Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 20

LETTRE XX.

M. Reves à M. Selby.

Lundi au soir 20 Fév.

Je prens encore une fois la plume ; mais vous aurez bientôt le plaisir de la voir entre les mains de ma Cousine. Il étoit neuf heures lorsque je suis arrivé ce matin à Colnebroke. J’ai trouvé Miss Byron mieux rétablie que je n’osois l’espérer. Elle avoit fort bien passé les deux nuits précédentes, & le jour d’hier fut pour elle un excellent cordial. Sir Charles en passa la plus grande partie dans son Cabinet ; mais les deux dames ne se quitterent pas un moment. Ma Cousine releve jusqu’au Ciel le mérite de ce Frere & de cette Sœur. Miss Grandisson, dit-elle, a beaucoup d’esprit & d’agrémens, le caractere du monde le plus naturel & le plus ouvert. Sir Charles est la franchise & la politesse même ; ses civilités n’ont rien d’embarrassant pour ses Hôtes. L’air aisé, qui regne dans son langage & dans ses manieres, persuade tout d’un coup que pour l’obliger, il ne faut pas en user moins librement avec lui. J’ai vérifié moi-même aujourd’hui cette observation. Ce matin, en arrivant, je m’étois exprimé dans des termes, qui sembloient marquer moins de familiarité que de respect. Sir Charles en a pris occasion de m’embrasser, & m’a dit de l’air le plus obligeant : cher M. Reves, les honnêtes gens doivent s’aimer à la premiere vue. Ne différez point à me mettre au nombre de vos Amis. Je vous compte déja parmi les miens. Je penserois mal de moi-même, si je remarquois, dans un homme du caractere de M. Reves, une défiance de moi, qui ne permît point à son ame de se mêler avec la mienne.

Miss Grandisson qui n’a pas manqué d’engager ma Cousine à lui raconter toute son histoire, & celle d’une partie de ses Parens est entrée naturellement dans ce récit.

Miss Byron étant assez rétablie pour retourner à la ville, & moi jugeant comme elle, que Sir Charles feroit plus volontiers ce petit voyage en carrosse qu’à cheval, j’ai demandé la liberté de reprendre le cheval qui m’avoit amené. Cette idée néanmoins venue de Miss Byron. Je lui en ai fait un peu la guerre depuis notre retour. Mais qu’elle ne sache jamais que je vous l’aie dit ; je vous le demande en grace : elle ne me pardonneroit point. Cependant, lorsque j’ai gouté sa proposition, j’ai vu briller le contentement dans ses yeux.

J’étois à Londres une demie heure avant le carrosse ; & j’ai fait d’autant plus de diligence que je me flattois d’engager Sir Charles & sa Sœur à dîner avec nous. J’ai trouvé au Logis Mylady Williams & Miss Clemer, notre favorite à tous, qui attendoient avec ma Femme le retour de Miss Byron. Lorsque le carrosse s’est fait entendre, vous auriez vu toute la Maison dans un transport de joie qui approchoit de l’ivresse. Les Domestiques se disputoient l’honneur d’être le premier à la porte. J’y ai volé moi-même, pour donner la main à Miss Grandisson, tandis que Sir Charles a rendu le même office à ma Cousine. Jugez avec quelle effusion de cœur il a été reçu par les trois Dames. Les caresses, les félicitations & les applaudissemens ne peuvent être représentés. Mais je me suis vu trompé dans l’espérance que j’avois eue d’engager cet aimable Frere & sa Sœur, à dîner avec nous. Ils étoient appelés par des affaires pressantes. En prenant congé, Miss Grandisson a promis de n’être pas long-tems sans revoir sa Sœur Henriette, & de vivre avec elle dans la plus intime liaison. Mylady & ma Femme sont demeurées dans l’admiration, de la brillante figure & des manieres nobles de Sir Charles. Il n’y a personne de nous qui n’ait eu des yeux assez ouverts, pour un événement qui mettroit le comble à notre bonheur. Mais la modestie de Miss Byron, & sa santé, qui n’est pas encore assez forte pour ne s’être pas un peu ressentie de l’agitation du voyage, ne nous ont pas permis de pousser trop loin cet entretien. Elle a demandé la liberté de se retirer, & nous l’avons pressée nous-mêmes d’aller prendre quelques heures de repos.

Je crois vous avoir dit que j’avois accepté l’offre de Mylady Williams, qui dans l’horrible incertitude où nous étions il y a six jours, proposa d’envoyer son Maître d’Hôtel à Padington. Il n’en a rien rapporté de plus remarquable, que des confirmations sur le caractere de la Veuve & de ses Filles, qui ne passent point pour de malhonnêtes gens. Suivant toute apparence, ces trois Femmes se seroient attendues à des remercimens de la famille de Miss Byron, pour avoir contribué à son mariage avec un homme dont les richesses sont si connues. Le Messager que j’avois envoyé à Reading, pour s’informer du caractere de Bagenhall, nous a rapporté qu’il est fort décrié du côté des mœurs, & qu’il passe pour l’intime ami de Sir Hargrave. Mais, graces au Ciel, il ne nous reste plus rien à démêler avec ces gens-là. J’apprends que Sir Hargrave même garde sa Maison ; & l’on se dit à l’oreille qu’il a l’esprit à demi égaré, jusqu’au point que ses propres Domestiques ne s’approchent pas de lui sans précaution. Il a congédié honteusement tous ceux qui l’accompagnoient dans son odieuse entreprise. Nous ignorons quelle est sa blessure ; mais il est réellement blessé, quoique sans danger. On ajoute qu’il s’emporte continuellement en menaces contre Sir Charles. Le Ciel préserve un des meilleurs hommes du monde, & qui mérite le plus sa protection !

Miss Byron se propose d’écrire demain par la poste à Miss Lucie Selby, & de lui faire un ample récit de tout ce qu’elle a souffert. J’ai promis de lui fournir, autant du moins que je puis l’espérer de ma mémoire, tous les articles que vous avez déja reçus de moi, pour lui épargner d’inutiles répétitions. Elle m’ordonne de vous dire qu’elle commence ce soir, afin qu’il ne vous reste aucune inquiétude sur sa situation. Recevez pour vous-même, mon cher Monsieur, & pour toute votre famille, mes félicitations sur l’heureux retour d’une personne qui nous est si chere.

Arch. Reves.