Histoire du donjon de Loches/Chapitre IV

Edmond Gautier
Impr. de A. Nuret (p. 47-61).

IV

description du vieux donjon.


Nous avons vu quelles traces profondes avaient laissées en Touraine et jusque sur les bords de l’Indre les invasions des Normands, et comment les comtes d’Anjou avaient toujours été au premier rang dans cette lutte si longue et si dramatique.

On ne sera donc point étonné de retrouver ici les traditions et le plan des forteresses normandes, c’est-à-dire le donjon carré, placé à une extrémité de l’enceinte, au point le plus exposé ; les défenseurs du sol prirent exemple sur leurs ennemis, et copièrent leurs moyens de défense dont ils avaient pu apprécier la supériorité. Nous ne voulons pas dire que le donjon actuel remonte à une époque aussi reculée ; mais nous avons cru reconnaître, à la suite de fouilles récentes, dans les soubassements et dans certaines parties, les restes d’un premier donjon, détruit sans doute à son tour, et rebâti sur le même emplacement, sur le même plan, et dans les mêmes dimensions. Nous dirons bientôt toute notre pensée a ce sujet.

Cette lutte avec les Normands dura bien après leur établissement définitif en Neustrie, car nous les retrouvons dans le Berry en 917. Ils venaient de ravager la Touraine, et suivaient la vallée de l’Indre, lorsque Ebbe l’Ancien, prince de Déols ; marcha contre eux avec une armée assez nombreuse, les battit à Châtillon et les poursuivit jusqu’à Loches, « les ponts qui estoient entre eux et luy rompit, les bois biaïns, les voyes et fleuves publiques, empescha par toutes les manières qu’il put empescher l’entrée de sa terre… et toute la grande compaignie mit en fuite, et jusques à Orléans les poursuivit, et voulussent ou non, leur fit passer la Loire, et les enclouit entre Loire et Seine. » (Chronique de frère Jehan de la Gogue, prieur de Saint-Gildas.) Il mourut des blessures qu’il avait reçues dans cette campagne, et fut enterré à Saint-Aignan d’Orléans[1].

En nous reportant à son origine, c’est-à-dire au temps qui suivit la destruction totale de 742, nous pouvons nous figurer le donjon bâti au sommet d’une motte factice, à l’endroit même où nous le voyons aujourd’hui. Une tour de pierre succéda à la construction de bois du Ve siècle ; on rétablit les palis de la première enceinte, et on planta une seconde ligne de pieux, derrière laquelle on creusa un fossé, d’abord peu profond, pour séparer le donjon du plateau de Bel-Ébat. Le reste était suffisamment défendu par l’escarpement du rocher, tant du côté de l’Indre que du côté de la vallée de Mazerolle. Le donjon venait ainsi fortifier le point le plus faible, et dominait les deux vallées le long desquelles passaient les principales routes du Berry et du Poitou. Peut-être même ce dernier chemin passait-il au sommet du plateau, et venait-il aboutir directement en face du donjon, pour contourner ensuite le fossé en longeant la ville.

Dans ces conditions, le donjon de Loches n’était pas encore une place très formidable ; ce n’était qu’un poste retranché. De nouvelles ruines furent sans doute la conséquence de la lutte avec les Normands ; et probablement il fut rebâti sur un plan plus sérieux, dont nous croyons retrouver une partie importante dans le soubassement actuel et dans le rez-de-chaussée qui le surmonte, où la tradition et des traces incontestables de l’opus spicatum se montrent dans le blocage des murs dépouillés de leur revêtement, comme au château d’Arques.

Les comtes d’Anjou comprirent vite tout le parti que l’on pouvait tirer de cette place, et l’importance qu’elle était appelée à prendre ; pendant trois générations, ils s’appliquèrent à la fortifier, à l’accroître, jusqu’au moment où Foulque Nerra en fit le centre de ses opérations militaires en Touraine.

Nous attribuerons donc au XIe siècle, sous Foulque Nerra, ou au plus tard sous Geoffroy Martel, l’exhaussement probable du donjon, avec ses contreforts cylindriques[2] et l’établissement des hourds au sommet. Les travaux de cette période sont assez importants pour pouvoir être considérés comme une véritable reconstruction ; ils donnent au donjon sa physionomie complète telle qu’elle s’offre aujourd’hui à nos études.

Peu de temps après et successivement, mais d’une manière interrompue par de très courts espaces de temps, on remplaça la première ligne de pieux par un mur bâti sur le bord de la motte, peu élevé, crénelé, et servant pour ainsi dire de chemin de ronde au pied du donjon, et dominant la seconde cour, beaucoup plus basse qu’elle n’est aujourd’hui.

Les palissades de la seconde enceinte firent place à leur tour à la courtine extérieure bordant le fossé, flanquée de petites tours cylindriques et à peu près équidistantes.

Enfin, ces deux enceintes vinrent se rejoindre sur un point englobé aujourd’hui dans la Tour-Ronde. À ce point de jonction, on bâtit un ouvrage de forme angulaire, qui vient du côté du nord se réunir au donjon par un mur pour fermer l’entrée de ce côté.

Le donjon ainsi défendu sur ses points les plus exposés, le reste du plateau qui s’étend du côté de l’église et de la sous-préfecture était suffisamment protégé — et dut l’être longtemps encore — par l’escarpement du rocher et par des lignes de pieux, renforcées peut-être de distance en distance par des ouvrages plus solides. On comprend d’ailleurs que l’occupation déjà difficile de ce terrain, si elle eût pu se produire, n’eût pas compromis sérieusement la sûreté du donjon, dont les approches, du côté du nord, devaient être également bien munies.

Mais la tour maîtresse est toujours le centre où reviennent se porter les sollicitudes du seigneur ; protégée à sa base par des défenses accumulées, elle protège à son tour au loin par son élévation et sa masse. Elle est le signe de la puissance du baron, sa principale force, son magasin, son dernier refuge. Sur elle convergeront tous les efforts des assaillants. Aussi chaque maître y ajoute quelque chose, augmente, conforte, agrandit, répare. Au XIe siècle, nous trouvons le donjon tel qu’il est aujourd’hui, avec son double rang de remparts, ses hourds. C’est à cette date que nous le prendrons pour l’étudier.

En nous supposant encore au dehors et en faisant abstraction d’un ouvrage fortifié, sorte de tête de pont qui se trouve cachée dans les soubassements de la maisonnette que nous voyons à notre gauche, auprès d’un magnifique marronnier d’Inde, nous avons devant nous un avant-corps garni d’un pont-levis : c’est évidemment un pont-levis du XVe siècle. L’avant-corps du XIIIe siècle était beaucoup moins important, comme on peut s’en assurer à l’intérieur. C’était la véritable entrée du donjon, et l’on n’y pénétrait probablement qu’au moyen d’une échelle[3].

Après avoir franchi ce premier passage, nous nous trouvons au niveau de la cour intérieure, dans un espace large de quelques mètres à peine, dans un angle où, du haut des murs, on peut écraser tous ceux qui oseraient s’y aventurer : pour plus de sûreté, les deux murs du donjon qui forment cet angle sont garnis, à mi-hauteur, de meurtrières aujourd’hui bouchées. Évidemment, la position est détestable pour les assaillants.

Que sera-ce donc quand il faudra pénétrer dans le donjon lui-même ! La porte est placée dans ce même angle ; il faut se retourner pour y arriver ; mais elle est percée à trois mètres de hauteur ; point d’escalier, et les ais solides qui composent sa fermeture sont assujettis en dedans par une forte traverse glissant dans une rainure ménagée à l’intérieur de la muraille. Il faudra la hache ou l’incendie pour renverser cette barrière, pendant que l’on est écrasé de trois côtés au fond de cette impasse.

Entrons cependant : la place est déserte aujourd’hui, les barrières tombées ; un escalier a remplacé l’échelle, et nous n’avons plus rien à redouter, si ce n’est quelque pierre peu solide chassée par le vent ou ébranlée par les corbeaux effrayés du bruit de nos pas.

Tout à coup, un précipice s’ouvre devant nous ; des fouilles récentes ont rétabli cette entrée telle qu’elle devait se présenter autrefois a l’assaillant terrifié. Quelle horrible surprise lui était ménagée au moment où il mettait le pied sur ce seuil péniblement conquis ? Nous ne pouvons le dire aujourd’hui ; mais il nous semble entrevoir quelque stratagème atroce, quelque fosse ménagée pour un écrasement. Un escalier étroit à gauche de la porte, porté de distance en distance par des arcs plein cintre qui vont en grandissant, contourne en rampant trois côtés de la tour, et domine ce trou dont l’obscurité était à peine rendue visible par les meurtrières échelonnées le long des degrés pour la défense de l’extérieur.

On est impressionné malgré soi par l’aspect de ces ruines. Les planchers effondrés laissent voir dans toute leur hauteur et leur nudité les murs écorchés et noircis, les cheminées béantes : une mousse verte et gluante recouvre la pierre ; l’herbe pousse partout, nivelant les angles et les saillies sous un tapis de feuilles. À droite, une large brèche nous montre un corridor secret pratiqué dans l’épaisseur du mur à la hauteur du premier étage. Devant nous, tout en haut, une petite voûte en fornice, où l’on voit encore quelques traces de peinture rouge et jaune, indique l’emplacement de la chapelle Saint-Sallebœuf, que son obscur patron n’a pas eu le pouvoir de sauver de la destruction. Les fenêtres ont conservé leurs barreaux de fer ; l’autel est encore debout ; un ormeau a poussé dessus, et ses branches légères ombragent de leur dais de verdure la place du tabernacle absent.

Au-dessus de nos têtes le ciel, dont l’éclat obscurci s’accroche en tombant en filets de lumière plus vive à toutes les aspérités. — Partout désolation et ruine.

Il faut avoir la tête solide et le cœur armé de ce triple airain dont parle Horace, pour s’aventurer à gauche sur la première marche de cet escalier large de 80 centimètres seulement. C’est le chemin que suivait le maître quand il voulait pénétrer chez lui, et le seul moyen de communication avec tous les étages jusqu’au sommet. Il contourne trois côtés du petit donjon, et des meurtrières échelonnées le long des marches permettent de surveiller les abords à l’extérieur. En haut, une porte donne accès dans ce que nous appellerons le grand donjon, à la hauteur du premier étage[4].

Pour nous, plus prudents, nous entrerons simplement au niveau des nouvelles fouilles, par une brèche déjà ancienne. Il n’y avait point de communication entre le grand et le petit donjon à la partie inférieure. Il fallait absolument monter au premier étage, pour, de là, descendre, par des chemins cachés, dans ce rez-de-chaussée où nous arrivons.

Là, nous voyons toute la disposition intérieure. Point de voûtes. Au niveau le plus bas, souvent chargé, et sans doute encore plein de surprises, le donjon est divisé dans le sens de sa longueur par un mur épais qui portait vraisemblablement une épine de poteaux destinés à soutenir de grosses poutres, où venaient s’appuyer les planchers supérieurs.

Ces deux parties, divisées par un mur, ne paraissent pas, à l’origine, avoir eu de communication entre elles. C’étaient probablement des magasins de vivres ou d’armes. Dans l’une, à l’angle sud-est, un large puits, dont la découverte remonte à une quinzaine d’années, et qui a été dans ces derniers temps déblayé jusqu’à 75 pieds de profondeur, communiquait sans doute avec les souterrains que l’on retrouve partout, et servait en même temps à donner de l’eau, si la garnison venait à être bloquée. Plus loin apparaissent des arcs inégaux qui, longeant les murs du sud et de l’ouest, portaient un escalier aboutissant à l’angle nord-ouest, auprès de la cheminée.

Derrière cette cheminée, et contournant les deux côtés, ouest et nord, est caché, dans l’épaisseur du mur, un étroit passage voûté, garni de meurtrières dans toute la partie qui donne sur l’extérieur. Ce passage s’avance sur le petit donjon, où l’on peut l’apercevoir par une brèche, mais son entrée était dans la salle du grand donjon. Son autre extrémité communiquait, par une petite baie qui devait être cachée sous le plancher, avec l’escalier conduisant à l’étage inférieur et aux magasins. Du côté de l’ouest, il devait aboutir au dehors par une large porte placée derrière la cheminée. Cette porte a été supprimée a une époque déjà ancienne. Tout le mur ouest extérieur devait être, à ce niveau, garni d’un trottoir en bois.

Ce couloir contient à l’angle nord-ouest de curieuses sculptures que nous regrettons de ne pouvoir reproduire, des sujets pieux, des blasons, un mélange d’hommes et d’animaux, etc. Ces singularités paraissent remonter au XIIIe siècle.

La salle du premier étage était la principale. Elle commandait à toutes les autres, car il fallait la traverser pour arriver, soit au corridor caché dans le mur, soit à l’escalier descendant aux caves, soit à la chambre située au même niveau dans le petit donjon.

De plus, dans l’angle nord-est, se trouvait l’entrée de l’escalier pris dans l’épaisseur du mur de l’est pour conduire à l’étage supérieur ; enfin, dans l’angle sud-ouest, une porte donnait accès à un petit réduit, au bout duquel était une sortie sur le mur qui, de l’angle du donjon[5], allait rejoindre l’enceinte intérieure. C’est sans doute par cette entrée plus facile que le commandant pénétrait directement dans la grande salle, au moyen d’un escalier de bois partant du niveau de la cour, et que l’on détruisait en temps de guerre. Le point d’arrivée de cet escalier et l’entrée dans la tour étaient cachés au dehors par une petite voûte dont on voit encore les traces.

Cette salle était chauffée par une cheminée à manteau conique. Elle était éclairée par huit fenêtres : quatre au midi, deux au nord et une de chaque côté de la cheminée. Dans le petit donjon, la chambre du même étage avait aussi une fenêtre de chaque côté de la cheminée et une autre à l’ouest ; l’ouverture de cette dernière était assez élevée au-dessus du sol ; on y arrivait par plusieurs gradins.

Ces deux pièces servaient d’habitation au commandant du château. Là venaient aboutir toutes les issues, les escaliers, les passages secrets. Soit en montant, soit en descendant, il fallait arriver là. Dans les forteresses comme celle de Loches, l’ennemi n’entrait guère que par surprise ou par trahison — par trahison surtout. Ainsi placé, occupant par lui-même ou par ses amis les plus sûrs tout le premier étage du grand et du petit donjon, maître du passage secret qui s’ouvrait à ce même niveau, communiquant par des escaliers avec les deux côtés du rez-de-chaussée, ayant encore une sortie au dehors, gardant en même temps les étages supérieurs et les magasins du rez-de-chaussée, il surveillait lui-même ses hommes, ne laissant entre les défenseurs d’en haut et ceux d’en bas que les communications nécessaires, et pas un mouvement ne lui échappait. La chambre du petit donjon était sans doute réservée à son usage particulier ; celle du grand donjon était la salle d’apparat, ce qu’au moyen âge on appelait la grand’salle.

Dans la chambre qui se trouve au-dessus de celle-ci, aboutissait, à l’angle sud-est, après un retour d’équerre, l’escalier caché dans l’épaisseur du mur est. Six fenêtres éclairaient cette salle. De là on passait dans l’escalier, d’abord en spirale, puis droit, qui monte jusqu’au sommet de la tour et débouche a l’angle sud-est, où se trouvait l’échauguette, que l’on désignait sous le nom de lanterne.

Nous n’essaierons pas autrement de reconstituer par la pensée cet intérieur bouleversé par quatre siècles d’habitation, de guerre et d’abandon. C’est un problème dont on chercherait en vain la solution, une énigme qui refuse encore de se laisser deviner. À peine croit-on avoir trouvé le mot, qu’une autre difficulté se présente et vient renverser l’échafaudage laborieusement construit. Que de systèmes nous avons déjà entendus ! Chacun a le sien. Par malheur, ils se détruisent les uns les autres. Pour nous, il nous coûte peu d’avouer que nous n’avons encore trouvé rien de satisfaisant, après dix ans d’études suivies et d’observations journalières.

Il est facile de faire une théorie par à peu près dans une visite passagère. Au cabinet et sur le papier, l’équerre et le compas en main, c’est déjà plus malaisé ; mais au pied du mur, c’est bien autre chose.

Bornons-nous donc à constater l’existence de deux étages au-dessus de la salle du commandement ; ils étaient, à peu de chose près, la répétition du premier. Cependant, au dernier étage, nous remarquons, au midi, une large porte traversant toute l’épaisseur du mur. On arrivait par là au balcon de bois appelé hourdis. Cet ouvrage était destiné à défendre le pied des murs contre les dangers de la mine ou de la sape. Il offrait aussi une plus grande surface aux défenseurs, leur permettait de circuler sans interruption autour du donjon et les protégeait plus efficacement que les créneaux contre les traits de l’ennemi. Ce hourdis devait ici être établi à demeure, car il était trop considérable pour être facilement déplacé et replacé en cas de guerre. On peut voir, par la place des trous et par quelques fragments de solives encore en place, qu’il occupait au moins toute la hauteur du dernier étage. Il devait être bâti en matériaux assez solides ; les nombreux projectiles dont on voit la trace sur la façade du sud ont à peine laissé quelques marques dans la partie haute que nous supposons enveloppée par les hourds.

Le donjon était abrité par une charpente couverte en bardeau, ainsi qu’il résulte d’un rôle en parchemin de 1359, conservé aux archives de la ville de Tours :

« A Simon Millet, et à Gillet Baillepain, et à Clément Petit-Laurent, baucherons, baillé en tasche à fendre essil[6] et late pour couvrir la tour du daugon et autres édifices dudit chastel, c’est assavoir millier d’essil pour le prix de xii s. chacun millier, et late pour le prix de xii s. chacun millier. »

De plus, à l’angle sud-est, s’élevait, comme nous l’avons dit, à l’extrémité de l’escalier, une échauguette où flottait la bannière du seigneur, et qui donnait accès sur les murs, probablement crénelés dans tout le pourtour du donjon, de façon à former un chemin de ronde autour de la toiture. Enfin l’entrée du côté du nord fut protégée, au XIIIe siècle par un petit avant-corps ou portail, que l’on agrandit considérablement au XVe, en y ajoutant un pont-levis et un étage.

Au XIIIe siècle encore appartient la construction des tours à bec, qui paraissent avoir porté à cette époque le nom de tours d’Aubiron ou d’Auberon. Élevées probablement après « la grande et cruelle batterie » que Philippe-Auguste avait fait subir aux remparts, elles ne paraissent point liées à la courtine, et elles ont englobé en partie les petites tours cylindriques du XIIe. Elles avaient chacune trois étages, et l’une d’elles communiquait très probablement avec les souterrains et les fossés.

Le niveau de la basse-cour comprise entre les deux enceintes s’est continuellement élevé. Au XVe siècle, il était déjà ce que nous le voyons. À cette époque, une porte, dont le pont-levis s’abaissait sur deux piliers pour traverser le fossé, fut ouverte au sud. C’est par la que, suivant la tradition, la reine Marie de Médicis, conduite par le duc d’Épernon, sortit du château de Loches après sa fuite de Blois, et gagna le chemin de la Rochelle.

Signalons, pour en finir avec cette description déjà trop longue, deux autres portes, l’une à l’est et l’autre à l’ouest. Aujourd’hui murées, très élevées au-dessus du sol, elles paraissent avoir été destinées à introduire les approvisionnements dans l’intérieur du château par des chemins souterrains.

Le donjon était d’ailleurs abondamment pourvu de toutes les ressources nécessaires en cas de siège. On y trouvait, sans que nous puissions en indiquer la place exacte, une boucherie, — ce qui suppose quelque part une place pour le bétail ; — une cuisine, un moulin, une huche à poisson. Des meules hors de service, ayant en moyenne un mètre de diamètre, ont été trouvées dans les fouilles ; nous n’avons pas vu dans le donjon de trace des cuisines ni du four que le titre de 1359, cité plus haut, indique comme situé dans la grande salle ; mais dans un coin du portail d’entrée, près du pont-levis, il y a un petit four qui aurait pu suffire pour les besoins les plus pressants. Un autre se trouvait peut-être dans la basse-cour, près des tours d’Aubiron.

Si nous osions émettre ici une opinion qui paraîtra peut-être hasardée à quelques-uns, nous dirions que le petit donjon pourrait bien n’avoir jamais été plus haut que nous le voyons aujourd’hui. La destruction de l’étage le plus élevé n’eût point été chose facile pour les démolisseurs et ne leur eût présenté aucun intérêt. Les fabricants de salpêtre se seraient contentés d’enlever, comme ils l’ont fait en maints endroits, le revêtement qui seul pouvait leur servir, l’intérieur des murs étant bâti en blocage de moellon dur noyé dans un mortier encore plus dur. Ce côté de la forteresse était le moins exposé aux attaques de l’ennemi. On peut donc supposer que ce dérasement, si régulier dans son niveau, n’a pas été la suite d’un siège ou d’une démolition volontaire. Il nous paraîtrait plus naturel de croire que le constructeur, après avoir terminé le grand donjon, qui présentait sa principale face au seul point d’attaque possible, se sera arrêté pour un motif quelconque, provisoirement peut-être, dans l’espoir de reprendre les travaux ; car les amorces des murs se prolongeant jusqu’au haut de la grande tour nous indiquent bien que le petit donjon entrait dans le plan général, et qu’on avait l’intention de l’élever au même niveau que l’autre partie. Une grande porte qui devait donner à l’intérieur au-dessus de la chapelle et communiquer avec les hourdis, se voit encore à ce niveau, semblable à celle que nous avons signalée dans le côté sud.

Les travaux arrêtés ne furent pas repris. Ce qui nous confirme dans cette opinion, c’est que la vue de Belleforêt, assez grossière d’ailleurs, nous montre, en avant du donjon carré, une sorte de barbacane moins haute qui, malgré la forme arrondie, ne peut représenter autre chose que notre petit donjon. Ses dimensions sont trop considérables pour que l’on puisse y voir le portail d’entrée. De plus, le compte de 1359, qui paraît porter sur une restauration presque complète du donjon, depuis les caves jusqu’à la toiture, ne parle que de ces deux points : une cheminée en la chambre sous la chapelle Saint-Salleboeuf (il n’est pas question de chambre au-dessus), et la couverture « de la grosse tour du daugon et la petite tour dessus la chapelle Saint-Sallebœuf ». Il paraîtrait bien résulter de ce passage que la charpente était placée immédiatement au-dessus de la chapelle.

Il ne reste plus de la redoutable forteresse des comtes d’Anjou que les quatre murs qui racontent dans un silence éloquent la fragilité des choses humaines. Les corbeaux en sont aujourd’hui les seuls habitants ; ils y ont élu domicile, et tout le jour ils couronnent le sommet des murs, rangés en bataille comme des soldats, réveillant de leurs cris tous les échos. Ils appartiennent aux ruines, comme les ruines leur appartiennent.

Sur le pavé brisé gisent les hauts plafonds ;
Tous les seuils infranchis sont pleins de hautes herbes,
Et le front crenelé des murailles superbes
        Dort au lit des fossés profonds[7].

  1. Quelques auteurs prétendent qu’il s’agit des Hongrois. Le frère de la Gogue parle des Huns, Daces et Vandales, venus après les Normands. De quelque nom qu’on les nomme, de quelque côté qu’ils viennent, nous voulons seulement faire remarquer que le Berry, par sa position centrale, était le lieu de refuge devant toutes les invasions. Les moines de Ruyens en Bretagne y apportaient les reliques de saint GiLdas et le corps de saint Paterne qu’ils avaient trouvé abandonné à Rennes. Ils rencontraient à Preuilly les clercs de Rennes qui fuyaient avec le corps de saint Mélaine. Ce dernier saint refusa d’aller plus loin, et resta dans le château de Preuilly, où le seigneur lui fit construire une église. Les moines de Saint-Martin de Tours voulaient peut-être aussi prendre cette direction, quand ils apportaient leurs trésors et leurs reliques jusqu’au monastère de Cormery, que les Normands détruisirent. — En sens inverse, les moines de l’Estrèe, en Berry, fuyant devant les Hongrois, apportaient à Loches, en 951, les reliques de saint Genouph. Tous ces faits font ressortir l’importance stratégique du château de Loches. — V. Baronius, Ann. Bened., etc.
  2. Il faut remarquer que quelques-uns des contreforts cylindriques, notamment celui de l’angle N.-O., ne sont, à leur base, que plaqués à la construction, ce qui paraît indiquer qu’ils ont été ajoutés ; mais peut-être sont-ils liés aux maçonneries supérieures.
  3. À cette époque toutes les portes sont considérablement élevées au-dessus du sol. On ne faisait donc pénétrer les approvisionnements à l’intérieur des places qu’à l’aide de trémies ou de ponts provisoires qu’on laissait subsister en temps de paix, et qu’on détruisait à la première alerte. On évitait par ce moyen les surprises des portes, qui devinrent fréquentes lorsque l’usage des ponts-levis se fut généralisé. Avec ce dernier système, il suffisait de faire verser une charrette à l’entrée du pont-levis pour embarrasser le passage et empêcher de relever le pont. L’entrée était alors au pouvoir des assaillants. Du Guesclin s’est plus d’une fois servi de ce stratagème avec succès.
  4. Dans le nombre des étages nous ne tenons pas compte du soubassement nouvellement déblayé, qui doit être considéré comme une sorte de cave.
  5. Ce mur qui nous paraît être de la même époque que le donjon, les deux maçonneries étant bien liées, est bâti sur un autre fragment de muraille encore plus antique, qui pourrait bien être tout ce qui reste d’un donjon antérieur.
  6. Essil est le même mot que esseau, essente, qui d’après M. Viollet-le-Duc, est synonyme de bardeau, petite tuile de bois ayant ordinairement 22 centimètre de longueur sur 8 de largeur. Les bardeaux étaient refendus, et non sciés, ce que dit bien la pièce que nous citons (V. Dict. d’architect., v° Bardeau). — Essorne. Comptes municip. de Loches, 1478.
  7. Souvenirs d’automne, par M. Delphis de la Cour.