Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 66

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CHAPITRE LXVI.

SUITE DES FOLIES.

Les refus de sacrements, les querelles entre la juridiction civile et les prétentions ecclésiastiques, s’étant multipliés dans les diocèses de Paris, d’Amiens, d’Orléans, de Chartres, de Tours ; les jésuites soufflant secrètement cet incendie ; les jansénistes criant avec fureur ; le schisme paraissant près d’éclater, le parlement avait préparé de très-amples remontrances, et il devait envoyer au roi une grande députation. Le roi ne voulut point la recevoir ; il demanda préalablement à voir les articles sur lesquels ces représentations porteraient ; on les lui envoya[1] : le roi répondit qu’ayant examiné les objets de ces remontrances, il ne voulait point les entendre.

Les chambres s’assemblent aussitôt ; elles déclarent qu’elles cessent toute espèce de service, excepté celui de maintenir la tranquillité publique contre les entreprises du clergé[2]. Le roi leur ordonne, par des lettres de jussion, de reprendre leurs fonctions ordinaires, de rendre la justice à ses sujets, et de ne se plus mêler d’affaires qui ne les regardent pas. Le parlement répond au roi qu’il ne peut obtempérer. Ce mot obtempérer fit à la cour un singulier effet. Toutes les femmes demandaient ce que ce mot voulait dire ; et quand elles surent qu’il signifiait obéir, elles firent plus de bruit que les ministres et que les commis des ministres.

Le roi assemble un grand conseil[3]. On expédie des lettres de cachet pour tous les membres du parlement, excepté ceux de la grand’chambre. Les mousquetaires du roi courent dans toute la ville pendant la nuit du 8 au 9 mai, et font partir tous les présidents et les conseillers des requêtes et des enquêtes pour les lieux de leur exil. On envoie avec une escorte l’abbé Chauvelin au Mont-Saint-Michel, et ensuite à la citadelle de Caen ; le président Frémont de Mazy, petit-fils d’un fameux partisan, au château de Ham en Picardie ; le président de Moreau de Nassigny[4], aux îles de Sainte-Marguerite ; et Bèze de Lys, à Pierre-Encise.

Les conseillers de la grand’chambre s’assemblèrent. Ils étaient exceptés du châtiment général, parce que plusieurs ayant des pensions de la cour, et leur âge devant les rendre plus flexibles, on avait espéré qu’ils seraient plus obéissants ; mais quand ils furent assemblés, ils furent saisis du même esprit que les enquêtes : ils dirent qu’ils voulaient subir le même exil que leurs confrères, et, dans cette séance même, ils décrétèrent quelques curés de prise de corps. Le roi envoya la grand’chambre à Pontoise[5], comme le duc d’Orléans régent l’y avait déjà reléguée. Quand elle fut à Pontoise, elle ne s’occupa que des affaires du schisme. Aucune cause particulière ne se présenta.

Cependant il fallait pourvoir à faire rendre la justice aux citoyens. On créa une chambre composée de six conseillers d’État et de vingt et un maîtres des requêtes[6], qui tinrent leurs séances aux Grands-Augustins, comme s’ils n’osaient pas siéger dans le palais. Les usages ont une telle force chez les hommes que le roi, en disant qu’il érigeait cette chambre de sa certaine science et de sa pleine puissance, n’osa se servir de sa puissance pour en faire enregistrer l’érection dans son conseil d’État, quoique ce conseil ait des registres aussi bien que les autres cours. On s’adressa au Châtelet, qui n’est qu’une justice subalterne. Le Châtelet se signala[7] en n’enregistrant point ; et parmi les raisons de son refus, il allégua que Clotaire Ier et Clotaire II avaient défendu qu’on dérogeât aux anciennes ordonnances des Francs. La cour se contenta de casser la sentence du Châtelet ; et en conséquence de ses ordres, une députation de la chambre se transporta au Châtelet, fit rayer la sentence sur les registres, enregistra elle-même ; et cette procédure inutile étant faite, le Châtelet fit une protestation plus inutile. On changea le nom de cette chambre, qui ne s’était appelée jusque-là que chambre des vacations[8] : elle reçut le titre de chambre royale, elle siégea au Louvre au lieu de siéger aux Augustins, et n’en fut pas mieux accueillie du public On envoya des lettres de cachet à tous les membres du Châtelet.

pour enregistrer sous le nom de royale ce qu’on n’avait pas voulu enregistrer sous le nom de vacations.

Tous ces petits subterfuges compromettaient la dignité de la couronne. Le lieutenant civil enregistra du très-exprès commandement du roi[9].

On ne délibéra point. Tout Paris s’obstina à tourner la chambre royale en ridicule ; elle s’y accoutuma si bien, qu’elle-même s’assembla quelquefois en riant, et qu’elle plaisantait de ses arrêts.

Il arriva cependant une affaire sérieuse. Je ne sais quel fripon, nommé Sandrin, ayant été condamné à être pendu par le Châtelet, en appela à la chambre royale, qui confirma la sentence. Le Châtelet prétendit qu’on ne devait en appeler qu’au parlement, et refusa de pendre le coupable. Le rapporteur de cette cause criminelle, nommé Milon, fut mis à la Bastille pour n’avoir point fait pendre Sandrin. Le Châtelet alors cessa ses fonctions comme le parlement[10] ; il n’y eut plus aucune justice dans Paris. Aussitôt lettres de cachet au Châtelet pour rendre la justice ; enlèvement de trois conseillers des plus ardents. La moitié de Paris riait, et l’autre moitié murmurait. Les convulsionnaires protestaient que ces démêlés finiraient tragiquement ; et ce qu’on appelle à Paris la bonne compagnie assurait que tout cela ne serait jamais qu’une mauvaise farce.

Les autres parlements imitaient celui de Paris ; et partout où il y avait des refus de sacrements il y avait des arrêts, et ces arrêts étaient cassés ; le Châtelet de Paris était rempli de confusion, la chambre royale presque oisive, le parlement exilé, et cependant tout était tranquille. La police agissait, les marchés se tenaient avec ordre, le commerce florissait, les spectacles réjouissaient la ville, l’impossibilité de faire juger des procès obligeait les plaideurs de s’accommoder ; on prenait des arbitres au lieu de juges.

Pendant que la magistrature était ainsi avilie, le clergé triomphait. Tous les prêtres bannis par le parlement revenaient ; les curés décrétés exerçaient leurs fonctions ; l’esprit du ministère alors était de favoriser l’Église contre le parlement, parce que jusque-là on ne pouvait accuser l’archevêque de Paris d’avoir désobéi au roi, et on reprochait au parlement des désobéissances formelles. Cependant toute la cour s’empressa de négocier, parce qu’elle n’avait rien à faire. Il fallait mettre fin à cette espèce d’anarchie. On ne pouvait casser le parlement, parce qu’il aurait fallu rembourser les charges, et qu’on avait très-peu d’argent. On ne pouvait le tenir toujours exilé, puisque les hommes ne peuvent être assez sages pour ne point plaider.

Enfin le roi prit l’occasion de la naissance d’un duc de Berry[11] pour faire grâce. Le parlement fut rappelé[12]. Le premier président de Maupeou fut reçu dans Paris aux acclamations du peuple. La chambre royale fut supprimée[13] ; mais il était beaucoup plus aisé de rappeler le parlement que de calmer les esprits. À peine ce corps fut-il rassemblé que les refus de sacrements recommencèrent.

L’archevêque de Paris se signala plus que jamais dans cette guerre des billets de confession. Le premier président de Maupeou, qui avait acquis beaucoup de crédit auprès du roi par sa sagesse, fit enfin connaître tous les excès de l’archevêque. Le roi voulut essayer si ce prélat désobéirait à ses ordres comme le parlement avait désobéi. Il lui enjoignit de ne plus troubler l’État par son dangereux zèle. Beaumont prétendit qu’il fallait obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Le roi l’exila[14] ; mais ce fut à Conflans, à sa maison de campagne, à deux lieues de Paris ; et il faisait autant de mal de Conflans que de son archevêché.

Le parlement eut alors liberté tout entière d’instrumenter contre les habitués, vicaires, curés, porte-Dieu, qui refusaient d’administrer les mourants. Beaumont était aussi inflexible que le parlement avait été constant. Le roi l’exila à Champeaux, dernier bourg de son diocèse. Le parlement avait passé dans toute la France pour le martyr des lois ; l’archevêque fut regardé dans son petit parti comme le martyr de la foi. De Champeaux on l’envoya à Lagny. Les évêques d’Orléans[15] et de Troyes[16], qui étaient de sa faction, furent punis aussi légèrement ; ils en étaient quittes pour aller en leurs maisons de plaisance ; mais enfin l’évêque de Troyes, qui rendait son zèle ridicule par une vie scandaleuse, et qui était accablé de dettes, fut enfermé chez des moines en Alsace, et obligé de se démettre de son évêché.

Le roi avait ordonné le silence sur toutes les affaires ecclésiastiques, et personne ne le gardait.

La Sorbonne, autrefois janséniste, et alors constitutionnaire, ayant soutenu des thèses contraires aux maximes du royaume, le parlement ordonna que le doyen, le syndic, six anciens docteurs et professeurs en théologie, viendraient avec le scribe de la faculté et avec les registres. Ils furent réprimandés, leurs conclusions biffées ; ordre à eux de se taire, suivant la déclaration du roi.

La Sorbonne prétendit[17] que c’était le parlement qui contrevenait à la loi du silence, puisqu’il ne se taisait pas sur ce qui se passait dans l’intérieur des écoles de Sorbonne. Le parlement ayant fait défense à ces docteurs de s’assembler, ils dirent qu’ils discontinueraient leurs leçons comme le parlement avait interrompu ses séances. Il fallut les contraindre par un arrêt de faire leurs leçons. Le ridicule se mêlait toujours nécessairement à ces querelles.

L’année 1755 se passa tout entière dans ces petites disputes, dont la nation commençait à se lasser. Il s’ouvrait une plus grande scène. On était menacé de cette fatale guerre dans laquelle l’Angleterre a enlevé au roi de France tout ce qu’il possédait dans le continent de l’Amérique septentrionale[18], a détruit toutes ses flottes, et a ruiné le commerce des Français aux grandes Indes et en Afrique. Il fallait de l’argent pour se préparer à cette guerre. Les finances avaient été très-mal administrées. L’usage ne permettait pas qu’on créât des impôts sans qu’ils fussent enregistrés au parlement. C’était le temps de faire sentir qu’il se souvenait de son exil. Le roi, après avoir protégé ce corps contre les évêques constitutionnaires, les protégeait alors contre le parlement : tant les choses changent aisément à la cour ! Une assemblée du clergé, en 1756, avait porté de grandes plaintes contre les parlements du royaume, et paraissait écoutée. De plus, le roi prenait alors le parti du grand conseil contre le parlement de Paris, qui lui contestait sa juridiction. L’embarras de la cour à soutenir la guerre prochaine rendait les esprits plus altiers et plus difficiles.

Le parlement tourna contre le grand conseil toutes ses batteries, dressées auparavant contre les constitutionnaires. Il convoqua les princes et les pairs du royaume pour le 18 février. Le roi le sut aussitôt, et défendit aux princes et aux pairs de se rendre à cette invitation. Le parlement soutint son droit d’inviter les pairs. Il le soutint inutilement, et ne fit que déplaire à la cour. Aucun pair n’assista à ses assemblées.

Ce qui choqua le plus le gouvernement, ce fut l’association de tous les parlements du royaume, qui se fit alors sous le nom de classes[19]. Le parlement de Paris était la première classe, et tous ensemble paraissaient former un même corps qui représentait le royaume de France, Ce mot de classe fut sévèrement relevé par le chancelier de Lamoignon. Il fallait enregistrer les nouveaux impôts, et on n’enregistrait rien. On ne pouvait soutenir la guerre avec des remontrances. Cet objet était plus important que la bulle, des convulsions, et des arrêts contre des porte-Dieu.

Le roi tint un lit de justice à Versailles[20] ; les princes et les pairs y assistèrent, le parlement y alla dans cinquante-quatre carrosses, mais auparavant il arrêta qu’il n’opinerait point. Il n’opina point en effet, et on enregistra malgré lui l’impôt des deux vingtièmes avec quelques autres. Dès qu’il put s’assembler à Paris, il protesta contre le lit de justice tenu à Versailles. La cour était irritée. Le clergé constitutionnaire, croyant le temps favorable, redoublait ses entreprises avec impunité. Presque tous les parlements du royaume faisaient des remontrances au roi. Ceux de Bordeaux et de Rouen cessaient déjà de rendre la justice. La plus saine partie de la nation en murmurait, et disait : « Pourquoi punir les particuliers des entreprises de la cour ? »

Enfin, après avoir tenu beaucoup de conseils secrets, le roi annonça un nouveau lit de justice pour le 13 décembre. Il arriva au parlement avec les princes du sang, le chancelier, et tous les pairs. Il fit lire un édit dont voici les principaux articles :


1o  Bien que la bulle ne soit pas une règle de foi, on la recevra avec soumission,

2o  Malgré la loi du silence, les évêques pourront dire tout ce qu’ils voudront, pourvu que ce soit avec charité,

3o  Les refus de sacrements seront jugés par les tribunaux ecclésiastiques et non civils, sauf l’appel comme d’abus.

4o  Tout ce qui s’est fait précédemment au sujet de ces querelles sera enseveli dans l’oubli.

Voilà quant aux matières ecclésiastiques ; et pour ce qui regarde la police du parlement, voici ce qui fut ordonné :

1° La grand’chambre seule pourra connaître de toute la police générale.

2° Les chambres ne pourront être assemblées sans la permission de la grand’chambre.

3° Nulle dénonciation que par le procureur général.

4° Ordre d’enregistrer tous les édits immédiatement après la réponse du roi aux remontrances permises.

5° Point de voix délibérative dans les assemblées des chambres avant dix ans de service.

6° Point de dispense avant l’âge de vingt-cinq ans.

7° Défense de cesser de rendre justice, sous peine de désobéissance.

Ces deux édits atterrèrent la compagnie ; mais elle fut foudroyée par un troisième qui supprima la troisième et la quatrième chambre des enquêtes. Le roi sortit après cette séance à travers les flots d’un peuple immense qui laissait voir la consternation sur son visage. À peine fut-il sorti que la plupart des membres du parlement signèrent la démission de leurs charges. Le lendemain et le surlendemain la grand’chambre signa de même. Il n’y eut enfin que les présidents à mortier et dix conseillers qui ne signèrent pas. Si la démarche du roi avait étonné le parlement, la résolution du parlement n’étonna pas moins le roi. Ce corps ne fut que tranquille et ferme ; mais les discours de tout Paris étaient violents et emportés.

Il y eut en tout cent quatre-vingts démissions de données ; le roi les accepta : il ne restait que dix présidents et quelques conseillers de grand’chambre pour composer le parlement. Ce corps était donc regardé comme entièrement dissous, et il paraissait fort difficile d’y suppléer. Le parti de l’archevêque leva la tête plus haut que jamais ; les billets de confession, les refus de sacrements, troublèrent tout Paris, lorsqu’un événement imprévu étonna la France et l’Europe.


  1. 30 avril 1753. (Note de Voltaire.)
  2. 5 mai 1753. (Id.)
  3. 6 mai. (Id.)
  4. La première édition porte : « Le président Moreau de Bassigny, fils d’un marchand de draps. » Dans la seconde et dans la huitième édition, on lit : « Le président de Bésigny. »

    Dans l’édition encadrée de 1775, il y a : « Le président Moreau de Bésigny » Cette version est celle de l’édition in-4°, tome XXVII, publiée en 1777. » Mais Voltaire lui-même, dans sa lettre au comte de La Touraille, du 17 septembre 1769, reproche à l’auteur d’avoir mis Bésigny pour Nassigny. (B.)

  5. 10 mai. (Note de Voltaire.)
  6. 18 septembre. (Id.)
  7. 28 octobre. (Id.)
  8. 11 novembre 1753. (Id.)
  9. 20 novembre. (Note de Voltaire.)
  10. 27 novembre. (Id.)
  11. Qui régna depuis sous le nom de Louis XVI. Il était né le 23 août 1754, et fut mis à mort le 21 janvier 1793.
  12. 27 août 1751. (Note de Voltaire.)
  13. 30 août. (Id.)
  14. 2 décembre. (Id.)
  15. Louis-Joseph de Montmorency-Laval, né à Bayers en 1724, sacré évêque d’Orléans en 1754, transféré à l’évêché de Condom en 1757, et à celui de Metz en 1760, nommé cardinal en 1789, mort en 1808. (B.)
  16. Mathias Poncet de La Rivière, né à Paris en 1707, évêque de Troyes en 1742, donna sa démission en 1758, et mourut en 1780. Voyez ce que Voltaire en dit dans ses Mémoires (Mélanges, année 1759), et ce qu’il répète dans son Commentaire historique (Mélanges, année 1776).
  17. 6 mai 1755. (Note de Voltaire.)
  18. Voyez, dans les Mélanges, année 1773, le chapitre Ier des Fragments sur l’Inde, etc. ; et tome XV, le chapitre XXXV du Précis du Siècle de Louis XV.
  19. Voyez, tome XV, le chapitre XXXVI du Précis du Siècle de Louis XV.
  20. 21 août 1756. (Note de Voltaire.)