Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 36

Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 376-388).


CHAPITRE XXXVI[1].

GOUVERNEMENT INTÉRIEUR DE LA FRANCE. QUERELLES ET AVENTURES DEPUIS 1750 JUSQU’À 1762.


Longtemps avant cette guerre funeste, et pendant son cours, l’intérieur de la France fut troublé par cette autre guerre si ancienne et si interminable entre la juridiction séculière et la discipline ecclésiastique ; leurs bornes n’ayant jamais été bien marquées, comme elles le sont aujourd’hui en Angleterre, dans tant d’autres pays, et surtout en Russie, il en résultera toujours des dissensions dangereuses, tant que les droits de la monarchie et ceux des différents corps de l’État seront contestés.

Il se trouva vers l’an 1750 un ministre des finances assez hardi pour faire ordonner que le clergé et les religieux donneraient un état de leurs biens afin que le roi pût voir, par ce qu’ils possédaient, ce qu’ils devaient à l’État. Jamais proposition ne fut plus juste, mais les conséquences en parurent sacrilèges[2]. Un vieil évêque de Marseille[3] écrivit au contrôleur général : « Ne nous mettez pas dans la nécessité de désobéir à Dieu ou au roi ; vous savez lequel des deux aurait la préférence. » Cette lettre d’un évêque affaibli par l’âge, et incapable d’écrire, était d’un jésuite nommé Lemaire, qui le dirigeait, lui et sa maison. Ce jésuite était un fanatique de bonne foi, espèce d’hommes toujours dangereuse.

Le ministère fut obligé d’abandonner une entreprise qu’il n’eût pas fallu hasarder si on ne pouvait la soutenir[4]. Quelques membres du clergé imaginèrent alors d’occuper le gouvernement par une diversion embarrassante, et de le mettre en alarme sur le spirituel pour faire respecter le temporel.

Ils savaient que la fameuse bulle Unigenitus[5] était en exécration aux peuples. On résolut d’exiger des mourants des billets de confession : il fallait que ces billets fussent signés par des prêtres adhérents à la bulle, sans quoi point d’extrême-onction, point de viatique : on refusait sans pitié ces deux consolations aux appelants et à ceux qui se confessaient à des appelants. Un archevêque de Paris entra surtout dans cette manœuvre, plus par zèle de théologien que par esprit de cabale.

Alors toutes les familles furent alarmées, le schisme fut annoncé : plusieurs de ceux qu’on appelle jansénistes commençaient à dire hautement que si on rendait les sacrements si difficiles, on saurait bientôt s’en passer, à l’exemple de tant de nations. Ces minuties bourgeoises occupèrent plus les Parisiens que tous les grands intérêts de l’Europe. C’étaient des insectes sortis du cadavre du molinisme et du jansénisme, qui, en bourdonnant dans la ville, piquaient tous les citoyens. On ne se souvenait plus ni de Metz, ni de Fontenoy, ni des victoires, ni des disgrâces, ni de tout ce qui avait ébranlé l’Europe. Il y avait dans Paris cinquante mille énergumènes qui ne savent pas en quel pays coulent le Danube et l’Elbe, et qui croyaient l’univers bouleversé pour des billets de confession : tel est le peuple.

Un curé de Saint-Étienne du Mont[6], petite paroisse de Paris, ayant refusé les sacrements à un conseiller du Châtelet, le parlement mit en prison le curé.

Le roi, voyant cette petite guerre civile excitée entre les parlements et les évêques, défendit à ses cours de judicature de se mêler des affaires concernant les sacrements, et en réserva la connaissance à son conseil privé. Les parlements se plaignirent qu’on leur ôtât ainsi l’exercice de la police générale du royaume, et le clergé souffrit impatiemment que l’autorité royale voulût pacifier les querelles de religion. Les animosités s’aigrirent de tous côtés.

Une place de supérieure dans l’hôpital des filles acheva d’allumer la discorde. L’archevêque voulut seul nommer à cette place ; le parlement de Paris s’y opposa, et le roi ayant jugé en faveur du prélat, le parlement cessa de faire ses fonctions et de rendre la justice : il fallut que le roi envoyât par ses mousquetaires, à chaque membre de ce tribunal, des lettres de cachet portant ordre de reprendre leurs fonctions, sous peine de désobéissance.

Les chambres siégèrent donc comme de coutume ; mais quand il fallut plaider, il ne se trouva point d’avocats. Ce temps ressemblait en quelque manière au temps de la Fronde ; mais, dépouillé des horreurs de la guerre civile, il ne se montrait que sous une forme susceptible de ridicule.

Ce ridicule était pourtant embarrassant. Le roi résolut d’éteindre par sa modération ce feu qui faisait craindre un incendie : il exhorta le clergé à ne point user de rigueurs dangereuses ; le parlement reprit ses fonctions.

(Février 1752) Mais, bientôt après, les billets de confession reparurent ; de nouveaux refus de sacrements irritèrent tout Paris. Le même curé de Saint-Étienne, trouvé coupable d’une seconde prévarication, fut mandé par le parlement, qui lui défendit, à lui et à tous les curés, de donner un pareil scandale sous peine de la saisie du temporel. Le même arrêt invita l’archevêque à faire cesser lui-même le scandale. Ce terme d’invitation paraissait entrer dans les vues de la modération du roi. L’archevêque, ne voulant pas même que la justice séculière eût le droit de lui faire une invitation, alla se plaindre à Versailles. Il était soutenu par un ancien évêque de Mirepoix, nommé Boyer, chargé du ministère de présenter au roi les sujets pour des bénéfices. Cet homme, autrefois théatin, puis évêque, et devenu ministre au département des bénéfices, était d’un esprit fort borné, mais zélé pour les immunités de l’Église ; il regardait la bulle comme un article de foi, et, ayant tout le crédit attaché à sa place, il persuada que le parlement touchait à l’encensoir. L’arrêt du parlement fut cassé ; ce corps fit des remontrances fortes et pathétiques.

Le roi lui ordonna de s’en tenir à lui rendre compte de toutes les dénonciations qu’on ferait sur ces matières, se réservant à lui-même le droit de punir les prêtres dont le zèle scandaleux pourrait faire naître des semences de schisme. Il défendit, par un arrêt de son conseil d’État, que ses sujets se donnassent les uns aux autres les noms de novateurs, de jansénistes, et de semi-pélagiens : c’était ordonner à des fous d’être sages.

Les curés de Paris, excités par l’archevêque, présentèrent une requête au roi en faveur des billets de confession. Sur-le-champ le parlement décréta le curé de Saint-Jean-en-Grève, qui avait formé la requête. Le roi cassa encore cette procédure de justice ; le parlement cessa encore ses fonctions ; il continua à faire des remontrances, et le roi persista à exhorter les deux partis à la paix. Ses soins furent inutiles.

Une lettre de l’évêque de Marseille, dénoncée au parlement, fut brûlée par la main du bourreau ; un écrit de l’évêque d’Amiens, condamné. Le clergé étant assemblé pour lors à Paris, comme il s’assemble tous les cinq ans pour payer au roi ses subsides, résolut de lui aller porter ses plaintes en habits pontificaux ; mais le roi ne voulut point de cette cérémonie extraordinaire.

(Auguste 1752) D’un autre côté le parlement condamna un porte-dieu à l’amende, à demander pardon à genoux, et à être admonété ; et un vicaire de paroisse, au bannissement. Le roi cassa encore cet arrêt.

Les affaires de cette espèce se multiplièrent. Le roi recommanda toujours la paix, sans que les ecclésiastiques cessassent de refuser les sacrements, et sans que le parlement cessât de procéder contre eux.

Enfin le roi permit aux parlements de juger des sacrements, en cas qu’il y eût un procès à leur sujet ; mais il leur défendit de chercher à juger lorsqu’il n’y aurait pas de parties plaignantes. (Novembre) Le parlement reprit une seconde fois ses fonctions, et les plaideurs, qu’on avait négligés pour ces affaires, eurent la liberté de se ruiner à l’ordinaire.

(Décembre) Le feu couvait toujours sous la cendre. L’archevêque avait ordonné de refuser le sacrement à deux pauvres vieilles religieuses de Sainte-Agathe, qui, ayant entendu dire autrefois à leur directeur que la bulle Unigenitus est un ouvrage diabolique, craignaient d’être damnées si elles recevaient cette bulle en mourant ; elles craignaient d’être damnées aussi en manquant d’extrême-onction. Le parlement envoya son greffier à l’archevêque pour le prier de ne pas refuser à ces deux filles les secours ordinaires, et le prélat ayant répondu selon sa coutume qu’il ne devait compte qu’à Dieu seul, son temporel fut saisi ; les princes du sang et les pairs furent invités à venir prendre séance au parlement.

La querelle alors pouvait devenir sérieuse ; on commença à craindre les temps de la Fronde et de la Ligue. Le roi défendit aux princes et aux pairs d’aller opiner dans le parlement de Paris sur des affaires dont il attribuait la connaissance à son conseil privé. (Janvier 1753) L’archevêque de Paris eut même le crédit d’obtenir un arrêt du conseil pour dissourdre la petite communauté de Sainte-Agathe, où les filles avaient si mauvaise opinion de la bulle Unigenitus.

Tout Paris murmura. Ces petits troubles s’étendirent dans plus d’une ville du royaume. Les mêmes scandales, les mêmes refus de sacrements partageaient la ville d’Orléans ; le parlement rendait les mêmes arrêts pour Orléans que pour Paris : le schisme allait se former. Un curé de Rosainvilliers[7], diocèse d’Amiens, s’avisa de dire un jour à son prône « que ceux qui étaient jansénistes eussent à sortir de l’église, et qu’il serait le premier à tremper ses mains dans leur sang ». Il eut l’audace de désigner quelques-uns de ses paroissiens à qui les plus fervents constitutionnaires jetèrent des pierres pendant la procession, sans que les lapidés et les lapidants eussent la moindre connaissance de ce que c’est que la bulle et le jansénisme.

Une telle violence pouvait être punie de mort. Le parlement de Paris, dans le ressort duquel est Amiens, se contenta de bannir à perpétuité ce prêtre factieux et sanguinaire, et le roi approuva cet arrêt, qui ne portait pas sur un délit purement spirituel, mais sur le crime d’un séditieux perturbateur du repos public.

Dans ces troubles, Louis XV était comme un père occupé de séparer ses enfants qui se battent[8]. Il défendait les coups et les injures ; il réprimandait les uns, il exhortait les autres ; il ordonnait le silence, en défendant aux parlements de juger du spirituel, recommandant aux évêques la circonspection, regardant la bulle comme une loi de l’Église, mais ne voulant point qu’on parlât de cette loi dangereuse. Ses soins paternels pouvaient peu de chose sur des esprits aigris et alarmés. Les parlements prétendaient qu’on ne pouvait séparer le spirituel du civil, puisque les querelles spirituelles entraînaient nécessairement après elles des querelles d’État.

(Mars) Le parlement assigna l’évêque d’Orléans à comparaître pour des sacrements. Il fit brûler par le bourreau tous les écrits dans lesquels on lui contestait sa juridiction, excepté les déclarations du roi. Il envoya des conseillers faire enregistrer ses arrêts en Sorbonne malgré les ordres du roi. On voyait tous les jours le bourreau occupé à brûler des mandements d’évêques, et les recors de la justice faisant communier les malades la baïonnette au bout du fusil. Le parlement, dans toutes ses démarches, ne consultait que ses lois et le maintien de son autorité. Le roi voyait au-delà, il considérait les convenances qui demandent souvent que les lois plient.

Enfin, pour la troisième fois, le parlement cessa de rendre la justice aux citoyens, pour ne s’occuper que des refus de sacrements qui troublaient la France entière.

Le roi lui envoya, aussi pour la troisième fois, des lettres de jussion, qui lui ordonnaient de remplir ses devoirs et de ne plus faire souffrir ses sujets plaideurs de ces querelles étrangères, les procès des particuliers n’ayant aucun rapport à la bulle Unigenitus.

(Mai 1753) Le parlement[9] répondit qu’il violerait son serment s’il reconnaissait les lettres patentes du roi, et qu’il ne pouvait obtempérer (vieux mot tiré du latin, qui signifie obéir).

Alors le roi se crut obligé d’exiler tous les membres des enquêtes, les uns à Bourges, les autres à Poitiers, quelques-uns en Auvergne, et d’en faire enfermer quatre qui avaient parlé avec le plus de force.

On épargna la grand’chambre ; mais elle crut qu’il y allait de son honneur de n’être point épargnée. Elle persista à ne point rendre la justice au peuple, et à procéder contre les réfractaires. Le roi l’envoya à Pontoise, bourg à six lieues de Paris, où le duc d’Orléans l’avait déjà envoyée pendant sa régence.

L’Europe s’étonnait qu’on fît tant de bruit en France pour si peu de chose, et les Français passaient pour une nation frivole qui, faute de bonnes lois reconnues, mettait tout en feu pour une dispute méprisée partout ailleurs. Quand on a vu cinq cent mille hommes en armes pour l’élection d’un empereur, L’Europe, l’Inde et l’Amérique, désolées, et qu’on retombe ensuite dans cette petite guerre de plume, on croit entendre le bruit d’une pluie après les éclats du tonnerre. Mais on devait se souvenir que l’Allemagne, la Suède, la Hollande, la Suisse, avaient autrefois éprouvé des secousses bien plus violentes pour des inepties ; que l’Inquisition d’Espagne était pire que des troubles civils, et que chaque nation a ses folies et ses malheurs.

(Juillet 1753) Le parlement de Normandie imita celui de Paris sur les sacrements. Il ajourna l’évêque d’Évreux, il cessa aussi de rendre la justice. Le roi envoya un officier de ses gardes biffer les registres de ce parlement, qui fut à la fin plus docile que celui de Paris.

La justice distributive interrompue dans la capitale eût été un grand bonheur si les hommes étaient sages et justes ; mais comme ils ne sont ni l’un ni l’autre, et qu’il faut plaider, le roi commit des membres de son conseil d’État pour vider les procès en dernier ressort. (Novembre) On voulut faire enregistrer l’érection de cette chambre au Châtelet, comme s’il était nécessaire qu’une justice inférieure donnât l’authenticité à l’autorité royale. L’usage de ces enregistrements avait eu presque toujours ses inconvénients ; mais ce défaut de formalité en aurait eu peut-être de plus grands encore. Le Châtelet refusa l’enregistrement ; on l’y força par des lettres de jussion. La chambre royale s’assembla, mais les avocats ne voulurent point plaider ; on se moqua dans Paris de la chambre royale : elle en rit elle-même : tout se tourna en plaisanterie, selon le génie de la nation, qui rit toujours le lendemain de ce qui l’a consternée ou animée la veille. Les ecclésiastiques riaient aussi, mais de la joie de leur triomphe.

(Juillet 1754) Boyer, ancien évêque de Mirepoix, qui avait été le premier auteur de tous ces troubles sans le savoir, étant tombé en enfance par son grand âge et par la constitution de ses organes, tout parut tendre à la conciliation. Les ministres négocièrent avec le parlement de Paris. Ce corps fut rappelé, et revint, à la satisfaction de toute la ville et au bruit de la populace qui criait : Vive le parlement ! (Auguste) Son retour fut un triomphe. Le roi, qui était aussi fatigué de l’inflexibilité des ecclésiastiques que de celle des parlements, ordonna le silence et la paix, et permit aux juges séculiers de procéder contre ceux qui troubleraient l’un ou l’autre.

(Septembre) Le schisme éclatait de temps en temps à Paris et dans les provinces ; et, malgré les mesures que le roi avait prises pour empêcher les refus de sacrements, plusieurs évêques cherchaient à se faire un mérite de ces refus auprès de la cour de Rome. Un évêque de Nantes, ayant donné dans sa ville cet exemple de rigueur ou de scandale, fut condamné par le simple présidial de Nantes à payer six mille francs d’amende, et les paya sans que le roi le trouvât mauvais : tant il était las de ces disputes.

De pareilles scènes arrivaient dans tout le royaume, et, en attristant quelques intéressés, amusaient la multitude oisive. Il y avait à Orléans un vieux chanoine janséniste qui se mourait, et à qui ses confrères refusaient la communion. (Octobre) Le parlement de Paris les condamna à douze mille livres d’amende, et ordonna que le malade serait communié. Le lieutenant criminel, en conséquence, arrangea tout pour cette cérémonie comme pour une exécution ; les chanoines firent tant que leur confrère mourut sans sacrements, et ils l’enterrèrent le plus mesquinement qu’ils purent.

Rien n’était devenu plus commun dans le royaume que de communier par arrêt du parlement. Le roi, qui avait exilé ses juges séculiers pour n’avoir pas obtempéré à ses ordres, voulut tenir la balance égale, et exiler aussi ceux du clergé qui s’obstineraient au schisme. Il commença par l’archevêque de Paris. (Décembre 1754) Il fut relégué à sa maison de Conflans, à trois quarts de lieue de la ville : exil doux, qui ressemblait plus à un avertissement paternel qu’à une punition.

Les évêques d’Orléans et de Troyes furent pareillement exilés à leurs maisons de plaisance, avec la même douceur. L’archevêque de Paris, étant aussi inflexible dans sa maison de Conflans que dans sa demeure épiscopale, fut relégué plus loin.

Le parlement, pouvant alors agir en liberté, réprimait la Sorbonne, qui, ayant autrefois regardé la bulle avec horreur, la regardait maintenant comme une règle de foi. Elle menaçait de cesser ses leçons, et le parlement, qui avait lui-même cessé ses fonctions plus importantes, ordonnait à la faculté de continuer les siennes : il soutenait les libertés de l’Église gallicane, et le roi l’approuvait ; mais quand il allait trop loin, le roi l’arrêtait ; et en confirmant la partie des arrêts qui tendait au bien public, il cassait celle qui lui paraissait trop peu mesurée. Ce monarque se voyait toujours entre deux grandes factions animées, comme les empereurs romains entre les bleus et les verts ; il était occupé de la guerre maritime que l’Angleterre commençait à lui faire ; celle de terre paraissait inévitable : ce n’était guère le temps de parler d’une bulle[10].

Il lui fallait encore apaiser les contestations du grand conseil et de ses parlements : car presque rien n’étant déterminé en France par des lois précises, les bornes, les privilèges de chaque corps étant incertains, le clergé ayant toujours voulu étendre sa juridiction, les chambres des comptes ayant disputé aux parlements beaucoup de prérogatives, les pairs ayant souvent plaidé pour les leurs contre le parlement de Paris, il n’était pas étonnant que le grand conseil eût avec lui quelques querelles.

Ce grand conseil était originairement le conseil des rois, et les accompagnait dans tous leurs voyages. Tout changea peu à peu dans l’administration publique, et le grand conseil changea aussi. Il ne fut plus qu’une cour de judicature sous Charles VIII. Il décide des évocations, de la compétence des juges, de tous les procès concernant tous les bénéfices du royaume, excepté de la régale ; il a droit de juger ses propres officiers. (Janvier, février, et mars 1756) Un conseiller de cette cour fut appelé au Châtelet pour ses dettes. Le grand conseil revendiqua la cause, et cassa la sentence du Châtelet. Aussitôt le parlement s’émeut, casse l’arrêt du grand conseil, et le roi casse l’arrêt du parlement. Nouvelles remontrances, nouvelles querelles ; tous les parlements s’élèvent contre le grand conseil, et le public se partage. Le parlement de Paris convoque encore les pairs pour cette dispute de corps, et le roi défend encore aux pairs cette association : l’affaire enfin reste indécise comme tant d’autres.

Cependant le roi avait des occupations plus importantes. Il fallait soutenir contre les Anglais, sur terre et sur mer, une guerre onéreuse ; il faisait en même temps cette mémorable fondation de l’École militaire, le plus beau monument de son règne, que l’impératrice Marie-Thérèse a imité depuis. Il fallait des secours de finance, et le parlement se rendait difficile sur l’enregistrement des édits qui ordonnaient la perception des deux vingtièmes. On a été depuis obligé d’en payer trois, parce que, lorsqu’on a la guerre, il faut que les citoyens combattent, ou qu’ils payent ceux qui combattent : il n’y a pas de milieu.

(2 auguste 1756) Le roi tint un lit de justice à Versailles, où il convoqua les princes et les pairs avec le parlement de Paris ; il y fit enregistrer ses édits[11] ; mais le parlement, de retour à Paris, protesta contre cet enregistrement. Il prétendait que non-seulement il n’avait pas eu la liberté nécessaire de l’examen, mais que cet édit demandait des modifications qui ne blessassent ni les intérêts du roi[12], ni ceux de l’État, qui étaient les mêmes et qu’il avait fait serment de maintenir ; et il disait que son devoir n’était pas de plaire, mais de servir : ainsi le zèle combattait l’obéissance.

Les épines du schisme se mêlaient à l’importante affaire des impôts. Un conseiller du parlement, malade à sa campagne, dans le diocèse de Meaux, demanda les sacrements ; un curé les lui refusa comme à un ennemi de l’Église, et le laissa mourir sans cette cérémonie : on procéda contre le curé, qui prit la fuite.

L’archevêque d’Aix avait fait un nouveau formulaire sur la bulle, et le parlement d’Aix l’avait condamné à donner dix mille livres aux pauvres ; il fut obligé de faire cette aumône, et il en fut pour son formulaire et pour son argent (septembre). L’évêque de Troyes avait troublé son diocèse, le roi l’envoya prisonnier chez les moines en Alsace. L’archevêque de Paris, à qui l’on avait permis de revenir à Conflans, déclara excommuniés ceux qui liraient les arrêts et les remontrances des parlements sur la bulle et sur les billets de confession.

Louis XV, que tant d’animosités embarrassaient, poussa la circonspection jusqu’à demander l’avis du pape Lambertini, Benoît XIV, homme aussi modéré que lui, aimé de la chrétienté pour la douceur et la gaieté de son caractère, et qui est aujourd’hui regretté de plus en plus. Il ne se mêla jamais d’aucune affaire que pour recommander la paix. C’était son secrétaire des brefs, le cardinal Passionei, qui faisait tout. Ce cardinal, le seul alors dans le sacré collège qui fût homme de lettres, était un génie assez élevé pour mépriser les disputes dont il s’agissait. Il haïssait les jésuites qui avaient fabriqué la bulle ; il ne pouvait se taire sur la fausse démarche qu’on avait faite à Rome de condamner dans cette bulle des maximes vertueuses, d’une vérité éternelle, qui appartiennent à tous les temps et à toutes les nations ; celle-ci, par exemple : « La crainte d’une excommunication injuste ne doit point empêcher de faire son devoir. »

Cette maxime est dans toute la terre la sauvegarde de la vertu. Tous les anciens, tous les modernes, ont dit que le devoir doit l’emporter sur la crainte du supplice même.

Mais quelque étrange que parût la bulle en plus d’un point, ni le cardinal Passionei ni le pape ne pouvaient rétracter une constitution regardée comme une loi de l’Église. Benoît XIV envoya au roi une lettre circulaire pour tous les évêques de France, dans laquelle il regardait, à la vérité, cette bulle comme une loi universelle à laquelle on ne peut résister « sans se mettre en danger de perdre son salut éternel » ; mais enfin il décidait que, « pour éviter le scandale, il faut que le prêtre avertisse les mourants soupçonnés de jansénisme qu’ils seront damnés, et les communier à leurs risques et périls ».

Le même pape, dans sa lettre particulière au roi, lui recommandait les droits de l’épiscopat. Quand on consulte un pape, quel qu’il soit, on doit bien s’attendre qu’il écrira comme un pape doit écrire.

Mais Benoît XIV, en rendant ce qu’il devait à sa place, donnait aussi tout ce qu’il pouvait à la paix, à la bienséance, à l’autorité du monarque. On imprima le bref du pape adressé aux évêques. (9 décembre 1756) Le parlement eut le courage ou la témérité de le condamner et de le supprimer par un arrêt. Cette démarche choqua d’autant plus le roi que c’était lui-même qui avait envoyé aux évêques le bref condamné par son parlement. Il n’était point question dans ce bref des libertés de l’Église gallicane et des droits de la monarchie, que le parlement a soutenus et vengés dans tous les temps. La cour vit dans la censure du parlement plus de mauvaise humeur que de modération.

Le conseil croyait avoir un autre sujet de réprouver la conduite du parlement de Paris ; plusieurs autres cours supérieures, qui portent le nom de parlement, s’intitulaient Classes du Parlement du royaume ; c’est un titre que le chancelier de L’Hospital leur avait donné : il ne signifiait que l’union des parlements dans l’intelligence et le maintien des lois ; les parlements ne prétendaient pas moins que représenter l’État entier, divisé en différentes compagnies, qui toutes, faisant un seul corps, constitueraient les états généraux perpétuels du royaume. Cette idée eût été grande ; mais elle eut été trop grande, et l’autorité royale en était irritée[13].

Ces considérations, jointes aux difficultés qu’on faisait sur l’enregistrement des impôts, déterminèrent le roi à venir réformer le parlement de Paris dans un lit de justice.

Quelque secret que le ministère eût gardé, il perça dans le public. Le roi fut reçu dans Paris avec un morne silence[14]. Le peuple ne voit dans un parlement que l’ennemi des impôts ; il n’examine jamais si ces impôts sont nécessaires ; il ne fait pas même réflexion qu’il vend sa peine et ses denrées plus cher à proportion des taxes, et que le fardeau tombe sur les riches. Ceux-ci se plaignent eux-mêmes, et encouragent les murmures de la populace[15].

Les Anglais dans cette guerre ont été plus chargés que les Français ; mais, en Angleterre, la nation se taxe elle-même, elle sait sur quoi les emprunts seront remboursés. La France est taxée, et ne sait jamais sur quoi seront assignés les fonds destinés au payement des emprunts. Il n’y a point en Angleterre de particuliers qui traitent avec l’État des impôts publics, et qui s’enrichissent aux dépens de la nation ; c’est le contraire en France. Les parlements de France ont toujours fait des remontrances aux rois contre ces abus ; mais il y a des temps où ces remontrances, et surtout les difficultés d’enregistrer, sont plus dangereuses que ces impôts mêmes, parce que la guerre exige des secours présents, et que l’abus de ces secours ne peut être corrigé qu’avec le temps.

Le roi vint au parlement faire lire un édit par lequel il supprimait deux chambres de ce corps et plusieurs officiers[16]. Il ordonna qu’on respectât la bulle Unigenitus, défendit que les juges séculiers prescrivissent l’administration des sacrements, en leur permettant seulement de juger des abus et des délits commis dans cette administration, enjoignant aux évêques de prescrire à tous les curés la modération et la discrétion, et voulant que toutes les querelles passent fussent ensevelies dans l’oubli (13 décembre 1756). Il ordonna que nul conseiller n’aurait voix délibérative avant l’âge de vingt-cinq ans, et que personne ne pourrait opiner dans l’assemblée des chambres qu’après avoir servi dix années. Il fit enfin les plus expresses « inhibitions d’interrompre, sous quelque prétexte que ce pût être, le service ordinaire ».

Le chancelier alla aux avis pour la forme ; le parlement garda un profond silence ; le roi dit qu’il voulait être obéi, et « qu’il punirait quiconque oserait s’écarter de son devoir ».

Le lendemain quinze conseillers de la grand’chambre remirent leur démission sur le bureau. Cent quatre-vingts membres du parlement[17] se démirent bientôt de leurs charges. Les murmures furent grands dans toute la ville.

Parmi tant d’agitations qui troublaient tous les esprits au milieu d’une guerre funeste, dans le prodigieux dérangement des finances, qui rendait cette guerre plus dangereuse et qui irritait l’animosité des mécontents ; enfin parmi les épines des divisions semées de tous côtés entre les magistrats et le clergé, dans le bruit de toutes ces clameurs, il était très-difficile de faire le bien, et il ne s’agissait presque plus que d’empêcher qu’on ne fît beaucoup de mal.



  1. Après le chapitre consacré au général Lally et celui où le procès de Damiens est rapporte, nulles pages n’étaient plus propres à irriter les parlementaires que les suivantes. « Messieurs devraient cependant me ménager un peu, écrivait Voltaire à d’Argental ; car, en vérité, pourront-ils empêcher que leur refus de rendre justice au peuple ne soit consigné dans toutes les gazettes ? Pourront-ils empêcher que ce refus ne soit aussi ridicule qu’injuste ? Plairont-ils beaucoup au gouvernement en proscrivant des ouvrages où la conduite du roi se trouve, par le seul exposé et sans aucune louange, le modèle de la modération et de la sagesse, et où leurs irrégularités paraissent, sans aucun trait de satire, le comble de la mauvaise humeur, pour ne pas dire plus ? » On devine, à ces paroles, toute la tactique de Voltaire dans ce chapitre. (G. A.)
  2. Voyez, dans les Mélanges, la Voix du sage et du peuple.
  3. Belzunce, alors âgé de près de quatre-vingts ans, celui-là même qu’à l’occasion de son dévouement à l’époque de la peste de Marseille, Voltaire, dans son Ode sur le Fanatisme (voyez tome VIII, page 427), appelait, en 1736, pasteur vénérable. Dans la lettre de Voltaire à d’Alembert, du 8 juillet 1757, il appelle Maire le jésuite qu’il nomme ici Lemaire. (B.)
  4. Voyez les notes sur le Siècle de Louis XIV. Le contrôleur général des finances était M. de Machault. Cette entreprise, qui lui fit perdre sa place, lui mérite la reconnaissance de la nation ; on le fit ministre de la marine. Au reste, le clergé n’eut le crédit d’empêcher la réussite du plan de M. de Machault que parce qu’il se ligua avec les ennemis que ce ministre avait dans le conseil. Les corps, en France, ne peuvent influer dans aucune révolution que comme les instruments de l’ambition de quelques hommes en place, ou d’une cabale de courtisans. (K.)
  5. Voyez l’Histoire du Parlement, chapitre lxii ; et le mot Bulle, dans le Dictionnaire philosophique.
  6. Il s’appelait Boitin ou Bouettin ; voyez l’Histoire du Parlement, chapitre lxv.
  7. Ce curé se nommait Boutord ; voyez l’Histoire du Parlement, chapitre lxv.
  8. « Entre nous, écrit encore Voltaire à d’Argental, y aurait-il rien de plus tyrannique et de plus absurde que d’oser condamner un homme pour avoir représenté le roi comme un père qui veut mettre la paix entre ses enfants ?… Je n’ai d’ailleurs rien à craindre du parlement de Paris, et j’ai beaucoup à m’en plaindre. Il ne peut rien ni sur mon bien ni sur ma personne. Ma réponse est toute prête, et la voici : Il y avait un roi de la Chine qui dit un jour à l’historien de l’État : « Quoi ! vous voulez écrire mes fautes ? — Sire, répondit le griffonnier chinois, mon devoir m’oblige d’aller écrire tout à l’heure le reproche que vous venez de me faire. »
  9. Voyez Histoire du Parlement, chapitre lxvi.
  10. Le roi ménageait le parlement pour avoir des fonds. Le jour où Messieurs eurent enregistré la continuation des taxes pour six ans, Louis XV se démasqua aussitôt, et déclara que son grand conseil était la cour suprême. (G. A.)
  11. Il s’agissait cette fois de prolonger le payement des taxes pendant dix ans après la paix, c’est-à-dire pour toujours. (G. A.)
  12. Une première version de cette phrase est citée par Voltaire, qui se la reproche comme contenant des choses trop flatteuses pour le parlement (voyez la lettre à d’Argental, du 6 février 1763). Mais on a lieu de croire qu’avant l’émission du volume Voltaire supprima cette première version trop flatteuse ; je ne l’ai pas trouvée dans l’édition de 1763, où le texte est conforme à ce qu’on lit ici. (B.)
  13. C’est dans ces circonstances que Louis XV dit : « Ces grandes robes et le clergé me désolent par leurs querelles ; mais je déteste bien plus les grandes robes : mon clergé, au fond, m’est attaché et fidèle ; les autres voudraient me mettre en tutelle. Le régent a eu bien tort de leur rendre le droit de faire des remontrances : ils finiront par perdre l’État… c’est une assemblée de républicains !… » Et, pour terminer : « Au reste, en voilà assez : les choses comme elles sont dureront autant que moi. »
  14. Voyez l’Histoire du Parlement, chapitre lxvi.
  15. Il est très-vrai que toute taxe annuelle n’est payée en réalité que par les propriétaires de terres ; la petite partie qui peut l’être par les profits du commerce étranger ne mérite point d’être comptée ; mais il n’en est pas de même des taxes extraordinaires levées en temps de guerre. Celles qui portent sur les consommations du peuple ne font pas augmenter ses salaires, parce que les propriétaires alors font moins travailler. Le peuple souffre donc directement de ces taxes. Il souffre par la même raison de celles qui paraissent ne porter directement que sur les propriétaires. Celles-là ne seraient indifférentes au peuple que dans le cas où le produit de ces taxes serait employé en entier à lui procurer des salaires ; encore faudrait-il qu’elles ne fussent payées que par les propriétaires riches : le peuple, la populace même, souffrent donc réellement des impôts extraordinaires. (K.)
  16. Deux chambres des enquêtes, et plus de soixante conseillers. On mutilait le parlement dans sa partie active. (G. A.)
  17. Lorsqu’en 1763 ce morceau faisait partie du chapitre lix du Siècle de Louis XIV, Voltaire avait d’abord mis : « Cent quatre-vingts membres se démirent de leurs charges ; les murmures furent grands dans la ville, et le roi fut assassiné, etc. » (Voyez le chapitre suivant.) Mais la fatale feuille qui contenait cette phrase ne fut point tirée ainsi : « Je sentis, écrit malignement Voltaire à d’Argental, que ces mots pourraient faire soupçonner à des grammairiens que cet assassinat fut le fruit immédiat du lit de justice, comme en effet Damiens l’avoua dans ses interrogatoires à Versailles et à Paris. Je sais bien qu’il est permis de dire une vérité que le parlement a fait imprimer lui-même ; mais j’ai bien senti aussi que le parlement serait fâché qu’on vît dans l’histoire ce qu’on voit dans le procès-verbal. » Et il annonce que « malgré son juste ressentiment contre l’infâme condamnation de la Loi naturelle », il a mis à la place : « Ces émotions furent bientôt ensevelies, etc. » C’est la phrase qui commence le chapitre xxxvii. (G. A.)