Histoire du donjon de Loches/Chapitre III

Edmond Gautier
Impr. de A. Nuret (p. 27-46).



III

les plantagenets et les rois de france. — le chateau sous la domination anglaise. — saint louis et dreux de mello (1110-1249).


La puissance des comtes d’Anjou allait en grandissant depuis trois siècles. Nous avons vu au prix de quels labeurs ils étaient devenus maîtres de la Touraine. Rassurés du côté du Blésois par une barrière de places fortes, ils avaient encore pour ennemis leurs autres voisins de la Bretagne, du Poitou. Leurs premiers adversaires, les Normands, inquiétaient encore leurs frontières. Après trois cents ans, le théâtre de la lutte s’est déplacé ; mais les intérêts engagés sont encore les mêmes. Il était réservé à cette vaillante race d’Ingelger de vaincre tous ses ennemis, et de se substituer à eux jusque dans les territoires conquis.

Mais ce ne fut pas seulement par la force des armes que les comtes d’Anjou atteignirent leur but ; des alliances adroitement négociées, des héritages heureux, des mariages où l’ambition ne tenait souvent aucun compte des disproportions d’âge, vinrent en aide à leur valeur. Par son mariage avec la fille de Hélie, comte du Mans, Foulque V s’était assuré la possession du comté du Maine. Encore quelques années, et la Normandie, l’Angleterre, le Poitou, l’Aquitaine et la Bretagne seront successivement les fruits de cette politique habile patiemment suivie.

Guillaume le Conquérant avait laissé trois fils, Robert, Guillaume et Henry ; et trois filles dont l’une se fit religieuse, la seconde fut mariée à Fergent, duc de Bretagne, et la troisième à Étienne, comte de Blois. Robert, l’aîné des fils, eut en partage la Normandie ; Guillaume, l’Angleterre ; Henry, une somme de 5,000 livres seulement. Une telle inégalité devait exciter la jalousie et faire naître des querelles entre les trois frères. Le Ier août 1100, Guillaume était frappé d’une flèche dans une partie de chasse. Henry, profitant de l’indolence de Robert, se hâtait de passer en Angleterre et de se faire couronner roi. Non content de ce peu loyal succès, il enlevait, cinq ans après, la Normandie à son frère, et le faisait enfermer au château de Cardiff (1106).

Le comte d’Anjou ne paraît pas avoir pris part à ces événements ; mais, vers la même époque, il disputait au roi d’Angleterre la suzeraineté du comté du Mans. Après divers combats dont l’effet fut, comme toujours, la ruine du pays, Foulque prit possession du comté comme vassal du monarque anglais.

Les projets du comte d’Anjou, conduits avec tant de prudence, ne se réalisèrent pas immédiatement. Henry Ier avait une fille mariée à l’empereur d’Allemagne, et un fils nommé Guillaume, auquel il venait de céder le gouvernement de la Normandie. Après les fêtes qui suivirent la prise de possession de cette province, et les cérémonies de l’hommage que le nouveau duc devait au roi de France, Guillaume s’en retournait en son pays, lorsque le vaisseau sur lequel il se trouvait, nommé la Blanche-Nef, mal dirigé par l’équipage aviné, se brisa sur un écueil. Le jeune prince fut noyé, et avec lui Richard, fils naturel du roi, la comtesse du Perche, la sœur de Thibault, comte de Blois, et un grand nombre de seigneurs dont on ne put retrouver même les cadavres (25 novembre 1120).

La couronne d’Angleterre et le duché de Normandie restaient donc sans héritier mâle légitime ; mais Robert, le duc dépossédé, avait laissé un fils, connu dans l’histoire sous le nom de Guillaume Cliton, qui avait trouvé un refuge à la cour du roi de France, et auquel Foulque V avait fiancé sa fille Sybille, en lui cédant le comté du Mans.

Restait cependant Mathilde, qui, veuve en premières noces de l’empereur Henry V, était, après la mort de ce dernier, retournée en Angleterre. Son père l’avait désignée pour son héritière, et fait sacrer de son vivant, et son mari devait être associé à la couronne. Ce mari, ce fut Geoffroy le Bel ou Plantagenet, alors âgé de seize ans. Foulque qui venait de monter sur le trône de Jérusalem, ne pouvant gouverner des domaines aussi éloignés de son nouveau royaume, remit entre les mains de son fils le comté d’Anjou, et lui laissa aussi ses prétentions héréditaires sur la Normandie.


Le moine Jean de Marmoutier nous a laissé sur Geoffroy le Bel, sous le titre d’Histoire, une série d’anecdotes d’un caractère qui semble emprunter à la légende sa loyale simplicité. Sans y attacher plus d’importance qu’elles n’en méritent, nous en choisirons deux dans le nombre, parce que, d’après l’auteur, les faits se sont passés au château de Loches. Elles nous reposeront un instant des récits plus graves de l’histoire :

Le comte Geoffroy se livrait un jour au plaisir de la chasse dans la forêt. Emporté par son ardeur à la poursuite du gibier, il se trouva inopinément dans un endroit qui lui était inconnu, loin des chiens et des chasseurs. Il erra toute la journée sans pouvoir retrouver son chemin. Enfin le soleil était près de son déclin, lorsqu’il avisa un charbonnier :

« Dis-moi, bonhomme, — lui dit le comte, — connais-tu un chemin pour aller au château de Loches ?

— Seigneur, dit le paysan, si je ne le connaissais pas je n’irais pas si souvent y vendre mon charbon.

— Eh bien, conduis-moi donc par tes sentiers jusqu’au chemin public.

— Vous êtes bien à votre aise sur votre cheval, seigneur, et votre esprit n’est point inquiet de ce que vous mangerez, et de ce que vous vous mettrez sur le corps. Moi, si j’interromps mon travail, je mourrai de faim avec ma pauvre famille.

— Ne t’inquiète pas, bonhomme ; viens, je te prie ; je te paierai le temps que je te ferai perdre. »

Et le bon seigneur l’enleva et le mit en croupe sur son cheval.

En chemin, l’on causa :

« Et que dit-on de notre comte, mon brave ?

— En ce qui le concerne, nous n’en disons et n’en pensons que du bien. Il est ami de la justice, gardien de la paix, vainqueur de ses ennemis, bienveillant aux opprimés. Mais, malheur à nous ! à son insu nous avons bien des ennemis, d’autant plus terribles qu’ils sont plus cachés, ennemis domestiques, auxquels nous ne pouvons ni résister ni échapper.

— Et quels sont ces ennemis ? Le comte ne pourrait-il empêcher leur conduite coupable ?

— Oui, sans doute, il le pourrait, puisque tout cela se fait sous couleur de son service ; ce sont les préposés de sa cour, et les autres ministres. Quand il vient dans ses châteaux, ses officiers prennent tout, et sans demander et sans payer. Ceux qui sont ainsi dépouillés se taisent par crainte. Le comte s’éloigne-t-il, ils réclament alors ; mais hélas ! on nie, ou bien on les fait attendre si longtemps qu’ils sont heureux de recevoir la moitié de leur dû.

— Eh ! dit le comte faisant semblant de sourire, voilà des gens habiles, qui volent les revenus de leur maître, et le font vivre de rapines sans qu’il s’en doute ! »

Et il ajoutait tout bas :

« La paix ! la paix ! Il n’y a pas de paix tant que la terre est dévastée par l’ennemi du dedans. »

« Vous ne savez pas tout encore, seigneur ; ajouta le charbonnier.

— Continue, mon ami, dis-moi tout, je t’écoute ; je suis ami du comte, et assez familier avec lui pour avoir plus d’une fois l’occasion de lui dire ce que je voudrai.

— C’est peut-être la volonté de Dieu, seigneur, que le comte apprenne par vous ce que nous ne pouvons lui faire savoir. Écoutez donc, et ne vous fâchez pas de ce que je vais dire. Après la moisson, les prévôts du comte s’en vont dans la campagne, et, en vertu d’une loi nouvelle, ou plutôt d’une violence, ils édictent un impôt sur le blé, un septier, deux septiers, quelquefois plus… Si quelqu’un — ce qui est rare — se refuse à cette exaction, on le traduit en justice ; on lui impute des crimes imaginaires ; il ne peut échapper aux mains avares des juges. Enfin, lorsque sa bourse est vide, il se repent — trop tard — de sa résistance à ces lois iniques. »

Le comte se taisait, mais pensait en lui-même :

« Malheur à qui fait des lois injustes ! Le droit de punir m’appartient, et je le ferai bientôt sentir. »

« On ne comprend pas, continua le paysan, comment notre seigneur le comte ignore des choses qui se font au su de tout le monde. Mais les maîtres de la maison sont les derniers à savoir le mal qui s’y passe. Je crains, seigneur, de vous ennuyer avec mon bavardage et mes histoires de paysan. Encore un mot, et j’ai fini. Lorsque, comme souvent, il arrive ici quelque bruit de guerre, vrai ou inventé par eux, ils viennent à grand fracas, envoient des agents pour augmenter l’alarme, et font publier par le crieur que tout habitant des campagnes ait à se retirer dans les châteaux pour y faire la garde. Alors, ils envoient des gens qui sous main voient l’un, voient l’autre, et sous forme de bon conseil, tout en les plaignant, les engagent à racheter par des présents l’obligation du service. Celui qui le fait obtient la permission de retourner chez lui ; sinon, accablés de dépenses, criblés de dettes, les malheureux sont forcés de rester au château… »

Ils arrivèrent à la porte de la ville.

La cour du comte était plongée dans l’inquiétude. Les chevaliers couraient de tous côtés, demandant des nouvelles qui ne venaient point, les yeux fixés sur la route par laquelle il rentrait ordinairement de la forêt. À son arrivée les cris de joie éclatèrent et les torches s’allumèrent dans la nuit. Le paysan reconnut alors son compagnon, et voulut sauter à terre, mais le comte le retint : « Non, dit-il ; je ne veux pas jeter à terre l’homme auquel je dois d’être revenu parmi les miens. » Bon gré mal gré, le bonhomme fit son entrée au château sur le cheval du comte, au milieu de la foule empressée.

On se met à table. Le charbonnier, couvert de riches habits, se voit servir les mets les plus délicats, il boit dans une coupe d’or, il est le héros et le sujet de toutes les conversations. Enfin on lui prépare un lit, meilleur sans, doute « et plus propre » que celui qu’il avait dans la forêt.

Le lendemain le comte, revenant de la messe, demanda son guide, et le faisant asseoir au milieu de ses preux : « Il n’est pas juste que celui qui a laissé son travail pour me reconduire au milieu de vous ne reçoive pas sa récompense. Voyez donc, dit-il en s’adressant au prévôt, s’il reste encore quelque chose dans mon trésor.

— Seigneur, répondit le prévôt, j’ai encore mille sous.

— Allez, et donnez-en cinq cents à-ce brave homme. Quant à toi, mon ami, je t’exempte désormais de tout impôt et de toute servitude. De ce jour toi et les tiens vous êtes affranchis, ou plutôt vous êtes libres. Retourne chez toi et vis heureux maintenant. »

Le comte n’avait pas oublié ce que lui avait dit le charbonnier. Il fit crier partout que tous ceux auxquels il était dû quelque chose en son nom eussent à comparaître devant lui. Les créanciers arrivèrent en foule. Leur nombre produisit sur l’esprit du comte une impression profonde. « Ah ! dit-il à ses officiers tremblants, les bons gardiens de ma terre que j’avais là ! Malheur à moi, que vous avez nourri du sang des pauvres ! Vous saviez que tous mes efforts tendaient à maintenir la paix, et je vous avais confié mon héritage pour le gérer dans la paix, et voilà qu’au lieu de la paix vous avez semé la crainte, au lieu des lois vous avez fait régner l’injustice ! Et moi, vous m’avez rendu odieux aux pauvres de mon peuple ! Si vous voulez échapper à la mort que vous méritez, allez et rendez à ces gens, sans qu’il y manque rien, ce que vous leur devez pour mes dépenses. Après cela vous reviendrez ici pour entendre votre jugement. »

Lorsque toutes les restitutions furent faites, les serviteurs revinrent se jeter aux pieds du comte, en confessant leur crime et implorant sa clémence. Pour achever le châtiment il leur fit rendre tout ce qu’ils avaient touché de ses revenus, et le distribua aux pauvres. Et il ordonna que dorénavant, partout où il se trouverait, ses dépenses seraient payées sur ses revenus avant son départ ; que si ses revenus ne suffisaient pas, on emprunterait même à gros intérêts, et que celui qui serait assez hardi pour transgresser ses ordres paierait sa désobéissance de sa vie.

Voici l’autre anecdote :

Le comte entendait la messe à la collégiale au milieu des chanoines dont il était le chef, car il avait le titre d’abbé ou de prieur. Au milieu de la cérémonie un pauvre clerc chanta le trait qu’on appelle Des Nécessités, et, pensant aux siennes, il se mit à pleurer, et ce fut d’une voix interrompue par les larmes et les sanglots qu’il parvint à grand’peine à finir la prière commencée. — Après la messe le comte le fit venir, et l’interrogeant avec bonté, il apprit la cause des larmes de ce pauvre clerc ; pour le consoler il le nomma prêtre à Saint-Ours, et lui donna trois prébendes, une à Saint-Martin de Tours, une à Saint-Maurice d’Angers, la troisième à l’église Saint-Land, dont il le nomma doyen.

Nous ne nous arrêterons pas à discuter la véracité historique de ces deux faits. Leur caractère intime et gracieux nous a seul engagé à les citer. Nous trouvons cependant, surtout dans le premier, une peinture vivante des mœurs de l’époque et de la condition des habitants des campagnes en ces temps malheureux. Si le moine chroniqueur ne s’est pas laissé emporter par un esprit d’adulation coupable, on serait heureux de trouver chez le descendant des farouches seigneurs de Loches cet esprit de justice et de bonté, cet amour du petit peuple. Nous y voyons aussi comment les choses se passaient en temps de guerre ; car en l’absence du comte, qui ne résidait pas toujours dans son château, les rivalités des seigneurs voisins, et les déprédations des bandes armées que l’on appelait des voleurs, continuaient à désoler le pays aux environs de Loches. Nous avons vu dans le chapitre précédent les tristes effets de l’expédition entreprise par Hugue de Chaumont et Archambault de Bresis contre les seigneurs de Sainte-Maure.

Il devait en être ainsi pendant plusieurs siècles.


Nous avons dit que Mathilde avait été couronnée reine d’Angleterre du vivant de son père. L’ambitieuse princesse qui depuis la mort de son premier mari avait toujours conservé son titre d’impératrice, Empress, devait au décès de Henry Ier s’asseoir sur le trône, et y faire monter avec elle le comte d’Anjou ; et celui-ci n’était pas homme à laisser usurper les droits de sa femme.

Mais quand le moment fut venu, on vit tout à coup surgir un autre prétendant, Étienne, comte de Boulogne, de cette race détestée des comtes de Blois. Fils d’Étienne comte de Blois et de Chartres et d’une fille de Guillaume le Conquérant, il était par conséquent le neveu d’Henry Ier. Instruit par ce qui s’était passé à la mort des deux derniers rois, il profita de l’éloignement de Mathilde pour se rendre aussitôt en Angleterre, et pour se faire couronner au mépris des droits de l’Empress. Mathilde et Geoffroy, indignés de cette conduite déloyale, prennent les armes. Pendant que le comte d’Anjou attaquait la Normandie et réussissait à s’en emparer après une lutte acharnée, sa femme obtenait un succès égal en Angleterre ; Étienne, battu à plusieurs reprises, fut un moment son prisonnier ; mais le caractère orgueilleux et vindicatif de la princesse ne tarda pas a éloigner d’elle les principaux de ceux qui avaient consenti a reconnaître son autorité. Vaincue et captive à son tour, elle fut assez heureuse pour échapper à ses ennemis et sortir de l’Angleterre. Pendant ce temps-là Geoffroy, qui n’avait cessé de guerroyer en Normandie, transmit sa conquête encore inachevée à son fils Henry (1135).

Les deux familles ennemies d’Anjou et de Blois devaient encore se rencontrer sur un terrain bien différent de celui de la guerre. Aliénor, duchesse d’Aquitaine, répudiée par le roi Louis VII, passait à Blois pour rentrer dans son duché (1152), lorsque Thibault V, séduit par sa beauté, et sans doute aussi par son opulent héritage, essaya de la retenir à sa cour, et même, dit le chroniqueur, de l’épouser de force. Elle s’enfuit, traversa à la hâte les terres du comte d’Anjou. Le second fils de ce prince, Geoffroy ayant eu vent de la nouvelle, se lance à la poursuite de la duchesse et va l’attendre au Port-de-Piles. Mais Aliénor, « protégée par son bon ange, » prend un autre chemin et arrive enfin en Aquitaine. L’enlèvement manqué, les relations diplomatiques se renouent et se terminent par le mariage non de Geoffroy, mais d’Henry son frère aîné, et de la belle Aliénor, six semaines après le divorce de celle-ci avec le roi de France. Henry avait alors dix-huit ans. Aliénor en avait trente-trois.

Ce mariage romanesque procurait au jeune prince des avantages très positifs. Il y trouvait une nouvelle puissance pour revendiquer les droits de sa mère sur l’Angleterre. Le vieux roi Étienne fatigué de la lutte, accablé par le chagrin que lui causait la mort récente de son fils Eustache (1153), finit par adopter Henry, et le fit couronner de son vivant ; de son côté le nouveau roi s’engageait à laisser à Guillaume, second fils d’Étienne, le comté de Mortain et d’immenses possessions en Angleterre. Étienne mourut lui-même peu de temps après (25 octobre 1154).

Geoffroy Plantagenet, en mourant, avait stipulé que l’Anjou serait remis à son second fils Geoffroy, dans le cas où Henry monterait sur le trône d’Angleterre. Mais cette condition ne fut point observée ; Henry n’hésita pas à dépouiller son frère de la part qui lui était assignée dans l’héritage paternel, et après lui avoir enlevé les places de Loudun, Mirebeau et Chinon, il le força à lui céder le comté d’Anjou moyennant une pension de 1,000 livres sterling et de 2,000 livres de monnaie angevine. Puis, comme dédommagement, il parvint à le faire élire comte de Nantes par les Bretons révoltés. Malheureusement Geoffroy mourut deux ans après. Henry eut un instant la pensée de revendiquer cette nouvelle conquête en qualité d’héritier de son frère ; mais il recula devant une guerre avec son allié Conan IV duc de Bretagne ; il préféra recourir au moyen plus pacifique des mariages qui avait si bien réussi à ses prédécesseurs. Après avoir fait hommage au roi de France pour son comté d’Anjou et pour la charge de grand-sénéchal, héréditaire dans sa famille, il fiança ses deux fils avec deux filles du roi, et son dernier-né, âgé d’un mois, avec Constance, fille unique du duc de Bretagne, qui avait alors cinq ans (1559). Ce singulier mariage se réalisa sept ans après (1166), et la possession de la Bretagne fut assurée à l’Angleterre.

La race d’Anjou est désormais arrivée à l’apogée de sa puissance. Roi d’Angleterre et duc de Normandie du cher de sa mère, maître de l’Anjou, du Maine, de la Touraine, de la Saintonge, de l’Aquitaine, d’une partie du Berry et de l’Auvergne, et de plusieurs places isolées, tant du chef de son père que par son mariage, Henry II, à son avènement, possède sur le territoire français plus de provinces que le roi de France lui-même. Peut-être même son ambition va-t-elle jusqu’à voir dans une perspective brillante et prochaine la réunion des deux sceptres d’Angleterre et de France dans les mains de l’un de ses enfants.

Cette situation si extraordinairement anormale devait éveiller de bonne heure les légitimes inquiétudes du roi de France, et donner naissance à cette politique patiente, habile, souvent astucieuse et déloyale, destinée à rabaisser l’orgueilleux vassal qui marchait de pair avec son suzerain. Pour vaincre un ennemi peut-être supérieur en force, les armes seules ne suffisaient pas, il fallait y joindre la ruse, et diviser pour régner.

Henry II avait cru prudent de faire pendant sa vie le partage de ses États entre ses fils. L’aîné Henry avait été couronné roi d’Angleterre ; Richard avait l’Aquitaine, Geoffroy la Bretagne, et Jean, le comté de Morton et la perspective du gouvernement de l’Irlande.

Le roi de France, beau-père de deux des jeunes princes, sut profiter habilement du mécontentement produit par ce partage, qui avait valu à Jean le surnom de Sans-Terre. Il exploita l’esprit d’ingratitude et de rivalité entre frères qui était chez les héritiers des Plantagenets comme une tradition de famille. Dès 1172, Henry appuyé par son beau-père réclamait l’investiture de la Normandie et refusait de suivre son père en Angleterre. Il se réfugiait à la cour de Louis VII avec ses deux frères Geoffroy et Richard. Le roi de France favorisa par tous les moyens cette révolte. Henry rassembla une armée de ces bandits qui dévastaient le pays depuis un temps immémorial, et qui, sous le nom de Cotereaux ou Brabançons, s’acquirent un si triste renom. Ces aventuriers, avides avant tout de pillage et de butin, formèrent les troupes du roi d’Angleterre. En 1173 le château de Loches fut brûlé[1].

Quelques années s’écoulèrent dans la paix, si l’on peut appeler ainsi des trêves successives pendant lesquelles le pays, parcouru par les Brabançons, subissait encore tous les maux de la guerre. Henry II, soit remords, soit calcul, venait de faire une pénitence publique en expiation du meurtre déjà ancien de Thomas Becket, archevêque de Cantorbery ; de tous côtés il fondait dans cette intention des couvents largement dotés. La chartreuse du Liget, située au milieu de la forêt de Loches, n’a pas d’autre origine (1178).

Ces marques tardives de piété et de repentir étaient-elles un moyen d’attirer à lui le clergé, ou le signe du découragement et du chagrin profond que lui causaient la révolte et l’ingratitude de ses fils ? Henry et Geoffroy étaient morts, mais Richard était toujours à la cour de France, et sous prétexte que son père ne voulait point lui rendre sa femme, princesse française que le vieux roi gardait en Angleterre, il attaquait l’Anjou et la Touraine. En 1189 Richard et Philippe-Auguste en personne venaient investir le château de Loches, et s’en emparaient après une semaine de siège.

Henry vaincu et découragé dut faire sa soumission au roi de France, et renoncer à toute souveraineté sur le Berry, le Maine et la Touraine. Il était à Chinon quand on lui donna lecture du traité qui consacrait sa défaite. Lorsqu’on en vint aux articles qui stipulaient l’amnistie pour tous ceux qui avaient pris le parti de Richard, et qu’il entendit prononcer le nom de Jean, son plus jeune fils et son préféré, qu’il avait toujours cru fidèle : « Est-ce bien vrai, dit-il, que Jean, mon cœur, mon fils de prédilection, celui que j’aimais par-dessus les autres, et pour lequel je me suis attiré tous mes malheurs, s’est séparé de moi ? Eh bien, que tout aille maintenant comme il pourra ; je n’ai plus souci de moi ni du monde ! »

Quelques jours après il tomba malade au château de Chinon ; son cœur ulcéré ne pouvait pardonner à ses enfants : — « Veuille Dieu, disait-il, en pensant à Richard, que je ne meure pas avant de m’être vengé de toi. » Il expira le 6 juillet 1189. Un de ses fils naturels, Geoffroy, évêque de Lincoln et chancelier d’Angleterre, était seul auprès de lui. Il avait à peine rendu le dernier soupir que ses serviteurs se jetèrent sur sa garde-robe et ses bijoux, et firent main basse sur tout ce qu’ils purent dérober ; on eut peine à trouver un linceul pour l’ensevelir, et un mauvais chariot pour le transporter à Fontevrault, lieu de l’inhumation. Richard s’empara des clefs du trésor, qui renfermait des sommes considérables et les insignes royaux. Pour la cérémonie on fut obligé d’orner le cadavre d’un sceptre en bois doré, d’un anneau de cuivre, et d’une couronne faite avec une broderie d’or prise sur un vêtement de femme.

Richard se fit couronner roi d’Angleterre le 3 septembre 1189. Quelque temps après il partait pour la Terre Sainte avec Philippe-Auguste. Mais après un assez court séjour, ce dernier revint en France et pendant que Richard était à son retour retenu prisonnier en Allemagne par l’empereur Henry VI, Philippe-Auguste essayait de s’emparer de la Normandie et traitait avec Jean-Sans-Terre qui voulait s’emparer des états de son frère. Loches fit retour au monarque français soit en échange des sommes dont Richard avait besoin pour sa rançon, soit, comme le dit Chalmel, en vertu d’un traité passé entre lui et Jean, au mois de janvier 1193, par lequel celui-ci s’obligeait à entretenir à ses frais dans le château onze chevaliers et cent-quarante écuyers.

Malgré d’innombrables difficultés et les intrigues de Philippe, Richard finit par s’échapper. Le roi de France écrivit alors à Jean, son allié du moment : « Prenez garde à vous, comte ; le diable a brise sa chaîne. »

Richard en effet ne pensait qu’à la vengeance. Après avoir fait avec son frère une paix peu sincère, il tourna ses armes contre Philippe. En 1194 il vint assiéger Loches. La citadelle commandée par Gui de Van Guinosse ou de Laval fut prise d’assaut dans l’espace de trois heures (13 juin) : « Quod incredibile videtur quoniam Lochas munitissimum et fortissimum est natura et artificio. » (Breve chron. Andegav.) Quatre-vingts écuyers et soixante-quatre chevaliers furent pris, au nombre desquels était Gui de Laval.

Quelques années après, Richard, blessé au siège de Chalus (26 mars 1199), mourait des suites de ses blessures (6 avril) après dix ans de règne, dont il avait passé quatre mois en Angleterre.

Loches fit partie du douaire que Richard avait constitué à la reine Bérangère sa femme : « Castrum de Lochiis cum omnibus appenditiis suis, castrum de Montebasonis cum omnibus appenditiis suis. » (D. Housseau, n° 2067.) Mais il est à présumer, d’après une charte de Bérangère du mois de janvier 1203, que Philippe-Auguste conserva la suzeraineté de cette place, en laissant jouir la reine douairière du domaine utile : « Notum esse volumus nos creantasse carissimo domno nostro, Philippo illustri Francorum regi, quod nullo tempore eum trahemus in causam de Lochiis, nisi ipse Lochias tenuerit in dominio. » (Dufour.)

Geoffroy, frère de Henry, époux de Constance de Bretagne, était mort en 1186 laissant un fils, Arthur. À la mort de son oncle, Arthur voulut s’emparer de toutes les possessions françaises, la Bretagne, l’Anjou et le Maine. C’est à la cour du roi de France qu’il va chercher un appui, comme l’avait fait Richard contre Henry. Philippe, suivant toujours la même politique, favorise Arthur contre son oncle. Mais cette protection, toute de circonstance et d’intérêt, avait souvent des variations et de singulières alternatives. Enfin, la guerre prend une tournure décisive. Jean qui avait réussi à détacher Philippe du parti d’Arthur ne tient point ses promesses. D’un autre côté, oubliant tout ce que cette folie peut avoir de conséquences désastreuses, il enlève la femme de Hugue le Brun, comte de la Marche. Il n’en fallut pas davantage pour détacher de lui tous les seigneurs aquitains, qui se regardèrent comme déliés par cette trahison de leur serment de fidélité, et portèrent leur hommage au roi de France. Forts de cette défection, Philippe et Arthur envahirent successivement le Poitou, l’Aquitaine, l’Anjou et la Touraine. Malheureusement Arthur se laissa prendre par son oncle au siège de Mirabeau. On connaît la fin tragique de ce malheureux prince.

Philippe, dans tous ces événements, ne perdait point de vue les graves intérêts de sa couronne. Il voit immédiatement quel parti il peut tirer de l’assassinat d’Arthur. Jean, cité devant la Cour des pairs, refuse de comparaître. Il est alors déclaré déchu de ses fiefs, et c’est le roi de France qui est chargé d’exécuter la sentence (1203). Philippe entre aussitôt en campagne. La Normandie, l’Anjou, le Maine, une partie du Poitou se soumirent à ses armes. En 1204 il investit Loches, et revint en personne au printemps suivant presser le siège. Le capitaine Girard d’Athée fut forcé de se rendre avec 120 chevaliers et écuyers. Le siège avait duré un an.

Chinon fut pris la même année ; c’était le dernier rempart du roi d’Angleterre en Touraine.

Les fréquents séjours de Jean Sans-Terre à Loches et à Chinon pendant cette période indiquent la préoccupation dont ces places étaient l’objet de sa part. Il était à Loches le 1er juillet 1200, et le 26 janvier 1202, et y resta quatre jours. Chinon paraît attirer surtout ses visites ; la ville avait sans doute plus besoin de sa présence. À Loches il avait laissé Girard d’Athée et Robert de Turneham qui, pendant cet intervalle, mirent la place en bon état de défense.

Robert de Turneham avait, en 1201, le titre de Sénéchal de Loches, pendant que Guillaume d’Azay en était le prévôt. Il est probable cependant que le commandement de la province entière était confié à Robert dès 1199, et que Girard d’Athée était son lieutenant. Le titre de Sénéchal de Poitou ayant été donné à Robert, Girard lui succéda dans le gouvernement de Touraine. La présence de ces hauts dignitaires à Loches et à Chinon indique de quelle importance était la défense des deux seules places que le roi d’Angleterre eût conservées dans la province.

Girard s’honora par sa vaillante résistance. Guillaume le Breton, dans sa Philippide, le représente comme sorti d’une famille d’esclaves, esclave lui-même. Il l’accuse en outre d’avoir ravagé Tours, Amboise, et le pays même qui l’avait nourri :

   Hic patriæ toti præerat ferus iste Girardus,
Servus, et a seravis oriundus utroque parente,
Cui satis obscurus ortum dedit Athea pagus.
Is Turonum totum vastaverat Ambasiumque,
Et patriam totem cum vicis omnibus, in qua
Editus atque alitus fuerat bubone sinistro,
Quamvis Supplicii servus foret Ambaziensis.
Pejor enim quavis est peste domesticus hostis,
Præcipue qui colla premit pede libera servo.
   Lochia Chinonemque simul rex obsidet, atque,
Vix anni spatio, longo sibi subdit agone,
Tantæ molis erat tantas evertere turres !
Innumerosque capit equites, multosque clientes,
Vi castrum multa qui tatubuntur utrumque ;
Cumque aliis vinclo vinctum majore Girardum
Carnopoli tenuit in carcere tempore multo,
Supplicio affligens digno pro crimine servum.

M. Lambron de Lignim a fait justice de ces assertions sans preuves[2]. Il a démontré que les hautes fonctions qu’il exerçait, la considération dont il jouissait étaient incompatibles avec la bassesse de naissance que lui attribue le poète courtisan de Philippe-Auguste, et n’appartenaient alors qu’à la noblesse, trop attachée à ses privilèges et trop fière pour obéir à un esclave, et lui permettre de marcher de pair avec les plus grands seigneurs. Quant au pillage de Tours et d’Amboise, et aux cruautés qui en furent la suite, ce fut, au dire de tous les chroniqueurs, l’œuvre des Cotereaux à la solde du roi d’Angleterre, et lorsque Girard fut appelé au commandement de la ville de Tours, il s’efforça de réparer le mal déjà fait.

La garnison prisonnière fut envoyée au château de Compiègne. Mais Jean Sans-Terre n’oublie pas le serviteur et l’ami qui lui demeura fidèle toute sa vie. Il proposa à Philippe une rançon de 2,000 marcs d’argent, d’une valeur intrinsèque de 104,000 francs et d’une valeur relative infiniment plus considérable, somme importante qui montre en quelle estime le roi tenait son capitaine. Cette rançon, refusée d’abord, fut probablement augmentée. Girard put rentrer en Angleterre avec sa femme Lupa et ses fils, ses parents Girard et André de Loches, et plusieurs de ses compagnons d’armes, au nombre desquels on trouve Engelas de Cigogné et Pierre de Chanceaux ; et dans l’espace de trois ans le roi lui concédait, en récompense de ses services, la jouissance du château et du comté de Glocester, du château et de la châtellenie de Bristol, le nommait gardien du comté de Hereford, et de l’abbaye de Kaynesham, bailli du diocèse de Bath, membre de son conseil, etc. Son fils fut pourvu de terres importantes dans les comtés d’Essex, de Bedford, de Cambridge, de Huntindon et de Norfolk.

Cette nomenclature rapide suffit pour rendre au défenseur de Loches sa vraie place dans l’histoire, et le venger des calomnies de Guillaume le Breton.

De son côté le roi de France, pour récompenser les services que son connétable Dreux de Mello lui avait rendus dans cette campagne, fit don à son fils Dreux V des châtellenies de Loches et de Châtillon-sur-Indre, par une charte datée de Beaulieu près Loches, du mois d’avril 1205, — quelques jours après la prise du château, — à la charge de les rendre lorsqu’il plaira au roi ou à ses héritiers « nobis et heredibus nostris, ad magnum vim et ad parvam, quotescumque ab eis requisierimus ». À partir de cette époque nous voyons le seigneur de Loches figurer au nombre des chevaliers bannerets de Touraine.

Il fit remettre en état la place, fort endommagée sans doute par la « grande et cruelle batterie » qu’elle venait de subir. À cette époque probablement on ajouta les tours à bec[3] à la courtine du midi, et l’on creusa plus profondément les fossés.

Dreux V paraît avoir séjourné à Loches assez longtemps. Il y donna plusieurs chartes datées de 1215, 1234, 1239. Il y fit plusieurs donations au chapitre pour son anniversaire et celui d’Élisabeth de Mayenne sa femme. Il partit pour la Terre sainte au mois de juillet 1239, et mourut dans l’île de Chypre sans laisser d’héritiers.

Après sa mort, son neveu Dreux VI, malgré la clause de reversion à la couronne à défaut d’héritiers directs, éleva des prétentions à la possession de Loches et de Châtillon. Il était à la croisade avec saint Louis, lorsque ce roi, pour éviter toutes difficultés, lui racheta ces deux villes moyennant une rente de 600 livres. Ce traité fut signé en décembre 1249 au camp d’Égypte, proche le fleuve du Nil.

A partir de ce moment, Loches fit définitivement retour à la couronne.

  1. Nous n’avons aucun détail sur cet événement dont nous trouvons l’indication dans le Voyage de Dubuisson, mss. de la Bibliothèque Mazarine, n°2694.
  2. Recherches sur Girard d’Athée, Mémoires de la Société archéol. de Touraine, t. VII et, XIII.
  3. Ce nom de tours à bec paraît tout à fait impropre ; nous ferons mieux comprendre leur figure en disant que leur plan donne le tracé d’une ogive.