Histoire et romanDufey, Libraire (p. 127-162).
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NOTES HISTORIQUES.


Un vase précieux enlevé dans la basilique de Reims mit le chef barbare Lot-Wig en relations d’intérêt et bientôt d’amitié avec un prélat plus habile ou plus heureux que les autres. Sous les auspices de Remigny, évêque de Reims, les événemens parurent concourir d’eux-mêmes au grand plan des prêtres de la Gaule.

Thierry, Conquête des Normands.

Parmi les rois francs de la première race, Clovis est l’homme politique.

Idem, Lettre VI sur l’Histoire de France.

CLOVIS.



La simplicité de douze pêcheurs sans secours et sans art a changé la face de l’univers.
Bossuet.


Des soldats se pressent en foule autour de dépouilles amoncelées devant les portes de Reims : ce sont les Francs avec leur figure sauvage, avec leur chevelure rouge. Sans casques, et la tête toute nue, sans cuirasse et le corps à peine couvert d’une toile légère, ils ont pour arme dans la main une espèce de javelot terminé par deux pointes de fer recourbées en forme de crocs ; arme terrible avec laquelle, comme le lion avec ses dents, ils déchirent leur ennemi. D’où viennent-ils ? de vaincre, non loin dans la plaine, les Alains, peuples indisciplinés, qui, après avoir franchi le Tanaïs, le Danube, le Rhin, s’étaient un moment arrêtés sur les bords du Liger ; ils ne tardèrent pas à le traverser aussi pour se mettre encore une fois en marche au pas de course, ravageant et pillant jusque sous les murs de Reims. C’est là que les Francs leur ont appris qu’ils ne devaient pas aller plus loin. En fuyant, les vaincus abandonnent l’immense butin dont le partage va servir de récompense à la victoire.

Au milieu des vainqueurs sanglans et joyeux, il en est un qui domine cette fête des camps.

À sa chlamyde parsemée d’abeilles, à ses cheveux tressés et retenus sur le front par trois cercles d’or pur, à sa voix forte et nourrie dans l’habitude du commandement, la taille haute, une hache à la main, le regard fier, l’attitude imposante, si jeune qu’il serait à peine un homme s’il n’était un héros, le chef des Francs, le successeur des Ricimer, des Marcomir et des Teudôme, Clovis enfin, le superbe Clovis, laisse aisément deviner en lui la majesté du rang suprême.

Dans ce butin où sont pêle-mêle les joyaux et les armes, où des captifs, jetés sous le pied des chevaux, attendent un maître comme dernière espérance ; où, dans des chars traînés par des taureaux, on a entassé les coupes d’or du festin et les vêtemens tissus par les vaincus dans l’espoir du triomphe : là, parmi tant de richesses, un vase du culte des chrétiens brille des feux de l’émeraude et du saphir. Les Alains le dérobèrent dans la basilique consacrée à celui qui, faisant de sa croix un autel, en fut tout à la fois la victime et le dieu. Devant ce dieu, Clovis a vu plus d’une fois Clotilde, sa royale compagne, baisser un front sur lequel ont coulé les ondes du baptême. « Je veux ce vase ; il sera ma part », dit-il en balançant sa hache menaçante.

Tandis que l’armée entière se tait, un seul, plus audacieux que l’armée, s’écrie : « Pour qu’il soit ta part, attends du moins que le sort te le donne» ; et le monarque ne daigne pas même répondre à celui qui réclame son droit fondé sur l’égalité du partage. Plus tard, un an après, allant plus loin dans la hardiesse de sa puissance, Clovis saisira le plus frivole prétexte pour fendre d’un coup de hache la tête du téméraire soldat ; mais aujourd’hui, dévorant son offense, il affecte de prendre avec tranquillité le riche ornement de l’autel des chrétiens, qu’il remet à l’un de ses gardes, en lui montrant du doigt les murs de la ville.

Du haut de ces murs, Clotilde, entourée d’une cour jeune et charmante, assistait à cette pompe toute guerrière. Elle était modeste sous la pourpre des rois, comme on l’est sous la bure de l’artisan ; elle était simple avec le sceptre, comme le sont les bergères avec leur houlette : mais sa simplicité avait quelque chose de ces bergères qui, à la voix du Très-Haut, chassent devant elles les conquérans ; mais sa modestie rappelait cette vierge visitée par un ange, et recevant de lui la promesse qu’elle enfanterait un fils qui serait tout ensemble prophète et roi, pontife et Dieu.

C’est dans les mains de Clotilde que ce vase précieux est déposé. Clotilde le reconnaît avec une pieuse joie ; c’est elle, c’est sa ferveur qui en avait paré l’autel de la basilique, où plus chrétienne que reine, elle a plus d’une fois prié pour un époux qu’il lui tarde de voir prier lui-même.

La nuit cependant est venue. Les Francs sont rentrés sous leurs tentes. Clotilde attend son époux ; il arrive, il se montre, terrible encore sous ses armes, mais le sourire dans les yeux. « Je vais m’éloigner de toi, Clovis, dit-elle, mais pour un seul moment. Ce vase que tu n’as pas laissé profaner par la main du soldat, est trop long-temps absent des lieux où chaque jour je vais placer sous la garde de mon Dieu tout le bonheur que tu me donnes. Jamais je n’eus tant besoin d’implorer ce Dieu. Des peuples guerriers ont franchi nos frontières et traversé les fleuves ; pour me rassurer, il ne faut rien moins, Clovis, que ton courage et le ciel. » Puis, comme par une illumination soudaine, Clotilde presse son époux de la suivre : « Tu veilleras sur ma prière ; tu joindras ton âme à ma voix ; Clovis, le vrai Dieu accueille tous ceux que lui amènent les dangers ou le malheur. »

Elle achève à peine, et déjà tous deux sont sortis du palais. Tout est simple, tout est facile quand on marche dans les décrets de l’Éternel. Les remparts tombent, le jour s’arrête, la bouche des faibles est éloquente, la main du berger atteint le front des géans, et voilà tout à l’heure qu’un farouche Sicambre est conduit aux pieds du Christ par une femme, être timide et tremblant.

Arrivés à un cloître construit non loin de la basilique, les époux sont reçus par un religieux qu’on eût dit placé là pour les attendre. La vue de ce religieux porte dans l’âme du monarque un sentiment qui lui était encore inconnu : le respect. Cette pâleur, cette sévérité de visage, l’horreur de ce cilice qui couvre le corps, de cette ceinture de fer qui serre les reins ; la retraite, la solitude, tout parle, tout crie, tout est animé dans cet homme. Chez lui les passions ont été si bien vaincues, que même avant de la quitter, il n’a déjà plus rien de la terre.

« Depuis long-temps, Clovis, dit le vieillard, j’espérais ta présence. Plus tu avances dans les Gaules, plus le christianisme te cerne. Prenant place à tes côtés, il se trouve jusque sur ton trône. Refuseras-tu d’être aussi sa conquête ? L’Occident te demande un Constantin. Le lieu saint qui te reçoit ne dirait-il rien à ta pensée ? Ce n’est point le hasard qui t’a pris par la main ; car les actions de ceux qui règnent ne sont pas ainsi abandonnées. Pasteurs des peuples, les rois s’en font suivre ; et Dieu, pasteur des rois, les guide à son tour, pour que peuples et rois marchent d’un pas et plus ferme et plus sûr.

« — Sans donner à ma présence, en ce lieu, une cause divine, vieillard, si par ta bouche je puis connaître ton culte, j’en rendrai grâce au hasard. Comme roi, il est important que je sache si ce culte n’est pas anti-social, ainsi que ses ennemis le lui reprochent. Comme homme, mes yeux ne se refuseront pas à ses clartés, s’il porte en effet avec lui la lumière.

« Dis-moi : quel est le christianisme ? En nous promenant ici tous deux, nous respecterons la prière de Clotilde. »

Le monarque prononça ces paroles avec une grande douceur. Il prit par la main le religieux, et tous deux s’enfoncèrent dans le cloître, dont les arcades, en se découpant sur le ciel d’une belle nuit, semblaient former une longue suite de tableaux à cadres de pierre sur un fond d’azur semé d’étoiles.

Après un moment de silence, le religieux, d’un ton inspiré, dit à Clovis :

« Notre culte, devant être universel, a pour chaque homme un langage particulier. Terrible ou consolant, simple ou sublime, le christianisme arrive par mille chemins divers aux esprits incultes comme aux intelligences éclairées, à la raison des rois comme au bon sens du peuple. Ma parole sera donc sans effort à la hauteur de ton diadème.

« Connais ma religion : elle convertit en se révélant. L’obscurité des oracles est la langue des dieux imposteurs ; la bouche du vrai Dieu est, au contraire, pleine de clarté ; et de même que sa main, en passant sur la terre, a déchiré le bandeau des aveugles, de même la religion qu’il nous a laissée donne aux intelligences la lumière.

« Le christianisme est empreint des deux caractères qui se manifestaient dans Jésus-Christ. Ouvrage d’un Dieu législateur, il est tout à la fois un culte et une législation. Par l’un il rapproche l’homme de la divinité ; par l’autre, il unit l’homme à ses semblables. Le chrétien est formé, en naissant, pour être citoyen de cette vie et citoyen de l’éternité.

« Quelle société avait vu son harmonie réglée par la présence même de celui qui règle les grandes harmonies du Ciel ? Tout sage qui jusqu’alors avait réparé l’ordre des États, condamnait lui-même son ouvrage en doutant de sa durée. N’est-ce pas Lycurgue qui fait jurer qu’on ne touchera pas à ses lois avant son retour, et qui, maître de ce serment, fuit et ne reparaît plus ? ô faiblesse ! le législateur est obligé de cacher sa mort, pour que sa législation puisse vivre.

« À Rome, Numa s’enveloppe dans une pieuse imposture : c’est une nymphe qui l’inspire. Il avait deviné que la loi, pour être quelque chose, a besoin de se couvrir des respects dus à la divinité. Aussi Rome baissa la tête en voyant sortir d’un bocage ce Moïse païen.

« Pour la terre arrachée au mensonge, les temps sont accomplis où le vrai Dieu est venu faire des lois et les proclamer lui-même. Ce Dieu, homme, roi, législateur et victime, est arrivé sans royaume, sans armée, sans sceptre, sans tonnerre ; il ne vient même plus cette fois avec cette apparence terrible qu’il avait sur le mont Sinaï. Là cette montagne fumait de la majesté du Seigneur ; ici, dans les campagnes de la Judée, sur les bords du Jourdain, toute sa puissance est dans sa parole. Rien de plus simple que les discours de Jésus ; les enfans le comprennent et viennent à lui.

« Dès ce moment, la société chrétienne existe. Les droits du fondateur de cette législation nouvelle ne pouvant plus être pesés, comme s’il s’agissait d’un de nos semblables venant nous dicter des lois : voilà l’autorité.

« Nul ne se croyant plus sage que la sagesse suprême, ne tentera de renverser l’ouvrage établi : voilà la durée.

« Se soumettre à un autre, c’est s’abaisser ; en cédant à Dieu, on s’élève : voilà l’obéissance, mais grande et noble.

« Ce qui était vrai pour les uns ne l’était pas pour les autres ; désormais la vérité étant la même pour tous, puisque tous reconnaissent celui qui l’a révélée : voilà l’universalité.

« Pour faire accepter des lois, il faut une force quelconque ; et qui la possède peut en abuser pour lui ou pour ceux qui l’aident ; mais Dieu, en qui toute force réside, ne tenant rien des autres, peut à chacun faire sa part : voilà la justice.

« Les Codes humains, où sont enregistrés les châtimens, sont faits pour réprimer le crime. Le Code divin est fait pour inspirer la vertu ; ceux-là vengent la société ; celui-ci lui conserve son innocence : voilà les mœurs.

« Enfin, ce farouche patriotisme, nourri de la haine contre l’étranger, cède à cet amour commun et fraternel dans lequel sont embrassés tous les chrétiens de toutes les patries : voilà la guerre plus difficile ; la voilà surtout plus humaine.

« Telle est l’organisation sublime de cette société nouvelle. Pour l’établir sur la terre, où sont ses armées ? les voici : elles se composent de douze disciples pauvres comme le maître.

« Ils partent, ces douze disciples, porteurs du nouveau Code des nations. Forts de leur faiblesse, les voilà s’acheminant, sans se douter que le but de leur voyage est d’aller placer la croix sur la couronne des Césars ; les maîtres du monde seront soumis aussi bien que le monde. Chose admirable ! Rome, par la victoire, s’était approprié non seulement les trésors, les terres, les cités des vaincus, mais encore leurs arts, leurs lumières et jusqu’à leurs religions. Elle concentrait ainsi dans ses murs la civilisation de l’univers pour la pousser en avant avec plus de force. Le génie de la Grèce respirait dans ses marbres et dans son éloquence ; à côté de l’Égyptien Sérapis, Bacchus l’Indien avait pris place au Panthéon. Les vaisseaux enlevés à Carthage portaient pour enseigne la louve de Romulus ; le bronze mêlé d’or venait de Corinthe pour se façonner en lauriers sur le front des empereurs ; la pourpre de Tyr, parure des rois, ornait la toge des patriciens ; tout à la fois vaste citadelle dressée au milieu des nations pour les contenir, vaste musée enrichi de tous les monumens de l’intelligence humaine, vaste olympe où tous les cultes de la terre semblaient avoir envoyé une députation de leurs dieux : Rome la superbe, Rome avait tout ramassé sur un point, pour que le christianisme, comme d’un seul coup, pût conquérir tant de conquêtes. C’est là qu’il marche en foulant la poussière des idoles brisées ; c’est là que, monté au plus haut sommet de l’esprit humain, il jette de toutes parts les flots de sa lumière inattendue, et vient avec sa miraculeuse civilisation remplacer la civilisation des hommes qui s’efface et qui s’éteint, emportant avec elle sa législation oppressive et ses dieux corrupteurs.

« Admirons de tels prodiges ; comptons-en les effets en parcourant la ville païenne, où le christianisme, véritable fluide céleste, pénètre dans les lois, les mœurs, les institutions, afin d’opérer la révolution sociale la plus complète qui ait jamais étonné la terre.

« Il change d’abord la guerre : c’est-à-dire qu’il change Rome tout entière et d’un seul coup, car la guerre c’est Rome.

« Quand ses soldats attaquaient une nation idolâtre comme eux, il fallait que celle-ci songeât à défendre les dieux, la patrie et la liberté. Rome égorge les enfans, traîne les femmes en esclavage, promène la charrue sur la poussière des villes abattues ; mais dès qu’elle devient chrétienne, dès qu’elle n’a plus à combattre que des peuples également chrétiens, tout prend une face nouvelle ; le Christ donne des entrailles à la victoire ; le peuple qui succombe conserve la vie, la liberté, les lois, et toujours les autels où vaincus et vainqueurs viennent se réunir pour prier.

« La guerre chez les chrétiens n’est qu’un différent, un simple duel entre deux armées. Le fond de la société n’est ni ébranlé, ni même atteint. Chez les nations idolâtres, la guerre est l’extermination même. Les Grecs si policés considéraient tous leurs ennemis comme des barbares ; ils les dégradaient par ce nom ; ils les jetaient hors du monde social, pour avoir le droit de les détruire. Parmi nous le baptême est une sorte de civilisation universelle ; quiconque l’a reçu est homme devant un homme.

« Du champ de bataille cette religion arrive au Forum, où le tribun harangue la multitude, où il lui rappelle que des patriciens ont usurpé les terres prises à l’ennemi, et dues au peuple romain comme prix de la victoire ; qu’il peut donc par la violence reconquérir son droit de partage. Triste lutte entre le peuple et les grands, où la propriété est sans cesse disputée. Le sol tremble moins sous le pas des chrétiens ; un seul mot le raffermit, mais ce mot est venu de la bouche de son législateur : « Tu ne convoiteras jamais le bien d’autrui. »

« Toujours en compagnie de cette religion, arrivons sur le marché public auprès de l’esclave : « Tu m’appartiens, lui dit-elle ; cet homme qui veut t’acheter m’appartient aussi ; vous êtes tous deux chrétiens. À quel titre l’un vient-il attenter à la liberté de l’autre ? Point de servitude ! Les enfans d’un Dieu ne sauraient être les esclaves de l’homme. »

« Active et vigilante, nous la voyons accourir au-devant d’un père armé contre son fils. « Que fais-tu ? s’écrie-t-elle. — Sa vie est à moi. — Sa vie est à Dieu. — L’État me la donne. — Dieu la garde ; j’abolis une loi de sang ; je te fais, par mon autorité sacrée, protecteur et non bourreau des tiens. — Qui es-tu pour me parler ainsi ? — La religion chrétienne : tombe à mes pieds ; maintenant te voilà père. »

« Elle dit, et déjà nous la trouvons auprès d’une femme dégradée au milieu de ses compagnes, nombreuses épouses d’un seul homme. Chassée, puis rappelée, vendue ou prêtée, n’est-elle pas une créature sortie de la main du Seigneur ? Femme, dont la noble tête fut trop long-temps humiliée, une place plus relevée t’appartient dans la famille. Le christianisme le veut ainsi : les lois obéiront.

« Tu n’iras plus également, au jour du mariage, implorer Junon, compagne incestueuse d’un Dieu adultère. La vierge chrétienne, recevant un époux aux pieds de nos autels, trouve dans le ciel une Vierge à qui peuvent s’adresser les soupirs et le trouble de sa pudeur. Le mariage se ressent de cette pureté primitive ; il demeure chaste et pieux. Combien est admirable tout ce que fait la religion pour lui imprimer l’ordre, pour perpétuer sa durée ! Chaque fois que le mariage crée une famille nouvelle, c’est presqu’un petit royaume qui se trouve fondé : il a ses lois, ses coutumes ; l’autorité s’y partage entre deux époux. L’amour, à qui il n’est plus permis de s’égarer, les unit et se plaît à descendre sur les enfans, jeune peuple d’où sortiront à leur tour les souverains d’une foule d’autres familles.

« Ne frémis-tu pas en rencontrant sur la voie publique le nouveau-né qui ne trouve pas même dans la vie la pitié de sa mère ? Ne frémis-tu pas à l’aspect de ce vieillard battu de verges pour un peu d’or qu’il ne peut rendre ? N’es-tu pas saisi d’horreur à la vue de ces esclaves massacrés sur le tombeau d’un maître ? Tu détournes les yeux de ces spectacles ; c’est pour en rencontrer un plus affreux : pressés, entassés dans un temple, là sont encore des esclaves expirant sous la main des bourreaux, parce que leur nombre surcharge la cité, comme un luxe inquiétant.

« Partout, dans la législation païenne, la force lève une tête insolente. Le glaive des prétoriens fait les empereurs ; un citoyen tient dans les fers des milliers de citoyens ; le riche écrase le débiteur pauvre, le mari chasse sa femme, le père tue ses fils ; il fut même une république où la jeunesse égorgeait, comme devenue inutile, la vieillesse languissante. En proclamant la justice, le Christ, d’un mot, a tout affranchi.

« Veux-tu suivre maintenant la marche du christianisme dans l’univers ? Victorieux, parce qu’il pose, partout où il arrive, les bases d’une société complète ; éternel, parce qu’il sera impossible de lui substituer quelque chose de meilleur, nous l’avons vu en Italie ; nous le retrouvons, tant il est rapide, en Grèce, où Paul convertit Corinthe ; en Afrique, où Tertullien se mesure avec les faux dieux et les écrase ; aux murs de Bysance, où il est allé chercher l’empire romain qui s’y était réfugié, croyant rajeunir en se donnant une ville nouvelle ; en Judée, où le Calvaire est devenu le Capitole du monde régénéré. Il vient de naître, il est partout. Les Barbares eux-mêmes se laissent apprivoiser par la doctrine modeste de Jésus. Puis il pénètre dans les Gaules ; puis toi-même, Clovis, et tes Francs, semblez n’être venus que pour vous incliner devant lui. Ce grand événement est commencé. Tu ne peux ignorer que déjà dans ton armée le Christ a répandu sa lumière.

— Ta confiance appelle la mienne, interrompit vivement Clovis ; le christianisme avait été dénoncé à ma vengeance : on vint me dire qu’il éteignait toute ardeur guerrière. Le chrétien, m’assurait-on, n’a plus ni patrie, ni courage. Privé du combat que son culte interdit, au lieu de lauriers, on le couvre de cendres. Ma colère allait réveiller les supplices ; mais un jour, dans la chaleur d’une bataille indécise, il fallait un dernier effort ; quelques unes de mes légions en abusèrent. Pour marcher, elles m’imposèrent des conditions : d’avance elles me firent payer la victoire. Je triomphai. En revenant du carnage, j’aperçus une cohorte toute mutilée : « Soldats ! m’écriai-je, que voulez-vous pour tant d’exploits ? — Rien, me répondirent-ils ; notre récompense n’est pas de ce monde. Dieu nous a dit de te défendre, toi, le roi ; toi, le fils et le représentant de la patrie. Notre sang t’appartient : Dieu nous en tiendra compte… » C’étaient des chrétiens. Maintenant continue ; un tel exemple m’avait disposé à t’entendre.

— Tu as donc pu le voir par toi-même, le christianisme pénètre aussi bien au fond des âmes que dans les lois et dans les institutions : comme la vie, il circule dans toutes les veines du corps social.

« Compagnon de l’homme, il marche avec lui ; à la naissance, il nous reçoit ; à la mort, il nous assiste ; au combat, il bénit nos drapeaux ; dans nos misères, il a des palais pour le pauvre et pour le malade. Il m’est facile de dire tout ce que fera le christianisme, car je sais tout ce qu’il est. On le trouvera partout : on le verra, au milieu des glaces voisines du ciel, portant l’hospitalité dans des lieux qui ne sont pas même habités par des hommes ; on le verra, au pied de l’échafaud, recevant dans ses bras le criminel que la loi pousse à la mort. C’est ainsi que, ne bornant pas sa sollicitude à veiller sur l’ensemble de la société, il va chercher et prendre chacun de ses membres pour l’envelopper.

« Il t’enveloppera, toi aussi. Clovis, je t’ai appris quel législateur est descendu du ciel pour nous en apporter la sagesse ; je t’ai montré la concorde née du précepte qu’il faut aimer les autres comme nous-mêmes, la paix des familles assurée par la bonne foi des mariages, les nations réconciliées, l’esclavage aboli, la propriété tellement protégée qu’on a interdit jusqu’au désir du bien étranger. Enfin, sans te remettre sous les yeux tous les détails de cet immense tableau, sache que, pour consacrer cette législation, ouvrage d’une puissance toute divine, un grand sacrifice fut nécessaire ; et, comme il n’y avait pas d’holocauste assez grand pour le consommer, Jésus-Christ se donna lui-même : l’autel fut à Jérusalem, mais le sang de la victime baigna l’univers.

« Maintenant c’est à toi de juger : tel est le plan vaste et magnifique de cette société qu’on pourrait appeler une république céleste. Sans art, sans éloquence, j’ai laissé ses beautés immortelles te frapper de leur seule autorité : je n’ai fait que soulever le voile. Ainsi, dans le temple, à Jérusalem, la main d’un lévite inconnu, enfant ou vieillard, suffisait pour ouvrir le sanctuaire, et montrer l’arche sainte placée sous la garde des chérubins. »

Il se tait.

Si plusieurs religieux n’étaient entrés dans le cloître, Clovis serait demeuré long-temps absorbé dans ses pensées. « Mes compagnons de solitude viennent me chercher, reprend le vieillard ; nous allons prier ensemble pour les chrétiens que le sommeil délasse. Ainsi la terre n’est jamais sans commerce avec son Dieu : si quelqu’un souffre, nous demandons la fin de ses misères ; si quelque autre oublie le Créateur, nos cantiques suppléent à l’oubli de la créature. Tandis que, dans un culte grossier, c’était la flamme des réchauds qu’on ne laissait point éteindre, chez nous, dont le culte est fait pour l’âme et pour l’intelligence, c’est le feu des prières qu’on ne laisse jamais mourir. »

Le monarque se joint au pieux cortège ; il entre dans l’église. Au milieu de l’obscurité profonde, les lampes de l’autel forment autour de la croix de Clotilde une sorte d’auréole. Rangés en cercle, des religieux de tout âge entonnent les louanges du Très-Haut. L’un d’eux accomplit les saints mystères. Pour la première fois, Clovis en est le témoin. Immobile, étonné, plein de respect, appuyé contre un pilier en face de l’autel, le fier Sicambre répète par un mouvement involontaire de ses lèvres des prières qu’il ne comprend pas encore. Combien ce sacrifice lui semble pur ! Dans les cérémonies du culte des druides, dans celles des païens, on ne sait prier qu’avec la hache ou le couteau. Mais ici, chez les chrétiens, point d’animaux égorgés ; ici la main du sacrificateur ne s’égare jamais dans des entrailles fumantes. Gloire au Messie, il a tout lavé, jusqu’aux parvis des temples.

C’est de la sorte que cette nuit s’achève.

Clovis en s’éloignant reconduit sa compagne chrétienne qui jamais ne lui sembla si belle.

Rentré au palais tout ému, tout préoccupé, le monarque mande Hagdebert, son ami, son guide ; Hagdebert, de tous les mortels le plus renommé par sa sagesse. Clovis aurait plutôt quitté son épée dans un combat, qu’il ne se serait séparé de ce vieillard dans les conseils. Ils réunissent à eux deux ce qu’un homme à lui seul ne saurait posséder que difficilement : une âme de feu, un esprit froid.

« Hagdebert, dit Clovis en le voyant paraître, je viens d’avoir un entretien secret avec l’un des prélats de la Gaule. — Quel en était l’objet ? — Son culte. Mais, je dois l’avouer, il a moins cherché à faire de moi un disciple de son dieu, qu’un législateur de sa nation. — Cela devait être. La religion, pour un homme isolé, n’est qu’une affaire entre lui et le ciel ; mais quand cet homme est chef d’empire, la religion alors est une affaire entre son peuple et lui. — Que faut-il faire ? — Se rendre. — Tu m’en diras la raison. — Sans hésiter. Je vais te montrer le côté politique de cette grande question dont le prélat t’a fait voir le côté social. Depuis long-temps je la médite, je serai bref ; la parole du soldat est comme son glaive : elle doit frapper vite et fort.

« Quel a été le but de notre expédition dans les Gaules ? non sans doute de les traverser d’un pas plus ou moins rapide, de piller, de ravager, de donner de l’or et des femmes à nos soldats, de prendre de la gloire pour nous, puis de revenir comme des voyageurs dans nos huttes, au-delà du Rhin, près de nos marais fangeux. Nous avons conçu de plus vastes desseins : nous cherchons un ciel pur, une terre féconde ; nous voulons, en un mot, une nouvelle patrie.

« Quelles sont nos ressources ?

« Un chef vaillant, toi, que nous avons choisi, toi qui as dépassé toutes nos espérances ; à ta suite marche une armée peu nombreuse, mais bien aguerrie, et surtout animée d’un sentiment que j’appellerai fraternel. Chefs et soldats, tous ont ensemble répandu leur sang. C’est presque l’avoir reçu de la même mère que de le faire couler sur le même champ de bataille. Nous avons vaincu, nous vaincrons encore ; mais toujours se battre, ce n’est pas posséder : la paix seule assure la conquête.

« Quels sont les obstacles ?

« Ils sont immenses : il nous faut lutter non contre un roi, non contre ses légions, mais contre un peuple. C’est donc une lutte épouvantable et qui doit finir par nous écraser ; car les plus fortes armées périssent, tandis que les peuples ne meurent pas. Lors même qu’on ne parviendrait pas à nous exterminer, il suffirait de la haine nationale pour nous consumer. La haine nationale est un feu qui dévore.

« Les Gaulois n’ont que trop sujet de nous haïr, et voilà pourquoi tout un peuple est contre nous. Ils savent ce qui nous attire chez eux : nous venons pour les dépouiller d’une portion de leur territoire, et, ce qui est peut-être plus cruel encore, nous leur apportons le despotisme, car jamais de l’injustice ne naquit la liberté.

« Nous n’avons pas même le triste avantage d’être appelés par un parti qui, se fortifiant de nos secours, nous prêterait ses ressources en échange ; de plus, nous n’aurions devant nous qu’un peuple divisé, par conséquent affaibli.

« Pour accroître les difficultés de notre entreprise, il se trouve encore que ce que nous voulons faire est déjà fait. Nous venons conquérir un pays conquis. Les Romains nous ont précédés ; leur rôle est donc meilleur et plus facile que le nôtre ; ils nous appelleront les barbares, et se serviront des Gaulois eux-mêmes pour nous combattre et nous chasser. Entre deux oppressions, le peuple choisit toujours celle à laquelle il est déjà façonné, tant qu’elle n’est pas trop impitoyable.

« Ajoutons que les Romains, pour s’asseoir dans ce pays, ont fait alliance avec les familles riches et de vieille race, politique dont ils se servent partout où ils veulent enraciner leur domination. Ces familles puissantes ont très-bien compris qu’il valait mieux partager avec eux que de s’exposer à tout perdre en leur résistant : elles ont senti surtout que l’étranger est encore plus accommodant que le peuple auquel on a recours et auquel on donne des armes : car le peuple, une fois qu’il est armé, une fois qu’il est vainqueur, ce qu’il demande, c’est la liberté.

« Tout cela, je l’avais calculé ; je n’en ai pas moins secondé ton entreprise, parce que je comptais sur ta fortune. Nous pouvions saisir quelque circonstance favorable.

« Cette circonstance se présente-t-elle ? oui.

« Malgré leur prudente habileté, les Romains ont commis une faute : ils ont étouffé le culte des druides, qui était celui de la Gaule, sans pouvoir lui substituer le culte païen qui est le leur. Ceci a deux causes : d’abord les Romains corrompus ne croient plus guère à leurs autels ; ensuite les peuples ne sont nullement tentés d’encenser les dieux de leurs vainqueurs. Le christianisme en a profité : il s’est fait la religion des vaincus.

« Mettons-nous donc avec le christianisme. Par-là nous nous donnons pour auxiliaire contre nos ennemis le peuple même au milieu duquel nous voulons prendre place. À ses yeux nous ne sommes plus des envahisseurs, nous devenons des frères. C’est une grande et puissante alliance qu’une religion ! En mourant pour toi, Clovis, on croira mourir pour Dieu.

« Ce n’est pas tout : ce Dieu est celui des pauvres, il est né dans une étable ; il s’adresse donc à la foule. Le Dieu des malheureux le sera bientôt de toute la terre. Il proclame aussi, dit-on, l’égalité ; par conséquent il détruit tous les privilèges et toutes les supériorités de convention. Voilà donc une religion opposée à tout ce que tu veux combattre. Elle chassera les Romains, tu succéderas à leur puissance ; elle anéantira l’aristocratie ; avec le temps, qui refait toujours les vieilles choses, tes chefs militaires la remplaceront ; par elle, en un mot, tu entres dans la nation gauloise. Dès lors, loin de maudire tes victoires, on les bénira ; loin d’appeler pour toi des désastres, on facilitera tes succès. Crois-moi, on est bien fort lorsque la terre même sur laquelle on combat semble vous crier : Courage ! »

Pendant qu’il parlait encore, Clovis prenait déjà sa résolution. Jamais Hagdebert n’avait produit sur son esprit une impression si profonde ; jamais aussi le vieillard n’avait été l’instrument des desseins d’un Dieu qui, lorsqu’il veut les accomplir, fait tout mouvoir dans le cercle de sa volonté.

L’instant va venir où, après avoir préparé les voies, il parlera lui-même.


ÉPILOGUE.



Dieu se découvre à ceux qui le cherchent.
Pascal.


Vastes contrées de la Gaule que déchirent tant de peuples divers ! à la voix maternelle de la religion chrétienne, tous ces peuples vont se réunir dans votre sein, pour ne plus former qu’une seule nation, la plus grande des nations. Quand le christianisme paraît, trône et patrie, pouvoir et liberté, tout se combine : tant il est un vrai ciment pour l’édifice social !

Une fois entrés dans cet édifice, les Francs et Clovis ne seront plus les conquérans, mais les citoyens de la Gaule. Elle leur donne sa religion, c’est leur nom qu’ils lui donnent : désormais ce sera la France, non conquise, mais délivrée. Ainsi les préceptes de Jésus-Christ vont semant la liberté dans le monde. L’Orient la reçut des apôtres, l’Occident la reçoit de leurs successeurs. Avec elle, des villes sortiront du désert ; les peuples se mettront en communication et en travail ; les forêts, arrachées au druide, donneront des épis ; les institutions, les lois, les mœurs s’adouciront pour se mettre en harmonie avec l’homme devenu chrétien ; de pieux cénobites défricheront les terres, cultiveront les sciences ; et de toutes parts on verra leurs mains occupées à bâtir cette civilisation nouvelle.

Mais il est temps qu’une si grande révolution commence.

Clovis s’est élancé sur un champ de bataille, car c’est là qu’il règne. Mais, ô désastre ! tout ploie, tout s’ébranle : les Francs, vaincus, dispersés, connaissent enfin la terreur. Un cri change tout : « Dieu de Clotilde, couvre-moi de ton bouclier ; vainqueur aujourd’hui, demain je suis chrétien. » L’Éternel répond à ce cri. Aux yeux du monarque, ce n’est plus sur un autel que brille la croix, mais c’est en lames de feu, dans les nues entr’ouvertes. Clovis est entré dans la route où se signalèrent les Josué, les Saül et les David : le Dieu fort l’échauffe de sa puissance. L’armée aussitôt ralliée se retourne, l’œil en feu ; d’un pas ferme et facile elle marche à la victoire la plus éclatante.

Temple du Christ, élevé dans les murs de Reims, ouvrez vos portes à ces guerriers qui, sous le poids des trophées, demandent une autre gloire ; prêtres et lévites, conduits par Clotilde vêtue de blanc et la tête parée de fleurs, apportez la palme qui brillait aux mains des Machabées ; les Francs, en sortant du carnage, viennent à la fontaine où, pour laver toutes les souillures, il ne faut qu’une goutte d’eau et le nom du Seigneur. Entonnez les saints cantiques ; que les peuples accourent, qu’ils saluent le monarque de leurs longues acclamations. La joie d’un royaume est une sorte d’élection populaire, qui, si elle ne donne pas la royauté, la confirme du moins. Le voilà qui s’avance, le premier roi chrétien !

« Sicambre, s’écrie un nouveau Samuel, brûle ce que tu as adoré, et adore ce que tu as brûlé. » À cette voix, Clovis s’étonne, il regarde ; il reconnaît dans Remy, dans le saint évêque dont il va recevoir l’huile du ciel, le même vieillard qui, sous les voûtes d’un cloître, lui entr’ouvrit les grandeurs du christianisme.