Histoire et romanDufey, Libraire (p. 257-265).
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Napoléon.


FRAGMENT.


Mes compagnons, vous le rappelez-vous ce champ funeste où s’arrêta la conquête du monde, où vingt ans de victoires vinrent échouer, où commença le grand écroulement de notre puissance ?
Ségur.


Sans demander à la France le secret de sa fortune, si étrangement mêlée de prospérités et de revers ; sans chercher dans les révolutions ce qui les fait naître, montrons seulement ce qu’elles produisent. Disons d’abord que la royauté, dès son origine, eut à lutter tour à tour contre l’épée et l’encensoir ; tantôt elle se maintient par des alliances, tantôt par des ruptures. Elle invoque les évêques contre les hommes d’armes, elle s’aide de ceux-ci pour dépouiller l’Église. Les premières races ne font qu’aller et venir du sanctuaire au camp. Enfin, après bien des querelles et bien des siècles, le trône, resté le plus fort, a tout soumis et tout affaibli pour mieux soumettre. Sous Louis xiii, la victoire alla même trop vite et trop loin par la main d’un prêtre, roi sous son roi. En vain quelques vieux nobles essaient de reprendre leur armure ; la rouille l’avait rongée : cette fois l’audace ne donne pour conquête que l’échafaud. Ce prêtre, par une sorte de représailles, semble, après huit cents ans et plus, venir rendre à la noblesse l’oppression que le clergé avait reçue d’elle sous le père de Charlemagne. Quand on oublie le nom de Richelieu pour arriver jusqu’à la personne du ministre, les triomphes de ce ministre paraissent peu de chose. Ce ne fut pas son bras qui était fort, c’est la puissance féodale qui était faible ; ce ne fut pas sa volonté qui lui donna la domination, c’est l’absence d’une volonté royale qui la lui laissa prendre. On l’exalte depuis deux siècles, parce qu’on l’avait haï dans le sien ; car de la haine publique il reste toujours quelque renommée : les peuples, par pudeur pour eux-mêmes, ne permettent pas qu’on insulte le souvenir de qui les fit trembler.

 

De nouveaux périls menaçaient la couronne. Après la mitre, après le casque, arrive contre elle le bonnet des faubourgs. Justement alarmée au bruit d’une nation qui s’agite, non plus comme au temps de la Fronde, sous la main d’un prélat turbulent et de quelques grands mutinés, mais à la voix de mille tribuns sortis du peuple, et peuple eux-mêmes. La couronne alors tâche, pour qu’on la soutienne, de réveiller tout ce qu’elle avait endormi pour qu’on la laissât tranquille. Il était bien tard ; le sommeil était déjà plus qu’un engourdissement passager. Les vieilles puissances sociales n’ayant conservé de leur force que l’appareil qui la couvrait, il fut aisé de constater, en soulevant la chape d’or et le manteau ducal, qu’il n’y avait plus que des morts sous ces riches couvertures. Une heure, une seule heure a fait de la Bastille, cet effroi de vingt millions d’hommes, un amas de pierres autour duquel viennent danser les enfans et les femmes. Les parlemens, respectés dans les émeutes, sont eux-mêmes renversés cette fois. Avec la Bastille disparaît le pouvoir sans limites ; avec les parlemens disparaît le pouvoir limité. Ainsi tout croule, rien ne tenait plus, on n’eut qu’à toucher : le passé démoli, on se met à détruire le présent.

 

Le sous-lieutenant s’est fait connaître. Aux époques où les distinctions de rang et de naissance tout-à-fait abolies ne peuvent plus étouffer les supériorités de talent et de génie, les hommes vigoureusement trempés sont bientôt en évidence. Celui-ci se révèle sur les marches de Saint-Roch. Il vient foudroyer l’élite de Paris soulevée contre la Convention. Singulière fantaisie du hasard ! pour défendre la révolution qui a frappé d’exil le clergé catholique, il établit son quartier-général devant les portes d’une église dévastée et sans culte, lui qui, plus tard, doit rappeler le clergé et lui rouvrir la porte des cathédrales. Pour maintenir la puissance révolutionnaire contre les sections qui demandent en armes un retour vers l’ordre, il tire l’épée, lui qui, dans peu, tirera cette même épée contre la révolution pour la faire passer docile et soumise dans ses mains, afin qu’elle refasse l’ordre. C’est qu’au 13 vendémiaire les temps n’étaient pas accomplis : Paris se pressait trop. La révolution n’avait pas achevé son ouvrage, le vieil édifice social n’était pas assez détruit pour en reconstruire un nouveau. Lorsqu’il faudra, sous les formes d’une société rajeunie, rassembler les intérêts récemment créés, alors il se présentera, lui, le jeune révolutionnaire de Saint-Roch : c’est sa part dans ce grand drame populaire.

En attendant, il confie au canon des guerres civiles le soin de sa naissante renommée ; la victoire ensuite prendra cette renommée, et, la faisant sortir de Paris, la portera vite en Italie, pour qu’elle se répande de là dans toute l’Europe.

En l’apercevant, l’héroïque Italie le salue comme l’un de ses souvenirs : il passe, il va plus loin, il va s’incliner devant Thèbes. Privé d’aïeux, il songe à s’en donner d’une étrange sorte, en attachant son nom aux plus vieux monumens du globe. « Du haut de ces pyramides, dit-il à ses soldats, quarante siècles vous contemplent », et ces quarante siècles auxquels il se mêle deviennent à sa voix sa conquête, si ce n’est son héritage.

Cependant la France menacée l’appelle : dès qu’il paraît, tous cherchent un abri sous les replis de ses drapeaux chargés de victoires. Accueilli comme un espoir, comme une nécessité, l’admiration et la peur lui fraient les voies du rang suprême, qu’il prend d’assaut à Saint-Cloud, peut-être avec les canons de Saint-Roch. Ne croyez pas que l’ardeur qui de lieutenant l’a fait général, et de général, consul, se soit éteinte : il devient empereur ; ce n’est pour lui qu’un grade de plus. Monté si haut, il voit plus loin, et veut avoir tout ce qu’il voit. Grand parce qu’il fait tout ce qui lui plaît des nations, il ne peut s’empêcher néanmoins de mépriser ces nations qui lui laissent tout faire. Enfin, après avoir relevé le sceptre de Charlemagne, planté de nouveau la croix de Constantin, tiré de l’exil les écussons des cours de Charles vii et de François ier ; après avoir rendu aux lois leur force, à la justice son glaive, la France est tentée de lui demander grâce. « Assez de gloire, dit-elle. — Pour vous, peut-être, répond-il ; jamais assez pour moi. »

Il continue. Son ambition est de faire un seul royaume de l’univers. Le voilà sautant de fleuve en fleuve jusqu’à la Moskwa. Du milieu de la plus épouvantable des batailles, les foudres de son artillerie le jettent dans les murs de Moscow. L’incendie à son tour l’en rejette. Échappé de cette fournaise, le voyez-vous maintenant enveloppé de frimas, à pied, un bâton à la main ? Il parcourt, errant, un désert où le froid fait un marbre de la terre et des eaux ; mais dans ce désastre inouï, dans ce feu, dans cette glace, dans cette colère des élémens et des hommes, ce sont ses pas qui font encore le plus de bruit. Enfin il trouve pour hâter sa course, au lieu d’un char de victoire, un traîneau fragile qui le fait glisser sans soldats, mais armé de son nom, à travers les empires qu’il a foulés et vaincus. Toujours fuyant, il touche du pied les Tuileries, se retourne, et déjà il reporte sa forte épée au cœur de l’Allemagne. Il lui faut encore des victoires avant que de tomber ; il en trouve ; puis viennent des revers, puis encore des succès : on ne peut deviner ce que la fortune lui réserve, tant elle a de peine à le quitter ! Redevenu fugitif, il recule encore, mais cette fois jusqu’à Fontainebleau, où il n’arrive, après de si vives secousses données au monde, que pour en finir d’un trait de plume. Il abdique, abandonnant le trône avec ce dédain d’un homme qui sait bien qu’en emportant sa gloire c’est misère qu’un trône laissé derrière lui ; il abdique, et pour que tout soit extraordinaire dans cette destinée, lancée par le volcan d’une révolution, il ne pourra pas même poser sa tombe sur un continent qu’il asservit tout entier. À peine trouvera-t-il un peu de terre, au milieu de l’Océan dont les vagues viendront nuit et jour, et sans cesse, murmurer au pied de son ombre, comme les nations envoyaient aussi leur murmure au pied de sa puissance.

Est-ce fini ? Pas encore. De tels hommes n’ont pas besoin d’être vivans pour agiter les peuples ; regardez. À défaut d’une tombe, la France lui a décerné un trophée de bronze, d’où il règne encore. Tout froid qu’il est, ce bronze échauffe la foule, et l’image du grand capitaine, debout sur le faîte, semble, à la tête de ces légions d’airain qui escaladent en tournoyant la colonne, être là-haut : placée pour les guider vers l’immortalité.