CHAPITRE II LE MÉCHANT HOMME

Au moment où il se retirait du milieu des gens de la noce, le musicien dit à Pépé :

— Menez-moi donc au foin.

Pépé avait pris le musicien par la main et ils étaient sortis dans la nuit noire pour se rendre au bâtiment situé dans le second plant de pommiers où se trouvait la fenière, quand, à cinquante pas du manoir, le musicien étendit brutalement sa main sur la bouche de l’enfant et, le prenant sous son bras, il se mit à fuir à longues enjambées.

Pépé essaya vainement d’appeler à son secours. Le musicien était un homme grand et robuste qui le maintenait contre lui et gagnait du terrain. Il courut de toutes ses forces jusqu’au jour et, au jour, il se jeta dans des chemins à travers bois.

Quand il se sentit isolé au milieu des arbres, loin des habitations, il s’arrêta.

Pépé criait et voulait fuir.

— Tu vas en goûter, dit l’homme.

Et, cassant une branche d’arbre, il enleva le pantalon du pauvre Pépé et lui donna des coups jusqu’au sang.

— Crie, piaille, dit-il, en le déposant à terre.

Le pauvre Pépé auquel il avait fait bien mal, sans qu’il eût commis aucune mauvaise action, pleura jusqu’à ce qu’il n’eut plus de larmes.

— Écoute-moi attentivement, dit le musicien. Sais-tu pourquoi je viens de te battre ? C’est pour t’apprendre ce dont je suis capable. Si tu m’obéis, je ne te ferai pas de mal davantage ; mais si tu ne m’obéis pas, je recommencerai la journée entière : de te fouetter ne me fatigue pas. Tu m’écoutes, hein ? Je suis un Prussien. J’étais parti de Prusse avec un camarade qui jouait du cornet à piston. À nous deux, nous gagnions assez d’argent français pour retourner riches en Allemagne. Malheureusement, mon camarade est mort. Seul avec mon trombone, je ne gagne presque rien. Je ramasserais plus d’argent si on me prenait pour un aveugle. Afin de passer pour aveugle, il me faut quelqu’un qui me conduise. Ce sera toi. Tu comprends, quand nous ne verrons personne, le long des routes ou dans les chambres, tu n’auras pas besoin de me guider : mais aussitôt que nous rencontrerons du monde, que nous entrerons dans un village ou que je jouerai dans une ville, tu me serviras de guide, tu seras mon petit chien. Moi, je fermerai les yeux, je jouerai de mon trombone, et tu feras la quête. Je gagnerai beaucoup d’argent, et quand je retournerai dans mon pays, tu seras libre. Voilà, mon petit. Je suis un Prussien, cela veut dire que je ne t’aime pas, toi qui es un petit Français, et je ne te ménagerai pas. Si tu ne veux pas accepter ma combinaison de bonne volonté, je vais recommencer à te fouetter.

— Oh ! non, plus me battre ! cria Pépé, qui souffrait des coups du méchant homme.

— Alors, ne piaille plus. Nous allons rester la journée dans le bois et nous marcherons cette nuit. Nous sommes près encore de Saint-Aubin et si les fermiers avaient l’idée de prévenir la gendarmerie, elle pourrait me retrouver.

Il lui donna du pain.

— Tu t’es bourré hier, lui dit-il ; il ne te faut pas grand’chose aujourd’hui. D’ailleurs, tu ne dois pas énormément manger, tu me coûterais trop cher.

Le pauvre petit Pépé, habitué à la forte nourriture de la ferme normande, dut rester sur sa faim, et, la nuit venue, le méchant homme ne le porta plus. Il lui fallut marcher, courir, lui petit, après ce grand vilain, et quand il s’arrêtait et disait qu’il n’en pouvait plus, le Prussien le prenait par le bras et le traînait.

— Marche ! commandait-il.

Après avoir cheminé la nuit entière, le pauvre petit Pépé tombait de fatigue et de sommeil, mais le méchant homme ne lui permit ni de se reposer, ni de dormir.

Ils se trouvaient à l’entrée d’un grand village.

— Tu es trop beau et trop propre, dit le Prussien.

Et avec ses ongles, il déchira le pantalon et la veste de Pépé. Il prit de la boue et la lui salit.

— Tu peux me guider à présent, dit-il ; tu t’arrêteras toutes les trois ou quatre portes, je jouerai un air, et tu iras de maison en maison, d’habitant à habitant, en tendant cette soucoupe et en disant : « Pour le pauvre aveugle, s’il vous plaît. » Et ne cherche pas à te sauver, car je te surveillerai et j’ouvrirai les yeux au besoin. À la moindre faute, je t’assomme, et, tiens ! voici pour te réveiller.

Et il lui donna deux gros soufflets.

Le pauvre petit Pépé se remit à pleurer.

Ô maman ! ô Dédèle ! ô Mémée ! murmurait-il, où êtes-vous, vous si bonnes ?

— Allons, conduis-moi, tandis que tu pleures, dit le Prussien. Ça apitoiera les gens davantage.

Ils entrèrent dans le village, et, de porte en porte, le pauvre petit Pépé tendit sa soucoupe en disant :

— Pour le pauvre aveugle, s’il vous plaît.

Les enfants du village, les femmes et les vieux venaient entendre le musicien. On se rangeait en cercle autour de lui, tandis qu’il jouait.

— Comment est-ce qu’il peut musiquer en étant aveugle ? demandait l’un.

— Je ne sais pas.

— C’est drôle, les musiqueux. Moi, je voudrais l’être.

— C’est du bruit, quoi. Au fond, ce n’est pas bien malin.

— Il faut tout de même qu’il ait du souffle pour remplir son tuyau de cuivre.

— Quand on en a l’habitude, dit un ancien soldat, ce n’est rien, et dans la musique de mon régiment il y avait des chaudrons dix fois gros comme cet instrument-là.

Pépé fit une assez bonne collecte dans ce village.

— J’avais raison, pensa le Prussien, de croire que cet enfant me servirait. On n’est jamais sans prendre les aveugles en pitié, et puis… j’ai l’accent allemand et ça éloignait les Français de me donner leur argent ; j’en ai même entendu qui se disaient que j’étais un mouchard. Le petit Pépé me permet de ne pas prononcer un mot moi-même. J’ai très bien fait de l’enlever. Un enfant perdu, c’est à tout le monde. Ces fermiers me savent peut-être gré de les en avoir débarrassés.

Il se dirigea vers Paris où il voulait jouer dans les cours.

— C’est à Paris qu’on gagne le plus d’argent, dit-il tout haut.

— À Paris, je retrouverai peut-être Mme Giraud, se dit Pépé. M. Giraud est banquier et il habite avenue Marceau. Je sais l’adresse.

Le soir, ils s’arrêtèrent dans une ferme et se couchèrent dans la paille. Le pauvre petit Pépé, qui n’en pouvait plus, dormit comme s’il eût été dans le bon lit fait par Adèle, entre les gros draps de toile blanche sentant la lessive et la lavande. Il aurait dormi encore longtemps si, au point du jour, le méchant Prussien ne lui eût crié :

— Allons, debout ! et en route !

Et il lui envoya un coup de sa grosse botte ferrée.

Le pauvre Pépé repleura tout le long, le long du chemin.

Il aurait voulu fuir, mais il n’osait pas, parce que le méchant homme le surveillait de près.

— Il me rattraperait, se disait-il, avec ses longues jambes, et, mauvais comme il l’est, il me tuerait sous les coups.

Il continua à mendier pour l’aveugle.

— Un aveugle qui y voit si clair ! pensait-il. Quand nous passons près des gendarmes, si l’un d’eux pouvait se douter qu’il n’est pas aveugle…

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Quelquefois les gendarmes les arrêtaient et le cœur de Pépé battait d’espoir ; mais le méchant Prussien avait ses papiers en règle et dans ces moments-là il ne sourcillait pas et ne cessait de tenir solidement le bras du pauvre Pépé.

Une seule fois, quand ils eurent dépassé Bernay, un brigadier de gendarmerie fit cette observation :

— Nonobstant que vos papiers sont en règle, comme quoi est-ce qu’il se fait que votre garçon ne soit pas mentionné ?

— Il m’a rejoint depuis peu de temps, dit le Prussien.

— Pour lors qu’il faudra le faire ajouter sur vos papiers. C’est compris ?

— Oui, monsieur le gendarme, dit le Prussien en courbant bien bas son échine.

— Et puis, reprit le gendarme, que je ne vois pas énumérée votre qualité d’aveugle. Il faudra me faire ajouter ça sur vos papiers. C’est compris ?

— Oui, monsieur le gendarme, dit le Prussien en se courbant encore plus bas.

Il tordait le bras de Pépé, tellement il craignait de l’entendre parler. Il ne le lâcha qu’en voyant le brigadier et son fidèle ami le gendarme Pandore s’éloigner au pas tranquille de leurs chevaux.

Quand Pépé aperçut de loin la grand’ville de Paris, sans savoir pourquoi, il tressaillit.

Ils arrivaient à Paris par Bellevue et Meudon. En découvrant Paris de là-haut, Pépé eut une impression identique à celle qu’il avait eue en face de la mer. Il lui parut que Paris ne prenait pas fin, comme la mer.

— C’est là que je suis né, se dit-il ; c’est là que je pourrai retrouver mon père et ma mère, et c’est là que je retrouverai Mme Giraud. Oh ! je te quitterai, méchant Prussien, va, je te quitterai !

Il était résolu, le pauvre Pépé, mais le méchant homme ne le laissait pas s’éloigner d’un pas.

Depuis qu’il avait été volé aux braves Fougy, le pauvre petit Pépé avait maigri et pâli. Il n’était plus soigné par les filles du fermier et il ne mangeait plus tant qu’il voulait. Il ne fourrait plus ses doigts dans les pots de crème et ne chauffait plus la tuile pour les bonnes galettes de sarrasin. Le méchant homme le rationnait, et, quelquefois, il lui enlevait le pain qu’il lui avait donné en disant :

— Tu en as trop.

Pépé n’avait plus de bon cidre, il ne buvait que de l’eau claire. Presque jamais on ne lui procurait une nourriture chaude.

— Je ne grandirai plus, pensait Pépé, maintenant que je ne mange jamais de soupe.

Pour plus de sûreté, en entrant dans Paris, le méchant Prussien lui attacha une corde au bras, comme s’il avait eu un caniche pour le conduire, et il entoura son poignet à lui de l’autre bout de la corde.

Il s’installa dans un affreux garni, au fond de Grenelle, où on lui loua un grabat dans un cabinet pour dix francs par mois.

— Toi, dit-il à Pépé, tu es jeune, tu coucheras sur le parquet. Je te donnerai une couverture pour te garantir du froid.

C’était dur, plus dur encore que la terre nue au milieu des bois et des champs, le plancher qu’on lui donnait pour lit. Les nuits devinrent fraîches et un lambeau de couverture que le méchant Prussien tirait de son lit ne l’empêchait pas de grelotter. Il ne se déshabillait plus, lui que Dédèle avait tenu si propre, il se recroquevillait, les genoux sous le menton pour pouvoir mettre la couverture sur sa tête, mais il y avait, un vent coulis entre le bas de la porte et la fenêtre, qui souvent le glaçait et qui l’enrhumait. Il n’avait plus envie de jouer de la trompette ! et il souffrait plus qu’il n’avait souffert jusque-là.

Toute la journée, le méchant Prussien soufflait dans son trombone, de cour en cour, Pépé criait pour demander l’aumône et il sentait qu’à crier sa voix s’éraillait.

— Tiens, dis donc, toi, fit le méchant Prussien, en rentrant un soir dans son taudis, on pourrait peut-être te reconnaître à l’aide de ce P-P que tu as sur la main ?

Et, le matin, au moment de partir, il lui entoura la main avec des bandes faites d’un vieux mouchoir sale.

— Tu auras l’air d’être blessé ou estropié, dit le méchant homme ; tu n’en seras que plus intéressant.

Il n’était pas content de Paris, le Prussien. Il gagnait moins d’argent qu’il ne l’avait espéré. Pour économiser, il rogna sur sa nourriture et sur celle de Pépé, qui n’eut plus jamais que du pain et de l’eau.

— Oh ! si je pouvais me sauver ! pensait Pépé toujours tenu par la corde passée à son bras. Si je rencontrais Mme Giraud, ou M. Édouard avec Fanny ? Si mon pauvre papa et ma pauvre maman pouvaient me reconnaître ?

Et il essayait de pousser le méchant Prussien vers l’avenue Marceau, quoiqu’il ne sut au juste de quel côté tourner.

Mais le pauvre Pépé ayant l’imprudence de demander au Prussien de l’y conduire, celui-ci s’y refusait constamment et il ne quittait pas les quartiers populeux du centre.

Certains jours, le méchant homme rentrait satisfait de sa recette et il ne grondait pas ; mais quand la journée n’était pas fructueuse, ce qui arrivait le plus souvent, il disait à Pépé :

— C’est toi qui ne cries pas assez fort.

Et il lui donnait des gifles ou des coups de ses grosses bottes hérissées de clous.

— Si je le faisais pleurer dans les cours ? pensa-t-il.

Et il le piqua rudement avec une épingle, quand il eut fini de jouer du trombone.

L’enfant hurla de douleur, si fort qu’on s’informa ce qu’il avait.

— Il est si malade, dit le méchant Prussien. Quelquefois, les douleurs le tordent.

— Vous devriez le laisser chez vous, dit-on, ce pauvre petit.

Et on donna au musicien jusqu’à des pièces d’argent pour que Pépé prît du repos.

— Le moyen est bon, pensa le méchant Prussien, et il l’employa plusieurs fois par jour.

Le pauvre petit Pépé commença à se désoler et à dépérir.

Et pour augmenter encore sa recette qu’il envoyait régulièrement, chaque semaine, dans son pays de Prusse, le méchant homme, qui était rentré dans son taudis chaque jour vers huit heures du soir, s’ingénia d’aller jouer du trombone dans les cabarets fréquentés par des messieurs de mauvaise mine qui faisaient si peur au pauvre petit Pépé qu’il était presque heureux de se retrouver seul avec le Prussien.

Pépé dut donc rester sur pied une partie de la nuit. Le méchant Prussien le conduisit dans des cafés dont les fenêtres étaient malpropres et barbouillées au blanc d’Espagne, ou garnies de rideaux épais. Des hommes attablés mangeaient, buvaient, jouaient et fumaient en criant très haut, en faisant beaucoup de tapage.

L’atmosphère était épaisse à couper au couteau. Le faux aveugle entrait là dedans, et son instrument ne dominait pas toujours le bruit des disputes, des conversations, les ronflements des hommes endormis que Pépé voyait laidement étalés à ses pieds sous les tables.

— Il est joliment désagréable, ton instrument ! criait-on.

Et l’on donna au musicien, jusqu’à des pièces d’argent, (p 46).

— Si tu n’étais pas aveugle, c’est moi qui te mettrais à la porte !

— L’enfant n’est pas trop horrible.

— L’autre le tient comme un chien.

— À boire ! criaient des voix d’ivrognes.

Le méchant Prussien ne gagnait pas grand’chose dans ces cabarets, mais le peu qu’il gagnait s’ajoutait au reste.

Il ne se couchait plus qu’à une heure ou deux du matin. Pépé aussi.

La mauvaise saison arrivait lentement.

Très souvent, il pleuvait et le malheureux enfant n’avait rien pour se garantir de la pluie. Ses vêtements étaient en guenilles, ses chaussures ne tenaient plus à ses pieds, quand il avait reçu la pluie, il était traversé, et il fallait que tout ce qui le couvrait encore tant bien que mal séchât sur lui. Il claquait des dents sur le plancher du taudis où il couchait et il lui semblait quelquefois que ses membres se paralysaient et qu’il ne parviendrait plus à s’en servir.

Il ne faisait pas jour qu’il devait se secouer, descendre, toujours tenu en laisse comme un chien, de manière à se trouver dans les cours au moment où les habitants se lèvent, où les domestiques font le ménage et où on peut espérer de ramasser déjà quelque menue monnaie. Le méchant homme après avoir réveillé Pépé voulait réveiller tous les Parisiens avec son trombone. Mais il y en avait qui se fâchaient ; très fréquemment les concierges le mettaient à la porte. Il se vengeait de ce qui lui arrivait en piquant le pauvre petit avec son épingle. C’était devenu chez lui un système. Ça l’amusait beaucoup lorsque Pépé pleurait.

Pauvre Pépé ! il en avait assez de souffrir. Sa bonne petite nature se révoltait. Il n’en pouvait plus, se sentait devenir malade et il voulait en finir.

— J’aimerais mieux me noyer que de rester ainsi ! s’écriait-il.

Mais même pour se noyer, il aurait fallu qu’il pût quitter le méchant homme, et celui-ci ne le lâchait pas.

— Est-ce que je ne pourrai jamais me sauver ? pensait sans cesse le pauvre Pépé.

Un soir, comme ils retournaient vers Grenelle, le méchant Prussien descendit sous le pont Solférino pour voir si la Seine montait. Il lâcha un moment sa corde et Pépé se trouva à quelques pas de lui.

— Tiens mon trombone, lui dit le Prussien.

Pépé vint recevoir de ses mains son grand tuyau de cuivre, il attendit de le voir descendu, et, prenant son parti réso­lument :

— Voilà ton trombone ! s’écria-t-il en lançant l’instrument dans le fleuve.

Et il prit ses jambes à son cou, se mit à courir rapidement le long du quai.

Le Prussien, furieux d’avoir vu son trombone disparaître dans la Seine, avait vivement remonté la berge et l’escalier, et s’était mis à sa poursuite. Pépé l’entendait crier en se rappro­chant :

— Ah ! canaille ! tu vas aller rejoindre mon instrument dans l’eau.

Pépé s’essoufflait, allait être atteint.

Il aperçut plusieurs personnes causant près des ruines de la Cour des Comptes. Il alla droit à elles en criant :

— Sauvez-moi ! Sauvez-moi !

Le méchant Prussien, voyant des gens rassemblés et l’enfant implorant leur aide, fit un rapide détour et redescendit sur les bas-quais de toute la vitesse de ses longues jambes, en murmurant :

— Si encore cette canaille de Pépé m’avait laissé mon trom­bone ! Le jeter à l’eau ! Un si beau trombone ! Me voilà sans gagne-pain à présent, et je suis obligé de regagner la Prusse en mendiant. Coquin d’enfant, va ! Puisse-t-il t’arriver malheur.

Hélas ! le souhait du méchant Prussien allait s’accomplir, le pauvre petit Pépé tombait de Charybde en Scylla, et il n’échappait à un méchant homme que pour devenir la proie d’abominables gredins.