Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 18

LETTRE XVIII.

M. Reves à M. Selby.

Samedi 18 Février.

Il ne faut pas faire languir un moment votre impatience. J’arrive. Vous attendez de moi jusqu’aux moindres circonstances d’une avanture si révoltante, & tout ce qui regarde notre Protecteur & sa famille. L’Angleterre n’a rien de comparable à Sir Charles Grandisson & à sa Sœur.

Il étoit neuf heures du matin, lorsque j’ai frappé à la porte du Château. J’ai demandé des nouvelles de Miss Byron ; & sur mon nom, qu’on a paru deviner, j’ai été conduit dans une très-belle salle, où je n’ai pas attendu long-tems sans voir paroître une jeune personne du meilleur air. C’étoit Miss Grandisson. Je lui ai fait mille remercimens de sa lettre, & des précieuses informations qu’elle m’avoit données sur la vie & la sureté de ce que nous avons de plus cher au monde. Elle m’a répondu que Miss Byron devoit être une charmante personne ; qu’elle venoit de la quitter ; mais que je ne pouvois encore la voir. Ah ! Mademoiselle, ai-je répliqué avec autant d’étonnement que de douleur, je m’étois flatté de la trouver mieux. Elle n’est pas plus mal, a repliqué Miss Grandisson, ne vous allarmez point. Mais elle a besoin de repos. Si sa disgrace avoit duré plus long-tems… Ah ! Mademoiselle, ai-je interrompu, votre généreux, votre noble Frere… est le meilleur de tous les hommes, a-t-elle continué, en m’interrompant à son tour. Ses délices, Monsieur, consistent à faire du bien. Je suis persuadée que cette avanture en a fait un homme heureux.

J’ai demandé si ma Cousine étoit si mal, que je ne pusse obtenir de la voir un instant ? Miss Grandisson m’a dit qu’elle ne faisoit que sortir d’un évanouissement, où elle étoit tombée, en voulant faire le récit de son histoire, & lorsqu’elle avoit prononcé le nom du Misérable qui avoit causé toutes ses peines ; que depuis deux jours elle n’avoit encore fait cette rélation qu’imparfaitement, sans quoi nous aurions été mieux informés par le Courrier ; que lorsque je la verrois, je devois m’observer beaucoup dans mes discours ; qu’on avoit fait venir un habile Médecin, qui ne la quittoit pas un moment, & qui ordonnoit particuliérement le repos, qu’avec un peu de calme & de sommeil naturel, il la garantissoit hors de danger. Je lis votre impatience, a-t-elle ajouté ; mais il faut lui laisser le tems de se remettre. Je l’avertirai alors de votre arrivée, & nous la verrons ensemble.

J’ai marqué beaucoup d’empressement pour apprendre du moins comment elle avoit été délivrée. Ce sera, s’il vous plaît, en déjeunant, m’a dit Miss Grandisson ; j’étois prête à déjeuner, lorsque vous êtes entré au Château.

Elle a sonné ; & le Thé ayant paru aussi-tôt, nous nous sommes assis, avec autant de familiarité que si nous nous étions connus depuis long-tems. On évite, a-t-elle repris, toutes les questions qui peuvent l’affecter. Je ne suis pas trop bien informée moi-même du détail de sa délivrance. Mon Frere étoit appelé à la Ville par des affaires pressantes. À peine ses gens mirent pied à terre. Il ne doutoit pas, me dit-il, que la jeune Dame qu’il remettoit entre mes mains, ne fût bientôt en état de satisfaire ma curiosité. Mais elle est tombée dans des évanouissemens, qui ont recommencé tant de fois, à mesure qu’elle se rappeloit le danger d’où elle étoit sortie, que je me suis crue obligée de suspendre mon impatience, jusqu’au de Sir Charles. Je l’attends aujourd’hui vers midi.

Bon Dieu ! me suis-je écrié douloureusement, que cette chere personne doit avoir souffert ! Eh n’ai-je pas entendu dire qu’il y avoit eu un combat ? J’espere, Mademoiselle, que Sir Charles… Je l’espere aussi, a-t-elle interrompu ; & la même impatience que vous avez de voir votre Cousine, je l’ai de retrouver mon Frere. Mais, sur les craintes que je lui ai marquées, il m’a protesté en honneur, que sa blessure n’étoit presque rien. Mon frere est un homme vrai ; & lorsqu’il engage son honneur, on peut s’en fier à lui.

J’ai demandé alors à Miss Grandisson, si elle n’avoit pas été bien surprise de se voir amener une jeune personne dans un habillement si bizarre ?

Je vous le laisse à juger, m’a-t-elle répondu. J’étois dans ma chambre. On y entra brusquement, pour me dire, que Sir Charles me prioit de descendre un moment ; qu’il avoit sauvé une très-jolie Dame des mains d’une troupe de voleurs, car c’est le premier rapport qu’on me fit ; & qu’il étoit revenu avec elle. Je fus trop frappée du retour imprévu de mon Frere, & trop touchée de la terreur & de l’affliction de sa compagne, lorsque j’eus jetté les yeux sur elle, pour être capable de faire attention à ses habits. Elle étoit tremblante, & Sir Charles auprès d’elle, qui la rassuroit dans les termes les plus tendres. Je la saluai en l’embrassant, & je lui promis tous mes soins. Elle vouloit mettre un genou à terre, pour recevoir mes caresses ; tant son infortune sembloit l’avoir humiliée. Mais mon Frere l’ayant soutenue, elle consentit à s’asseoir, en s’excusant sur sa foiblesse. Vous voyez devant vous, me dit-elle, un spectacle bien étrange ; & ses yeux parcouroient son habillement ; mais j’espere, Mademoiselle, que vous n’en prendrez pas une plus mauvaise opinion de mon innocence. Cette odieuse parure n’est pas de mon choix. Qu’elle me cause de confusion ! On a voulu que je fusse dans ce déguisement pour une Mascarade : malheureux amusement ! Je ne le connoissois point… & c’est l’unique fois… Ne jugez pas mal, Monsieur, en se tournant vers mon frere, les mains jointes & levées, de celle que vous avez si généreusement délivrée. Ne jugez pas mal de moi, Mademoiselle, en se tournant de mon côté. Je n’ai rien à me reprocher. Un lâche, le plus lâche de tous les hommes… Elle n’eut pas la force d’achever.

Mon frere me recommanda d’employer d’abord tous mes soins à lui faire rappeler ses esprits, & de prendre ensuite ses ordres, pour donner avis de son heureuse délivrance à sa famille. Une jeune personne de cette apparence, ajouta-t-il, ne peut avoir disparu un moment sans causer de vives allarmes à tous ses Amis. Il lui répéta qu’elle étoit dans une maison d’honneur, & que je me ferois un bonheur de l’obliger. Elle vouloit être conduite à la ville ; & remarquant qu’elle considéroit ses habits, je lui proposai d’en prendre des miens. Mon frere lui dit que si elle étoit résolue de partir, il monteroit à cheval, pour lui laisser son carrosse, & qu’il étoit sûr que je l’accompagnerois volontiers. Mais, avant qu’elle pût accepter cette offre, comme elle y paroissoit disposée, ses forces l’abandonnerent, & je la vis tomber sans connoissance à mes pieds. Mon frere attendit seulement qu’elle fût en état d’ouvrir les yeux. Il ne faut pas penser, me dit-il, à la faire partir. Qu’on se hâte d’appeler un Médecin. Elle est trop foible & trop abattue, pour souffrir le mouvement du carrosse. Vous prendrez ses ordres pour sa famille aussi-tôt qu’elle pourra les donner. Il me dit adieu, après m’avoir promis d’être aujourd’hui à dîner avec moi. En partant, il répéta : vous êtes en sureté, Mademoiselle, vous êtes ici sans crainte. Elle le remercia par un mouvement de tête, mais sans être capable de prononcer un seul mot. Il partit.

Et puisse le Ciel, ai-je répondu à Miss Grandisson, le combler de ses plus précieuses faveurs dans quelque lieu qu’il aille jamais.

Elle m’a dit que le Château, où nous étions, appartenoit au comte de L…, qui a épousé depuis peu sa sœur aînée, & qui est allé avec elle en Écosse, où la plûpart de leurs terres sont situées, que leur retour n’est pas éloigné, & qu’elle n’est elle-même à Colnebroke que depuis trois jours, pour y faire préparer ce qui est nécessaire à leur réception. Il est heureux pour votre Cousine, a-t-elle ajouté, que mon frere ait eu la complaisance de m’y accompagner, & que ses affaires l’aient appelé hier à Londres. Il se proposoit de revenir aujourd’hui, pour m’y conduire ce soir. Notre famille est fort unie, M. Reves. La tendresse du sang n’a jamais été plus vive entre un frere & des sœurs. Mais pourquoi ce détail à présent ? J’espère que nous nous connoîtrons mieux, & je vous déclare que je suis déja charmée de Miss Byron.

Après le déjeuner, qu’elle a précipité pour m’obliger, elle m’a conduit à l’appartement de Miss Byron ; & m’ayant fait demeurer à la porte de sa chambre, elle s’est avancée fort doucement au chevet de son lit. Elle n’a fait qu’entrouvrir le rideau ; mais j’ai entendu aussi-tôt la chere voix de notre Cousine. Quel embarras je vous cause ! a-t-elle dit tendrement à sa bienfaitrice. Miss Grandisson l’a priée, avec une aimable familiarité, de ne pas lui tenir ce langage. Ensuite elle lui a demandé, si elle vouloit lui promettre de n’être pas trop surprise à mon arrivée. Je n’en puis ressentir que de la joye, a-t-elle répondu. Alors Miss Grandisson m’a fait entrer ; & je me suis approché du lit pour y baiser mille fois une chere main, qu’on a tendue vers moi. Je vous revois donc, me suis-je écrié les larmes aux yeux, délices de mille cœurs ! Adorable Cousine ! Je vous revois, dans des mains dignes de vous. Hà ! Je ne puis vous dire tout ce que nous avons souffert.

Non, m’a-t-elle répondu : ne me dites pas ce que je crois comprendre. Mais, Monsieur, savez-vous que je suis tombée dans un lieu céleste ? Miss Grandisson l’a interrompue, pour lui reprocher de l’excès dans sa reconnoissance ; & se baissant vers moi, elle m’a prié de me souvenir que le médecin demandoit du repos.

Si Miss Grandisson traite sa reconnoissance d’excessive, nous, cher M. Selby, qui savons combien le cœur de notre incomparable fille est sensible aux obligations les plus simples, nous concevons quel doit être en effet l’excès de ses sentimens pour le généreux Frere qui l’a délivrée, pour la Sœur dont elle reçoit des soins si tendres, pour deux Étrangers à qui elle croit devoir l’honneur & la vie ! Cette idée seule étoit capable de me lier la langue, dans la crainte de lui causer trop d’émotion. Cependant malgré l’avis que je venois de recevoir, je n’ai pu résister au mouvement qui s’est élevé tout d’un coup dans mon esprit. Je ne ferai qu’une seule question à ma chere Cousine, ai-je dit avec assez d’embarras : la violence de cet Infâme auroit-elle été… Je voulois dire, dans une autre vue que le mariage : mais Miss Grandisson m’a coupé la voix. Vous ne ferez pas une question, m’a-t-elle dit, qui puisse faire revivre des souvenirs désagréables. Miss Byron n’est-elle pas vivante ? N’est-elle pas ici ; & sa santé prête à se rétablir ? Vous prendrez patience, jusqu’à ce qu’elle soit en état de vous faire son récit. Je n’ajoute pas un mot, ai-je répliqué ; c’est l’ardeur de la vengeance… Ma Cousine a pris la parole : j’obéis au Médecin, m’a-t-elle dit ; mais si je suis jamais capable de pardonner à l’auteur de ma disgrace, ce sera pour m’avoir donné l’occasion de connoître Miss Grandisson ; quoique ses bontés m’imposent des obligations dont il me sera impossible de m’acquitter. Elle s’est arrêtée. J’ai cru trouver, dans ce discours, une heureuse preuve qu’elle n’avoit pas été menacée de la derniere violence. Autrement, elle n’auroit pas supposé qu’elle pût jamais pardonner à son Ennemi.

Elle a proposé de se lever. Miss Grandisson, lui voyant les yeux plus sereins, a dit qu’elle y consentoit, pourvu que ses forces le permissent, & qu’il ne seroit pas nécessaire qu’elle revît son odieux habillement. Je leur ai parlé du Porte-manteau, dont je m’étois fourni par les soins de Madame Reves ; & je l’ai fait apporter aussi-tôt.

Mais je veux finir ici ma Lettre, pour ne pas manquer l’heure de la Poste. D’ailleurs mes fatigues m’obligent de penser au sommeil. Il ne me reste, pour demain, qu’une matiére agréable ; & l’opinion que j’ai de votre impatience me portera peut-être à la satisfaire par un Exprès. Sir Roland vint hier ici deux fois, & s’est présenté ce matin pour la troisieme. Ma femme lui a fait dire que pour une affaire imprévue, Miss Byron avoit été obligée de faire un petit voyage, qui ne pouvoit durer moins de deux ou trois jours. Il se propose de retourner dans sa Province à la fin de la semaine.

Si notre chere miss se trouve demain un peu plus tranquille, elle est résolue de revenir lundi ; & je lui ai promis d’être le matin à Colnebroke. Quelle joie son arrivée va répandre ici !

Je n’ai eu jusqu’à présent, ni le tems, ni l’inclination, de penser à l’Infâme qui nous a jetés dans une si mortelle inquiétude.