Histoire et description du Japon/Livre IV
LIVRE IV.
Les premières années du règne de Faxiba furent assez tranquilles. Il affectait de suivre en tout les traces de Nobunanga ; les amis de ce prince furent les siens ; il s’attacha surtout à faire du bien aux missionnaires et à protéger la religion chrétienne. Les bonzes étaient aussi maltraités par Faxiba qu’ils l’avaient été par son prédécesseur ; il en extermina un grand nombre et força les autres à s’expatrier ou à embrasser le christianisme. Il donna même aux missionnaires un des plus beaux temples qu’eussent les Négores.
Le christianisme triomphait aussi dans d’autres États qui semblaient lui devoir la prospérité dont ils jouissaient. Le Bungo s’était parfaitement remis de ses anciennes pertes ; il en était de même de la principauté d’Omura et du royaume d’Arima, où Riozogni, ayant recommencé la guerre, fut battu et tué. Méaco et les provinces du domaine impérial, quoique sous la domination d’un prince idolâtre, ne donnaient pas moins de consolation aux ouvriers évangéliques que les royaumes où le christianisme était le plus en honneur. Les progrès prodigieux du christianisme dans la capitale de l’empire furent dus en grande partie à la conversion d’un célèbre médecin, nommé Dosam, qui s’était fait un nom illustre dans la Chine et dans le Japon, et que l’on regardait comme le plus savant docteur des deux nations. Il entrait d’ailleurs dans la politique de Faxiba de se montrer favorable à une religion que professaient les hommes de son royaume dont il avait le plus besoin. En effet, tous ses principaux officiers étaient chrétiens : c’étaient Ucondono, le plus célèbre général de l’empire ; son grand amiral était Tincamidono, qui venait de recevoir au baptême le nom d’Augustin ; et le colonel général de la cavalerie était Coudera, qui avait été nommé Simon ; ces deux personnages sont célèbres dans les fastes du Japon.
Cependant le roi d’Ava supportait fort impatiemment la honte de voir un sujet et un homme de néant occuper un trône où il croyait que sa famille seule eût le droit d’être assise. Il avait rassemblé quelques troupes, s’était joint au roi de Miscava, son oncle, et ne laissait pas de donner de l’occupation à Faxiba. Enfin le régent voulut une bonne fois se tirer d’inquiétude. Il se mit en campagne à la tête d’une puissante armée et obligea les deux rois à s’enfermer dans une place qui passait pour imprenable, mais dont il savait bien le moyen de s’emparer. Elle était tout environnée d’une forêt, à l’exception d’un seul endroit qu’il ferma d’un bon mur. Il détourna ensuite une rivière qu’il fit entrer dans la forêt ; et comme les eaux, par la disposition du terrain, ne pouvaient avoir d’autre issue que par l’endroit que l’on venait de fermer de murailles, la place assiégée se trouva bientôt au milieu d’un lac qui croissait toujours sans aucune espérance de secours. Le roi d’Ava et son oncle n’eurent point d’autre parti à prendre que de se mettre à la discrétion de Faxiba. Retenu par un reste de respect pour le sang de son ancien maître, ce prince leur fit grâce de la vie, mais il ne leur laissa pas un pouce de terre et leur assigna seulement un revenu suffisant pour vivre honorablement.
Ce fut après cette victoire que Faxiba prit le titre de Cambacu, ou Cambacondono, et fut reconnu empereur dans tout le Japon ; il demanda en même temps une des filles du Dairy en mariage et l’obtint, mêlant ainsi le sang des anciens Camis avec le sien. Voulant imiter et surpasser en tout Nobunanga, il résolut d’opposer à Anzuquiama une ville où il réunirait toutes les richesses de l’empire, et il fit choix d’Ozaca. Cette ville est heureusement située, sur les bords de la rivière de Iedogawa, qui se jette dans la mer douze cents pas plus loin. Elle est défendue à son extrémité orientale par un château bien fortifié, de forme carrée, et composé de plusieurs enceintes qui vont en s’élevant comme des terrasses. Il y avait au milieu de la dernière enceinte une tour d’une grande magnificence, au sommet de laquelle brillaient deux poissons monstrueux couverts d’écaillés d’or poli ; cette tour a été brûlée par accident vers 1660. Cambacondono fit abattre la ville, et en fit construire une autre, avec des rues régulières coupées d’un grand nombre de canaux que l’on traverse sur plus de cent ponts, dont quelques-uns sont d’une beauté remarquable. Le palais de l’empereur, placé sur le bord du fleuve, était d’une grandeur et d’une magnificence incroyables, et tout couvert de tuiles d’or, en sorte que quand le soleil donnait dessus, il n’était pas possible d’y arrêter les yeux. Ces édifices furent achevés avec une promptitude incroyable ; aussi dit-on que soixante mille ouvriers y travaillèrent en même temps.
Le vice-provincial, P. Cuello, visitant les Églises de cette contrée, demanda une audience à Cambacondono. Il se rendit au palais à l’heure indiquée, accompagné de plusieurs de ses religieux ; ils furent reçus à la première porte par le principal médecin du prince, qui les combla de civilités et les conduisit auprès de son maître. Ce dernier les reçut dans l’appartement où il avait coutume de donner audience aux ambassadeurs et aux princes, ayant tous ses grands officiers autour de lui, et à ses pieds un secrétaire d’État, qui lui nommait tous les religieux à mesure qu’ils entraient, ajoutant quelque chose d’obligeant pour chacun. Après le cérémonial, il congédia tous les seigneurs excepté Ucondono, et, s’entretenant familièrement avec les missionnaires, il leur dit que, quand il aurait accompli tous ses projets, il assujettirait tout le pays à leur doctrine et purgerait le Japon de tous les bonzes, en donnant leurs biens aux religieux d’Europe. Il les envoya ensuite visiter son palais qui était d’une richesse incroyable ; pendant cette promenade, l’empereur les rejoignit après avoir quitté son costume de cérémonie, et ne cessa de les combler de civilités et d’honneurs. Quelques jours après, il voulut que les religieux fussent présentés à l’impératrice ; cette princesse les accueillit avec les plus grands égards et voulut demander elle-même pour eux quelques grâces qu’ils réclamaient de l’empereur, et que celui-ci leur accorda de suite. Elle voulut ensuite que les missionnaires soupassent dans son appartement, et leur envoya les fruits les plus exquis qu’on pût trouver dans Ozaca.
Pendant que l’empereur s’occupait d’affermir et d’accroître sa puissance, les princes du Ximo s’affaiblissaient en se faisant continuellement la guerre, et lui préparaient eux-mêmes la conquête de leurs États. Civan avait de nouveau remis le pouvoir à son fils Joscimon, qui, cédant aux suggestions de sa mère et de son oncle, ne tarda pas à persécuter les chrétiens. Il tourna même sa fureur contre le prince Sébastien, son frère, qu’il dépouilla de tous ses biens et qu’il laissa mourir dans la plus grande misère. Il en fut bientôt puni, car le roi de Saxuma envahit ses États et les conquit en grande partie. Civan recourut alors à l’empereur pour réclamer ses secours. Cambacondono le reçut bien ; il envoya des troupes contre le roi de Saxuma, et Coudera, qui commandait cette armée, eut bientôt forcé le roi de Saxuma à retourner dans ses États. Son zèle pour la religion le porta à adresser à Joscimon de vives représentations sur les torts dont il s’était rendu coupable ; des reproches passant aux exhortations, il convertit si bien ce jeune prince, qu’il demanda le baptême ; ce fut le P. Gomez qui lui conféra ce sacrement, en lui donnant le nom de Constantin.
Les choses en étaient là lorsqu’on apprit que l’empereur se disposait à entrer dans le Ximo à la tête d’une armée formidable. Cambacondono commença par s’emparer de la forteresse de Fingo, et il allait faire trancher la tête à tous ceux qui l’avaient défendue, lorsque le P. Cuello, arrivant auprès de l’empereur, demanda et obtint la grâce de ces malheureux. Le Fingo réduit, tout le Ximo fut sommé de reconnaître l’empereur pour son souverain, et comme il n’y avait pas moyen de résister à une sommation appuyée par des forces aussi considérables, l’empereur, sans avoir presque tiré l’épée, se trouva maître absolu de cette belle et grande île, que la commodité de ses ports, la fertilité de ses campagnes et l’avantage de sa situation rendent une des plus importantes parties de l’empire japonnais. Les royaumes de Bungo, de Firando, d’Arima et la principauté d’Omura, conservèrent leurs gouvernements respectifs ; le Fiunga fut offert au roi Civan, mais ce prince répondit qu’il n’avait plus d’ambition que pour régner dans le ciel. L’empereur admira ce détachement des choses humaines, et partagea ses terres entre ses grands officiers. Le grand amiral eut, en outre, la lieutenance générale du Ximo. Il rétablit ensuite l’église et la maison que les missionnaires avaient possédées à Facata, et défendit qu’il y eût dans cette ville aucun autre temple ni de maison de bonze. Jamais les chrétiens n’avaient semblé si en faveur, et cependant on doit reconnaître que la révolution qui soumit les rois chrétiens du Ximo à l’autorité de l’empereur fut fatale à la religion, car cette île avait offert jusque-là à la religion un asile contre les édits des empereurs, et il ne pouvait plus en être de même dorénavant.
(1587) Les fidèles eurent en ce temps à pleurer des pertes qui leur furent bien sensibles : Sumitanda, prince d’Omura, mourut après une longue maladie qui acheva de le purifier et donna un nouveau lustre à ses vertus. Il passa ses derniers instants entre son confesseur et quelques autres missionnaires dont les pieux discours remplissaient son âme de confiance et lui faisaient verser d’abondantes larmes. Civan, ancien roi de Bungo, ne lui survécut que de quatorze jours. Dans le peu de temps que ce prince avait été chrétien, il était parvenu à un degré de perfection si sublime, qu’il était également l’admiration des fidèles et des idolâtres. Il posséda toutes les vertus qui font les plus grands saints ; ses austérités étaient extrêmes, son oraison perpétuelle ; il avait une dévotion tendre et solide envers la reine des anges, et son inébranlable constance dans l’adversité lui a mérité une place distinguée parmi les héros du christianisme. Sa mort fut précieuse devant Dieu, comme l’est celle de tous les saints, et les merveilles qui ont rendu son tombeau glorieux ont fait penser à le placer sur les autels ; mais la situation où le Bungo a presque toujours été depuis, a sans doute empêché que cette affaire ne fût suivie.
La perte irréparable que venait de faire l’Église du Japon fut d’autant plus sensible aux missionnaires, qu’ils avaient tout à craindre et peu à espérer de l’empereur. En effet, quoique ce prince semblât les combler de faveurs, ils étaient loin d’avoir confiance dans ses sentiments à leur égard, et leurs tristes pressentiments ne se réalisèrent que trop tôt. Le 25 juillet 1587, Cambacondono signa un édit qui ordonnait le bannissement des missionnaires, et il le fit signifier au P. Cuello. Quelques heures auparavant, il s’entretenait encore familièrement avec ce Père, et jamais il n’avait semblé mieux disposé en faveur de la religion. Il est vrai qu’il avait passé la nuit dans une orgie où ses compagnons de débauche l’avaient excité contre les chrétiens ; en même temps, un ancien bonze qui remplissait auprès de lui les honteuses fonctions de ministre de ses plaisirs dissolus, arrivait du royaume d’Arima, où les femmes chrétiennes avaient toutes résisté à ses séductions, et où même il avait été accueilli de telle manière, qu’il s’estimait heureux d’en être sorti avec la vie sauve ; cet homme infâme, voyant l’empereur disposé à l’entendre, vomit toute espèce de calomnies contre les prêtres chrétiens, qui, dit-il, faisaient autant de rebelles qu’ils convertissaient de sujets de l’empire. Avant la fin de la nuit, les seigneurs idolâtres obtinrent plus qu’ils n’avaient osé espérer, et la destruction du christianisme au Japon fut résolue. Le premier coup de foudre tomba sur Ucondono, à qui l’empereur ordonna de choisir immédiatement entre l’abjuration du christianisme ou l’exil. Ce seigneur n’hésita pas un moment, et dit qu’il préférerait même la mort à l’abandon de ses croyances. Ucondono était à la tête de l’armée qui l’adorait ; ses officiers, qui lui étaient tous dévoués, se présentèrent à lui avec leurs cheveux coupés, ce qui est la plus grande marque de désespoir, et s’offrirent à le suivre en exil ou à le seconder dans une résistance ouverte. Mais Ucondono était aussi incapable de se révolter qu’il aurait été en état de soutenir la révolte, et, s’apercevant de la rumeur séditieuse qui se répandait parmi les soldats, il précipita son départ.
En même temps des courriers furent envoyés au P. Cuello pour lui signifier la sentence de bannissement, avec ordre d’assembler au plus tôt tous ses religieux à Firando, et de s’embarquer avec eux pour les Indes dans six mois. Le jour même il ordonna d’abattre toutes les croix et les églises des chrétiens, et il menaça les chrétiens de les obliger, sous peine de mort ou d’exil, à renoncer à l’Évangile, menace qu’il n’effectua pourtant jamais. Il ajoutait que les missionnaires auraient vingt jours pour se rendre à Firando, mais qu’après cette époque, tous ceux qui seraient découverts ailleurs qu’à Firando auraient la tête coupée. Les missionnaires, sur l’ordre du vice-provincial, cédèrent à l’orage, livrèrent leurs maisons et leurs églises aux officiers du prince, après avoir mis en sûreté les vases sacrés, et se réunirent dans le port de Firando, au nombre d’environ cent vingt. Ceux qui étaient venus d’Ozaca furent obligés d’amener presque tous leurs séminaristes, qui ne voulurent jamais se séparer d’eux. Le P. Gnecchi était demeuré caché à Ozaca, et un frère était resté dans le Bungo.
Cependant ces mesures tyranniques soulevèrent dans toutes les provinces des murmures qui se changèrent bientôt en un cri général. Les idolâtres eux-mêmes s’écriaient que la nation avait toujours joui de la liberté religieuse la plus illimitée, et que l’empereur ne pouvait la dépouiller de ce droit. Cambacondono n’ignorait pas la disposition des esprits à cet égard, et il est probable qu’il reconnaissait intérieurement son tort ; mais il plaçait sa vanité à ne jamais revenir sur ce qu’il avait une fois résolu, et il ne songeait qu’à faire exécuter ses édits. Un navire portugais, qui était à Firando, se disposant à faire voile pour les Indes, il fut signifié au capitaine qu’il eût à y faire embarquer tous les missionnaires. Le vice-provincial en fit partir quelques-uns pour la Chine, mais en même temps tous les autres se répandirent, déguisés, dans les diverses provinces appartenant à des princes chrétiens. Le plus grand nombre se retira dans les États du roi d’Arima, qui leur fit bâtir deux maisons très-commodes, l’une pour eux, et l’autre pour les jeunes séminaristes qui les avaient suivis.
L’empereur n’ignorait pas ce qui se passait dans le Ximo, mais il croyait de son intérêt de sembler ne pas s’en apercevoir. Il craignait en effet que, s’il poussait à bout les princes chrétiens, Ucondono ne se mît à leur tête et ne lui donnât de l’embarras. Le grand amiral Tsucamidono et Condera, général de la cavalerie, étaient fervents chrétiens, et l’empereur, qui avait besoin d’eux, n’osait pas les contrarier ouvertement. Le premier de ces deux seigneurs, qui avait la lieutenance générale du Ximo, veillait en secret à ce que rien ne manquât aux missionnaires et aux seigneurs exilés pour cause de religion, et c’est peut-être à sa puissante protection que l’Église du Japon dut sa conservation dans cette circonstance. Cette persécution donna une nouvelle ferveur aux chrétiens de toutes les provinces qui attendaient le martyre avec joie, et cette époque vit les conversions les plus éclatantes, parmi lesquelles il faut placer celle de la reine de Tango, épouse de Jucondono. Cette princesse, douée de la plus grande beauté et des plus brillantes qualités de l’esprit, résista pendant quinze ans aux persécutions continuelles de son mari qui la tenait comme prisonnière dans son palais, et mourut dans la foi qu’elle avait embrassée après de profondes réflexions. Souvent son mari avait changé ses officiers et toutes les personnes qui l’approchaient, mais c’étaient autant de conquêtes qu’il préparait à la doctrine chrétienne ; aucun de ceux qui l’entendaient ne pouvait résister à la douceur et à la force de ses discours.
Tandis que la chrétienté du Japon prenait ainsi de nouvelles forces, l’Église du Bungo était dans la désolation. Joscimon, qui avait d’abord montré une grande ferveur, cédant aux instigations de son oncle Cicatondono, et craignant de déplaire à Cambacondono, obligea les missionnaires de quitter ses États. Il avait surtout pour but d’humilier Scingandono, un de ses parents, fort zélé pour la religion. Après avoir pris ces mesures qu’il croyait devoir être fort agréables à l’empereur, Joscimon se rendit à Ozaca ; mais là il reçut un sanglant affront, car Cambacondono le reçut fort mal, et montra, au contraire, qu’il faisait grand cas de Scingandono, le plus grand homme de guerre, dit-il, qui fût dans le Bungo. De retour dans ses États, le roi, toujours excité par son oncle, voulut forcer Scingandono à quitter la religion chrétienne ; mais ce seigneur lui ayant répondu avec une noble fermeté, il n’osa pas se déclarer hautement contre un homme que l’empereur honorait d’une si grande estime. Il déchargea sa fureur sur des citoyens moins considérables, qu’il condamna à mort parce qu’ils se montraient fidèles à la foi. Ainsi les premiers martyrs que la persécution du Japon ait donnés à l’Église périrent par ordre d’un roi chrétien. En même temps, un prince idolâtre rétablissait le christianisme dans ses États : en effet, l’usurpateur de Gotto, qui d’abord avait persécuté les chrétiens, ne tarda pas à les tolérer, et même il fut le premier à rappeler les missionnaires.
On crut à cette époque qu’Ucondono allait rentrer en grâce auprès de l’empereur ; en effet, ce prince avait dit aux amis de cet illustre proscrit qu’il pouvait se présenter à la cour. Ucondono, qui était alors chez le prince d’Arima, vint sur cette assurance et fut bien accueilli par le monarque. Mais quelques jours après, Cambacondono l’envoya en mission auprès du roi de Canga, et il fit dire en même temps à ce prince de le traiter en exilé. Personne ne douta alors que le monarque n’eût eu pour unique but de tirer Ucondono du Ximo, où il appréhendait quelque soulèvement en sa faveur.
L’année suivante, les missionnaires du Japon perdirent leur supérieur général, le P. Gaspard Cuello. Il eut la consolation de finir une vie tout apostolique par le baptême de la princesse douairière d’Isafay, sœur du roi d’Arima. Sa vertu et son zèle le firent beaucoup regretter des fidèles, et le roi lui fit, dans Arima, des obsèques magnifiques.
Vers cette époque, l’empereur, qui aimait à voir à sa cour les rois qu’il avait subjugués, donna ordre au roi d’Arima et au prince d’Omura de se rendre auprès de lui. Les deux princes hésitaient à obéir, craignant que Cambacondono ne voulût les punir de la désobéissance qu’ils avaient commise à son égard, en retirant les missionnaires dans leurs États. Ils communiquèrent leurs inquiétudes au grand amiral, qui les engagea vivement à se rendre à l’invitation de l’empereur, ajoutant qu’il répondait de leur sûreté. En effet, l’empereur combla d’honneurs les deux princes, elles renvoya chargés de présents.
Cambacondono était occupé en ce moment à rebâtir avec magnificence, à Méaco, le grand temple de Daïbo que Nobunanga avait ruiné ; il en fit la dédicace avec un appareil prodigieux où il étala toute sa grandeur et sa puissance. Il s’avisa aussi de faire publier qu’il allait remettre les empereurs héréditaires en possession de toute leur autorité. Il commença par leur faire bâtir un palais superbe ; et comme le Dairy venait d’abdiquer la couronne en faveur de son fils, il prit occasion du couronnement du nouveau monarque pour donner à cette cour une fête splendide. Le jeune Dairy y parut comme monarque tout-puissant ; mais après que la comédie eut duré quelques jours, les choses furent remises au même état où elles étaient auparavant, et le nouvel empereur n’y gagna que le magnifique palais qu’on lui avait construit.
Si l’on en croit les récits des ambassadeurs hollandais, cette demeure était d’une richesse prodigieuse. On entre dans ce palais par un portail surmonté d’énormes boules de vermeil, et qui donne accès dans une galerie ornée de peintures et de statues. On trouve ensuite une cour pavée de mosaïques, aux deux extrémités de laquelle sont deux édifices somptueux occupés par les femmes de l’empereur ; derrière se trouvent des jardins délicieux où l’on cultive les fleurs les plus rares, et qui sont ornés de tours et de pavillons. Le palais lui-même s’élève sur une hauteur à laquelle on parvient par un large escalier de bronze ; la principale entrée est ornée de colonnes, et toute la sculpture de la façade se détache encore sur un fond blanc. Le second est supporté sur seize colonnes et surmonté d’un toit saillant. Aux quatre angles de ce toit sont couchés quatre dragons volants d’or bruni. Le milieu du château est en dôme, et s’élève à perte de vue. À droite et à gauche sont des galeries magnifiques. Les croisées sont garnies de tissus de soie si fins et si unis, qu’on les prendrait pour du cristal. Le pavé est noir, gris, bleu, et couvert des plus belles nattes qui se fassent au Japon.
Quand le Dairy sort de son palais, c’est toujours dans une litière faite à peu près comme nos carrosses, et dont l’impériale, soutenue par des colonnes d’or massif, est ornée de figures et surmontée de pointes du même métal. Il est porté par quatorze gentilshommes des plus qualifiés. Sa garde est nombreuse, et, en outre, il est suivi d’une foule d’officiers qui ne le quittent jamais. La litière de la reine marche derrière, et elle est ornée de perles et de diamants ; des gentilshommes marchent à côté, portant de grands éventails et des parasols. Les dames de la suite et les courtisans viennent ensuite dans un grand nombre de voitures traînées par des chevaux ; les litières et les voitures sont enveloppées de toiles extrêmement fines qui empêchent d’être vu, mais qui n’empêchent point de voir.
Cependant Cambacondono ne perdait pas de vue son projet secret de se rendre maître de tout le Japon ; il ne lui restait plus que le Bandoue à conquérir, et, après avoir de longue main préparé le succès de son expédition, il se dirigea tout à coup versée royaume, à la tête de deux cent mille hommes. Cette conquête fut pour lui l’affaire d’une campagne, et ce nouveau succès lui fit concevoir les gigantesques projets d’ambition dont nous parlerons bientôt.
(1590) Les ambassadeurs qui avaient été à Rome étaient enfin de retour, après avoir éprouvé bien des fatigues et des traverses ; ils avaient pris, en passant à Goa, le P. Alexandre Valegnani, qui était revêtu du titre d’ambassadeur du vice-roi des Indes, et débarquèrent à Nangazaqui, au milieu des transports de joie des chrétiens. Le P. Valegnani avait fait prévenir l’empereur de son arrivée, et celui-ci avait répondu que l’ambassadeur du vice-roi serait toujours le bienvenu à sa cour. Peu de temps après, le roi d’Arima et le prince d’Omura ayant été de nouveau demandés à Ozaca, le Père aurait voulu s’y rendre avec eux, mais une maladie l’en empêcha. Il profita de ce délai pour régler la conduite des ouvriers apostoliques qui n étaient pas alors moins de cent quarante, répartis dans les États des princes chrétiens.
Cambacondono, se voyant maître de tout l’empire japonnais, ce qui était sans exemple dans l’histoire des Cubo-Sama, résolut de porter ses armes dans la Chine, et écrivit à l’empereur de ce pays pour le sommer de se reconnaître son vassal. La réponse de ce prince n’ayant pas été favorable, Cambacondono fit construire une flotte immense, et fortifia le port de Nangoya, dont il fit sa place d’armes. On présume que cette expédition avait pour but secret d’abolir le christianisme au Japon, sans employer la violence et les persécutions ouvertes. En effet, Cambacondono désirait par-dessus tout être adoré comme un dieu après sa mort, et pour cela il fallait détruire la religion du Christ. Il résolut donc de confier cette tentative aventureuse aux princes chrétiens : s’ils ne réussissaient pas, ils y périraient probablement ; si, au contraire, ils faisaient des conquêtes, il les leur donnerait à gouverner, et se débarrasserait ainsi, dans l’un ou dans l’autre cas, d’hommes dont la présence et l’autorité contrariaient ses projets.
Les ennemis des chrétiens ne tardèrent pas aussi à exciter ses soupçons contre l’ambassade du viceroi, qui, suivant eux, n’avait pas d’autre objet que de l’entraîner à rendre ses bonnes grâces aux missionnaires. Cependant l’ambassadeur partit de Nangazaqui, accompagné de quatre religieux européens, de quelques jeunes jésuites japonnais, des quatre ambassadeurs revenus de Rome et de vingt-six ou vingt-sept négociants portugais qui avaient fait les plus grands efforts pour donner à l’ambassade un aspect brillant et imposant. Le voyage fut long, mais il y avait longtemps qu’on n’avait fait autant et de si illustres conversions qu’en fit le P. Valegnani dans ce trajet. Partout on fit à l’ambassadeur les plus magnifiques réceptions, et les seigneurs idolâtres eux-mêmes le comblèrent de marques de respect et d’affection.
Le roi de Bungo, Joscimon, vint trouver le P. Valegnani sur la route. Déjà il avait demandé à rentrer dans le sein de l’Église, maison connaissait trop la légèreté et la faiblesse de son caractère pour croire sa conversion sérieuse. Cependant il accompagna de tant de larmes ses promesses de réparer tout le mal qu’il avait fait, et la mémoire du roi Civan plaidait si efficacement en sa faveur, que le P. Valegnani crut devoir lui tendre les bras, et la cérémonie de sa réconciliation eut lieu avec une grande pompe.
À Ozaca, les missionnaires furent agréablement surpris par la visite d’Ucondono. Ce grand homme était plus que jamais inébranlable dans sa foi, et il leur protesta qu’il regardait comme le jour le plus heureux de sa vie, celui auquel il avait tout perdu pour Jésus-Christ.
(1591) Lorsque le P. Valegnani, avec sa brillante escorte, arriva à Méaco, l’empereur lui fit rendre les plus grands honneurs, lui donna un de ses palais pour habitation, et convoqua tous les grands à un repas somptueux, pour donner plus d’éclat à l’audience qu’il allait donner à l’ambassadeur. Le cortège se rendit au palais dans l’ordre le plus imposant : on voyait d’abord un magnifique cheval arabe, richement caparaçonné, conduit par des palefreniers en costume musulman. Le vice-roi avait envoyé en présent deux chevaux arabes, mais il en était mort un en chemin. Derrière le cheval, on portait les autres présents, consistant en armes, étoiles, etc. Ensuite venaient des pages magnifiquement vêtus ; puis les ambassadeurs japonnais, vêtus, à l’ilalienne, des habits de velours noir à passements d’or que le pape Grégoire XIII leur avait fait faire ; le P. Valegnani et ses religieux les suivaient, portés chacun dans un magnifique norimon. Enfin la marche était fermée par les Portugais à cheval, couverts d’or et de pierreries. L’ambassadeur fut conduit avec beaucoup de cérémonie en présence de l’empereur, qui l’attendait au milieu de sa cour, et lui remit la lettre du vice-roi. L’empereur, après s’être fait lire cette lettre et après avoir reçu d’une manière fort gracieuse les présents dont nous avons parlé, fit distribuer des habits de soie aux missionnaires et à leur suite de l’ambassade ; puis il les invita à un grand banquet. À la fin de ce repas, qui se passa tout entier en cérémonies, l’empereur revint en déshabillé s’entretenir familièrement avec les ambassadeurs. Le soir même, il fit appeler Jean Rodriguez, jésuite portugais qui n’était pas encore prêtre, pour apprendre de lui à monter une pendule que le vice-roi lui avait envoyée. Quelque temps après, il le nomma son interprète, ce qui l’attacha à la cour et le mit à même de rendre de grands services à la religion.
Cambacondono avait promis au P. Valegnani de séjourner où il voudrait, en lui recommandant toutefois une discrétion qui ne le forçât pas à faire un éclat ; le pieux missionnaire profita de cette faculté qui lui était accordée, pour visiter plusieurs endroits où il communiqua une nouvelle ardeur aux chrétiens. Il se rendit ensuite auprès des rois d’Arima et d’Omura auxquels il remit les présents du saint-père, qui furent reçus avec de grandes cérémonies et surtout avec une profonde religion. Ce fut à la même époque que les quatre ambassadeurs japonnais, ayant levé par leur constance tous les obstacles qui s’opposaient au désir qu’ils manifestaient depuis longtemps, furent admis dans la Compagnie de Jésus.
La tranquillité dont jouissaient les chrétiens ne fut pas de longue durée ; deux seigneurs païens, gouverneurs de Nangazaqui, s’efforcèrent de persuader à l’empereur que l’ambassade du P. Yalegnani n’était pas réelle, et que ce missionnaire avait inventé ce prétexte pour rétablir les prêtres chrétiens dans le Japon. Ils parvinrent à exciter la colère du roi, qui se livra à d’affreuses menaces contre les chrétiens. On crut que la persécution allait recommencer, et on cacha dans des îles les séminaires qui existaient dans le Ximo. Cependant les mesures rigoureuses que l’on redoutait ne furent pas prises, et même les gouverneurs de Nangazaqui, ayant trop compté sur le succès de leurs manœuvres, et ayant voulu exercer des violences et des exactions contre les négociants portugais, ces derniers trouvèrent moyen de faire parvenir leurs plaintes à l’empereur, qui révoqua les gouverneurs.
Cependant le navire qui devait emmener le P. Valegnani aux Indes était prêt à partir, et l’on n’attendait plus que la lettre et les présents de l’empereur, lorsque l’ambassadeur apprit que cette lettre contenait des invectives contre les missionnaires. Le P. Valegnani mit alors tout en usage pour faire changer les termes de cette missive, et il y parvint, grâce à l’intervention d’un seigneur idolâtre qui était gouverneur de Méaco. Une lettre plus convenable, quoiqu’elle peignît tout l’orgueil de Cambacondono, lui fut donc remise avec les présents destinés au vice-roi ; cependant des circonstances qui nous sont inconnues retinrent encore longtemps ce religieux au Japon.