Histoire et description du Japon/Livre III
LIVRE III.
(1575) Le P. Cabral eût bien voulu pouvoir demeurer quelque temps dans la principauté d’Omura, pour y régler les affaires de la religion, mais deux lettres très-pressantes qu’il reçut coup sur coup du roi de Bungo l’obligèrent d’en sortir pour se rendre auprès de ce prince. Civan avait trois fils, dont le second était celui qui lui ressemblait le plus par les qualités qui font les grands rois. Ce prince était destiné au sacerdoce des faux dieux, comme tous les princes qui ne doivent pas monter sur le trône ; mais ce jeune homme, âgé de quatorze ans, déclara formellement qu’il ne voulait pas être bonze, et qu’il voulait se faire chrétien. Le roi y consentit malgré les emportements de la reine, et le P. Cabral, ayant trouvé le prince très-instruit dans la religion, le baptisa sous le nom de Sébastien. Un grand nombre de nobles, déterminés par un exemple aussi éclatant, embrassèrent aussitôt le christianisme, et la réforme de leurs mœurs fit le plus grand honneur à leur nouvelle religion. Un des gendres de Civan, roi de Tosa et pour le moment chassé de son royaume par une faction, se fit aussi baptiser sous le nom de Paul.
(1576) Une conversion plus éclatante encore fut celle du roi d’Arima, qui fit venir le P. Alméida de Cochinotzu pour l’instruire, et qui se fit ensuite baptiser avec la reine, une partie de sa famille et un grand nombre de seigneurs. L’exemple du roi fut si puissant sur ses sujets, que les missionnaires ne pouvaient suffire à instruire tous ceux qui le demandaient. Heureusement, quatre nouveaux ouvriers prirent terre vers cette époque à Cochinotzu ; c’étaient les PP. Alphonse Gonzalès, Christophe de Léon, Jean-François et Antoine Lopez. Jamais secours ne vint plus à propos, et le roi seconda si bien leur zèle, qu’il pouvait se flatter de n’avoir bientôt plus un seul idolâtre dans ses États ; mais il fut tout à coup atteint d’une maladie violente, qui l’emporta en quelques jours ; il n’eut pas même la consolation de recevoir les sacrements de l’Église, parce que le prince, son fils aîné, zélé idolâtre, ne permit à aucun missionnaire ni à aucun chrétien de l’approcher. Le roi n’eut pas plutôt rendu le dernier soupir, que son successeur fit publier un édit qui ordonnait à tous les docteurs étrangers de sortir incessamment du royaume, et aux chrétiens de retourner au culte des dieux du pays. Tous les lieux saints furent détruits et les croix abattues.
La persécution semblait en même temps menacer les chrétiens du Bungo ; le roi Civan avait, suivant la coutume, abandonné le pouvoir à son fils aîné, prince d’un caractère faible, que sa mère se flattait de dominer et de diriger. Elle usa d’abord de son influence pour faire rendre à son fils un édit contre les chrétiens, mais Civan en arrêta les effets. Une nouvelle circonstance ne tarda pas à venir ranimer la fureur de la reine contre les chrétiens : elle avait un frère nommé Cicatondono, riche et puissant, qui, n’ayant pas d’enfants, avait adopté le fils d’un des conseillers du Dairy. Ce jeune homme, nommé Cicatora, remarquable par les plus heureuses qualités, ne tarda pas à s’attacher aux chrétiens, et fut baptisé à l’insu de son père adoptif et de la reine. Quand ils connurent sa conversion, ils usèrent de tous les moyens pour lui faire abjurer sa religion ; mais les caresses, les séductions, les menaces et les rigueurs ayant été inutiles, Cicatondono et la reine ordonnèrent que l’on tuât le P. Cabral, que l’on fît main-basse sur les chrétiens, et qu’on réduisît leur église en cendres. Les deux rois étaient absents, et Civan, instruit de ce qui se passait, n’avait pu obtenir de son fils qu’une lettre qui engageait sa mère à la modération, mais à laquelle on ne fit aucune attention. Les chrétiens se réunirent alors pour recevoir la mort ensemble, et il en venait, de la campagne, des troupes considérables, qui s’empressaient de chercher le martyre. Le P. Cabral ayant voulu envoyer les vases sacrés au P. de Manti, aucun chrétien ne voulut se charger de les porter, dans la crainte d’être absent au moment où il faudrait souffrir pour la foi. Le prince Sébastien parla aussi à son oncle de manière à lui faire sentir qu’il n’aurait pas aussi bon marché des chrétiens qu’il l’avait espéré. La reine et son frère, ne sachant plus quel parti prendre, accusèrent les chrétiens de complots dirigés contre le roi, mais Civan repoussa cette inculpation en menaçant son épouse de la répudier. Cette princesse fut saisie en même temps d’une maladie fort douloureuse qu’on ne pouvait expliquer ; touchée enfin de cette marque visible de l’indignation du ciel, elle promit de ne plus molester les chrétiens, et fut aussitôt délivrée de son mal. Quant à Cicatondono, comme il n’agissait guère qu’à l’instigation de sa sœur, il se calma facilement ; les deux rois revinrent, et la persécution qui avait menacé l’Église n’eut pas d’autre suite, mais elle avait servi à faire éclater la foi vive et ardente des chrétiens du Bungo.
Peu de jours après, le P. Balthazar Lopez débarqua à Cochinotzu, ramenant avec lui douze missionnaires de la Compagnie de Jésus, parmi lesquels il n’y en avait que cinq qui ne fussent pas prêtres. Le P. Cabral assigna sur-le-champ à chacun sa mission, et comme on lui demandait de toutes parts des ouvriers, il n’en eut bientôt plus un seul dont il pût disposer. Le jeune prince d’Arima ayant changé de sentiment à l’égard du christianisme, le vice-provincial lui rendit une visite, et le prince, après l’avoir parfaitement accueilli, lui demanda pardon de ce qu’il avait fait d’abord contre la religion, et réclama deux religieux pour Cochinotzu. La principauté d’Omura était presque toute chrétienne, et le zèle du prince Louis faisait espérer qu’il en serait bientôt de même du Gotto. Il était devenu roi par la mort de son père, et son zèle ne s’en était pas ralenti. Il lui restait bien peu de choses à faire pour détruire entièrement l’idolâtrie dans ses États, lorsque Dieu l’appela pour lui faire porter au ciel une couronne bien plus précieuse que celle qu’il portait sur la terre. Malheureusement, le tuteur de son fils était un prince idolâtre dont les persécutions arrêtèrent les progrès du christianisme dans cette contrée.
(1578) Quoique Civan, roi du Bungo, eût déjà mis le prince Joscimon, son fils aîné, sur le trône, il y était resté lui-même pour le former au grand art de régner. La reine son épouse ayant recommencé ses persécutions contre Cicatora et les chrétiens, le roi ne manifesta pas immédiatement son mécontentement, mais quelque temps après il fit dire à cette princesse qu’elle eût à se retirer chez son frère, et, pour lui, il épousa une dame qui se faisait instruire dans le christianisme, et qui fut baptisée bientôt après. Le roi lui-même, après de sérieuses réflexions, embrassa la religion du Christ, dont la vérité et la sublimité avaient depuis longtemps pénétré son cœur. Voulant ensuite vaquer librement au soin de son salut, il abandonna entièrement le soin du gouvernement, et se retira dans une ville qu’il fonda dans le royaume de Fiunga, et où il n’admit que des chrétiens.
Après son départ, Joscimon déclara aux missionnaires que leur culte serait protégé comme sous le règne de son père. Il favorisa l’érection d’un collège à Fuchéo, et donna aux prêtres du vrai Dieu un temple magnifique, bâti autrefois par son père en l’honneur des idoles. Il voulut aussi se faire instruire dans le christianisme, et écrivit à son père qu’il était décidé à se faire baptiser, mais qu’il ajournait l’exécution de ce projet, pour avoir le temps de disposer les seigneurs de la cour à l’approuver.
(1579) Sur ces entrefaites, le P. Alexandre Valegnani, visiteur-général des Indes, arriva au port de Cochinotzu, où il appela tous les missionnaires qui s’empressèrent de s’y rendre. Le rapport que ce père, qui était un des plus grands hommes que sa Compagnie ait cas dans l’Orient, adressa au P. Acquaviva, son général, est le plus digne éloge que l’on puisse faire de ces hommes apostoliques qui avaient formé la plus belle chrétienté qui eût peut-être été depuis les apôtres. Il ajoutait que ces zélés ouvriers succombaient sous le poids du travail ; un seul avait baptisé en deux ans soixante-dix mille personnes ; le visiteur réclamait pour le Japon l’établissement d’un noviciat et d’un séminaire, ainsi que l’érection d’un évêché. L’assemblée terminée, chaque missionnaire retourna au poste qui lui avait été assigné.
Tandis que le jeune roi de Bungo se faisait instruire des vérités de la religion, il apprit que le prince de Saxuma avait fait une invasion sur ses États. Il envoya aussitôt Cicatondono à la tête d’une armée, en lui recommandant de suivre les conseils de Civan. Le commencement de cette expédition fut fort avantageux ; Cicatondono obtint de brillants succès ; mais, ayant négligé les mesures de prudence, il fut surpris par le général de Saxuma, et son armée fut taillée en pièces. Cicatora, le fils adoptif du général bongois, perdit la vie en sauvant celle de son père, et la province de Fiunga fut perdue pour Joscimon. Quelques seigneurs voisins profitèrent aussitôt de l’affaiblissement du Bungo pour l’attaquer de plusieurs côtés à la fois, et enlevèrent au jeune roi toutes les conquêtes que son père avait jointes aux États de ses aïeux.
(1580) Ces événements jetèrent un grand trouble dans la cour du Bungo, et les progrès de la religion en furent retardés, mais elle en faisait de rapides dans le royaume d’Arima. Le roi, qui avait commencé son règne par proscrire le christianisme de ses États, fut ramené à d’autres sentiments par le P. Valegnani, et reçut le baptême avec une partie de sa famille ; on lui donna le nom de Protais. Dieu ne tarda pas à lui faire sentir sa protection ; en effet, des ennemis qui le menaçaient acceptèrent les conditions de paix que le P. Valegnani se chargea de leur porter, et le jeune roi vit régner dans ses États la paix qu’il avait rendue à l’Église.
La religion prospérait aussi dans le centre de l’empire et dans toutes les provinces qui obéissaient à Nobunanga. Ce prince avait accordé une maison aux missionnaires dans la ville d’Anzuquiama, faveur que les bonzes n’avaient jamais pu obtenir. Nobunanga remporta de nouvelles victoires contre quelques-uns de ses vassaux révoltés, et la fidélité qu’il trouva partout chez ses sujets chrétiens, lui fit encore davantage apprécier la pureté de leur culte ; aussi il ne semblait ne plus faire la guerre que pour ruiner l’idolâtrie dans l’empire, et il paraissait surtout s’être fait un point d’honneur d’exterminer les bonzes. On avait nourri pendant quelque temps l’espoir que ce puissant prince finirait par embrasser le christianisme comme le roi de Bungo, mais on ne tarda pas à se convaincre qu’il n’avait aucune religion, et que si la droiture de son esprit le faisait estimer le christianisme et ceux qui le prêchaient, il était loin encore d’ouvrir son âme à la vraie lumière. Toutefois il faisait tout ce qui dépendait de lui pour favoriser la religion et ses ministres. Il avait fait combler en vingt jours une baie considérable, formée par une partie du lac qui s’avançait entre la ville de Nanzuquiama et la montagne où était son palais. De grands seigneurs lui demandèrent en vain ce terrain pour y construire leurs palais, mais il l’accorda sans hésiter au P. Gnecchi, qui lui proposa d’y fonder un séminaire pour y élever de jeunes gentilshommes sous ses yeux. On avait depuis peu construit à Méaco une fort belle maison destinée au même usage ; les chrétiens, profitant de l’avantage qu’offrent les bâtiments japonnais de pouvoir facilement se monter et se démonter, la transportèrent tout entière à Anzuquiama, où elle produisait un effet dont Nobunanga se montra fort satisfait.
Pendant ce temps, Joscimon, le jeune roi du Bungo, se voyait sans cesse en butte aux exigences des seigneurs de son royaume qui lui montraient d’autant moins de soumission qu’ils le croyaient moins en état de leur résister. Ce prince prit alors le meilleur parti qui s’offrît à lui : il pria son père Civan de reprendre les rênes de l’État que ses faibles mains ne pouvaient tenir, et bientôt la paix et l’ordre furent rétablis. Ce fut vers ce temps que le P. Valegnani arriva à Vosuqui ; les deux rois lui firent l’accueil le plus favorable, et Joscimon lui renouvela la promesse de se faire baptiser, aussitôt que les troubles du royaume seraient entièrement apaisés. Le visiteur s’occupa avec les PP. Cabral et Froez d’établir des règlements exacts sur la manière dont les missionnaires devaient se comporter dans leurs rapports ordinaires avec les Japonnais, dans ce qui ne concernait pas la religion ; il apporta ensuite toute son attention à donner une forme convenable aux séminaires qu’il venait de former à Arima et à Fuchéo.
Le P. Valegnani visita ensuite Méaco, et fut fort édifié de la ferveur qu’y montraient les chrétiens. Il partit de cette ville avec l’empereur, qui s’en retournait à Anzuquiama, après avoir donné dans la capitale de l’empire une fête où il étala toute sa magnificence, mais qu’il ensanglanta par sa cruauté. Tous les nobles s’y étaient trouvés dans un appareil qui les aurait fait prendre tous pour les souverains d’un grand État, car on savait que cette somptuosité plaisait au prince. Mais, comme il avait donné au troisième de ses fils le nom du roi d’Ixo, ayant appris que les principaux gentilshommes de ce royaume en avaient murmuré, il en fit arrêter trente et leur fit couper la tête. Cette sévérité inspira une si grande terreur dans tout l’empire, que le seul nom de Nobunanga faisait trembler les plus hardis.
Le principal but du P. Valegnani, dans ce voyage, était d’établir un ordre convenable dans le séminaire d’Anzuquiama ; l’empereur, qui voulut tout examiner par lui-même, fut enchanté de la tenue de cet établissement, et si le règne de ce prince eût été plus long, le seul séminaire d’Anzuquiama eût fait embrasser le christianisme à toute la première noblesse du Japon, parce que les grands seigneurs et les rois mêmes, voyant L’intérêt que l’empereur y prenait, n’auraient pas manqué d’y envoyer leurs enfants. Quand le visiteur prit congé de Nobunanga, celui-ci lui fit don d’une tenture de tapisserie qu’il avait refusée au Dairy, et qui représentait le plan de la ville d’Anzuquiama avec ses plus beaux édifices. Ce travail fit l’admiration du pape Grégoire XIII, auquel le P. Valegnani l’envoya, et l’on convint à Rome qu’il ne se voyait rien en ce genre de si beau ni de si fini. Le nombre des nouveaux chrétiens allait toujours en augmentant, et cependant il n’y avait pas au Japon plus de cinquante Jésuites, qui ne pouvaient suffire à administrer les sacrements, à rompre le pain de la parole aux fidèles, encore moins à instruire les idolâtres. Ce fut en partie pour remédier à un si grand mal que le P. visiteur se hâta de mettre à exécution un projet qu’il avait concerté avec les rois de Bungo et d’Arima et avec le prince d’Omura. Il s’agissait d’une ambassade d’obédience vers le pape de la part de ces trois princes. Le roi de Bungo choisit pour le représenter son petit-neveu Mancio-Ito, jeune prince de quinze à seize ans d’un esprit extrêmement avancé ; le roi d’Arima et le prince d’Omura ne nommèrent qu’un seul ambassadeur qui fut Michel de Cingiva, leur parent, presque aussi jeune que son collègue. Deux seigneurs de la maison royale d’Arima, Julien de Nacaura et Martin de Fara furent désignés pour les accompagner. Le P. Valegnani voulut conduire lui-même les ambassadeurs, et prit avec lui le P. Diégo de Mesquita qui devait leur servir de précepteur, et un frère japonnais nommé Georges Loyola.
Ce fut le 20 février 1582 que les ambassadeurs s’embarquèrent à Nangazaqui sur un navire portugais qui allait à Macao. Ils furent contraints de rester dix mois dans ce port, et ce ne fut qu’au mois de janvier 1583 qu’ils parvinrent à Malaca, après avoir couru de grands dangers dans la traversée. Au mois d’avril, ils arrivèrent à Cochin, mais c’était encore la saison pendant laquelle ces mers ne sont point navigables, et il fallut attendre six mois avant de pouvoir passer à Goa, où le vice-roi leur fit une magnifique réception. Il fit aussitôt préparer le plus grand navire qui fût alors dans le port de Cochin, et le 20 février 1584, ils appareillèrent, après avoir pris congé du Père visiteur, qui venait de recevoir des ordres très-précis de ne point quitter l’Asie, et qui substitua à sa place le P. Nugno Rodriguez. Le 10 août, les ambassadeurs entrèrent dans le port de Lisbonne, où ils passèrent vingt-cinq jours, chacun desquels fut marqué par quelque fête ; de là ils se rendirent à Madrid au milieu des honneurs qu’on leur prodigua sur toute leur route. Dans cette capitale, ils eurent une audience publique du roi, où tout se passa avec une magnificence extraordinaire. Ils allèrent ensuite s’embarquer à Alicante, et arrivèrent à Livourne où on leur rendit les honneurs royaux ; à Pise, à Florence, à Sienne, le même accueil les attendait. Le dernier jour de leur marche, qui était le 22 mars, Julien de Nacaura fut saisi d’une fièvre violente, ce qui leur fit retarder leur marche, d’autant plus qu’ils auraient voulu entrer dans la capitale du monde chrétien, la nuit et sans être vus. Mais une compagnie de cavalerie que le pape avait envoyée à leur rencontre et à laquelle s’étaient réunis un grand nombre de gentilshommes, signala leur arrivée à la foule qui les attendait et qui les accueillit par ses acclamations. Grégoire XIII, qui sentait ses forces décliner, avait fixé le lendemain pour leur entrée publique et solennelle. Nacaura étant toujours fort malade n’aurait pu supporter cette cérémonie ; on le conduisit d’abord en carrosse au Vatican, où il baisa les pieds du Saint-Père ; il voulait attendre que le consistoire fût assemblé, mais Sa Sainteté l’ayant embrassé, l’engagea à se retirer, et lui promit d’assembler une autre fois le consistoire, afin qu’il eût la consolation de le voir.
Les autres ambassadeurs firent leur entrée solennelle avec la plus grande pompe. Les chevaux légers et la garde suisse du pape ouvraient la marche du cortège, puis venaient les voitures des ambassadeurs de France, d’Espagne et de Venise ; toute la noblesse de Rome à cheval marchait précédée de trompettes et de timbales. Les camériers du pape et les officiers du palais, tous en robes rouges, précédaient immédiatement les ambassadeurs, qui étaient à cheval et vêtus à la japonnaise. Leur costume était très-riche ; ils portaient trois robes longues l’une sur l’autre, d’une blancheur éblouissante et d’une finesse extraordinaire. Ces étoffes étaient semées de fleurs, de feuillages et d’oiseaux parfaitement dessinés, d’une vivacité de couleurs étonnante, et qui paraissaient travaillés au point. Ces robes étaient ouvertes par devant et avaient des manches extrêmement larges qui ne venaient que jusqu’au coude. Ils avaient encore sur leurs épaules une espèce d’écharpe attachée avec des rubans, croisée sur la poitrine, rejetée en arrière et nouée comme une ceinture. Ils étaient chaussés jusqu’aux genoux d’une espèce de brodequins d’un cuir extrêmement fin, fendu au pied entre l’orteil et les autres doigts, avec une semelle attachée par des courroies : leurs cimeterres et leurs sabres étaient de la plus fine trempe, et leurs poignées, aussi bien que les fourreaux, étaient garnis de perles fines, de pierres de prix et de plusieurs sujets travaillés en émail. Ils n’avaient rien sur la tête, qui était toute rasée, à la réserve du haut, d’où tombait par derrière un flocon de cheveux. Les traits de leur visage ne paraissaient pas moins étranges que leurs vêtements ; mais on y remarquait cet air aimable que donnent l’innocence et la vertu, une fierté modeste, et je ne sais quoi de noble et de distingué.
Le prince de Fiunga marchait le premier entre deux archevêques ; le prince d’Arima le suivait entre deux évêques, et Martin de Fara venait après, entre deux personnes titrées ; le P. Diégo de Mesquita, en qualité de leur interprète, était derrière, aussi à cheval, et un grand nombre de cavaliers richement vêtus fermaient la marche. Quand les ambassadeurs furent sur le pont Saint-Ange, tout le canon du château tira, l’artillerie du Vatican y répondit, ensuite on entendit un concert de toutes sortes d’instruments, qui les accompagna jusque chez le pape. Sa Sainteté descendit, pour les recevoir, à la salle royale ; à peine y était-elle assise, que les ambassadeurs parurent, chacun la lettre de son prince à la main ; ils se prosternèrent aussitôt à ses pieds, et déclarèrent qu’ils venaient des extrémités de la terre reconnaître en sa personne le vicaire de Jésus-Christ, et lui rendre obéissance au nom des princes dont ils étaient les envoyés. Le P. de Mesquita traduisit en latin ce discours qu’ils avaient prononcé dans leur langue naturelle. Le pape les releva, les embrassa plusieurs fois, les baigna de ses larmes, et leur témoigna une tendresse dont l’impression leur resta toute leur vie. On les conduisit ensuite sur une estrade qu’on avait dressée exprès, et où ils demeurèrent debout, tandis que le secrétaire du consistoire lut à haute voix les lettres qu’ils avaient apportées, et que le P. de Mesquita avait traduites en italien.
Cette lecture terminée, les ambassadeurs furent conduits de nouveau au pied du trône, et baisèrent encore une fois les pieds du pape, après quoi les cardinaux, s’étant approchés, les embrassèrent et conversèrent avec eux. Quand le Saint-Père fut rentré dans son appartement, son neveu, le cardinal de Saint-Sixte, leur fit servir un magnifique repas. Ensuite le pape voulut encore les entretenir ; ils allèrent de là à l’église de Saint-Pierre rendre de nouvelles grâces à Dieu, et réitérer leurs hommages au prince des apôtres sur son tombeau. Le Saint-Père déclara au P. Acquaviva qu’il se chargeait de veiller à tous les besoins des ambassadeurs ; il leur fournit des habits magnifiques, et leur faisait porter tous les jours des plats de sa table. Julien de Nacaura était toujours malade, et l’on craignait même pour sa vie ; mais grâce aux soins empressés de Sa Sainteté, qui lui envoya ses médecins et l’entoura des soins les plus attentifs, il revint enfin à la santé.
Cinq jours après l’audience solennelle, Grégoire XIII mourut, et le pape Sixte V, qui lui succéda immédiatement, ne leur donna pas de moindres preuves de bienveillance et d’affection. Ils assistèrent à son couronnement, et y tinrent le rang d’ambassadeurs de rois. Quelques jours après, le pape les fit solennellement chevaliers de l’Éperon-d’Or, en présence de toute la noblesse romaine. Le pape leur mit lui-même le ceinturon et l’épée, et, en les embrassant, il passa au cou de chacun d’eux une chaîne d’or avec sa médaille. Sa Sainteté s’occupa ensuite des sujets traités dans les mémoires qu’ils lui avaient remis, et répondit de la manière la plus obligeante et la plus honorable aux princes qui avaient écrit à son prédécesseur.
Les missionnaires du Japon eurent aussi part aux bontés du Saint-Père, et l’on peut dire que ce Pontife n’omit rien de tout ce qui pouvait contribuer à l’avancement et à l’affermissement du christianisme dans le Japon. La dernière visite des ambassadeurs fut au Capitole, où on les reçut en qualité de patrices. Le temps de leur départ étant arrivé, le pape les combla de caresses, pourvut généreusement aux frais de leur voyage, et les congédia pénétrés de la plus vive reconnaissance pour ses bontés.
Ce nouveau voyage à travers de l’Italie fut accompagné partout de l’éclat qui les avait entourés à leur arrivée. Les princes et les villes s’empressaient à l’envi de les fêter et de leur faire la réception la plus splendide. Ils reçurent les plus grands honneurs à Spolette, à Pérouse, à Lorette, à Bologne, à Ferrare, à Venise où l’on avait retardé de plusieurs jours la procession de Saint-Marc, afin qu’ils en fussent témoins, à Milan où ils passèrent toute une semaine en exercices de piété et en toutes sortes de divertissements. Enfin ils s’embarquèrent à Gènes, et arrivèrent heureusement à Barcelone ; la mauvaise santé de Nacaura les retint plus d’un mois dans cette ville. Ils firent ensuite le pèlerinage de Notre-Dame de Montserrat, et de là ils allèrent à Monçon, où le roi d’Espagne les attendait et les reçut avec les plus grands honneurs. Ils prirent la route de Sarragosse, d’où ils se rendirent à Lisbonne, et le 13 avril 1586, ils s’embarquèrent avec dix-sept jésuites qu’ils avaient obtenus du pape et du roi d’Espagne, pour le Japon. Nous parlerons ailleurs de leur arrivée à Goa et de leur retour dans leur patrie, où les affaires avaient bien changé de face pendant leur absence, et où il est temps que nous retournions. Les succès constants de Nobunanga avaient porté à un tel point sa vanité naturelle, qu’il voulait se faire adorer. Il construisit à grands frais et avec une extrême diligence un temple magnifique qu’il orna des plus belles idoles du Japon, et plaça dans le lieu le plus apparent une pierre où ses armes étaient gravées avec quantité de devises. Il parut après cela un édit qui suspendait tout culte religieux dans l’empire, et qui ordonnait de venir adorer le Xantai (c’était le nom de cette pierre dont nous venons de parler), et de lui adresser toutes ses prières et ses demandes. On s’empressa d’obéir à l’empereur, et le concours fut immense. Aucun chrétien n’y parut cependant ; l’empereur s’y était bien attendu sans doute, et il fit semblant de ne pas s’en apercevoir. Mais il ne savait pas encore jusqu’à quel point leur Dieu est jaloux de sa gloire. Son impiété ne resta pas longtemps impunie, et Dieu se servit, pour précipiter le superbe Nobunanga, de l’instrument le plus misérable. Ce prince était toujours en guerre contre Morindono, roi de Naugato ; pour terminer cette lutte par un coup d’éclat, il envoya à son général trente mille hommes, sous le commandement d’un de ses favoris, nommé Aquechi. Cet homme, que Nobunanga avait tiré des rangs du peuple pour l’élever sur un trône, ne se vit pas plutôt à la tête d’une force aussi considérable, qu’il conçut la pensée de détrôner son maître et son bienfaiteur. Il sut gagner les principaux officiers de son armée, et, répandant le bruit que l’empereur venait de lui envoyer un contre-ordre, il reprit la route de Méaco. Nobunanga n’apprit cette contre-marche que quand on vint l’avertir que les troupes environnaient son palais. Il s’avança aussitôt vers une fenêtre, et, dans ce moment, Aquechi lui tira une flèche qui le blessa au côté. Cela ne l’empêcha point de sortir, le sabre à la main, avec le roi de Mino, son fils aîné, et un petit nombre de gardes qui se trouvaient auprès de sa personne : il combattit quelque temps avec cette valeur qui portait la frayeur dans l’âme des plus hardis ; mais ayant eu le bras cassé d’un coup de mousquet, il fut obligé de rentrer dans son palais avec le roi de Mino, et les rebelles y ayant mis le feu de toutes parts, ils y furent en peu de temps réduits en cendres avec tous ceux qui y étaient renfermés. Telle fut la fin tragique du fier Nobunanga, qui trouva la mort dans la force de son âge et au milieu de ses conquêtes, le 20 juin 1582. Aquechi, se croyant maître de l’empire, exerça les plus cruelles vengeances sur tous ceux qui avaient eu part aux bonnes grâces du malheureux Nobunanga. Les missionnaires s’attendaient à éprouver aussi les effets de sa cruauté ; mais il les ménagea, espérant gagner par eux l’alliance des princes chrétiens, et particulièrement d’Ucondono ; mais celui-ci avait déjà pris son parti, et, après avoir réuni ses forces à celles de Faxiba et du roi d’Ava, il marchait contre l’usurpateur. Ce roi d’Ava était, ainsi que nous l’avons déjà dit, le troisième fils de Nobunanga. Des deux autres, l’un était mort avec son père, l’autre était tombé en démence, et il ne tarda pas à en donner une preuve frappante, en mettant le feu au palais d’Anzuquiama, qui fut consumé par les flammes, avec la ville, la forteresse et tous les autres édifices qui avaient fait de cette ville la merveille du Japon. Aquechi avait été défait à la première rencontre ; des paysans l’arrêtèrent et lui tranchèrent la tête, comme il cherchait à se sauver sous un déguisement. Le roi d’Ava fit rattacher cette tête au tronc, et le corps fut mis en croix, douze jours après qu’il eut ôté la vie et l’empire à Nobunanga. Ce ne fut les jours suivants qu’un massacre continuel ; on ne voyait autre chose sur les chemins de Méaco que des têtes que l’on portait sur de longs bâtons, et il s’en trouva un jour jusqu’à deux mille qui venaient d’être placées autour des ruines du palais du feu empereur. Le roi d’Ava croyait qu’il allait se mettre en possession de la toute-puissance ; mais Faxiba, qui commandait l’ancienne armée de Nobunanga, lui déclara qu’il devait se contenter de l’île de Xicoco, que son père lui avait donnée en apanage, et que le feu roi de Mino, son frère aîné, ayant laissé un fils au berceau, l’empire appartiendrait à cet enfant. Pour lui, il prit la tutelle du jeune prince et la régence de ses États ; c’est-à-dire qu’il couvrit d’abord son usurpation de ce prétexte, car le jeune roi de Mino n’hérita jamais de la puissance de son aïeul.
Faxiba, qui venait ainsi de parvenir à la souveraine puissance, était d’une naissance très-obscure. Il avait d’abord été domestique, puis soldat ; Nobunanga s’amusa de son esprit plaisant, distingua son courage, et le promut promptement aux grades les plus élevés de l’armée. Cet homme était petit, gros et extrêmement fort. Il avait six doigts à une main ; ses yeux sortant de la tête, la laideur de son visage dépourvu de barbe, rendaient son aspect hideux. Le premier usage qu’il fit de son pouvoir, fut de célébrer en l’honneur de Nobunanga les plus magnifiques obsèques dont on eût jamais entendu parler au Japon.