CHAPITRE I LE PAUVRE PETIT PERDU

Oh ! comme il faisait froid !

Paris était couvert de neige. Les tuyaux des cheminées pointaient noirs sur les toits blancs. Le ciel était d’un gris sombre. Dans les rues, les cantonniers traçaient des sentiers de sable sur le linceul terni de l’hiver. Les Parisiens couraient, sans s’attarder, enveloppés dans leurs pardessus, avec des foulards ou des cols de fourrure remontés jusqu’aux oreilles. Les pauvres gens grelottaient les poings fermés ou soufflaient sur leurs doigts bleuis. On rencontrait beaucoup de malheureux qui tendaient timidement la main.

Il faisait si froid !

Les nez rougissaient comme des carottes, les oreilles avaient la couleur du homard cuit, les paupières clignotaient et les lèvres remuaient avec peine.

L’haleine sortant chaude formait un nuage devant la bouche des personnes et devant les naseaux des chevaux.

L’épaisseur de la neige amortissant les pas et le bruit des roues, Paris semblait plongé dans le silence. Les cochers juraient vilainement parce que leurs chevaux glissaient. À tous les carrefours on voyait des attelages par terre.

Au Bois, on patinait. Les gens riches avaient pu lancer leurs traîneaux qui parcouraient au trot allongé des coursiers et au joyeux tintement des sonnettes et des grelots les Champs-Élysées et les avenues ; ces gens étaient chaudement vêtus et couverts de peaux à longs poils.

Quand ils rentraient chez eux, leurs chambres avaient une douce chaleur, de grands feux de bois clairs et brillants pétillaient dans leurs cheminées, et leurs enfants jouaient sur des tapis moelleux avec de coûteux joujoux. C’était le bonheur.

À côté, il y avait le malheur, le logement sans feu, les parents sans lit, les enfants sans pain.

Ils ont bien froid les petits pauvres qui n’ont rien mangé, sous leurs haillons qui ne les couvrent pas, et il y a beaucoup de petits pauvres à Paris !

Dans une mansarde d’une des plus anciennes et des plus étroites rues de la vieille capitale, la rue de Venise, qui va de la rue Beaubourg à la rue Quincampoix, habitait un jeune homme avec une jeune femme. Ils avaient un beau petit enfant de deux ans. L’homme, qui se nommait Joseph Paulin, et sa femme étaient assis tous deux par terre tandis que leur enfant, Pierre, dormait enroulé dans une couverture. Cette couverture était la seule chose qu’il y eut dans cette mansarde avec un plat en terre et une cruche d’eau. Pas de lit, pas de chaise, pas de feu, rien. Le père et la mère gelaient ; la mère veillait incessamment sur son enfant dans la crainte que le froid ne vint le saisir pendant son sommeil, et chaque fois qu’elle le regardait une larme tremblait au coin de sa paupière et descendait lentement sur ses joues.

— Puisqu’il n’y a pas moyen, disait l’homme.

La femme secouait la tête.

— Non, pas lui, disait-elle en désignant l’enfant, pas mon petit Pierre, pas mon Pépé.

L’homme avait cherché de l’ouvrage, n’en avait pas trouvé, et il disait :

— J’ai fait ce que j’ai pu et je suis à bout de forces. Voilà trois mois que je me ronge, sans travail. Je n’en puis plus. Toi, tu n’as rien de ton côté. Peu à peu nous avons tout vendu, tout vendu ; nous avons brûlé notre dernière chaise. Retourner frapper à la porte des patrons, vêtu comme me voilà, après avoir reçu quatre sous de ma dernière chemise pour acheter du pain, c’est aller au-devant des refus. Il n’y a plus moyen. Il n’y a plus moyen !

— Que veux-tu ?… faisait la femme avec un accent résigné… Mais pas lui, oh ! non, pas l’enfant !

Joseph Paulin venait de proposer à sa femme d’en finir avec la vie, de mourir avec leur enfant, et, elle, elle consentait à partir pour toujours avec son mari, à laisser son enfant privé de sa mère, mais elle voulait être sûre de le voir vivre, elle voulait le savoir sauvé.

— Que faire ? répétait Joseph Paulin. J’ai été jusqu’à mendier, et tu sais, ma pauvre femme, ce qu’on m’a donné. Cinq sous pour toute une journée passée à tendre la main. Ceux qui ont chaud ont trop de peine à sortir leurs doigts de leur poche. Hier, le petit a mangé deux sous de pain, nous rien… Aujourd’hui, il a faim. S’il faisait soleil, nous prendrions courage, le petit pourrait supporter davantage la souffrance, mais il fait si froid ! Ah ! la misère ! la misère !

— Au bureau de bienfaisance, tu n’aurais rien ? demanda la mère.

— J’y ai été trop souvent ; ils sont fatigués de me voir et ils m’ont donné ce qu’ils ont pu ; leurs ressources sont limitées. J’irais bien mendier encore, mais cela ne nous sauverait pas, et si j’étais ramassé par la police, quelle honte ! Nous sommes des ouvriers honnêtes, nous avons travaillé tant qu’il y a eu de l’ouvrage, il n’y en a plus… que veux-tu !…

— Oh ! mon pauvre Pépé !

Pépé, c’était l’abréviation du nom de Pierre. C’était « Pépé » que la mère appelait constamment son enfant.

— Te souviens-tu, dit-elle à son mari, quand je te fis tatouer sur la main droite de notre petit Pierre deux P-P.

— Il y avait du travail alors et de la joie dans la maison, soupira Joseph Paulin.

— Oh ! j’avais si peur de le perdre, si peur qu’on ne nous l’enlevât, tandis que nous étions à notre journée ! Pauvre petit Pépé ! Ces deux P-P tatoués, c’était son nom de Pierre Paulin, c’était aussi le nom que je lui donnais, Pépé. Oh ! mon enfant !

Dans un élan de tendresse, elle l’embrassa, et l’enfant se réveilla en criant :

— Faim, Pépé ! faim ! maman, faim.

La pauvre maman, dont les entrailles se retournaient à ce cri terrible, l’embrassa longuement, comme si son baiser eût dû calmer la faim de son enfant.

Joseph, dont la voix de l’enfant avait secoué le cœur, passa le revers de sa main sur ses yeux.

— Tu vois… fit-il.

Il redemandait à sa femme d’en finir avec la vie, tous trois, de s’en aller à la Seine qui charriait de gros glaçons et de se laisser glisser au fil de l’eau après s’être embrassés une dernière fois. L’eau était si froide ! ils seraient gelés tout de suite et souffriraient peu… et puis, quelques secondes de plus ou de moins… ce n’était rien auprès de la faim, de la misère qu’ils supportaient depuis si longtemps.

La mère répétait qu’elle était prête à mourir, mais qu’elle ne voulait pas tuer son enfant ; elle préférait l’abandonner, le savoir en des mains étrangères.

— Il y a de braves gens, disait-elle… Il serait sauvé, lui.

— Faim, maman, fit l’enfant.

— Oh ! mon Pépé ! mon Pépé ! s’écria la mère en réprimant un sanglot.

Et insensée, l’enlevant dans ses bras, elle ajouta :

— Je ne veux pas que tu meures ! je ne veux pas que tu souffres ! je ne veux pas que tu aies faim !

Elle tendit son enfant à son mari :

— Embrasse-le, fit-elle.

Lui, il sentit que c’était pour la dernière fois et il comprima son front de ses mains en déposant un long baiser sur la bouche de son enfant.

La mère partit, comme une folle.

— Pas aux Enfants-Trouvés… pas à la police… murmurait-elle. Dans les quartiers riches… Il y a de braves gens.

Elle courut jusque par delà le parc Monceaux, et, rapidement, sur la place Malesherbes, déposa son enfant sur sa couverture et s’enfuit.

L’enfant se dressa, fit quelques pas mal assurés derrière sa mère, criant :

— Maman ! maman !

Et il tomba dans la neige.

Une voiture attelée de deux magnifiques chevaux passait en ce moment. Elle arrêta. Une dame se fit apporter l’enfant par son valet de pied.

— Cherchez… Si vous apercevez quelqu’un… dit-elle.

Le valet de pied ne vit personne.

Mais la pauvre mère, du coin de la rue, constatait que son enfant était recueilli.

— Il sera sauvé, lui, murmura-t-elle.

Et elle disparut.

— Il est gelé, cet enfant, murmura la dame, tandis que sa voiture repartait.

Cette dame se nommait Mme Giraud. C’était la femme d’un riche banquier dont les bureaux étaient situés faubourg Pois­sonnière et l’hôtel avenue Marceau.

Mme Giraud rentrait dans son hôtel.

Cet hôtel, composé seulement d’un rez-de-chaussée surélevé, était splendide. Des domestiques en culottes de panne rouge et en bas de soie retenus par des jarretières d’or, à l’habit bleu à la française galonné d’or, étaient dans l’antichambre et à toutes les portes. Mme Giraud n’avait pas la peine d’ouvrir un vantail ni de soulever une portière. De bons tapis épais amortissaient les pas, de lourds rideaux empêchaient l’air filtrant par la fenêtre d’arriver dans l’appartement. On sentait le chaud dans ce bel hôtel ! une douce chaleur, égale dans toutes les chambres, qui rendait leur élasticité aux membres engourdis, qui laissait respirer à l’aise.

Le pauvre petit, qui avait pleuré sa maman dans la voiture, à qui la belle dame faisait peur quoiqu’elle le réchauffât dans ses fourrures, ne vit pas toute cette richesse, lui ! Il appelait toujours :

Maman ! maman !

Mais la tiède atmosphère des appartements le pénétra peu à peu.

— Quel sale petit garçon madame ramène, pensaient les domestiques, il est crotté comme un barbet et il a mis de la boue sur la belle robe de la patronne.

Madame le faisait entrer avec elle dans sa chambre à coucher et elle disait à sa femme de chambre :

— Fanny, préparez vite le bain et lavez-moi cet enfant. Vous prendrez ensuite des vêtements de M. Édouard et vous l’habillerez.

M. Édouard, c’était le fils de Mme Giraud qui avait six mois de plus que le pauvre petit perdu.

Mme Giraud mit ce dernier devant la cheminée où le bois flambait, et elle jeta son manteau et son chapeau à sa femme de chambre.

Mais le petit ne voulut pas rester où on le plaçait. Il se sauva jusqu’à la porte, criant toujours :

— Maman ! maman !

Mme Giraud le rattrapa, et, s’asseyant avec lui devant le feu :

— Où est-elle, ta maman ? demanda-t-elle.

— Maman, répéta l’enfant.

— Comment te nommes-tu ?

— Pépé

— Pépé qui ?

— Pépé, répondit l’enfant en pleurant.

— Et ton papa, comment se nomme-t-il ?

— Papa.

— Et ta maman ?

— Maman.

Mme Giraud n’en put rien tirer autre. Elle sentait que le pauvre petit devait avoir faim et, dès qu’il fut dans le bain, elle lui fit prendre un verre de lait chaud et sucré.

— C’est un bel enfant, dit-elle en le voyant se débattre dans la baignoire où il avait peur.

— Maman, faim encore, répétait Pépé.

Mme Giraud n’avait pas besoin d’une grande perspicacité pour découvrir que cet enfant avait été abandonné à la suite d’un de ces drames émouvants que fait naître la misère.

La faim du pauvre petit, les loques dont il était vêtu, les deux P-P tatoués sur sa main, montraient le monde auquel il appartenait. C’était le fils de braves ouvriers réduits à la dernière extrémité, car des mendiants ou des gens de mauvaise profession eussent cherché à tirer parti de l’enfant au lieu de l’abandonner.

— Si je connaissais ces malheureux parents, je les aiderais, pensa Mme Giraud.

Mais il lui était impossible d’obtenir de l’enfant un renseignement quelconque. Elle fit mettre un avis dans les journaux, mais cet avis ne lui fit rien découvrir.

Cependant elle soigna l’enfant. Au sortir du bain, habillé comme il ne l’avait jamais été d’étoffes laineuses, Pépé s’était bourré de nourriture ; il s’était un peu consolé et beaucoup familiarisé.

Au bout de deux jours, il se roulait sur les tapis comme s’il n’eût jamais fait que cela. Il demandait toujours « maman », mais il s’accrochait aux jupons de la femme de chambre.

Sous la surveillance de Fanny, il faisait des parties avec M. Édouard. Celui-ci avait des quantités de jouets qui remplissaient une chambre destinée à ses ébats. Les clowns, les musiciens, les soldats, les brillants polichinelles émerveillaient Pépé qui aidait M. Édouard à les déchirer et à leur couper la tête, pour voir ce qu’ils avaient dedans. Un singe automate, qui battait le tambour en remuant la queue, le réjouissait d’une façon particulière. S’il s’approchait de la fenêtre pour voir voltiger les flocons de la neige ce n’était plus avec ce sentiment de malaise et de terreur que le pauvre petit avait subi sans s’en rendre compte, mais avec une sensation irréfléchie de bien-être, parce qu’il était à l’abri.

Mme Giraud n’avait cependant pas l’intention de le garder avenue Marceau. Assurée qu’elle ne découvrirait pas les parents du pauvre petit perdu, elle écrivit à ses fermiers de Normandie pour leur demander de le prendre, et, ayant leur réponse, elle chargea sa femme de chambre d’aller le con­duire. Mme Giraud dota Pépé d’un trousseau prélevé sur les vêtements et le linge que M. Édouard ne portait plus, elle recommanda à Fanny de le faire admirablement traiter par ses fermiers et de leur prescrire de l’élever comme ils avaient élevé leurs propres enfants, puis elle l’embrassa en lui disant :

— Je te verrai quand le temps sera beau.

Pépé, conduit par Fanny, partit pour la Normandie. Ils s’arrêtèrent à Lisieux où le fermier vint les chercher avec son char à bancs.

— C’est celui-là, le petit que vous nous amenez ? demanda le fermier, le père Fougy, un brave Normand au visage enluminé, qui était avec sa fille, une grande et forte gaillarde de la vallée d’Auge, portant crânement sur l’oreille son bonnet de coton attaché d’un ruban bleu.

— C’est celui-là, répondit Fanny.

— Il est solide d’aspect, dit la fille Fougy, Adèle : il fera un gars.

— Vous le soignerez.

— Oh ! qu’oui ! Madame sera contente.

Ils allèrent dîner dans une auberge où on leur servit des rougets couverts de crème et d’exquis petits pâtés au jus qui sont une des spécialités de Lisieux.

Après le dîner, ils montèrent dans le char à bancs, en s’enveloppant dans leurs capes, quoiqu’il fît moins mauvais et que la neige fondît. Le grand cheval blanc, sous ses lourds harnais garnis de peau de mouton, secouant son collier à grelots, dévora la route.

— Donnez-moi le petit dans ma cotte, dit Adèle ; il aura moins froid.

— Tenez, dit Fanny en le lui passant.

— Quel nom a-t-il ? demanda Adèle.

— Pépé.

— Quel drôle de nom, dit la grande fille.

Ils se rendaient dans la commune d’Auquinville, dans l’antique manoir de Saint-Aubin, dont ils aperçurent les tourelles seulement quand ils furent dessus.

Le manoir de Saint-Aubin était construit dans une petite vallée, au centre de deux grands plants. On appelle « plants », en Normandie, les prairies complantées de pommiers dont les bonnes pommes servent à faire le bon cidre. On ouvrait une barrière, au-dessous d’un bois, on entrait dans le premier plant qu’on traversait par une avenue de pommiers, et on arrivait devant une longue et haute habitation flanquée de deux tourelles dont la vraie dénomination est « poivrière ». Le côté droit, en regardant le manoir, était réservé aux maîtres, le côté gauche aux fermiers. Dans les poivrières ou tourelles étaient des crémeries très importantes, le lait, le beurre et les fromages de Livarot et de Camembert constituant un des produits principaux de la ferme. Les vacheries, les bauges, se trouvaient au milieu du plant, dans un bâtiment séparé ; le pigeonnier était dans une tour ronde couverte d’espaliers. Le pressoir et les greniers occupaient un autre bâtiment, dans le second plant, de l’autre côté d’un joli ruisseau qui coulait sur un fin gravier, sous l’herbe et les cressons cristallisés.

En face des bâtiments, de l’autre côté de la cour, se trouvait un vaste jardin avec une fontaine de belle eau claire qui tombait dans un large bassin. Au-dessous de ce bassin, limitant le jardin, était un grand vivier, carré, maçonné, dans lequel on pêchait des carpes, des tanches, des brochets et des anguilles. Le ruisseau alimentait ce vivier et en ressortait pour traverser des prés séparés par des haies de noisetiers et de grands chênes.

En haut du second plant se voyait une sorte de monument avec un étroit cimetière où quelques pierres tumulaires portaient les noms des Férey et des Laneuville, les ancêtres des Monteil, les propriétaires de Saint-Aubin. C’était en allant vers Fervacques ; ah ! Fervacques, un joli village avec un beau château dans lequel on voit le lit où Henri IV a couché, un beau château où on entre en franchissant un pont-levis jeté sur un fossé plein d’eau courante. À l’opposé de Fervacques, en haut d’une terre de labour, se trouvait la bergerie.

Tel était le manoir de Saint-Aubin-sur-Auquinville, où Pépé fut amené, au grand trot du cheval blanc du père Fougy, dans les bras d’Adèle, et où la mère Fougy le fit asseoir sous le haut manteau de la cheminée de sa cuisine devant un feu de fagots dont les flammes montaient autour de la marmite pendue à la crémaillère.

— Il a des yeux qui me plaisent, ce petiot, dit la mère Fougy. Tiens, mon fiston, je vais te faire manger une soupe aux choux verts et à la graisse, comme on n’en mange qu’en Normandie.

Mme Giraud vous recommande de le soigner comme si c’était votre propre enfant, dit Fanny.

— C’est moi qui m’en charge, s’écria la grande Adèle.

— Nous tous, dit la seconde fille des Fougy qui se nommait Aimée.

— Oui, nous tous, certainement, dit la mère Fougy. Mais qu’est-ce que ce petit-là, car enfin, Pépé, ce n’est pas un nom ?

Fanny raconta de quelle manière Mme Giraud avait recueilli l’enfant.

— Comment, dans la neige ! s’écria la grosse Aimée.

Faut-il qu’il y ait de méchantes gens à Paris pour abandonner leur enfant par un froid pareil, en plein dans la rue.

— Il y a des gens qui sont malheureux, dit Fanny, des gens qui ont faim.

— Des gens qui ont faim ? interrogea Aimée, qui, n’ayant jamais vu, au fond de sa campagne normande, un individu, même un mendiant, n’avoir pas de pain, ne comprenait pas qu’à Paris, où elle croyait que tout le monde gagnait de l’or, on put souffrir faute de nourriture.

Fanny expliqua aux filles Fougy que Paris renfermait de terribles misères.

— Alors, le pauvre petit, dit Adèle, il n’a personne pour l’aimer. Hé bien, mademoiselle Fanny, vous direz à Mme Giraud que nous serons des parents pour lui, et qu’il ne manquera de rien.

Et Adèle fît coucher Pépé dans sa chambre et il s’attacha à cette brave fille dès le premier jour. Il pleura bien tout de même lorsque Fanny quitta Saint-Aubin-sur-Auquinville pour retourner auprès de Mme Giraud, mais il fut vite consolé.

Dès lors commença pour Pépé une douce vie de campagne. On lui fit manger des soupes pour le faire « forcir ». Aimée faisait cuire de la bouillie dans une casserole, on la servait sur la table, elle creusait fortement le milieu, y jetait un gros morceau de beurre frais qui fondait en jaunissant la belle farine blanche, et chacun puisait avec sa cuillère dans le cuivre reluisant.

Pépé avait une prédilection marquée pour cette bouillie et pour les galettes de sarrasin. Quand il voyait Adèle prendre une jatte, délayer de la farine de blé noir dans du lait, placer sur le feu l’espèce de poêle plate qu’en Normandie on appelle une « tuile », la graisser avec une couenne de lard et répandre la pâte qui se dorait et sur laquelle on étendait ensuite du beurre frais, il commençait à trépigner et à battre des mains.

— Tiens, Pépé, lui disait le père Fougy, roule la galette et trempe-la dans un verre de vieux cidre. Hein ? Fameux ! fameux !

— Fameu ! Fameu, Pépé ! répétait l’enfant.

Il accompagnait Adèle quand elle allait traire les vaches dans les prairies, une sorte d’amphore de cuivre à chaque bras, les cotillons retroussés jusqu’en haut de ses doubles bas de laine, chaussée de gros sabots « à collet ».

— Attrape ! disait Adèle en lui envoyant un jet de lait en plein visage.

Il riait en tirant sa petite langue pour goûter le bon lait chaud qui descendait en rigoles jusqu’à ses lèvres.

Il savait qu’il allait en avoir davantage, en revenant avec la grande Adèle jusqu’à la laiterie, dans la tourelle, où Aimée était restée à retourner les fromages dans leur forme. Il découvrait les grands pots de grès brun, trempait ses doigts dans la crème et les léchait ensuite avec satisfaction, le gourmand.

— Petit coquin, va, disait Aimée.

Quand le beau temps fut revenu, les promenades devinrent

Il accompagnait Adèle quand elle allait traire les vaches… (p. 22).
plus longues. Adèle et Aimée l’emmenaient voir les fleurs roses qui couvraient les pommiers.

— C’est beau, Pépé, disaient-elles.

— Beau, répétait l’enfant.

L’été arriva, un été brûlant. Aimée s’amusait avec lui sur les prés verts. Elle l’enlevait dans ses bras en chantant :

V’là V’là l’biau temps,
V’là Lanturlure,
V’là V’là l’biau temps.
V’là Pourvu qu’ça dure.
V’là l’biau temps revenu.

La fleur des poummiers est rose,
Les poummes roses itou,
Vert est l’pré qu’la pluie arrose,
Verts sont les poummiers du rou.

V’là V’là l’biau temps,
V’là Lanturlure,
V’là V’là l’biau temps.
V’là Pourvu qu’ça dure.
V’là l’biau temps revenu.

— Saute, Pépé ! s’écriait-elle en l’embrassant. Tu prends des joues de Normand, c’est dur et rouge comme une pomme de pigeonnet.

Elle lui racontait, le soir, des histoires de belles fées qui donnaient aux petits enfants sages tout ce qu’ils pouvaient sou­haiter, et puis des histoires de terribles filous qui dévalisaient les honnêtes gens, et l’histoire d’Ali-Baba avec les quarante voleurs, qu’on lui avait apprise à l’école, de terribles voleurs qui vivaient dans des cavernes, rançonnaient les passants, et se cachaient dans des pots à beurre, ce qui les rendait jaunes comme des coings.

Ces histoires, Pépé ne les comprenait pas toujours et il les faisait recommencer.

— Mais les gendarmes finissent par mener les voleurs en prison, concluait Aimée en manière de morale.

Au mois d’août, la famille Giraud arriva à Saint-Aubin-sur-Auquinville et y passa trois semaines.

— La campagne l’a métamorphosé, dit Mme Giraud en re­voyant le pauvre petit perdu.

Les trois semaines durant, Pépé fut le camarade de M. Édouard ; il mangea avec lui, et Fanny les gâta tous deux, les bourrant de bonbons qui arrivaient chaque matin de Paris.

Puis, la famille Giraud quitta Saint-Aubin pour aller dans son chalet de Trouville, et Aimée et Adèle reprirent leur petit compagnon qu’elles emmenaient quelquefois au marché de Lisieux, et avec lequel elles gaulèrent les pommes et firent le cidre nouveau.

L’hiver revint, un vilain hiver, moins froid que le précédent, mais humide, pluvieux.

— Bon pour les prés, mauvais pour les hommes, disait le père Fougy.

Pendant les longues soirées d’hiver, devant l’âtre flambant, Aimée filait du chanvre.

Elle redisait ses histoires et apprenait à Pépé à chantonner.

Reprends ça, faisait-elle :

Je vis un prunier violet de prune,
Je montai dedans, n’en laissai pas une.

Pépé, lui, obéissait, faisait beaucoup de bruit.

— Tiens, fiston, répète aussi, disait le père Fougy, ce que je m’en vas te chanter :

J’aime le bon cidre et le jambinet.
Ne pas les aimer serait d’un benêt.
J’aime à mon repas me creuser un trou
Et pour mon dessert la galette itou.

— C’est quand tu auras des gâteaux qu’il faudra lui chanter ça, disait la mère Fougy.

— Fais-nous de la galette de sarrasin, disait le père.

— Oui, oui, de la bonne galette ! s’écriait Pépé.

Il grandissait, Pépé, en bon paysan normand, de mois en mois, d’année en année.

Il avait cinq ans lorsque la famille Giraud étant revenue à Saint-Aubin, comme elle le faisait tous les ans depuis qu’elle avait acheté cette propriété des Monteil, le petit camarade de Pépé, M. Édouard, demanda à ses parents de l’emmener avec eux à la mer.

Pépé partit pour Trouville et il y demeura un grand mois. Il fit des courses sur le sable avec M. Édouard ; il creusa des canaux ; il éleva des digues que la vague démolissait en écumant, à leur grande satisfaction. Mais ce qui ravissait Pépé, c’était de se mettre jambes nues dans l’eau de la mer et de ramasser des crevettes, des crabes. Ils faisaient cuire leurs crabes en allumant des herbes et des branches sèches sur la grève. Pépé remplissait de coquillages des sacs qu’il voulait rapporter à Aimée et à Adèle.

Car, il s’amusait beaucoup au bord de la mer, il était content d’être avec Fanny, mais celles qu’il appelait sa Mémée et sa Dédèle lui tenaient au cœur plus que tout au monde, et il eût peut-être même oublié son papa et sa pauvre maman, si, de temps en temps, Aimée et Adèle n’avaient tenu à entretenir de ces images perdues sa trop jeune mémoire.

L’année suivante, les Giraud l’emmenèrent encore passer un mois à Trouville. Il avait six ans, le brave petit Pépé, et c’était un bel enfant, aux cheveux blonds et bouclés, aux yeux bleus, aux traits réguliers et forts. Il possédait surtout un petit nez qui avait l’air de parler tout seul et que Mlle Aimée déclarait on ne peut plus drôle.

Quand il rentra à Saint-Aubin, il apprit que la grande Adèle allait se marier et quitter la ferme. Il se mit à pleurer les larmes de ses yeux.

— Dédèle, dit-il, tu vas quitter ton Pépé, alors ?

— Non, mon Pépé, je ne vais pas loin, j’habiterai Fervacques. Tu viendras me voir quand tu voudras.

— Tous les jours, dit Pépé.

— Oui, tous les jours, dit Adèle en riant.

Le père et la mère Fougy firent de grands apprêts pour célébrer dignement le mariage de leur fille. Il y avait dans la cour des troupeaux d’oies et de dindons parmi lesquels on choisit les plus gros que l’on soumit à un engraissement rapide.

Ce qu’on leur donna de boulettes de farine et de fécule, ce qu’elles avalèrent de noix, ces pauvres dindes ! Elles se régalaient, hélas ! sans penser à la méchanceté des hommes et au point de vue égoïste qui leur faisait les traiter si plantureusement. On commanda au boucher de Fervacques douze gigots et le père Fougy alla à Lisieux chercher du vin, du cognac et des pâtisseries.

Ah ! ce fut de belles épousailles ! Les Fougy avaient demandé aux Giraud de servir dans leur grande salle à manger et dans leur cuisine ; on avait mis les tables bout à bout et on les allongeait avec des planches sur des tonneaux. On s’attendait bien à danser le soir : le violon de Fervacques était commandé.

La mariée se vêtit de blanc, en robe de mousseline, et son tablier était en soie rouge, garni d’un bouillonné qui faisait le tour de la bavette et des poches. Elle avait un bonnet de dentelle dont les barbes tombaient sur son dos. Dans le bonnet elle piqua de belles épingles d’or à pendeloques et autour du cou elle passa une chaîne d’or à laquelle tenait une colombe normande ornée de cailloux du Rhin qui brillaient comme des diamants. Les Giraud lui avaient envoyé une montre.

— Que tu es belle, ma Dédèle ! s’écria Pépé.

Elle se mit au corsage un bouquet de fleurs d’oranger dont les rubans tombaient jusqu’à ses pieds.

Le marié aussi avait un gros bouquet avec des rubans sur son habit bleu à boutons d’or. Il portait un gilet blanc et un pantalon blanc à raies roses. C’était un beau gars, planté carrément. Le couple était imposant à voir. On le cria assez aux mariés quand ils défilèrent, le violon en tête, dans Auquinville et dans Fervacques. Pépé se montra très fier de sa Dédèle et il marcha continuellement à côté d’elle.

Les demoiselles d’honneur jetaient des dragées à poignées et les petits enfants se précipitaient dans le cortège pour les ramasser. C’était bien amusant de regarder les enfants se bousculer et se battre pour avoir les dragées.

En traversant le pays, la noce rencontra un musicien ambulant que le père Fougy voulut absolument engager. Ce musicien qui devait être allemand, presque tous les musiciens nomades étant de ce pays, jouait du trombone. Cet instrument, que le père Fougy appelait trompette, comme tous les instruments de cuivre, enthousiasmait le brave fermier.

— Moi, disait-il, je n’aime qu’une seule musique, c’est la trompette. Le violon, oh ! le violon, c’est très joli, mais il n’y a rien comme la trompette ; ça s’entend, au moins.

Il convint du prix avec le joueur de trombone.

— Et vous mangerez comme les gens de la noce, lui dit-il.

Ils mangèrent comme des affamés, les gens de la noce ! Ils avaient pris des acomptes, la journée entière, mais ils avaient aussitôt fait des trous en buvant un verre d’eau-de-vie de cidre ou du cognac. Ils étaient préparés à se mettre à table et ils ne laissèrent des plats que les os. Les gigots, les dindes, les oies furent engloutis ! Ah ! les belles oies ! c’était gras ! cette fine chair légèrement saignante, on l’avalait sans s’en apercevoir ! C’est pour le coup qu’il en fut chanté, au dessert, de belles chansons ! Celles que savait Aimée, celles que connaissait le père Fougy n’étaient rien à côté de ce que chantèrent les amis du marié. Il y eut un refrain qui, repris par le marié lui-même, enleva l’assistance :

Le cidre de Normandie
Des cidres est le meilleur !
Et le vin, quoi qu’on en die,
Ne chauffe pas tant le cœur !

— Bravo ! bravo ! criait-on. Vive la Normandie !

— Toi aussi, Pépé, tu es un petit Normand, disait la mariée en pinçant le menton de l’enfant.

— Tu n’as pas sommeil, Pépé ? demanda Aimée.

— Oh ! non, fit celui-ci en écarquillant ses yeux.

— Quand tu auras sommeil, tu monteras dormir, dit Aimée. C’est dans ma chambre que tu vas coucher à présent.

Le bal ne tarda pas à commencer.

On dansait très gentiment de belles danses normandes dans le manoir de Saint-Aubin-sur-Auquinville. La tradition du ballet français ne s’était pas perdue, dans cette belle et féconde Normandie qui a conservé tant de caractère.

La mariée était particulièrement remarquée ; non seulement elle saluait avec beaucoup de grâce, mais elle dansait avec légèreté et avait des gestes fort élégants.

— Il faut boire un coup ! Il faut boire un coup ! criait le père Fougy aussitôt qu’une danse était terminée.

Et de boire personne ne se faisait faute, les grands tonneaux de cidre qui tiennent d’ordinaire six cents « pots », ce qui fait douze cents litres, en avaient des vides.

— Allons, le trompetteur, trempez vos lèvres, disait le fermier.

Pépé était porté pour la trompette, ainsi que le père Fougy.

Il considérait l’instrument de cuivre qui allait et venait sous la main de l’homme avec une sorte de stupéfaction.

— Je voudrais souffler dedans, dit-il.

— Laissez-le souffler dedans, dit le père Fougy à l’homme.

Le joueur de trombone se prêta de bonne grâce à ce désir d’enfant et dit au fermier :

C’est votre fils ?

— Ma foi non, dit le père Fougy. C’est un pauvre petit enfant trouvé que nous élevons pour faire plaisir à nos maîtres. Il est, du reste, gentil au possible.

— Un enfant trouvé, pensa l’homme, ils ne doivent pas y tenir ?…

Les danses continuèrent longtemps, mais au son du violon, parce que le musicien au trombone avait demandé à aller se reposer dans le foin.

Pépé était sans doute monté se coucher aussi. On ne s’en préoccupa pas. Mais quand, un peu plus tard, Aimée entra dans sa chambre, elle fut bien étonnée de ne pas voir Pépé dans son lit.

— Où est Pépé ? cria-t-elle.

— N’est-il pas couché ? dit le père Fougy.

— Comment ! Pépé n’est pas dans ta chambre, Aimée ? demanda la mère Fougy.

On appela l’enfant. Il ne répondit pas. On commença à s’inquiéter. Le père Fougy ouvrit la porte des mariés.

— Vous n’avez pas Pépé avec vous ? demanda-t-il.

— Certainement non, cria Adèle.

On prit des lumières et on le chercha dans la maison, pensant qu’il s’était endormi dans un coin. Mais point de Pépé.

Alors, on réveilla tout le monde, chacun se mit sur pied et on rechercha Pépé, appelant Pépé réclamant Pépé. Rien ne décelait la présence de l’enfant.

— Pourvu qu’il ne soit pas tombé dans le vivier, dit quelqu’un.

On alla au fond du jardin, on explora anxieusement le vivier avec des gaules.

— Ah ! ça, où est-il ? faisait Aimée, le cœur gros.

Les mariés eux-mêmes, inquiets, cherchaient.

— J’y songe, dit le père Fougy ; il ne pouvait pas quitter la trompette des yeux, il est peut-être dans le foin avec le musicien.

On courut à la fenière.

— Tiens, mais… le musicien n’est pas là !

Alors, une angoisse saisit la gorge de tous les gens de la noce, hommes et femmes, ceux qui n’étaient pas encore partis, qui couchaient à la ferme.

— Si le musicien était un voleur d’enfants ? fit-on.

— Comment, s’écria le fermier, ce barbu que j’ai tant fait boire, il serait capable !… Si je le trouve, je le casse en trois morceaux, et sa trompette aussi !

— Personne ne le connaissait, ce trompetteur, dit la mère Fougy.

Alors on s’inquiéta du musicien comme on s’était inquièté de l’enfant.

On essaya de les trouver l’un et l’autre.

Tous deux avaient disparu.