Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 126

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 63-70).

LETTRE CXXVI.

Mylady Grandisson à Madame Sherley.

Mardi au matin, 13 Mars.

Sir Charles a reçu depuis deux heures une Lettre du Seigneur Jéronimo. Le Messager a couru toute la nuit. Ils sont tous à Douvres.

Sir Charles est déja parti, déja en chemin, avec quatre Carrosses à six chevaux (les nôtres & ceux de nos Amis) pour eux & pour les personnes de leur suite. Il a pris avec lui M. Lowther. Son Valet de chambre est resté pour conduire le Comte de Belvedere au logement qu’on a retenu pour lui. Notre Maison de Grosvenor-Square est prête à recevoir le reste de ces nobles Étrangers.

Aussi-tôt que j’aurai pu calmer un peu mes esprits, je cours chez Mylady L…, dans la vue de rassurer Clémentine, du moins si je lui trouve l’esprit assez présent pour recevoir cette nouvelle. Sir Charles l’a déja mise dans la disposition de souhaiter que cette crise fût passée. C’est une crise en effet. Je suis presque aussi touchée pour elle, qu’elle peut l’être pour elle-même. Cependant elle n’a pas des Parens cruels. Puisse-t-elle conserver quelque présence d’esprit !

Avec quelle agitation je vous écris ! Vous n’en serez pas surprise. Je n’ai pas votre fermeté d’ame. Non, non, ma chere Grand-Maman, je ne vous ressemblerai jamais.

Mardi à 2 heures.

C’est du cabinet de Mylady L… que je vous écris. J’ai fait, aussi doucement que je l’ai pu, mon ouverture à la chere Clémentine. Elle avoit commencé le sujet, en me disant qu’elle prioit nuit & jour pour la sureté de ses Amis, & qu’elle trembloit que des santés si cheres n’eussent beaucoup à souffrir. Je lui ai repondu qu’elle seroit bientôt délivrée de cette peine ; que Sir Charles avoit reçu avis qu’ils étoient heureusement entrés dans un certain Port, & qu’il venoit de partir avec plusieurs voitures, pour ne les laisser manquer d’aucune commodité en arrivant.

Elle nous a regardées alternativement, Mylady L… & moi, dans une terreur, qui lui ôtoit la respiration. À la fin ; je suis donc sûre, m’a-t-elle dit, qu’ils sont arrivés ! Dites, Madame, dites-moi s’ils le sont. Sont-ils tous en bonne santé ?

Je n’ai pas fait difficulté d’avouer qu’ils étoient à Douvres, & qu’ils vouloient s’y reposer quelques jours, en attendant des informations sur l’état de leur chere Fille.

Elle a pleuré. Ses larmes ont même été mêlées de sanglots. Elle s’est emportée contre elle-même. Cependant j’ai remarqué plus d’attendrissement que d’affliction. Elle s’est fortifiée, en se rappelant les promesses de Sir Charles, qui étoit capable, m’a-t-elle dit, d’adoucir leurs plus vifs ressentimens.

Mylord est plein de bonté & de compassion pour elle. Il l’admire beaucoup. Mais nous avons observé qu’il y a quelques traces de désordre dans son langage. Puisse-t-elle se calmer ! puisse-t-elle retrouver sa raison toute entiere, pour les importantes scènes qui approchent !… On me demande sur-le-champ au logis.

Mardi au soir.

Il me semble qu’à cette distance, je suis à demi effrayée, ma chere Grand-maman, de vous dire pour qui l’on m’est venu demander ; c’étoit pour le Comte de Belvedere. Le Seigneur Sebaste étoit avec lui. Le hazard avoit conduit Mylord G… chez nous, lorsqu’ils y sont arrivés ; & me faisant avertir, il leur a tenu compagnie jusqu’à mon retour.

En entrant, je l’ai fait appeller, & je lui ai demandé, toute hors d’haleine, s’il avoit parlé de Clémentine. Non, m’a-t-il dit. J’ai évité de répondre aux questions. Les deux Étrangers sont dans une grande impatience d’apprendre de ses nouvelles, & c’est ce qui m’a porté à vous faire avertir, dans la crainte de laisser échapper quelque indiscrétion. Honnête, modeste, charmant Mylord G…!

Après les premieres civilités, j’ai obtenu d’eux qu’ils me feroient l’honneur de demeurer à souper. Sur ma priere, Mylord G... s’est hâté d’envoyer son excuse à sa Femme.

Ils sont tous deux d’une figure fort noble, extrêmement polis. On nous avoit dit que le Comte étoit bel homme : il mérite cet éloge. Avec le caractere qu’on lui attribue, il n’y a point de Femme, sans prévention, qui ne puisse prendre du gout pour lui. Je lui trouve un air de qualité. Son âge ne paroît point au-dessus de vingt-cinq ou vingt-six ans. Il a la physionomie étrangere, le teint un peu brun, mais sain. Cependant la connoissance, peut-être, que j’ai de sa situation, m’a fait trouver quelque chose d’égaré dans ses yeux.

J’ai pris, avec eux, des manieres fort ouvertes. Je leur ai dit qu’en recevant la Lettre de Douvres, Sir Charles étoit parti pour ce port. Ils ne m’ont pas représenté, sous de bonnes couleurs, la santé de la Marquise. Mais la moindre espérance, a dit le Comte… il s’est arrêté.

Sir Charles, ai-je répondu, n’épargnera rien pour leur mettre l’esprit en repos.

M’est-il permis, Madame, a repris le Comte, de vous faire une question ? Je vois que nous avons l’honneur d’être connus de vous, & que vous n’êtes pas moins informée de nos affaires. Nous n’ignorons point non plus, en Italie, que vous êtes remplie de bonté, & nous voyons qu’on n’a point exagéré vos perfections : ce n’est point un compliment, a-t-il ajouté, en étendant la main sur sa poitrine.

Je l’ai interrompu en François, parce qu’il m’avoit parlé dans cette Langue ; & prévenant sa question, J’ai le plaisir, Monsieur, lui ai-je dit, de vous informer que Clémentine a fait l’honneur à Sir Charles de lui écrire, & que le compte qu’elle rend d’elle-même ne doit plus tant nous affliger.

Nous ! s’est-il écrié, en Italien, & levant les mains avec transport. Bonté du Ciel !

Je me suis imaginé qu’il ne me croyoit aucune connoissance de sa langue ; & pour ne pas l’exposer à quelque méprise, je lui ai dit, en Italien, que tous les Amis de Clémentine, en Angleterre, s’intéressent autant que ceux d’Italie à sa santé & à son bonheur. Il m’a répondu, en baissant les yeux avec un peu de confusion, que personne ne pouvoit refuser ces sentimens à toutes les perfections réunies. Quelques mots mal entendus lui auroient-ils fait goûter, un instant, la douceur de l’espérance ?

J’ai continué de lui dire que, suivant ses intentions, Sir Charles avoit pris soin de lui faire préparer un logement, & qu’il étoit parti pour Douvres avec l’impatience de l’amitié, mais que ses ordres ne seroient pas exécutés moins fidellement ; que nous avions une seconde Maison, destinée pour la résidence du Marquis, de la Marquise, de leurs Fils, du vertueux Pere Marescotti…

Il m’a interrompue, d’un air d’étonnement. Le vertueux Pere… a-t-il répété. Mais vous lui rendez justice, Madame. Le Pere Marescotti est un Homme de bien.

Je sais par cœur, Monsieur, les caracteres de tous les Amis Italiens de Sir Charles.

Les deux Étrangers se sont regardés l’un l’autre, en paroissant m’admirer. Quelle pitié, ma chere Grand-Maman, que toutes les Nations du monde, quoique de Religions différentes, ne se considerent pas comme les Créatures d’un même Dieu, Souverain de mille Mondes !

Le Comte est revenu à marquer une vive impatience, d’apprendre quelque chose de la situation de Clémmentine. J’ai pris occasion de lui dire, qu’étant informée du penchant qu’elle avoit depuis long-temps pour le Cloître, il me sembloit important qu’elle ne sût pas tout d’un coup qu’il étoit en Angleterre ; d’autant plus qu’avec une santé foible elle auroit peine à supporter les tendres scènes auxquelles on devoit s’attendre entre elle & ses Proches.

Il a poussé un profond soupir : mais, évitant d’abord de s’expliquer, il s’est contenté de répondre qu’il étoit venu presque sans suite, pour se faire remarquer le moins qu’il seroit possible ; que depuis long-temps il étoit dans le dessein de visiter l’Angleterre ; que la Famille de Clémentine, Jeronimo en particulier, avoit promis à Sir Charles de faire le même voyage ; qu’à la vérité ils auroient pû choisir une meilleure saison, si de justes inquiétudes pour l’objet de toute leur tendresse ne leur avoient fait avancer leur résolution. Ensuite, après s’être arrêté un moment, il a déclaré qu’il entroit tout-à-fait dans mon opinion, & qu’il ne jugeoit pas que Clémentine dût être informée sitôt de son arrivée. Alors, il m’a fait, & à Mylord G…, l’aveu de sa passion, dans des termes fort galans, mais également modestes ; en disant que son sort dépendoit du succès de son voyage.

Je lui ai dit que j’avois été d’autant plus libre à lui donner mon avis sur la nécessité du secret, que sans ce motif, Sir Charles n’auroit pas souffert qu’il prît un logement hors de sa maison ; & j’ai parlé de la haute estime dont je savois que Sir Charles étoit rempli pour le Comte de Belvedere.

J’ai donné ordre que le souper fût avancé, dans l’idée qu’après la fatigue d’une longue journée, ils seroient bien aise de se retirer de bonne heure. M. & Madame Reves, que j’ai invités par un Billet, ont eu la complaisance de venir. Ils admirent les deux jeunes Italiens ; car le Seigneur Sébaste n’a pas l’air moins prévenant que le Comte. Tous deux ont parlé, avec transport, de Sir Charles, & de sa conduite en Italie.

M. Reves s’est chargé de conduire le Comte à son appartement, dans l’absence de tous nos équipages, que Sir Charles a pris avec lui.