— Eh bien, il m’arriva quelque chose de bien singulier ; à moi, du reste, comme à tout le public. Nous cherchâmes Talma pendant tout un acte et dans un état de surprise qui n’était pas sans tristesse, nous ne le trouvâmes point. Pharan nous parut morne, inanimé, sans éclat, parlant presque avec effort ; en un mot, fatigué.

— C’est-à-dire que vous cherchiez Talma, et que je vous fis voir Pharan, Pharan brûlé du vent du désert, accourant épuisé à travers les sables ; consumé par son amour au point de n’avoir plus la force de respirer.

— Oui, nous sentîmes tout cela lorsque dans l’acte suivant la passion eut brisé pour se faire jour le cœur du jeune Arabe. Alors ce ne fut plus Talma, ce fut le tonnerre. Le public avait eu tort. Les trépignemens, les transports, les battemens de mains devinrent une magnifique réparation.

— Le public avait eu raison. Aussi n’aurais-je pas choisi Pharan pour mon début, si je n’avais voulu ménager à ma femme l’occasion de paraître dans un rôle où elle était ravissante, celui de Salema. Pour ma part, je savais très-bien qu’en se présentant pour la première fois sur un théâtre ou ailleurs, ne fût-ce même que dans un salon, encore faut-il ne pas être obligé de jouer avec le plus de vérité possible la fatigue et l’accablement. C’est se montrer sous un mauvais jour, à moins que chacun ne sache d’avance que ce n’est point votre nature, mais un effet de votre art. Néron ou Hamlet n’ont pas ce désavantage : ces deux personnages annoncent ce qu’ils sont. Hamlet arrive poursuivi par l’ombre de son père : c’est toute la pièce, c’est tout le rôle d’Hamlet. Néron, en sortant de la coulisse, s’emporte contre Agrippine et contre Britannicus : c’est Néron tout entier, c’est le drame avec son action et son dénoûment prévus, la disgrâce d’Agrippine et l’empoisonnement de Britannicus. Voilà deux rôles sans préfaces. Pharan, au contraire, en a une ; Pharan ne se révèle qu’au moment où sa jalousie éclate contre le Persan Pharasmin. Tout ce qui précède est la préparation du caractère de cet Arabe, dont le cœur, ainsi qu’il le dit lui-même, est brûlant comme la pointe du rocher que le soleil dévore. Il y a dans chaque rôle, quand il est bien fait, deux à trois vers qui en sont la clef. C’est là ce qu’il faut savoir saisir. Je vous révèle un des grands secrets de mon art. Avant toute chose, quand j’étudie, je m’attache à ces vers ; quelquefois même ce n’est qu’un mot. Une fois ce mot trouvé, le reste n’est rien. C’est de l’argile : le rayon de lumière qui doit l’animer est à moi, je l’ai dérobé au ciel, c’est-à-dire à l’intelligence.

« Pour mettre un exemple à la suite de ces réflexions, je vous citerai Agrippine ; je la prends à dessein pour vous montrer que tous les rôles, hommes ou femmes, doivent être, d’après mes idées, soumis aux mêmes investigations. Agrippine est encore un de ces personnages que j’appelle tout d’une pièce ; Agrippine est le beau idéal de l’orgueil. Si elle n’en avait pas autant, peut-être aurait-elle moins d’ambition, car cette ambition a toute la hauteur d’un orgueil démesuré. D’après cela, il est tout naturel qu’elle se brise contre les obstacles ; et certes il n’est pas moins naturel qu’elle ne puisse comprendre comment l’empire lui échappe, à elle, qui dit :

Moi, fille, femme, sœur et mère de vos maîtres.

« Ce vers n’est-il pas tout le rôle ?

« En effet, quand on touche au trône par tous les points, il est difficile de perdre l’envie de s’y asseoir : voilà l’ambition. Quand on est à soi toute seule une race royale, il est difficile de ne pas en avoir l’esprit enivré : voilà l’orgueil.

« Ainsi, Tancrède encore, dont le caractère est formé de deux amours, Tancrède nous en fait la confidence dès son premier monologue.

« Écoutons-le :

Loin du camp des Césars et loin de l’Illyrie,
Je viens enfin pour elle au sein de ma patrie,
De ma patrie ingrate, et qui, dans mon malheur,
Après Aménaïde, est si chère à mon cœur.

« Vous l’entendez ! après son amante, ce qu’il a de plus cher au cœur, c’est sa patrie. Aussi vous le voyez combattre pour arracher Aménaïde à la mort ; puis, pour préserver Syracuse de l’ennemi, combattre une dernière fois et mourir. »


TROISIÈME ENTRETIEN.


Quiconque veut deviner la physionomie de notre esprit, savoir quels sont nos goûts intellectuels, nos prédilections de travail et de pensée, n’a besoin, ce me semble, que de consulter le choix de nos livres. Je faisais cette épreuve dans la bibliothèque de Talma lorsqu’il vint m’y retrouver. J’avais eu le temps de reconnaître ce que du reste il était facile de prévoir : la philosophie et l’histoire étaient là souveraines.

On range ordinairement les volumes d’après la reliure ou le format ; ils étaient classés ici par genre d’ouvrage. D’un côté la poésie, de l’autre la morale, plus loin les voyages, vis-à-vis l’éloquence : c’étaient autant de bibliothèques distinctes. De distance en distance, des caractères dorés, incrustés dans la corniche, indiquaient chacun de ces genres. Talma avait fait de cette bibliothèque un livre divisé par chapitres. Le plus considérable était, je l’ai déjà dit, celui de l’histoire et de la philosophie.

« Voilà le sanctuaire, me dit-il. Quelquefois, lorsque j’y médite, mon imagination va jusqu’à ranimer autour de moi toutes ces intelligences ; je me persuade qu’elles daignent s’intéresser à mon art, à mes efforts. « Que penseraient Homère et Virgile, s’ils lisaient mes vers ? » se demandait Racine ; « Que diraient Euripide et Sophocle, s’ils me voyaient jouer telle scène ? » je me demande à mon tour. Il faut toujours, quand on a l’ambition des grandes choses, se placer en idée devant quelques grands hommes. Un tel public m’a souvent rendu plus digne de cet autre public de tous les soirs, de ce juge dont l’impression est infaillible. Les masses, c’est le génie humain.

— Lisez-vous beaucoup ?

— Oui. Je puise des inspirations dans toutes les littératures.

— Vous savez sans doute les langues étrangères ?

— Je ne sais bien que l’anglais.

— Vous avez passé, dit-on, une partie de votre jeunesse à Londres ?

— Ce séjour m’a été fort utile. J’y ai rempli ma mémoire des scènes de Macbeth et d’Othello ; elles y sont restées à côté de mes rôles. Je pourrais jouer à Drury-Lane ; il faudrait cependant que le public eût quelque complaisance pour la pureté un peu douteuse de ma prononciation.

— Vous avez dû nécessairement subir l’influence du système tragique des Anglais, plus rapproché que le nôtre de la nature ; la révolution opérée par vous dans votre art n’a peut-être pas d’autre origine.

— L’origine en est ailleurs. D’abord j’ai été novateur, parce que je suis venu à une époque d’innovation. Mon siècle, en me rencontrant sous sa main, m’a pris comme un instrument ; ensuite il a fallu une circonstance. Je vous dirai comment elle s’est offerte. Jusqu’alors, comme tous les jeunes gens à leur début, je m’étais mis dans le moule vulgaire : nous jouions la tragédie comme on l’avait jouée avant nous : l’imitation remplaçait la nature. Plus on était un autre, plus on était content de soi. Ce qui surtout gâtait notre art, c’étaient les études historiques. Pour mon compte, je l’avoue, les Romains me semblaient hauts de plusieurs coudées. Rien de plus pompeux, d’après mes illusions, que leur langage. Aussi nous étions des rhétoriciens et non pas des personnages. Que de discours académiques sur le théâtre ! combien peu de paroles simples !

« Mais un soir le hasard me fit trouver dans un salon avec les chefs du parti de la Gironde[2]. Leur figure sombre, inquiète, attira mon attention. Il y avait là écrits en caractères visibles de grands et puissans intérêts. Trop gens de cœur pour que ces intérêts fussent entachés d’égoïsme, j’y vis la preuve manifeste des dangers de la patrie. Tous accourus pour le plaisir, aucun d’eux n’y songea. On se mit à discuter : on toucha les questions les plus palpitantes du moment. C’était beau. Je crus assister à l’une des délibérations secrètes du sénat romain. « On devait y parler ainsi, me dis-je. La patrie, qu’elle s’appelle France ou Rome, se sert du même accent, du même langage : donc, si on ne déclame pas ici devant moi, point de déclamation là-bas dans les vieux siècles ; c’est évident. » Ces réflexions me rendirent plus attentif. Mes impressions, quoiqu’elles fussent produites par une conversation pure de toute emphase, devinrent profondes. « Un calme apparent, dans les hommes agités, fait donc remuer l’âme ! me disais-je. L’éloquence peut donc avoir de la force sans que le corps se livre à des mouvemens désordonnés ! » Je m’aperçus même que le discours, lorsqu’on le débite sans efforts et sans cris, rend le geste plus énergique, et donne à la physionomie plus d’expression.

« Dès ce moment j’acquis une lumière nouvelle, j’entrevis mon art régénéré. Je travaillai à me faire, non plus un mannequin monté sur des échasses pour être à la hauteur du Capitole, et du Capitole encore tel qu’on se le figure au collége, mais je me fis, dis-je, un girondin, un césar-homme, s’entretenant de sa ville avec ce naturel que l’on met à parler de ses propres affaires. À tout prendre, les affaires de Rome c’étaient celles de César. Pompée lui-même, le vaniteux Pompée, montait bien quelquefois sur un char de triomphe ; mais là il n’était plus qu’une décoration, une grande figure donnée en spectacle au peuple. C’est donc ailleurs qu’il faut aller le chercher pour modèle. Il serait presque ridicule de le représenter en triomphateur quand il cause familièrement avec Sertorius, puisqu’en cette circonstance c’est l’homme politique, et de même qu’il a quitté le char et la robe de pourpre rayée d’or, il doit aussi renoncer à la pompe de l’attitude et du langage.

— Ainsi, après avoir écouté les girondins vous vous écriâtes, en parodiant un mot célèbre : « Et moi aussi je suis peintre » ! Mais comment jusqu’à cette circonstance votre nature avait-elle pu s’ignorer ?

— Elle s’agitait dans le vague. Je l’occupais par l’étude des costumes de l’antiquité. À vrai dire, je n’entrevoyais que là une réforme possible et radicale ; là j’avais de plus un antécédent ; on sait que Lekain, hardi pour son temps, osa, entre autres témérités, s’envelopper d’une peau de tigre, tandis que, jusqu’alors, on ne s’était permis que le taffetas chiné. Ces premiers pas vers la vérité je les continuai ; d’ailleurs le mouvement était donné dans la peinture : je n’avais qu’à m’en emparer pour le transporter sur le théâtre. David et son école avaient livré Boucher et ses bergers frisés et poudrés à la risée des ateliers et du public. Il avait d’une main ferme posé sur la tête de ses Horaces un casque tel qu’on les forgeait à Rome. Moi, je vins aussi prendre à mon tour un casque à forme antique, et j’en couvris mon jeune front. Je me permis même, dans un rôle tout-à-fait secondaire, le manteau de laine des Romains. Cela fit sensation. Cependant je sentis que de pareilles entreprises, pour n’être pas trop imprudentes, exigent qu’on ait pour soi la magie du nom et du talent. Il faut remplir surtout des rôles importans. Cette considération me ramena tout naturellement au travail et à la réflexion, seul moyen d’échapper aux utilités[3].

« Je me souviens qu’après m’avoir vu jouer Antiochus dans Bérénice, Lemercier, à qui son caractère et ses ouvrages donnent une si grande et si juste autorité, Lemercier me prédit ma destinée. Il m’avait découvert derrière Titus, et à côté de Bérénice qui, du charme de sa passion, efface tout. Lemercier ne se doutait peut-être pas du service qu’il me rendait. Quand ces hommes à puissante intelligence devinent un artiste, et daignent l’en avertir, ils lui donnent d’abord de la confiance, et ensuite, ils lui apprennent que le public ne va pas tarder à venir. Ils en sont les avant-coureurs.

« Bientôt toutes les routes s’ouvrirent pour moi, et dans toutes je posai mon pied libre. À mesure que je simplifiais mon jeu, je dépouillais mon costume de ces vains ornemens, de ces colifichets, de ces broderies insultantes pour la vérité historique. J’ai beaucoup fait, il me reste bien plus à faire. Croiriez-vous qu’il ne m’a pas encore été possible de jouer Œdipe vêtu comme il doit l’être ! Raucourt me tyrannisait. Cette coquette Jocaste tenait à ses paillettes, et pour ne pas lui donner de l’humeur, pour ne pas faire un contraste déplaisant pour l’œil du spectateur, il me fallait être pailleté comme elle. Nous avons perdu Raucourt, mais les paillettes sont restées. Quelle pitié, de venir en costume d’Alcibiade me jeter éploré aux pieds des autels, moi, incestueux et parricide, moi, cause du fléau sous lequel mon peuple tombe et meurt ; tandis que je devrais avoir la tête couverte de cendre et le corps revêtu de longs habits de deuil ! Est-ce aux supplians à se montrer magnifiques ? Patience : je ferai voir quelque jour le véritable Œdipe ; à mon seul aspect le public se dira : l’infortuné !

— Ainsi, vous avez été plus maître de votre volonté dans la conception des personnages que dans leur habillement. Si, d’un côté, il vous reste à faire, de l’autre, tout est fait.

— Que votre erreur est grande ! hélas ! ma vie entière n’y suffira pas. Je m’avance vers un horizon sans bornes. Que de choses j’entrevois sans pouvoir les rendre ! combien d’autres plus faciles et que j’ose à peine me permettre ! Tenez, en voici un exemple : dans ce rôle d’Œdipe, dont je viens de parler, je crois avoir rétabli le véritable sens des vers fameux :

J’étais jeune et superbe, et nourri dans un rang
Où l’on puisa toujours l’orgueil avec le sang.

c’est une excuse, et non une forfanterie ; aussi ces vers, dans ma bouche, produisent une grande impression ; mais en terminant ce beau récit, lorsque je m’écrie :

........ Je sentis dans mon âme
Tout vainqueur que j’étais… Vous frémissez, Madame !

je laisse le spectateur froid. Il m’applaudit, sans doute, mais par complaisance, par réflexion ; il tâche d’oublier ce que je viens de dire à l’instant, pour songer à ce que j’ai dit plus tôt. Ses éloges remontent le récit pour en rencontrer le milieu et le début, je ne m’y trompe point ; et cependant il y a dans ces mots : Vous frémissez, Madame ! un grand sentiment de terreur que je conçois sans pouvoir le rendre : mon âme est rebelle à mon intelligence. Dans mon obstination pour vaincre la difficulté, j’ai osé dénaturer les vers ; j’ai dit : Ah ! vous frémissez, Madame ! vain effort, inutile changement. J’ai prêté un vers faux à Voltaire, c’est tout ce que j’ai obtenu.

« Voici un autre exemple où le succès m’a pleinement satisfait. Je cherchais depuis long-temps à peindre l’ennui de Néron dans la scène où Agrippine vient lui rappeler longuement qu’il lui doit l’empire, lui le plus ingrat des hommes. Il est évident que Néron n’écoute pas sa mère ; il pense à autre chose, ou plutôt il ne pense à rien : il est obsédé. Comment rendre cela ? comment le traduire en geste ? J’essayai, à une représentation, en écoutant Agrippine, de promener de tous côtés ma vue distraite. Quelques amis, après le spectacle, me demandèrent ce qui m’avait préoccupé pendant cette scène, et pourquoi j’avais regardé dans la salle ; mon effet était donc manqué. J’eus recours à Monvel ; d’après ses souvenirs de Lekain je composai ma pantomime, mais je tremblais de la hasarder. Un soir, aux Tuileries, devant l’Empereur, je m’y décidai. Pendant qu’Agrippine parlait, je me mis à jouer avec mon manteau. J’avais l’air d’en examiner la richesse, mais en affectant de montrer sur ma figure une grande indifférence, comme si je remuais ce manteau machinalement, sans y prendre garde. Enfin, j’aurais voulu faire illusion au point de persuader que je bâillais. Eh ! mon Dieu ! dans une situation pareille Néron n’y aurait pas manqué. Seulement, vers la fin, je témoignai un peu d’impatience. Puis je marquai une colère concentrée pour préparer le vers qui m’échappe après le départ d’Agrippine, et qui foudroie d’avance Britannicus :

Elle m’a fatigué de ce nom ennemi.

« Le lendemain l’Empereur me parla de ce jeu muet, il l’avait suivi attentivement, j’étais désormais sûr de son effet.

— L’Empereur entre donc avec vous dans les détails de votre art ?

— Vous touchez là une corde délicate. »


QUATRIÈME ENTRETIEN.


« J’ai coupé un peu court à notre dernier entretien.

— Ma question avait été indiscrète.

— En n’y répondant pas, j’ai pu vous le faire croire ; cependant il n’en est rien. Mais comme j’élude toujours ce qui concerne l’Empereur, je me suis laissé aller à l’habitude, et je vous ai traité un peu trop comme tout le monde.

— Il est naturel que vos relations avec le chef de l’Empire vous obligent à beaucoup de circonspection.

— Il serait si facile d’abuser de mes discours ! Aux vérités que je dirais on mêlerait des mensonges que je n’aurais point dits, afin de les accréditer de mon nom. J’aime mieux, par un silence en quelque sorte officiel, me mettre à couvert de toute responsabilité.

— Eh bien ! causons d’autres choses.

— Pourquoi donc ? l’intimité a ses privilèges, et je serai le premier à en jouir. Mon âme est heureuse quand elle peut se répandre sur l’Empereur : il me comble de ses bienfaits. D’ailleurs je vous assure que parler de lui, c’est le louer.

— Vous le connaissez depuis long-temps ?

— Lorsque je le vis pour la première fois, c’est tout au plus si sa campagne d’Italie était dans sa tête.

— Vous doutiez-vous que c’était là votre souverain ?

— Eh mon Dieu, je ne soupçonnais même pas le héros. Il y a si loin de mon paisible cabinet à un champ de bataille ! Ensuite les hommes, et moi comme tous les autres, nous aimons les jugemens tout faits. Quand la renommée crie : Le voilà ! on regarde, et l’on dit comme la renommée. Mais jusqu’alors on laisse le génie dans son obscurité ; on ne se donne même pas la peine de lui demander : Qui es tu ? Cependant le petit Bonaparte, nous l’appelions ainsi, m’avait souvent étonné par des traits d’une vive intelligence.

— On me disait l’autre soir, chez le comte Andréossi, que ce petit Bonaparte se plaisait à raconter des histoires de revenans.

— Rien n’est plus vrai : lui et Méhul étaient toujours prêts à effrayer par des récits remplis d’apparitions lugubres. Bonaparte excellait : il jouait son conte, il en faisait un drame. Pour agir plus fortement sur les imaginations, il éteignait toutes les lumières. De même que les fantômes dont il se constituait l’historien, il avait besoin de ténèbres. Au reste, c’était là pour lui plus qu’un amusement : il cherchait à dominer par la peur. Il ne fait pas autre chose encore aujourd’hui, demandez aux rois de l’Europe ! Ce sont de terribles fantômes que les grenadiers de la garde ! Mais c’était principalement dans ses observations sur mon jeu qu’il ne m’épargnait pas, alors, comme depuis, que brillait sa sagacité. Il me disait un jour : « Il y a un grand vide dans la tragédie française ; aussi, jusqu’à présent, la tragédie sur notre théâtre, sauf quelques rares essais, est demeurée grecque et romaine, et ce vide d’où vient-il ? de l’absence complète d’une pensée supérieure à l’action dramatique, ou, si vous aimez mieux, d’un ressort caché qui fasse tout mouvoir. Les anciens avaient la fatalité, à laquelle leurs dieux mêmes étaient soumis, et cette intervention était toute naturelle, puisque les événemens de leurs drames se mêlaient à leur religion. Chez nous il n’en est pas de même : il existe une séparation complète entre le théâtre et l’Église ; celle-ci même frappe l’autre d’anathème ; il faut donc chercher ailleurs : à défaut de la religion, qu’on ait recours à la politique. Oui, dans le drame moderne, la politique doit remplacer la fatalité. »

« Long-temps après il est revenu sur cette idée, car il l’a développée à Raynouard, l’un des hommes les plus capables assurément de la comprendre. Je crois, si ma mémoire ne me trompe pas, que c’est au sujet du Cromwell, auquel Raynouard travaille. J’avoue que la tragédie, envisagée de la sorte, serait bien en harmonie avec mes goûts et mes études, mais il faudrait renoncer à l’antiquité qui, à vrai dire, ne peut avoir pour nous qu’un intérêt de souvenir et de curiosité. En puisant, au contraire, dans notre propre histoire, en se saisissant des événemens même dont nous avons été les témoins, la tragédie deviendrait nationale, et par-là ferait vibrer toutes les cordes de notre cœur.

— Si l’Empereur, par exemple, voulait permettre qu’on mît en scène quelques traits de sa vie, et s’il en révélait à l’auteur les parties secrètes, la représentation serait curieuse, et l’Empereur lui-même pourrait juger de la bonté de ses théories. De toutes les manières son personnage vous reviendrait.

— Je le jouerais bien[4].

— Avec sa parole saccadée ?

— Comme tous les hommes chez qui les pensées se pressent, ses phrases sont courtes, et il accentue avec force pour qu’on ne perde pas un seul mot, aucun n’étant inutile : voilà tout ce que j’ai remarqué dans son débit, et non cette affectation qu’on lui prête de hacher ses discours pour se singulariser. Au reste, il a toujours parlé ainsi. Seulement, à son retour d’Italie, sa parole était devenue impérative. Je ne saurais, à ce propos, vous peindre mon émotion, lorsque dans la rue Chantereine, dans cette même maison que j’avais habitée, j’entendis madame Bonaparte dire par la fenêtre, à son mari qui se promenait au jardin : « Bonaparte, viens donc, voilà Talma. » Je voulus aller au-devant de lui ; d’honneur mes jambes tremblaient. La porte s’ouvre, il entre, ses yeux brillaient… Savez-vous que c’est bien beau des yeux qui ont fait fuir des armées !

— Ce n’est pas ce jour-là précisément que j’aurais voulu le voir ; quoique grand déjà, il n’était pas sorti du cercle des événement naturels. C’est aux Tuileries que mes regards l’auraient cherché avec empressement lorsque, au retour de Notre-Dame, il venait de mettre la couronne sur sa tête. Là commence l’extraordinaire.

— Je ne le vis que plusieurs mois après. J’avais cru devoir, et il m’en coûtait, renoncer à mes visites. L’Empereur remarqua mon absence, et il dit à Regnault de Saint-Jean-d’Angély, qui s’empressa de me le répéter : « Est-ce que Talma me boude ? » Dès le lendemain j’étais aux Tuileries. J’avais mis un habit à la française et je portais l’épée. La figure expressive de l’Empereur me montra tout à la fois un peu de surprise et en même temps beaucoup de satisfaction. Non qu’il eût la petitesse d’être flatté de mon costume de cour ; mais comme il m’aimait, il fut bien aise que j’eusse fait une chose convenable.

« À dater de ce jour j’allais au moins une fois par semaine aux Tuileries. Je choisissais l’heure de son déjeuner. C’est ainsi que j’assistai aux dernières instructions qu’il donnait au grand-duc de Berg prêt à partir pour l’Espagne. Ce fut encore pour moi une bonne leçon, et j’appris là sur quel ton et avec quels discours un Empereur décide du destin des nations.

« À Erfurt je l’ai vu très-souvent. Plus d’un monarque a dû envier ma faveur. Il s’occupait avec soin, avec intérêt des ouvrages à représenter : il me parla le premier de la Mort de César à laquelle je ne songeais guère. « Quoi ! sire, lui dis-je, c’est la pièce de circonstance que vous choisissez pour tant de Majestés ?

— Oui, Talma, me répondit-il. Serait-ce donc si mal de prouver à l’Europe personnifiée autour de moi par ses souverains que des vers empreints d’une haine vigoureuse contre la royauté m’effraient peu ? qu’on me les dit en face et par mon ordre ? que ma puissance est à l’abri des allusions, et qu’enfin tout germe de républicanisme a disparu de mes armées impériales ?

« Au surplus, l’esprit républicain a cessé de m’être hostile, parce qu’il y a de la république dans ma fortune et dans mon système de gouvernement ! La république, qu’est-ce autre chose que l’intelligence occupant toutes les sommités de l’ordre social ? Eh bien ! qu’on regarde : n’ai-je pas aidé à monter ceux qui sont nés pour s’élever ? Et en ce moment même, Talma, tandis que je cause avec vous, et que des princes sont là attendant leur tour d’audience, n’est-ce pas l’égalité ? Allez, allez, les républicains ne m’aiment pas trop, c’est possible, mais il me respectent, ils savent que ma tête vaut bien un sénat. »

« Cette scène, entre l’Empereur et moi, que n’ai-je pu le soir même la reproduire sur le théâtre et en présence d’un parterre de rois ! Il y aurait eu là, pour eux, une leçon dans l’art de régner, donnée d’une manière assez vive, et surtout de main de maître.

— Et moi aussi je les ai vus vos rois d’Erfurt. C’est à Paris, à l’Hôtel-de-Ville, dans un bal devenu historique, que mes yeux rencontrèrent cette éblouissante réunion.

— C’est pourtant moi qui les y ai fait venir ! je suis en cela une de ces petites causes d’où naissent de grands effets. Dans une des conversations dont je vous parle, j’exprimai le regret de ne pas voir ce cortège de souverains transporté à Paris. « Ce serait, dis-je, un spectacle où les Parisiens trouveraient un amusement, le seul peut-être qu’ils n’aient pas encore goûté, et en même temps un sujet d’orgueil, le seul peut-être aussi que vous ne leur ayez pas donné. Sire, vous êtes ici, ajoutai-je, chez l’Europe ; serait-elle moins bien chez vous ? d’ailleurs vous faites une visite, il est juste qu’on vous la rende. »

« Ces paroles me revinrent en souvenir, lorsqu’après Wagram une partie des cours de l’Europe accourut se mêler aux fêtes du mariage.

« Rien n’échappe à la haute pensée qui nous gouverne ; elle profite de tout. Voici un autre fait bien propre à le prouver mieux encore. J’avais joué Assuérus aux Tuileries. Quelques jours après, m’étant présenté chez l’Empereur, il me parla des Juifs, de Racine, et de Saint-Cyr. « Chaque fois qu’une religion se mêle aux affaires humaines, me dit-il, c’est presque toujours par l’intermédiaire d’une femme. » Puis il ajouta aussitôt, en se répondant à lui-même, selon sa coutume : « Cela s’explique : il est de l’intérêt des prêtres et des femmes de se liguer autour du trône pour le dominer. Cette Esther est la Maintenon de ce temps-là : elle fait signer une espèce d’édit de Nantes, comme celle de Versailles le fit révoquer ; l’une protégea les Juifs, l’autre persécuta les réformés ; et cependant les courtisans de Saint-Cyr louaient dans Esther Mme de Maintenon ! c’est qu’ils ne voyaient dans tout cela ni Juifs, ni protestans, mais deux femmes qui, par leur empire sur l’esprit et le cœur d’un monarque, disposaient du sort des peuples… Quelle singularité dans cette nation juive ! tous les grands princes ont associé leur nom à son histoire. » Il se retourna à ces mots vers le ministre de l’intérieur, qui était entré pendant l’entretien, et il lui dit ces paroles restées dans ma mémoire : « On pourrait peut-être faire quelque chose des Juifs ! »

« Peu de temps après nous eûmes le grand sanhédrin.

« Sur un pareil sujet je suis inépuisable ; je fatiguerais tout le monde sans me lasser jamais. Cela se conçoit : je me suis imposé à cet égard une réserve dont je me dédommage en petit comité. Puisque je vous tiens, je veux que vous sachiez combien est grande envers moi la confiance de l’Empereur, combien il met de grâce dans les faveurs dont il me comble.

« Il venait de faire exécuter des travaux fort curieux au théâtre des Tuileries, afin qu’on pût y représenter des ballets et des grands opéras. Les changemens à vue, les trappes, les vols de char, avaient exigé des machines difficiles à établir dans un emplacement si étroit, mais tout s’aplanissait devant cette puissante volonté ; la baguette d’Armide, qu’il allait faire venir chez lui, dans son palais, enfantait moins de prodiges que sa parole souveraine. « Je vais vous montrer tout cela », me dit-il, et, me prenant par le bras, il me guida lui-même à travers les corridors. Nous descendîmes par de petites échelles sous le plancher même du théâtre. Nous étions seuls. La pâle lueur d’un quinquet presqu’éteint nous éclairait à peine. Tout à coup, en me frappant sur l’épaule, l’Empereur me dit : « Savez-vous que les Anglais paieraient bien cher votre place, s’ils pouvaient y glisser un de leurs agens ! l’occasion serait belle pour une sanglante tragédie. — Ah ! Sire, m’écriai-je, vous me faites frémir ; si quelqu’un caché… — Rassurez-vous, rassurez-vous, Talma, continua-t-il, l’histoire se respecte trop pour me laisser périr dans une trappe comme un héros d’opéra. »

« Un autre jour il me montrait un camée qu’il venait de recevoir d’Italie. Ce camée, d’une rare perfection, représente en profil la tête d’Alexandre. Après l’avoir admiré, je dis à l’Empereur qu’il y avait quelque ressemblance entre cette tête et la sienne, dont le caractère est tout-à-fait grec. « Vous me faites plaisir, Talma, de trouver là ma figure, me répondit-il ; comme pierre précieuse, je n’aurais osé vous la donner : c’eût été un cadeau ; mais comme portrait, acceptez-la : ce sera un souvenir. »


CINQUIÈME ENTRETIEN.


« En feuilletant quelques unes des tragédies de votre répertoire, j’ai vu le rôle de Vendôme tout surchargé de ratures. Des mots, des hémistiches, souvent même des vers entiers sont substitués à ceux du poëte. Tout cela, je présume, est de votre main. Est-ce que vous corrigez Voltaire ?

— Ce serait un sacrilège. Quoique familiarisé avec tous les crimes, je n’oserais cependant pas me permettre celui-là.

— Qu’est-ce donc alors ?

— Un travail scénique. Ces légères altérations ne changent rien à la clarté de la pensée ni à l’éclat de l’expression ; elles n’ont pour objet que les sons. Il ne s’agit point du charme de la poésie, mais bien du mécanisme du langage. Je ne suis pas seulement acteur et poëte, je suis aussi musicien. Pour pénétrer jusqu’à votre âme et lui faire sentir mes impressions d’amour, de terreur ou de pitié, il faut que je commence par m’emparer de tous vos sens qui seuls peuvent m’ouvrir passage jusqu’à elle. Quels sont mes moyens ? le geste et la physionomie qui s’adressent à vos yeux, la voix et la diction qui vont à votre oreille. Or, cette voix est remplie de modulations plus ou moins sonores ; cette diction rencontre des mots plus ou moins propres à se mêler ensemble ; ces gestes sont plus ou moins moelleux et cadencés, si j’ose m’exprimer ainsi. C’est là précisément à quoi il faut veiller pour qu’il y ait et dans le geste, et dans la voix, et dans la diction, un attrait irrésistible et si doux que vous ayez du plaisir à me laisser gouverner toutes vos sensations. Il n’y a pas à dire, quand j’ai besoin de vos larmes, il faut que vous pleuriez.

« Cette harmonie du langage est une chose à part, tout-à-fait distincte de l’harmonie du style. Celle-ci regarde l’écrivain ou le poëte, l’autre me concerne : c’est mon lot, et il est pénible, je vous assure ; notre langue est quelquefois si rude, si rebelle ! elle se compose de tant d’élémens divers ! Ouvrage du nord et du midi, elle se ressent de cette double origine. Songez que les Romains nous sont arrivés d’un côté avec leur langue latine belle et si riche ; puis après eux l’Italie nous a donné quelques uns de ses mots amoureux et suaves. Par l’autre extrémité sont venus les Francs avec leur parole âpre et barbare. En vérité, si quelque chimiste décomposait notre langue comme il décompose les métaux, nous verrions quel prodigieux mélange de mots et de sons, appartenant à des peuples étrangers les uns aux autres, se combinent dans notre bouche. Eh bien, ce chimiste, c’est moi. Quand je prends un rôle, mon premier soin est de le faire passer à une sorte d’alambic, ensuite je fais aisément mon triage ; tel vers qui vous choquerait arrive alors plus adouci à votre oreille. Au reste, ce que je me permets au théâtre, il n’est personne qui ne se le permette dans le monde ; le peuple lui-même s’en va modifiant à chaque génération la rudesse de son langage. Que de mots, sans avoir perdu leur sens primitif, sont maintenant prononcés d’une manière si différente qu’ils ne sont plus les mêmes ! et comme on a fini par les écrire à peu près comme on les articule, les voilà devenus presque des mots nouveaux. Tel est celui de Karle dont on a fait Charles : le premier est plutôt un cri qu’une parole, le second est extrêmement doux ; mais ici c’est un mot métamorphosé, par conséquent hors de ma compétence. Voici une substitution, c’est mon affaire : lorsque je suis en scène, si vous m’entendiez dire d’une voix tendre à Adélaïde :

Souffrez que mes lauriers attachées par vos mains
Écartent le tonnerre et bravent les destins,
Ou, si le ciel jaloux a conjuré ma perte,
Souffrez que de nos noms ma tombe au moins couverte

Apprenne à l’avenir que Vendôme amoureux
Expira votre époux et périt trop heureux.

Vous trouveriez avec raison que mon amour se sert de consonnances bien dures. Nos noms est insupportable, et deux fois le mot souffrez, en quatre vers, ne peut se tolérer. Que faire ? Il n’y a aucun moyen d’annuler un des souffrez, ni de séparer par un repos, ou seulement par la respiration, nos de noms. Vous allez voir comment je m’y prends. C’est le même Vendôme qui parle :

Souffrez que mes lauriers attachés par vos mains
Écartent le tonnerre et bravent les destins ;
Ou, si le ciel jaloux a conjuré ma perte,
Puisse de nos deux noms ma tombe au moins couverte,
Apprendre à l’avenir que Vendôme amoureux
Expira votre époux et périt trop heureux.

Le poëte peut-être se plaindra, mais non pas le parterre. Voulez-vous une autre épreuve ? Elle sera plus courte. C’est un élan, une expression rapide de bonheur ; je m’écrie :

Que mon cœur a de joie !

Que, venant heurter brusquement le mot cœur, doit nécessairement blesser la délicatesse de l’ouïe ; aussi je l’évite en m’écriant :

Que mon âme a de joie !

Vous ne soupçonnez pas mon artifice, et cependant je touche à mon but ; je vous associe à ma joie, je vous la fais partager, et cela en vous attirant à moi par des sons caressans. Ajoutez encore qu’il eût fallu glisser sur le mot cœur, tandis que j’appuie sur le mot âme, autre avantage, puisque cette pause fait mieux comprendre la grandeur de ma joie, de cette joie qui est là, là tout au fond de mon âme. Quant au poëte, pourquoi aurait-il choisi entre deux mots qu’une nuance sépare à peine ? Pour lui c’était peu de chose, pour moi c’était important.

Je vous ai cité un hémistiche vulgaire, peut-être même assez plat ; c’est de la poésie à la hauteur de la fameuse chanson de Marlborough, enjolivée par Chérubin : Que mon cœur, que mon cœur à de peine ; mais tenez, voici de beaux vers, des vers magnifiques :

Oui, Mitrane, en secret l’ordre émané du trône
Remet entre tes bras Arsace à Babylone.
Que la reine en ces lieux brillans de sa splendeur
De son puissant génie imprime la grandeur !
Quel art a pu former ces enceintes profondes
Où l’Euphrate égaré porte en tribut ses ondes ?
Ce temple, ces jardins dans les airs soutenus ;
Ce vaste mausolée où repose Ninus,
Éternels monumens moins admirables qu’elle !

« Il y a là un grand charme d’harmonie, et cependant les deux premiers de ces vers doivent être pour bien des acteurs presque impossibles à réciter. La lettre r s’y trouve répétée neuf fois en quinze mots, et malheureusement cette lettre est l’une des plus difficiles à prononcer. Si vous la faites sortir de la gorge, le son est tellement vicieux que vous grasseyerez, défaut qui autrefois interdisait les abords du Théâtre-Français ; si vous la prononcez vers les dents, vous la rendez trop forte et elle forme un roulement désagréable. Il faut donc la briser, puis la laisser échapper à travers les lèvres qui achèveront de la velouter.

« Mais ne me voilà-t-il pas comme le maître de philosophie, dans le Bourgeois gentilhomme ! Je n’ai plus qu’à dire u en faisant la moue.

— Je vous en prie, restez, Talma ; ne soyez pas enfant.

— Reprenons alors la partie intellectuelle de mon art, ceci n’en est que la partie mécanique.

— Et pourtant elle me confond ! je ne me serais jamais douté de votre peine à dire si facilement des vers.

— Eh mon Dieu, il en est de même dans tous les arts. Cette draperie au fond d’un tableau, ce simple accessoire sur lequel l’œil passe en courant, précisément parce que l’étoffe est naturelle et les plis vrais, cette draperie, pour l’amener à ce degré de perfection, combien a-t-elle coûté de veilles et d’essais ! Vous connaissez l’anecdote de ce financier qui disait à un peintre : « Quoi ! dix louis pour un arbre fait en deux heures ! — Non Monsieur, répondit celui-ci, mais dix louis prix de dix ans qu’il m’a fallu pour apprendre à le faire en deux heures. »

— Et comment vous y prenez-vous pour les vers qui, réputés chefs-d’œuvre, sont dans la mémoire de tous les spectateurs ?

— Ceux-là je les respecte ; et si, comme il arrive parfois, ils m’offrent des consonnances un peu rudes, ne pouvant les faire disparaître, je les dissimule de mon mieux, soit par la rapidité du débit, soit en appelant toute l’attention sur le vers qui précède ou qui suit. Au reste, il est peu de nos poëtes dont les vers soient tous sacrés. C’est un privilège que Racine ne partage avec personne. Bien loin de là, Voltaire, à l’exception de trois ou quatre tragédies, est coupable d’un bon nombre de vers auxquels on peut toucher sans craindre de les rendre plus défectueux.

Voltaire n’avait pas le temps de relire, moins encore de refaire.

« En général, je n’aime pas beaucoup à jouer son théâtre. Dans Œdipe, dans Arsace, dans Brutus de la Mort de César, il me met à l’aise, il ne contrarie pas ma nature et mes idées. Passionné parce qu’il a sous sa plume de fortes passions à peindre, il s’oublie, et, n’étant plus lui, il est le personnage. Mais dans ses autres ouvrages, c’est sa personne qu’il met en scène, et c’est sa philosophie qu’il débite au parterre. Mahomet et Gengiskan ne sont que des prête-noms. Toute cette déclamation, quoique très-brillante, très-élevée, me rend lourd et fatigant. Non que je veuille en faire un reproche à ce grand homme : il avait une mission à remplir, et il s’est servi du théâtre comme d’une chaire pour éclairer les hommes, pour faire marcher d’un pas plus hardi la civilisation sous la garde de la philosophie. C’était beaucoup d’aller parler à chaque intelligence dans le réduit silencieux d’une bibliothèque ou d’un cabinet. Mais c’était bien autre chose de les réunir en grand nombre dans une même enceinte et de les échauffer tous du feu de son génie. On va plus vite quand on s’adresse aux masses, et Voltaire n’avait pas de temps à perdre. Il lui fallait, pendant le cours de sa seule vie, enlever l’esprit humain à la domination de l’Église.

— Il me semble qu’Orosmane cependant est plein de passion ; pourquoi l’excluez-vous ?

— Par deux motifs.

— Le premier ?

— Parce qu’il n’est pas de son pays et qu’il m’est dès lors impossible de lui donner une physionomie locale.

— Le second ?

— Le second tient à l’expression de son amour. Quand cet amour est sombre et terrible, il me va ; mais quand il est fade et langoureux je ne le comprends plus. Orosmane, appuyé sur Shakespeare, me convient : c’est de la tragédie. Orosmane, se rapprochant de Mlle de Scudéry, me décourage ; ce n’est plus que du roman. Cependant c’est un rôle contre lequel je lutte. Souvent le soir, après l’avoir joué, lorsque nous rentrons ma femme et moi, nous nous mettons à analyser ensemble les passages dont je n’ai pas été satisfait et ceux qu’elle a blâmés de son côté. Ma femme a un goût exquis, un esprit vraiment supérieur : elle excelle surtout à peindre les sentimens tendres. Eh bien, rien de complet n’est encore sorti de cette double émulation. Je vous l’ai dit : c’est la fausse physionomie du personnage qui me gène.

« Au reste, Voltaire lui-même l’a senti. Son Orosmane, dans presque la moitié du rôle, n’est plus un Soudan : rien en lui ne rappelle les mœurs asiatiques. La preuve, c’est qu’au moment où la rage de la jalousie le ramène violemment à sa nature, il s’écrie :

Des rois de l’Orient suivons l’antique usage.

« Il s’en était donc écarté ? Eh ! oui, sans doute, il était devenu dameret ; il languissait aux pieds d’une femme, il oubliait le sérail pour se faire un héros de boudoir. C’est encore lui qui le dit :

Allons, que le sérail soit fermé pour jamais,
Que la terreur habite aux portes du palais.

« De bonne foi, qu’est-ce qu’un sultan dont le sérail est ouvert, et qui, ne le faisant plus garder par la terreur, laisse apparemment tout le monde y entrer, ou du moins y porter des regards dont la témérité devrait donner la mort.

« Mon ami Geoffroy, le lendemain d’une représentation où j’avais joué ce rôle, imprima ceci : « Talma a retrouvé tout son talent dans ce vers :

« Que tout ressente ici le frein de l’esclavage ! »

« Oh l’étrange aveuglement de la malveillance ! ce n’était pas mon talent qui s’était retrouvé, mais bien Orosmane lui-même qui, jusqu’alors, s’était égaré et complètement perdu. Allez, allez, quand la passion éclate, tout rentre dans la vérité, aussi bien l’acteur que le poëte.

« Cependant, pour être juste en tout, je dois ajouter que ce manque de physionomie, dont Voltaire est le premier coupable, je l’exagère peut-être à cause même de la difficulté que j’éprouve à exprimer les sentimens langoureux. La partie défectueuse du rôle est précisément celle où je le suis moi-même. Donc, loin de cacher le défaut, je le rends plus saillant. Oui, l’on a raison, et Geoffroy comme tout autre, de me flageller lorsque je dis des fadeurs telles que celle-ci :

........... Épargne-toi ce soin :
L’art n’est pas fait pour toi, tu n’en as pas besoin.

Ou bien encore :

J’atteste ici la gloire et Zaïre et ma flamme
De ne choisir que vous pour maîtresse et pour femme.
De vivre votre ami, votre amant, votre époux,
De partager ma vie entre la guerre et vous.

« Comme poésie, cela est ravissant ; mais comme caractère, comme mœurs, c’est presque risible. Est-ce un chevalier qui parle ? Des images de guerre et d’amour empruntées à la galanterie belliqueuse des tournois sont-elles en harmonie avec ces musulmans dont la tendresse est un peu grossière, et qui, pour rendre la volupté éternelle, ont fait de leur paradis un sérail ?

— Ces deux défauts qui, du reste, se tiennent dans Orosmane, une fausse couleur dans la physionomie et quelque fadeur dans l’expression de son amour, se rencontrent aussi dans plusieurs autres rôles. L’Achille de Racine n’est pas celui d’Homère. La critique y a vu plutôt un héros français qu’un héros grec. Néron même, si bien empreint de la couleur antique, Néron débite à Junie des madrigaux qui, vous ne l’ignorez pas, sentent un peu la cour de Versailles.

— Oh ! quelle différence ! si Racine nous avait représenté l’Achille d’Homère, il nous aurait révoltés. Comment la délicatesse française se serait-elle accommodée de la grossièreté des mœurs d’une époque où les Grecs étaient encore si éloignés de la civilisation de Périclès, si éloignée elle-même de la civilisation de Louis xiv. Racine a agi avec son goût, qui était l’une des grandes parties de son génie : aujourd’hui il se permettrait davantage. Si nos mœurs sont toujours un peu molles, notre esprit est plus mâle ; il est moins exclusif. Mais ce qu’il n’a pas dû faire, moi je l’essaie. J’étudie son Achille, non dans la tragédie, mais dans l’Iliade. Il ne s’est pas tellement brouillé avec Homère qu’on ne puisse les réconcilier. Entre un sultan et Orosmane, il n’y a plus aucune ressemblance ; mais il y en a une très-grande entre l’amant d’Iphigénie et le vainqueur d’Hector.

« J’agis de même avec Ducis. Dans son Macbeth il a été sans doute d’une grande hardiesse. Songez-y donc ! mettre sur notre théâtre une somnambule venant à la clarté d’une torche, armée d’un poignard, égorger son propre fils : cela est terrible. Shakespeare l’est davantage. Aussi c’est avec une étude du Macbeth anglais que j’ai composé la physionomie du Macbeth français. Dans le récit de mon entrevue avec les sorcières, savez-vous pourquoi je fais circuler la terreur dans la salle ? c’est que les trois sorcières je les vois : elles sont là devant mes yeux ; Shakespeare me les montre.

« Quant à Néron, il est fade, je ne le sais que trop, mais dans une seule scène : aussi j’ai grand peine à la porter. Cette scène je la travaille sans relâche et avec un soin tout particulier. Je cherche, afin d’en dissimuler la langueur, à faire entrevoir la férocité de Néron à travers même les paroles les plus tendres ; je veux, par l’expression de mes yeux, par le son de ma voix, qu’on se souvienne de ce qu’il vient de dire :

J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.

« Voilà bien l’amour de Néron ; et moi ayant à le peindre je songe au tigre.

— Vous avez déjà songé au lion dans Othello, s’il faut en croire la renommée, car je n’ai pu vous voir encore dans cet ouvrage, et c’est un de mes regrets.

— Je vous l’ôterai ; j’en ferai naître l’occasion.

— Vous mettrez sur l’affiche : Spectacle demandé.

— En attendant, je vais le mettre sur mon agenda…

— Cet Orosmane au front basané vous convient mieux, n’est-ce pas ? son amour est sombre, et si je ne craignais de faire un mauvais jeu de mots, j’ajouterais comme sa figure.

— Oh ! c’est qu’il y a dans ce personnage un vers que je savoure avec délices.

Plains-moi de mes transports, de mes fureurs soudaines,
De ce sang africain qui bouillonne en mes veines.

Ce n’est plus Othello qui parle en ce moment, c’est Talma.

— Qu’est-ce à dire ?

— Que je suis d’origine more. Ma famille, j’ai quelques raisons de le croire, ou si c’est une illusion, elle me plaît, elle m’est chère ; ma famille, au lieu de regagner l’ancienne patrie lorsqu’il fallut abandonner celle que les Espagnols revendiquaient, se jeta vraisemblablement du côté des Pyrénées, et vint chercher la vie et l’hospitalité sur le sol de la France. Regardez-moi bien : vous verrez peut-être dans l’ensemble de mon visage quelques restes de cette origine. Si en même temps vous vous faites une idée bien juste des passions que je rends avec le plus de vérité, vous y reconnaîtrez ce mélange de fureur et de mélancolie, ce passage subit des sentimens tumultueux au repos d’une indolente rêverie, qui sont les effets habituels des feux du ciel africain. Je me suis toujours promis d’aller quelque jour sur la terre fleurie où Grenade fait briller son beau palais de l’Alhambra, saluer le tombeau de mes pères. Que sait-on ? je retrouverai peut-être mon nom dans quelques familles obscures d’une vallée ou d’une montagne oubliée du voyageur ; car mon nom, cela est évident, mon nom est tout-à-fait more. »


SIXIÈME ENTRETIEN.


« De nombreuses visites m’avaient privé tout un jour de Talma. Il s’était montré sous un nouvel aspect au milieu d’un salon où je venais de le voir, gai, charmant, poli, empressé ; se mêlant à la conversation n’importe le caractère qu’elle prenait, frivole ou sérieux ; mais je n’en regrettai pas moins cette journée perdue pour nos entretiens, d’autant que je devais quitter Brunoy le lendemain. Il le savait. Lorsque les équipages eurent emporté tout ce monde bruyant, lorsque nous nous trouvâmes seuls et tranquilles, il me dit :

« Vous allez donc aussi m’abandonner ?

— Non sans un vif regret ! Mon séjour près de vous ne s’effacera jamais de ma mémoire ; mais l’École de Droit me rappelle. Impitoyable dans sa chaire, M. Delvincourt noterait mon absence.

— Vos momens de liberté, pour être plus rares, doivent en être plus doux. Vous m’en accorderez quelques uns, je l’espère ; vous vous délasserez près de moi de vos études arides, et je tâcherai de vous faire oublier un peu votre sévère professeur. L’hiver arrive : bientôt je quitterai tout-à-fait la campagne pour Paris, où j’aurai des devoirs à remplir plus exigeans que dans l’été. Vous viendrez me voir le matin vers neuf heures : je suis alors presque toujours seul. C’est un moment délicieux pour causer. Quand le sommeil se retire, nous rentrons dans nos idées en même temps que dans la vie et dans le jour, et tout cela avec un plaisir tout frais et tout nouveau : on renaît. Les anciens avaient raison de se visiter au lever du soleil. Vous viendrez aussi, les soirs où je joue, me trouver avant le spectacle dans ma loge[5]. On vous ouvrira la porte qui communique du théâtre dans la salle ; par ce moyen vous choisirez votre place avant que le public soit entré. Je réserve cette faveur, si c’en est une, aux jeunes gens qui m’aiment assez pour trembler lorsque j’entre en scène, et qui, si je parviens à réaliser ce qu’attend de moi leur flatteuse admiration, s’en montrent heureux et pleins de joie. Un certain personnage dont je vous ai parlé a plus d’une fois passé par cette petite porte ; depuis il s’est fait donner ses grandes entrées. Les mardis je reste chez moi ; d’un seul regard vous rencontrerez là toutes les sommités intelligentes de la France, assemblage illustre qui m’honore et m’encourage. En sortant de cette sphère à hautes pensées, croyez que je me trouve plus à l’aise avec les grands auteurs dont je suis l’interprète. En vérité, lorsque je viens sur le théâtre me pénétrer de leur esprit, je crois n’avoir pas quitté mon salon ; et ce ne sont pas les artistes seuls que je recherche, ce sont toutes les illustrations de l’époque : Berthollet, La Place, Cuvier, Gérard, Guérin, Duval, Arnault, Lemercier, Raynouard, Daru, Corvisart, Méhul, Ginguené, et cent autres encore ; des jeunes gens pleins de talent et d’avenir[6] y viennent aussi admirer leurs maîtres, en attendant qu’ils soient maîtres à leur tour. Croyez-moi, fréquentez les hommes supérieurs, c’est de tous les moyens de s’instruire le plus doux et le plus sûr.

— Vous voyez bien que je n’ai pas attendu votre conseil.

— Il faut aller plus haut. Je puis cependant vous être utile. Puisque, résolu à suivre les exemples paternels, votre ambition se tourne vers le barreau, venez m’entendre au théâtre, et non seulement moi, mais nous tous ; ainsi vos plaisirs deviendront en même temps des études. Il règne au Théâtre-Français une grande pureté de diction ; c’est là que la langue est parlée avec le plus de correction et de soin. Maintenant surtout qu’on y déclame moins, vous pourrez apprendre aussi comment il faut être vrai au barreau. La réforme opérée au théâtre doit s’étendre à tout ; le palais et la chaire la subiront. Le théâtre a donné le signal, le palais suivra. L’Église ne sera pas non plus récalcitrante. Pour n’être plus en tête de la société, elle ne fera pas la faute de rester en arrière.

« Oh ! que ce serait une grande et merveilleuse chose que d’entendre un prédicateur, du haut de la chaire, remuer les cœurs de la foule par des accens simples et pathétiques, et non plus avec ces éclats de voix qui, après avoir frappé la voûte, retombent à terre et s’y étouffent, non plus avec ce chant plus triste que les sons du serpent, mais avec les tons harmonieux de la voix humaine ! Quelque jour je vous réciterai l’une des oraisons funèbres de Bossuet. J’en sais plusieurs, sinon entières, du moins par longs fragmens. Que je vous raconte à ce sujet une anecdote : je me trouvais à Lyon en même temps que Mme de Staël. Un soir chez elle l’assemblée étant comme de coutume et brillante et nombreuse, on désira m’entendre. Pendant que je me recueillais un instant, un vaste cercle se forma autour de moi. On se préparait à écouter Égisthe ou Cinna ; jugez de la surprise générale lorsque je me mis à dire :

« Celui qui règne dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui appartient la gloire, la majesté et l’indépendance… »

« J’achevais à peine ces premiers mots, qu’un murmure glissa jusqu’à mon oreille. C’était l’expression involontaire d’un désappointement : on aurait volontiers imposé silence à Bossuet pour donner la parole à Corneille. Je n’en continuai pas moins. Peu à peu le calme se rétablit ; je m’emparai de l’attention, et lorsque j’en vins à ce sublime passage :

« Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines : la félicité sans bornes aussi bien que les misères… »


je sentis que j’allais obtenir un de ces triomphes qui me rendent mon art si cher. Cette soirée se passa toute en surprise. Après avoir fait entendre l’orateur, je ne voulus pas refuser de montrer le tragédien. Savez-vous quel rôle je choisis ? celui de Phèdre. C’est le plus beau et le mieux fait que je connaisse. L’amour criminel de Phèdre, parcourant tous les degrés et ne se consolant que par le suicide de n’avoir pu se perdre dans l’adultère, forme un drame complet : c’est la vie entière d’une passion. Pardonnez à mon orgueil de tels souvenirs, ce fut encore un triomphe. Ces soirées se renouvelèrent. Elles m’ont valu de Mme de Staël des lettres bien capables de m’enivrer. Ces lettres me sont précieuses comme doivent l’être à nos généraux les bulletins de la grande armée.

— Oui, oui, je vous pardonne cet orgueil ; je vous prierai même d’en avoir un peu plus. On est souvent tenté de vous rappeler que vous êtes Talma.

— Je ne veux pas ici feindre la modestie. Diderot a dit d’une manière piquante : « Entre un homme vain et un homme modeste, la seule différence, c’est que l’un est indiscret et que l’autre ne l’est pas. » Franchement, si je m’apprécie trop peu, c’est que mon art, quoique bien beau, est pourtant peu de chose ; il n’est, à vrai dire, qu’un bruit de paroles.

— Ne vous a-t-il pas fait un nom destiné à vous survivre ?

— Et quand cela serait ! qu’est-ce qu’un nom qui n’emporte pas avec lui chez la postérité l’ouvrage auquel il doit sa renommée ? On m’admirera, j’ai besoin de le croire, mais sur la foi d’autrui, ou plutôt on saura que j’ai été applaudi de mon temps : voilà tout. Chaque génération, en passant, n’aura pas sous ses yeux quelque production qui lui permette de ratifier le jugement de mes contemporains. Je n’ai pas, comme le sculpteur, le bronze ou le marbre pour éterniser ma pensée. Je n’ai pas, comme le poëte ou le peintre, l’imprimerie et la toile pour perpétuer les enfantemens de mon intelligence. Oh ! que je les envie ! qu’une simple feuille de papier, dépositaire à tout jamais de quelques beaux vers, de quelques profondes pensées, est préférable à ce théâtre où chaque soir j’écris, où tout s’efface aussitôt. Je n’entre jamais dans ma bibliothèque sans que mon cœur soit navré. Dans tous les siècles les hommes ont cherché à se survivre. Ce peuple si industrieux, les Égyptiens, nous ont légué leurs corps soigneusement embaumés ; nous, peuples modernes, supérieurs à l’Égypte, nous sommes parvenus à embaumer notre génie : ce sont de miraculeuses momies que nos livres ! L’âme ne périt pas, mais rien ne restait après elle pour constater son passage sur la terre. Maintenant elle laisse comme un long sillon de feu qui marque la route qu’elle a parcourue, elle laisse la pensée gravée sur l’airain. Et moi, moi… Tenez, quittons ce sujet, il me rend trop cruelle l’idée de la mort.

— Ne dirait-on pas que la mort est là tout près ? n’avez-vous pas un long avenir devant vous ?

— La mort ! elle est toujours là. Croiriez-vous qu’en sortant de chez moi, souvent je reviens sur mes pas pour mettre quelqu’ordre dans mes papiers, comme si je ne devais plus rentrer ? Et même sur la scène, combien de fois n’ai-je pas été assailli par de sinistres pressentimens, par de funèbres images ! En jouant Cinna il m’est arrivé, il n’y a pas très-long-temps, d’entrevoir tout autour de moi des abîmes sans fond. Je n’osais plus ni reculer ni avancer ; si cela eût duré, j’aurais demandé pitié au public. « Pour arracher des pleurs, il faut que vous pleuriez », a dit Boileau. Je puis dire à mon tour : « Pour vous faire frémir, je commence par frémir moi-même ». Oh ! que je comprends bien Pascal !

— Mais comment les spectateurs, attentifs à suivre le langage de vos gestes, l’expression de votre physionomie, les inflexions de votre voix, ne s’aperçoivent-ils pas du désordre de votre raison ? L’assemblée, dans ces pénibles momens, devrait se lever en masse, et, saisie de crainte et de douleur, vous crier : « Assez ! assez ! »

— Au contraire : on attribue à mon art les agitations de ma nature ; mon regard exprime l’effroi, et l’on s’imagine que, pour m’épouvanter, moi et les autres, je porte à la main une tête sanglante[7]. J’aurais besoin de compassion, je rencontre des applaudissemens. Ma mémoire seule venant à m’abandonner, pourrait avertir que Talma est anéanti. Mais heureusement jusqu’à ce jour elle m’est restée fidèle. C’est le prodige de ce mécanisme de la mémoire, déjà si prodigieux, alors même qu’il n’est pas soumis à de telles épreuves.

« Je vous révèle là d’étranges faiblesses. Viennent-elles de mon âme, de mon imagination, de mes nerfs ? et qu’importe, puisque je souffre ! Mais pourquoi me plaindre ? Je subis la loi commune, je paie quelque peu de talent par une délicatesse d’organes qui est la source de cruelles douleurs, de pénibles et longs ennuis. Au reste, si je redoute la mort, si je tremble à chaque pas de la rencontrer, c’est peut-être aussi par une trop grande soif de l’immortalité : il me faut pousser loin ma vie pour achever mes travaux, pour leur donner plus d’éclat, afin que mon nom, condamné à rester isolé et vide après moi, ait du moins dans les âges futurs un glorieux retentissement. »


CONCLUSION.


Je revins à Paris. Des études graves s’emparant de toutes mes heures, m’éloignèrent du monde artiste. Je revis Talma sans doute : ce ne sont pas de tels hommes que l’on néglige ; mais dans son salon ou dans sa loge, c’est-à-dire au milieu d’une foule empressée.

Jamais je ne le regardai sans songer aux terreurs que lui causait la mort ; jamais je ne l’entendis réciter le monologue d’Hamlet sans avoir la pénible pensée qu’il devait souffrir, et beaucoup ; que, devant moi, sur la scène, l’homme bien plus que le personnage demandait à l’éternité d’expliquer ses mystères.

J’ai conservé dans mon souvenir non seulement les paroles de Talma, mais jusqu’à l’accent mélancolique dont il les prononça lorsqu’il me fit cette étrange confidence. Sa voix est là à mon oreille. Je crus l’entendre sortir du cercueil le jour où, suivi de la tristesse publique, ce cercueil s’avança lentement vers le dernier asile. Il m’a semblé hier encore qu’elle allait aussi s’échapper à travers le marbre de la tombe que j’ai voulu saluer de nouveau. Elle porte depuis peu le nom de Talma : ce sera son plus beau, son plus durable ornement, le seul qui lui convienne. Il y aurait outrage envers la mémoire de celui qui se passionna pour le vrai, si cette tombe, au lieu d’être d’un style simple, se trouvait surchargée de longues phrases et de grandes figures éplorées, ridicule appareil devant lequel l’âme reste glacée. N’ai-je pas vu sur le monument funèbre d’un Montmorency décapité je ne sais quel nombre de statues ! N’eût-il pas mieux valu un corps sans tête étendu sur une pierre noire, et pas autre chose ?

Mais je me trompe : au moment où j’ai visité la poussière de Talma, sa tombe avait un ornement, le plus digne, le plus touchant à voir : c’était une vieille femme, pauvre, les yeux humides, qui déposait une couronne, gage d’une reconnaissance que le temps n’a pas éteinte. Moi, je rêvais à la gloire de Talma, elle à son bon cœur.


  1. Dans le Dissipateur. — Frédéric était le valet de chambre de Talma.
  2. Ce devait être le salon de la rue de la Victoire où fut décidé le 18 brumaire.
  3. Terme dont on se sert pour désigner les rôles subalternes.
  4. Il l’a prouvé dans Sylla.
  5. L’endroit où il s’habillait au théâtre ; c’était un salon fort élégamment meublé.
  6. MM.  Soumet, Lebrun, de Jussieu, Brifaut, etc.
  7. Et sa tête à la main demandant son salaire.
    Cinna.