Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 19

LETTRE XIX.

M. Reves à M. Selby.

Vous attendez la suite de mon récit. Miss Grandisson, qui m’avoit engagé à passer avec elle dans une chambre voisine, tandis qu’elle avoit laissé ses femmes avec ma Cousine, m’a quitté, après lui avoir laissé le tems de s’habiller. Elle est revenue presqu’aussitôt. C’est la plus charmante personne, m’a-t-elle dit, que j’aie jamais vue ; mais elle m’a paru si tremblante, que je lui ai persuadé de se mettre sur son lit, & je l’ai assurée que vous demeureriez à dîner. En vain me suis-je défendu, par l’impatience que j’avois de porter d’heureuses nouvelles à ma femme. On m’a répondu que ma résistance étoit inutile, & que la sœur feroit un Prisonnier, comme le frere en avoit délivré un. Ma résolution étoit encore incertaine ; lorsqu’un bruit de chevaux nous ayant fait jetter les yeux dans la cour, nous avons vu sortir Sir Charles Grandisson de son carrosse.

Il est entré de l’air le plus noble ; & s’adressant à moi : j’apprens, m’a-t-il dit, que j’ai l’honneur de voir M. Reves. Il s’est tourné vers sa sœur, pour lui demander pardon d’être entré, sans s’être fait annoncer. Il a donné pour excuse, qu’il me savoit avec elle, & qu’il brûloit d’apprendre des nouvelles de Miss Byron. Nous lui avons rendu compte de la situation de notre chere Malade, qui s’étoit levée, & même habillée ; mais qui se trouvoit encore si foible, qu’on l’avoit engagée à ne pas quitter sa chambre. Il m’a félicité de l’espérance que nous avions du moins, de la voir bientôt rétablie.

Le Chevalier Grandisson est dans la fleur de l’âge. Je ne me rappelle point d’avoir jamais vu d’homme mieux fait, & d’une plus belle physionomie.

Après lui avoir fait mes remercimens au nom de plusieurs familles & au mien, je n’ai pu manquer de lui demander quelque information sur sa blessure. Il a traité de bagatelle, son habit percé, & la peau de l’épaule à peine effleurée. Il a passé la main sur l’endroit qu’il avoit désigné, pour nous marquer qu’il n’y restoit aucune douleur. Il nous a dit que Sir Hargrave avoit eu beaucoup de désavantage, dans un carrosse ; que ses réflexions, sur l’évenement d’hier, lui causoient d’autant plus de plaisir, que s’étant informé de la santé de son Adversaire, il avoit appris qu’on en espéroit bien, du moins s’il étoit capable de se modérer ; qu’il s’en réjouissoit sincerement, & qu’il ne se pardonneroit pas d’avoir ôté la vie à quelqu’un dans la chaleur d’une querelle. Ensuite, pour changer de discours, il voulut savoir dans quel état Miss Byron s’étoit trouvée depuis le jour précédent. Miss Grandisson en rendit un compte exact, & s’étendit beaucoup sur les perfections de ma Cousine, que je confirmai par un juste éloge. Il remercia sa Sœur de ses soins, comme si c’eût été pour lui-même qu’elle les eût employés.

Nous lui demandâmes alors quelque éclaircissement, sur la glorieuse action qui rendoit une si chere personne à mille honnêtes gens dont elle étoit adorée. Je veux le faire parler lui-même, en me rappelant ses propres termes, autant qu’il me sera possible ; & je m’efforcerai de conserver l’air de sang-froid, avec lequel il nous fit cette agréable rélation.

Vous savez, ma Sœur, les affaires qui me demandoient à la ville. C’est un bonheur extrême que j’aie cédé à vos instances, pour vous accompagner ici.

À deux milles de Honslow, j’apperçus devant moi une Berline à six chevaux, qui s’avançoit avec beaucoup de diligence. Mon Postillon avoit ordre aussi d’aller grand train. Le Cocher, qui venoit vers moi, parut disposé à disputer le passage au mien. On s’arrêta l’espace d’une minute. J’ordonnai à mes gens de se détourner : je ne conteste pas volontiers pour une bagatelle. Mes chevaux étoient frais ; j’avois fait peu de chemin ; les stores de la berline étrangère étoient baissés, & je ne pus découvrir d’abord qui étoit dedans ; mais en commençant à tourner, je reconnus les armes du Chevalier Hargrave Pollexfen, & je crus appercevoir, au travers des stores, deux personnes, dont l’une étoit enveloppée dans un manteau d’écarlate.

Au même instant, une voix, que je crus reconnoître pour celle d’une femme, fit retentir l’air de ses cris : au secours, au secours, répéta-t-elle plusieurs fois ; au nom de Dieu, secourez-moi ! J’ordonnai à mes gens d’arrêter. Une voix d’homme, qui étoit celle de Sir Hargrave, ordonna aux siens, par la portiére opposée, de piquer de toutes leurs forces ; mais le chemin se trouvoit croisé par ma Voiture. Les mêmes cris continuant de se faire entendre, avec un son qui paroissoit étouffé, je recommandai à trois Domestiques, qui me suivoient à cheval, d’arrêter soigneusement le Postillon de Sir Hargrave, & je défendis moi-même à son Cocher de faire un pas. Les stores étoient toujours baissés de mon côté, & Sir Hargrave pressoit ses gens de l’autre, avec beaucoup de juremens & d’imprécations. Je pris le parti de descendre, pour faire le tour de la berline. Les cris de la Dame ne cessoient point, & je vis Sir Hargrave qui s’efforçoit de lui tenir sur la bouche le bout d’un mouchoir, qui paroissoit lié autour de sa tête. Il juroit outrageusement. Aussitôt que la malheureuse dame m’eut apperçu, elle tendit ses deux mains vers moi, en prononçant du ton le plus triste, Monsieur, au nom de Dieu !…

Sir Hargrave, dis-je à son Tiran, je vous ai reconnu à vos armes. Vous me paroissez engagé dans une fort mauvaise affaire. Oui, me répondit-il, d’un ton fort animé, je suis le Chevalier Pollexfen, & je reconduis chez moi une femme fugitive. Je lui demandai si c’étoit la sienne ? Oui, reprit-il, en jurant ; & prête à m’échapper dans une maudite Mascarade ; voyez, ajouta-t-il, en levant le manteau, prête à fuir dans cet équipage même. Oh ! non, non, non, s’écria la triste Dame.

Il recommençoit ses imprécations contre le Cocher, pour lui faire piquer ses chevaux. Je le priai de faire attention à moi. Permettez, Sir Hargrave, que je fasse une question à Madame. Je vous trouve fort indiscret, interrompit-il brusquement : eh, qui êtes-vous, s’il vous plaît ?

Êtes-vous Mylady Pollexfen, Madame ? continuai-je, sans tourner les yeux sur lui. Oh ! non, non, non ; ce fut tout ce qu’elle eut la force de répondre. Deux de mes gens s’approcherent de moi. Le troisieme tenoit la tête du cheval du Postillon. Trois hommes, qui suivoient aussi Sir Hargrave à cheval, étoient demeurés à quelques pas, & sembloient tenir conseil ensemble, comme s’ils eussent appréhendé de s’avancer davantage. Ayez l’œil sur ces gens-là, dis-je aux miens. Il arrivera quelques Passans, qui prendront parti pour la justice. Malheureux ! criai-je au Cocher, qui vouloit piquer ses chevaux ; ta vie en répondra. Sir Hargrave ne cessant point de le presser avec le plus furieux emportement ; je répétai la même menace ; & je demandai nettement à la Dame si elle souhaitoit d’être libre. Oh ! Monsieur, me répondit-elle, délivrez-moi par pitié ! Je suis dans les mains d’un lâche Ravisseur ; je suis trahie, enlevée ; délivrez-moi, délivrez-moi !

J’ordonnai alors à mes gens de couper les traits, s’ils craignoient de ne pouvoir arrêter autrement la berline ; de faire face aux trois hommes, d’en arrêter même un s’il étoit possible, & de me laisser le soin du reste. Sir Hargrave, jugeant que je ne pensois plus à le ménager, tira son épée, qu’il avoit entre ses genoux, & leva la voix pour appeler ses trois hommes, avec ordre de faire feu sur tout ce qui s’opposeroit à son passage. Je lui dis que mes gens étoient aussi-bien armés que les siens ; qu’ils m’obéiroient au premier signe, & que je ne lui conseillois pas de me mettre dans la nécessité de le donner. Ensuite m’adressant à la jeune Dame, je lui demandai si elle étoit résolue de se mettre sous ma protection ? Oh ! Monsieur ! me dit-elle, j’implore votre bonté comme celle du Ciel.

Je ne balançai plus à ouvrir la portiére. Sir Hargrave prit ce moment pour m’allonger un grand coup, accompagné de plusieurs injures. J’en avois eu quelque défiance ; de sorte qu’étant sur mes gardes, je n’eus pas de peine à détourner son épée, qui ne laissa point de me toucher légérement l’épaule ; j’avois la mienne à la main, mais dans le fourreau. La portiére demeurant ouverte, il est vrai que je n’eus pas la politesse de baisser la botte du carrosse, pour aider Sir Hargrave à descendre. Je le saisis au collet, avant qu’il eût pu se remettre du coup qu’il m’avoit porté ; & par une violente secousse, qui le fit tourner en tombant de sa voiture, je le plaçai assez heureusement sous la roue de derriere. Je lui arrachai son épée, que je rompis aussitôt, & dont je jettai les deux piéces par-dessus ma tête. Son Cocher jeta un grand cri ; mais il fut arrêté par les menaces du mien. Son Postillon n’étoit qu’un Enfant, qu’un de mes gens avoit démonté avant que de joindre les deux autres, auxquels j’avois ordonné de se saisir, s’ils pouvoient, des trois hommes de Sir Hargrave : ma seule vue étoit de les arrêter ; car je jugeois que ces Misérables, connoissant les criminelles dispositions de leur Maître, étoient déja fort épouvantés.

Sir Hargrave avoit la bouche & le visage tout en sang. Je m’imaginai que j’avois pu le blesser du pommeau de mon épée. Une de ses jambes, en se débattant, étoit passée entre les rayons de la roue. Cette situation me parut assez propre à contenir son emportement, & je criai au Cocher de ne pas faire remuer le carrosse, pour l’intérêt même de son Maître, qui paroissoit extrêmement mal de sa chûte. Il juroit de toutes ses forces. Assurément, un homme, si peu capable de supporter une offense, devoit l’être moins d’offenser autrui, suivant ses propres principes. Je n’avois pas tiré mon épée, comme j’espere de ne jamais le faire dans aucun démêlé particulier. Cependant je n’en aurois pas fait difficulté, dans une occasion de cette nature, si j’y avois été forcé.

La jeune Dame, quoique mortellement effrayée, avoit trouvé le moyen de se dégager du manteau. Je n’eus pas le tems de tourner mon attention sur ses habits ; mais je fus frappé de sa figure, & plus encore de terreur. Je lui offris la main, sans penser plus que la premiere fois à la botte du carrosse ; & je crois qu’elle n’en étoit gueres occupée, non plus, que de sa délivrance. N’avez-vous pas lu, M. Reves, (c’est Pline, je crois, qui fait quelque part ce récit) l’avanture d’un Oiseau effrayé, qui se trouvant poursuivi par un Faucon, se jetta dans le sein d’un Passant, comme dans un azile ? De même, exactement de même, en me voyant reparoître à la portiére du carrosse, votre charmante Cousine, au lieu d’accepter la main que je lui présentois, se précipita réellement entre mes bras. Oh ! Sauvez-moi, Monsieur, sauvez-moi, s’écria-t-elle d’une voix altérée. Elle étoit prête à s’évanouir. Je ne crois point qu’elle fût en état de marcher. Il me fallut faire le tour des chevaux de Sir Hargrave, pour la transporter dans ma voiture. Soyez sure, Mademoiselle, lui dis-je en la faisant asseoir, que vous êtes avec un homme d’honneur. Je vais vous mener à ma Sœur, qui est une jeune personne de votre âge, dont vous devez vous promettre toute sorte d’assistance & de soins. Elle jettoit successivement les yeux par les deux portiéres, avec des marques visibles d’effroi, comme si le voisinage de Sir Hargrave l’eût encore allarmée. Ne craignez rien, lui dis-je. Je suis à vous dans l’instant. Elle me supplia de fermer ma portiére.

Je m’avançai de quelques pas, mais sans la perdre de vue, pour observer ce qu’étoient devenus mes gens. J’ai su d’eux qu’en allant vers les trois hommes de Sir Hargrave, ils avoient présenté le bout de leurs pistolets. Ces trois Misérables se mirent d’abord en défense ; mais effrayés apparemment par leurs remords, ils prirent aussi-tôt la fuite. Mes gens les poursuivirent l’espace de deux ou trois cens pas, & revenoient à mon secours, lorsque je quittai Miss Byron pour les rappeller.

Je vis, à quelque distance, Sir Hargrave soutenu par son Cocher, & s’appuyant sur lui de tout son poids, avec beaucoup de difficulté à remonter dans sa berline. Je donnai ordre à un de mes gens de lui dire qui j’étois. Il ne répondit que par des malédictions, & par des menaces d’une furieuse vengeance. Mais ses emportemens étoient encore plus horribles contre ses gens, qu’il traitoit de Lâches & de Traîtres.

Je remontai alors dans ma voiture. Miss Byron s’étoit laissée tomber au fond, où je la trouvai presqu’évanouie, & pouvant à peine ouvrir la bouche, pour répéter, sauvez-moi, sauvez-moi. Je la rassurai, je la levai sur le siége ; & je me hâtai de l’amener à ma Sœur, qui a raconté sans doute à M. Reves, tout ce qui est arrivé depuis.

Ma reconnoissance alloit se répandre en éloges & en remercimens : mais Sir Charles n’a pas manqué de m’interrompre, pour arrêter cette effusion. Vous voyez, Monsieur, m’a-t-il dit, que cette victoire m’a peu couté, & que j’ai peu de sujet d’en faire gloire. La conscience du Ravisseur étoit contre lui, & celle de ses Valets étoit pour moi. Les miens sont d’honnêtes gens, qui aiment leur Maître. Dans une bonne cause, je parierois pour ces trois hommes contre six, qui en soutiendroient une mauvaise. Le vice est ce qu’il y a de plus lâche au monde, lorsqu’il est attaqué avec résolution : & que peuvent craindre d’honnêtes gens, qui défendent la justice & la vertu ?

Il paroît que Sir Hargrave est retourné à la ville. L’Infâme ! Quelle figure doit-il faire à ses propres yeux ! Sir Charles raconte qu’en passant à Smalburygreen, les Gardes de la barriere ont fait à ses gens l’histoire d’un vol tragique & sanglant, commis le même jour, à deux milles de Honslow, par cinq ou six Brigands à cheval ; ils ont ajouté que le Gentilhomme, qui a eu le malheur d’être volé dans un carrosse à six chevaux, étoit passé une demie heure auparavant par la barriere, couvert de blessures ; qu’ils lui avoient entendu pousser des gémissemens, & qu’il alloit faire ses dépositions à la Justice de Londres. Un autre commentaire, nous dit Sir Charles en souriant, c’est que pendant le récit des Gardes, un homme à cheval s’est arrêté pour l’entendre, a prétendu que c’étoit un faux bruit, & qu’il n’étoit pas question de vol ; mais d’une querelle entre deux Petits-Maîtres, dont l’un avoit enlevé à l’autre une fort jolie Maîtresse.

Ce badinage ne m’a point empêché de demander sérieusement à Sir Charles, si la prudence ne nous obligeoit pas de prendre quelques mesures contre la malignité de notre Ennemi ? Il lui sembloit, m’a-t-il dit, que le parti le plus sage étoit d’éviter l’éclat, aussi long-tems du moins que l’Aggresseur paroîtroit tranquille. Les Mascarades, a-t-il ajouté, ne sont pas des lieux où il soit honorable pour une femme de recevoir une insulte. Le scandale, a-t-il dit encore, a toujours quelque chose de fâcheux pour ceux mêmes qui peuvent s’assurer d’y avoir donné le moins d’occasion. Il prétend que l’avanture de Miss Byron, racontée simplement, nous laissera toujours le pouvoir de prendre les mesures qui nous conviendront. Ainsi, Sir Charles n’est pas ami des Mascarades. Pour moi, je vivrois cent ans, sans être tenté d’y retourner.

Toute mon impatience, à présent, est d’entendre le récit de Miss Byron. Plaise au Ciel ! qu’il ne soit pas d’une nature à nous obliger… Cependant, comme notre chere miss a de grands principes de délicatesse… Je ne puis encore me rendre Maître de mes idées. Il faut s’armer de patience un peu plus long-tems.

Miss Grandisson nous a quittés, pour s’assurer de l’état de sa chere malade. Son absence n’a pas duré long-tems ; les deux charmantes personnes sont entrées ensemble ; l’une appuyée sur le bras de l’autre, qui la soutenoit avec toutes les attentions de la plus tendre amitié. Miss Byron m’a paru d’abord assez pâle ; mais, à la vue de son Libérateur, ses joues se sont couvertes d’un aimable vermillon. Sir Charles s’est approché d’elle, d’un air calme & serein, dans la crainte de lui causer de l’émotion : & prévenant par quelques expressions civiles les témoignages d’une reconnoissance passionnée, il lui a pris la main, pour la conduire sur un fauteuil, où elle n’a pas été plutôt assise, que sa foiblesse nous a causé de nouvelles allarmes. Miss Grandisson lui a présenté des sels, qui l’ont un peu fortifiée. Alors ses yeux se sont ouverts avec une langueur touchante, qui ne les rendoient que plus expressifs, en leur dérobant quelque chose de leur éclat naturel. Tous les mouvemens de son cœur alloient passer sur ses levres. Mais Sir Charles lui a demandé la permission de l’interrompre, pour ménager ses forces. Il s’est plaint du prix excessif qu’elle sembloit attacher à un service commun. Chere miss ! lui a-t-il dit, du ton le plus tendre ; car je prens déja la liberté de vous traiter avec la familiarité d’une longue connoissance, tout ce que j’apprens de M. Reves & de ma Sœur doit me faire regarder le jour d’hier comme un des plus heureux de ma vie. Je regrette que le commencement de notre liaison vous ait couté si cher : mais ces apparences de mal produiront un bien réel. J’ai deux Sœurs, dont les excellentes qualités font honneur à leur sexe. Consentez que je puisse me vanter désormais d’en avoir trois. Quelle satisfaction ne vais-je pas tirer, d’un événement qui fait une addition si aimable à ma famille ? Ensuite il a pris la main de ma Cousine & celle de sa Sœur ; il les a jointes, en les pressant dans les siennes : si vous nous faites l’honneur, a-t-il ajouté, d’accorder le nom de Sœur à Charlotte, ne m’est-il pas permis, sur un fondement si doux, d’aspirer à celui de votre Frere ? Miss Grandisson a saisi cette ouverture avec des transports de joie. Ma Cousine, dans la confusion de divers sentimens qui lui coupoient la voix, a regardé Sir Charles avec un mêlange de respect & de réconnoissance, Miss Grandisson avec délices, & moi d’un air d’admiration. Enfin elle a trouvé la force d’ouvrir la bouche : ne vous l’ai-je pas dit, M. Reves, que j’étois tombée dans une Maison céleste !

J’appréhendois qu’elle ne s’évanouît. Mais Sir Charles ayant eu l’adresse de faire changer d’objet à ses idées, par d’agréables images de l’avenir qui lui formoient une perspective plus éloignée, elle s’est sentie capable de se mettre à table avec nous, & d’y demeurer plus d’une demie heure. Sa contenance néanmoins ayant changé deux ou trois fois, Miss Grandisson l’a pressée de retourner à sa chambre, & n’a voulu se fier qu’à elle-même, du soin de l’y conduire. J’ai pris congé d’elle, lorsqu’elle s’est retirée. S’il n’arrive rien qui retarde notre attente, j’espere que nous la verrons lundi parmi nous.

Mylady Williams vient de nous quitter. Je lui ai lu toute ma relation, depuis le voyage que j’ai fait à Colnebroke : deux jours ne suffiront pas, m’a-t-elle dit, pour secher ses yeux. Les Femmes, cher ami, voyent quelquefois d’assez loin. Mylady Williams & Madame Reves seroient charmées d’entendre Miss Grandisson & Miss Byron se traiter de Sœurs, dans un sens qui n’emportât pas, à l’égard de l’une, la qualité de Frere pour Sir Charles. Si ce charmant homme… mais pourquoi m’arrêter à cette idée ?… cependant rien ne m’empêche d’ajouter que lorsqu’elle est venue aux deux Dames, j’ai pensé que de tous les hommes que notre Cousine a vus jusqu’à présent, le brave, le galant, le vertueux Sir Charles, seroit peut-être le seul qui n’auroit pas beaucoup de peine à lui plaire, s’il prenoit de l’inclination pour elle. À la vérité, il est extrêmement riche ; & ses espérances ne sont pas moins considérables du côté de Milord W…, son Oncle maternel. Sa Sœur, qui parle de lui comme d’un homme divin, m’a dit qu’il ne pouvoit se marier sans faire le tourment d’une infinité de cœurs. Sur ce point, on peut en dire autant de Miss Byron. Mais je m’écarte inutilement.

Si notre chere miss n’est pas bientôt en état d’écrire, peut-être recevrez-vous encore une lettre de moi. Je suis, etc.

Arch Reves.

Mon Courier arrive à ce moment, avec votre réponse. En vérité, cher Selby, j’y trouve quelques lignes qui m’auroient pénétré jusqu’au fond du cœur, si notre chere fille ne nous avoit pas été si heureusement rendue.