Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 127

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 70-77).

LETTRE CXXVII.

Mylady Grandisson, à la même.

Mercredi matin, 14 Mars.

Pendant que M. Reves, suivant le projet formé hier au soir, est allé courir Londres avec les deux jeunes Italiens, pour me les ramener à l’heure du dîner, je suis allée chez Mylady L… faire mes plus tendres complimens à Clémentine, & l’assurer qu’elle occupera tous nos soins. Ses craintes n’ont pas de bornes. Je ne lui ai pas caché l’arrivée du Seigneur Sebaste, & je lui ai dit ce que j’avois répondu à ses questions. Elle parloit de se retirer à quelque distance de Londres. Mylord & Mylady L… l’ont assurée qu’elle ne pouvoit être nulle part avec plus de secret que dans cette grande Ville ; ni plus décemment placée, si les circonstances l’obligent de révéler sa demeure, que sous la protection & dans la maison du Frere & de la Sœur de Sir Charles.

Jeudi 15 Mars.

Sir Charles a l’attention de m’informer par un Courrier, qu’il est arrivé à Douvres. Il a trouvé la Marquise & le Seigneur Jéronimo fort indisposés, de leurs fatigues d’esprit & de corps. Toute la noble Famille l’a reçu avec une joie inexprimable. Il suppose qu’ils passeront encore cette journée à Douvres. Demain, si la Marquise est en état de soutenir le voyage, ils partiront tous ensemble, pour s’avancer vers Londres, autant que leur santé le permettra. Ainsi je ne compte pas qu’ils puissent arriver avant Samedi. Mon cher Sir Charles a cru que son absence devant durer deux jours de plus qu’il ne s’y attendoit, elle causeroit trop d’inquiétude à son Henriette, s’il ne l’en informoit pas. Rien n’est plus sûr ; & s’il ne lui rendoit pas cette justice, comme elle n’a pas d’autre regle pour s’estimer, que l’estime qu’il fait d’elle, elle se trouveroit extrêmement rabaissée à ses propres yeux.

Il me charge d’assurer Clémentine qu’elle trouvera ses Parens disposés à faire tout ce qui dépendra d’eux pour la rendre heureuse. Le ressentiment, dit-il, n’a pas la moindre part à leur entreprise, ils ne respirent que tendresse & réconciliation.

Cette Lettre, ma chere Grand-Maman, ne partira point, que je ne puisse vous apprendre leur arrivée.

Samedi au soir, 13 Mars.

Je reçois à l’instant ce billet de Sir Charles.

Samedi, à 4 heures après-midi.

Mon très-cher Amour apprendra volontiers que nos Amis sont heureusement arrivés dans Grosvenor-Square. J’ai jugé que ce seroit épargner de la fatigue à mon Henriette, & leur en causer moins, de les mettre tout de suite en possession de leur demeure, plutôt que de les conduire dans S. James-Square, comme ils le desiroient, pour y faire leurs premiers complimens. Madame Bémont s’est chargée de la distribution des appartemens. Tout le monde sera fort à l’aise. Le Seigneur Jules aura son logement chez nous. Quelle admirable attention, quelle complaisance que la vôtre ! Un repas si élégant, préparé, comme je l’apprends par votre propre direction, pour l’heure à laquelle ils souhaiteront d’être servis. On me dit que vous avez emprunté une Servante de chacune de nos Sœurs & une de Madame Reves, que vous joignez à deux des vôtres pour le service de cette Maison. Dans chaque occasion, sur chaque point, vous me ravissez par votre bonté & votre grandeur d’ame.

Je leur tiendrai compagnie à souper, mais dans le dessein de me retirer aussi-tôt qu’il me sera possible, pour me rendre à la joie de mon cœur.

Ne suis-je pas une heureuse Femme, ma chere Grand-Maman ? Le moindre petit office devient un mérite auprès d’un cœur noble. Mais si j’avois su qu’ils ne dussent pas descendre d’abord à S. James-Square, je ne me serois pas contentée de visiter, comme j’ai fait, l’autre maison, dans le cours de la journée, pour y mettre tout en ordre ; ils m’y auroient trouvée pour les recevoir.

Que je suis impatiente de voir chaque Particulier de cette noble Famille ! Je ne veux qu’une preuve de la sincere affection que je leur porte ; depuis près de huit jours que l’Ami de mon cœur est absent, je n’ai pas désiré une fois sa présence, quoique s’il ne m’eût pas écrit Jeudi, mon inquiétude eût été fort vive pour sa santé & pour la leur. Puissent-ils pardonner de bonne grace ! C’est alors que je les aimerai cherement. Pauvre Clémentine ! dans quelle appréhension n’a-t-elle pas passé toute cette semaine. Elle n’a pas mis le pied hors de sa Chambre depuis Mercredi au matin ; & son dessein est de n’en pas sortir de huit jours.

Dimanche.

Mon plus cher Ami, mon Amour, mon Mari, tous les tendres noms ensemble, quitta hier ses nobles Hôtes & revint de fort bonne heure. Il me dit obligeamment que c’étoit l’impatience de me voir, de me remercier, de m’applaudir, qui l’avoit ramené sitôt. Il avoit avec lui les deux Freres, auxquels nous donnons un logement ici.

Ce matin, comme hier au soir, nous ne nous sommes entretenus que de ce qui s’est passé entre la Famille & lui, depuis son arrivée à Douvres, jusqu’à leur entrée à Londres. Ils lui ont témoigné la plus vive reconnoissance, pour être venu lui-même au-devant d’eux & leur avoir amené M. Lowther. Mais lorsque, sur leurs pressantes questions, il leur a dit qu’il avoit eu des nouvelles de leur Clémentine, & qu’elle étoit entre des mains honorables & fidelles, le Marquis a levé les yeux, dans un transport de tendresse ; la Marquise, joignant les mains, a voulu louer le Ciel & n’a pu remuer que les levres : tous les autres ont fait éclater leur joie, avec des expressions passionnées.

Sir Charles les a trouvés dans la sincere disposition de pardonner à leur chere Fugitive ; c’est le nom que le Prélat lui donne toujours : mais comptez, a-t-il dit, qu’il n’y a d’espérance de rétablir sa santé, qu’autant que nous céderons au désir qu’elle a de s’ensevelir dans un Couvent, ou que nous pourrons lui inspirer du goût pour le mariage : & si vous, Chevalier, vous avez la bonté de vous joindre à nous, je ne doute point du succès pour le second point. Sir Charles a blâmé leur précipitation. C’est en partie la faute du Général, a répondu le Prélat, en partie la sienne ; car elle leur a fait espérer plus d’une fois qu’elle pourroit se rendre.

J’ai supplié Sir Charles de ne pas se laisser persuader d’entrer dans leurs vues, si elle continue de marquer de l’aversion pour un changement d’état. Il m’a dit qu’il avoit évité de s’expliquer, & qu’il garderoit la même conduite, jusqu’à ce qu’ils fussent établis & que Clémentine parût un peu composée ; qu’il verroit alors ce qui seroit convenable aux circonstances, mais que dans l’intervalle, les argumens de part & d’autre étoient moins propres à lever les difficultés qu’à les fortifier.

Le Prélat s’est fort attendri, en lui racontant l’effet que les premieres nouvelles de la fuite de Clémentine avoient produit sur sa Mere. Pendant deux jours, cette pauvre Dame n’avoit pas eu l’esprit dans une meilleure assiette que sa Fille ; & lorsqu’on eut vérifié que Clémentine étoit partie pour l’Angleterre, elle insista si fortement à la suivre, que pour modérer cette impétuosité, il fallut lui promettre que la visite qu’on se proposoit de faire à Sir Charles, seroit avancée. Son impatience ne la quitta point, mais elle se trouva un peu mieux, après cette promesse : c’est ce qui a déterminé la Famille à partir en plein hiver ; & c’est aussi par un mouvement de compassion pour cette malheureuse Mere, que Madame Bémont a consenti à les accompagner.

Sir Charles est allé porter à Clémentine de nouveaux motifs d’espérance & de consolation. Il doit passer, de-là, chez le Comte de Belvedere, pour le féliciter de son arrivée, & se rendre ensuite à Grosvenor Square, où il saura de la noble Famille, quand il me sera permis d’y paroître.

Dimanche, à 2 heures.

Sir Charles n’a pas eu de peine à calmer les craintes de Clémentine. Il souffre pour elle. On appréhende beaucoup le retour de sa maladie, & Mylady L… croit en avoir déja remarqué quelques symptômes.

Le Comte de Belvedere a reçu Sir Charles avec des transports de joie, qui ont augmenté, lorsqu’il a su que nous pouvions écrire librement à Clémentine.

Je dois être présentée ce soir à la Marquise.

Dimanche au soir.

J’ai vu la glorieuse Famille. Je les admire tous.

Le Marquis & la Marquise sont deux personnes de haute apparence dans le port & dans les manieres : la mélancolie paroît fixée dans leurs traits. Le Prélat a l’air d’un Homme de qualité ; mais je lui ai trouvé, dans la contenance, plus de gravité qu’au Pere Marescotti même, que je ne saurois mieux comparer qu’au Docteur Barlet. Il lui ressemble d’autant plus, que la modestie & la bonté brillent sur son visage.

Mais le Seigneur Jeronimo est un jeune homme des plus aimables. Au premier coup d’œil, j’aurois pû le traiter de Frere ; son air caressant sembloit m’y inviter. Sir Charles m’a présentée à son cher Ami, avec un compliment digne de sa bonté ; & le Seigneur Jeronimo m’a reçue avec la même complaisance, en félicitant Sir Charles. Tout le Monde a joint ses félicitations aux siennes.

L’aimable Madame Bémont ! Elle s’est avancée pour m’embrasser. Elle m’a fait son compliment avec une grace, que je mets au-dessus même de ses expressions.

On m’a présenté Camille. Vous la prendriez pour une Femme de condition. Combien la vue de cette fidelle Servante a-t-elle rappellé de scènes à ma mémoire ? la plupart tristes & douloureuses.

Le Comte de Belvedere & les deux jeunes Cousins avoient dîné avec la Famille. Comme c’étoit une premiere visite, je l’ai faite assez courte ; & nous nous sommes rendus chez Mylady G… à l’heure du Thé. Sir Charles a dit qu’il ne se sentoit pas la force d’aller entendre les soupirs de la Fille, immédiatement après avoir entendu ceux du Pere & de la Mere, qui ne savent point, & qui ne doivent point encore savoir qu’elle est si près d’eux.

Priez, ma chere Grand-Maman, sollicitez le Ciel pour la pauvre Clémentine, c’est-à-dire, pour une heureuse réconciliation, dont le résultat soit la tranquillité de tant d’honnêtes gens, si nécessaire à celle de votre cher Sir Charles & de votre

Henriette Grandisson.