Émile Méresse
Imp. Fernand Deligne & Cie (p. 8-18).


LE CATEAU JUSQU’AU xve SIÈCLE




Cette possession épiscopale si importante que les évêques avaient entourée de tant de soins faillit être perdue au xiie siècle ; Cambrai était alors désolé par un schisme. Tandis que l’évêque Gaucher, déposé par Pascal ii, était soutenu par Henri iv, Robert, comte de Flandre, soutenait Manassés[1]. Déjà Gaucher avait dû accorder une commune aux Cambrésiens afin de se les attacher, mais attaqué dans sa ville épiscopale par les troupes flamandes, il n’eut plus de recours qu’en l’empereur. Celui-ci menaça d’envahir la Flandre ; malheureusement, il n’était pas en son pouvoir de protéger toujours cette ville située à l’extrémité de son empire. Aussi, dans une assemblée tenue à Liège, accueillit-il favorablement les propositions de son puissant vassal. Le comte fit amende honorable, jura de protéger désormais l’évêque Gaucher et en échange, l’empereur l’investit de la châtellenie de Cambrai et du Cateau-Cambrésis[2].

Cet abandon qui mettait la ville aux mains du comte de Flandre ne fit d’ailleurs d’aucun avantage à Gaucher qui, quelques mois après l’entrevue de Liège, fut de nouveau chassé de sa ville épiscopale. Cette fois, le fils de Henri iii, Henri iv, vint lui-même à la tête d’une forte armée, força les Flamands à se retirer du Cambrésis et dévasta quelques domaines de Robert[3], mais un compromis arriva encore et le comte fut de nouveau investi de la châtellenie et du Cateau[4]. Il attachait la plus grande importance à cette place qu’il fortifia avec soin[5].

Le faible Odon, successeur de Gaucher et de Manassés n’était pas de force à lutter contre le puissant comte de Flandre. Il n’en fut pas de même de l’évêque Burchard. Confiant dans son droit, il fit excommunier le fils de Robert, Baudouin vii, comme détenteur des biens de l’Église et chaque jour la sentence fut annoncée au son des cloches. Les circonstance aidèrent l’évêque, Baudouin reçut une grave blessure à la tête. Se voyant en danger de mourir, il envoya une ambassade au prélat pour être relevé des censures ecclésiastiques. Gérard en profita pour acheter les conseillers du comte[6] et celui-ci consentit enfin à rendre la châtellenie et Le Cateau.

Charles de Danemarck refusa de reconnaître l’abandon de son prédécesseur, mais sur les menaces, sur les prières de Burchard, il consentit à lui rendre Le Cateau, à la condition toutefois qu’il pourrait y chercher un refuge en cas de besoin[7]. S’il faut même en croire la version française des Gestes, l’évêque aurait versé 200 marcs pour obtenir ce résultat. On le voit, la restitution ne se faisait pas sans condition. La place était trop forte pour que Charles y renonçât complètement et tout au plus pourrait-on parler d’un partage de l’autorité[8].

Cette place que Burchard avait eu tant de peine à recouvrer devait être de nouveau enlevée au domaine épiscopal sous le pontificat de son successeur.

À Saint-Aubert habitait un seigneur que soutenaient de puissantes influences. Marié à Ermengarde, fille de Hugues d’Oisy, le puissant châtelain du Cambrésis[9], il était l’ami de Gilles de Chin, dont l’histoire et la légende ont popularisé les exploits[10]. Après avoir dévasté les biens de l’évêque, il voulut s’emparer du Cateau et y vint avec de fortes troupes, appuyé par le comte de Hainaut et Gilles de Chin.

Ayant fait mettre le feu aux chaumes qui recouvraient les toits, il alluma un incendie qui, en peu de temps détruisit la malheureuse cité. Du palais épiscopal, de Notre-Dame, de St-Martin, de St-André, il ne resta que des ruines. Les chroniqueurs nous font le tableau le plus désolant de la malheureuse cité, où beaucoup d’habitants furent brûlés ; les seuls chiffres donnés, cent hommes et douze enfants retrouvés carbonisés ensemble, nous permettent de nous faire une idée de la violence de l’incendie. En vain, beaucoup de ces malheureux essayèrent de se sauver en sautant des murailles.

Le prévôt Adam continua pourtant à résister dans la Tour Sainte-Marie, mais entouré de forces supérieures, il dut rendre la tour à Gérard qui lui permit de se retirer[11].

Ce forfait criait vengeance. Simon, le fils de Hugues d’Oisy, se met à ravager les terres de Gérard qui en est bientôt réduit à se défendre lui-même. En vain Hugues intervient pour rétablir la paix. Liétard ne veut accorder son pardon que si l’envahisseur abandonne sa conquête, relève les églises brûlées, paye 10,000 marcs d’indemnité, et offre une satisfaction suffisante pour les victimes[12]. Cependant, à la demande du comte de Hainaut, qui assure que ces conditions seront remplies, il absout les soldats sous la promesse que les fantassins payeront 20 deniers et les cavaliers 5 sous. Mais cette exigence ne fut pas remplie[13]. Bien au contraire, la population de Cambrai qui voyait ses biens dévastés par la guerre, son commerce interrompu, attribua ses maux à Liétard et envoya une ambassade à Reims, accusant l’évêque de simonie et d’avarice.

Ces accusations furent écoutées et le prélat dut quitter Cambrai en janvier 1135.

Son successeur, Nicolas, prenait le pouvoir dans des circonstances difficiles. De son château de St-Aubert et du Cateau, Gérard faisait des razzias d’hommes et de chevaux, privant l’évêque de tout revenu. Le nouveau pontife voulut n’avoir recours qu’à la douceur et ce fut en vain que les habitants du Cambrésis, fatigués de ces exactions, pressérent l’évêque de l’attaquer dans son château de St-Aubert. Le châtiment vint pourtant.

Nicolas avait fait construire une forteresse à Thun ; ce fut là qu’un jour les villageois exaspérés entourèrent Gérard, réclamant de l’évêque sa mis à mort. Le pasteur calma cette irritation et emmena le tyran à Cambrai où de nouveau il dut le protéger contre l’excitation des bourgeois. Touché par tant de générosité[14], Gérard se soumit, et en face des casates, des clercs et des habitants renonça au Cateau[15].

Mais cette soumission fut de peu de durée. Vers le mois de mai 1137, les Cambrésiens ayant tué trois hommes de Gérard qui avaient détroussé un voyageur, la guerre recommence. C’est en vain que Nicolas offre une médiation. Le seigneur de St-Aubert attaque Le Cateau, menaçant de tuer ceux qui lui résistent[16], mais il est repoussé. Cette fois, la mesure était comble ; l’évêque le déclare parjure ainsi que Gilles de Chin et Gauthier Paluchet, refuse de rendre les otages qui ont été livrés par Gilles lors du premier arrangement[17]. Une seconde fois, Gérard donne l’assaut au Cateau, voulant y entrer le premier, mais il est pris lui-même sans que ses hommes songent à le défendre. Dieu ne permit ce miracle, remarque le chroniqueur, que pour venger les larmes des veuves et les misères des pauvres[18]. Se souvenant de leurs maux, hommes et femmes le lapident[19]. Même après sa mort[20], Gérard devait nuire au Cateau, car effrayé par les menaces du comte de Hainaut, l’évêque fut obligé de bannir ceux qui l’avaient tué[21].

Mais il était dit qu’au xive siècle, l’évêque ne pourrait rester paisible possesseur du Cateau. Nous avons vu que la garde de la tour Ste-Marie était confiée à un prévôt. Comme tous les officiers ecclésiastiques, celui-ci avait rendu sa charge héréditaire, et avait en même temps étendu ses pouvoirs. C’est ainsi qu’il percevait une partie des amendes judiciaires et avait une sorte de juridiction en dehors de la ville[22]. Autant que nous pouvons en juger, ses pouvoirs rappelaient assez bien ceux du châtelain[23] à Cambrai. Jugeant trop grande l’influence de cet officier, les évêques essayèrent de la diminuer. Nicolas ii racheta cette charge aux fils de Watier le Tonnerre, moyennant sept livres par an, auxquels Pierre de Flandre ajouta soixante sols, et Allard, en 1117[24], remplaça le tout en accordant au fils aîné Odon un fief à hommage lige d’une charruée de terre moitié cultivée et moitié en friche[25]. Cet accord fut confirmé par Guillaume, archevêque de Reims, légat du Saint-Siège[26]. Mais la veuve de Watier ne voulut probablement pas reconnaître cette vente et profita d’une absence de Roger de Wavrin[27] successeur d’Alard, pour vendre ses biens à Philippe d’Alsace, comte de Flandre, qui cherchait toujours à augmenter son influence dans le Cambrésis où il possédait déjà la châtellenie[28]. C’était enlever ainsi tout pouvoir à l’évêque[29].

Bien que fils du sénéchal de Flandre, Roger ne pouvait, sans manquer à ses devoirs, laisser s’accomplir cet acte. Il se rendit à la cour impériale où déjà le comte de Flandre avait obtenu la ratification de la vente ; grâce à l’appui de ses collègues dans l’épiscopat, il obtint la résiliation du contrat[30] et Philippe dut promettre qu’à sa mort il remettrait en aumône à l’évêque la prévôté du Cateau. Cette aumône devait d’ailleurs coûter 700 livres cambrésiennes, payables à celui que le comte aurait désigné[31]. Les confirmations les plus solennelles, celles du Pape, de l’empereur, du roi de France, de l’archevêque de Reims et des évêques voisins vinrent sceller cet arrangement qui reconnaissait définitivement à l’évêque tous ses droits sur le Cateau[32].

Dès lors, nous voyons les évêques jouir en paix de cette ville qu’il avait fallu défendre avec tant d’acharnement. C’est là que Guillaume de Hainaut se retire en 1298[33], lorsque la rébellion de ses sujets cambrésiens le force à quitter sa ville épiscopale ; là que Pierre d’Ailly trouve un refuge lorsqu’il est chassé de Cambrai par les intrigues du duc de Bourgogne[34]. C’est au Cateau aussi que Pierre de Mirepoix tient un concile en 1311[35]. En dehors de l’occupation passagère de Jean Namur en 1309[36], nous n’avons plus rien à noter de fâcheux pour la ville. Sans doute, les bandes ravagent les environs lors de la guerre de Cent ans, mais la ville elle-même, protégée par les troupes qu’y envoie le roi de France et que commandent Thibaud de Moreuil, les seigneurs de Mirepoix et de Raineval[37], ne semble pas avoir souffert, sauf pendant son occupation par le comte de Hainaut, en 1340[38]. Le manuscrit 184 des introitus et exitus aux archives vaticanes[39] qui donné un état très complet des localités dévastées par la guerre, ne cite cependant pas le Cateau.

L’an 1381, le 12 juin, le duc Albert de Bavière, comte de Hainaut, sur les instances des habitants du Cateau, promit par ses lettres une sauvegarde à la ville. À son tour, toute la communauté se mit sous la protection du même duc et de Guillaume, son fils ; ils promirent, en outre, de payer annuellement à eux et à leurs successeurs, cent livres en monnaie ayant cours dans la dite ville, la première moitié à la Noël et l’autre à la Nativité de Saint Jean-Baptiste[40].

Vers la fin de la guerre de Cent ans, les Anglais s’étaient emparés du Cateau, sous la conduite de Guillaume Crindon. Pour les en expulser, Dunois vint assiéger la ville avec une troupe de quatre mille hommes ; il était accompagné des comtes de Clermont et de Nevers. Après avoir héroïquement résisté, la garnison est forcée de se rendre, mais elle obtient de ne sortir de la place qu’avec les honneurs de la guerre (17 septembre 1449)[41].




  1. Sur ce schisme, voir Cauchie : La querelle des investitures dans les diocèses de Liège et de Cambrai. Louvain, 1893, in-8o.
  2. M. G. xiv. Gesta Burchardi, p. 213. « Tercius enim Henricus imperator castellaniam Cameraci, Novumque Castellum secundo Roberto comit Flandrarium olim concesserat ideo possidendum ut episcopum… sustineret… » 29 juin 1193.
  3. M. G. vii. Lambert de Wattrelos, p. 510, 511. Chronicon S. Andreæ, p. 545.
  4. M. G. xix. Gesta Galcheri, p. 207. « Suscepit ergo comitem in amicum et hominem, dans ei castellaniam Novumque Castellum etiam », de même Chronicon S. Andreæ.
  5. Hœres. Das Bistum Cambrai 1092-1191. (Leipzig, 1882, in-8o), croit à tort que ce fut Cambrai, p. 25.
  6. « Non sine pretio magno consiliariis ejus collato, hanc villam cum turri recepit. » M. G. vii. Chronicon S. Andreæ, p. 546.
  7. M. G. xiv. Gesta Burchardi, p. 213. vii. Chronicon S. Andreæ, p. 546.
  8. M. G. Gestorum versio Gallicana, vii, p. 522 et xiv, p. 214.
  9. De Smet. Gesta pontificum cameracensium. Gesta Nicolai. Strophes 209, 210 et Recueil des historiens de France, t. xiii, p. 270.
  10. Liégeois. Gilles de Chin, l’histoire et la légende. (Louvain-Paris, 1903, in-8o). Dans son crayon généalogique, M. Liégeois indique Gérard comme étant le beau-fils de Gilles, dont il aurait épousé la fille Mathilde de Berlaymont ; il ne peut s’agir que d’un second mariage.
  11. M. G. vii. Chronicon S. Andreæ, p. 550. De Smet, Gesta pontificum cameracensium. Gesta Liethardi, p. 162, 163.
  12. De Smet, p. 165.
  13. Ibid., p. 166.
  14. L’auteur de la geste remarque avec naïveté :

          « Ut scriptum est, omnia
             Credenti possibilia
             Si, in Deo, sibi vera
             Sit spes atque fiducia,
             Credit enim malitiam
             Vinci per patientiam
             Namque exaltat humilem
             Frangit ejus superbiam
     ».

    Cette générosité de Nicolas s’alliait peut-être à une certaine crainte des protecteurs de Gérard, comme nous le verrons plus loin.

  15. De Smet. Gesta pontificum cameracensium. — Gesta Nicolai, p. 179, 180. En 1136. — Le Dr  Cloez (Étude historique, p. 47) dit que le prélat fit crever les yeux à toute la garnison et que ce fut la cause de la reprise des hostilités. Ceci est en contradiction avec le récit de tous les historiens contemporains et concorderait très peu avec le caractère du prélat, de même qu’avec sa conduite après la mort de Gérard.
  16. « Captis minans interitum ». De Smet, p. 132.
  17. De Smet, p. 192, 196.
  18. « Credo Deum prœtera
     Hæc fecisse miracula
     Ob viduarum lacrimas
     Et pauperum miserias ». De Smet, p. 197.
  19. « Habentes in memoria
     Parentum homicida,
     Minas, prœdas, incendia,
     Et quidquid eis fecerat ». De Smet, p. 197.
  20. Il ne peut être enseveli chrétiennement, ibid. p. 198.
  21. Ibid. p. 200. Gilles de Chin mourut quarante jours plus tard. (Ibid., p. 205).
  22. Voir plus loin.
  23. Les droits de l’ancien châtelain de Cambrai. Souvenirs de la Flandre Wallonne, t. vi.
  24. Tous deux avaient été élus par l’influence des comtes de Flandre. Pierre était le frère de Philippe d’Alsace.
  25. A. D. F. d. C. Original parchemin.
  26. Ibid.
  27. M. G. vii. Gesta abbreviata, p. 509. Il s’était rendu à Rome pour recevoir la consécration épiscopale.
  28. Reinecke. Geschichte der stadt Cambrai. Die beziehungen der Grafen von Flandern zûm Kamerichgaû.
  29. M. G. vii, p. 509. « Comes Flandriæ… prœposituram Novicastri, multâ pecunia comparavit, occupaturus totum jus episcopi ratione suæ portionis. »
  30. M. G. xiv, Gestorum versio Gallicana continuatio, p. 215.
  31. Stumpf. Acta, p. 225. L’original est à Lille.
  32. A. D., F. d. C. La lettre de Louis vi a été publiée par Dubrulle. Lettres des rois de France contenues dans le fonds de la cathédrale de Cambrai, dans Bulletin de la Société d’Études de la province de Cambrai, 1903.
  33. A. D., F. d. C., pièce sur parchemin.
  34. Dupont. Histoire ecclésiastique et civile de Cambrai et du Cambrésis. (Cambrai, 3 vol. in-16), t. ii passim. — Bouly. Dictionnaire historique, p. 3.
  35. Le Glay. Cameracum Christianum, p. xl. Introduction historique.
  36. Sur ce sujet, voir Dubrulle. Cambrai à la fin du Moyen Âge, p. 268 à 273.
  37. Chronique Normande du xive siècle, dans la Société de l’Histoire de France. 1893, in-8o, et Froissart (éd. Kervyn de Lettenhove, t. i, p. 427-452).
  38. Finot, Inventaire analytique, p. v.
  39. Signalé par Dubrulle, Un document inédit sur la guerre de Cent ans. Revue des Sciences ecclésiastiques. 1904.
  40. A. D. Chambre des Comptes, B. 1057. Dom Potier. dit par erreur 1382.
  41. Finot, Inventaire analytique, p. v.