Histoire du Canada (Garneau)/Tome III/Livre XI/Chapitre II




CHAPITRE II.




RÉVOLUTION AMÉRICAINE.

1775.



Difficultés entre l’Angleterre et ses anciennes colonies : leurs causes. — Divisions dans le parlement impérial à ce sujet. — Avènement de lord North au ministère. — Troubles à Boston. — Mesures coercitives de la métropole, qui cherche à s’attacher le Canada par des concessions. — Pétitions opposées des Canadiens et des Anglais : motifs des délais pour décider entre les deux partis. — Acte de 74 dit de Québec ; débats dans la chambre des communes. — Congrès de Philadelphie ; il met l’acte de Québec au nombre de ses griefs. — Ses adresses à l’Angleterre et aux Canadiens. — Le général Carleton revient en Canada. — Sentimens des Canadiens sur la lutte qui se prépare. — Premières hostilités. — Surprise de Carillon, St.-Frédéric et St.-Jean. — Guerre civile. — Bataille de Bunker’s hill. — Envahissement du Canada. — Montgomery et Arnold marchent sur Québec au milieu des populations qui se joignent à eux ou restent neutres : Montréal et les Trois-Rivières tombent en leur pouvoir. — Le gouverneur rentre en fugitif dans la capitale devant laquelle les insurgés mettent le siège.


Toutes les colonies de l’Amérique septentrionale étaient en rupture ouverte avec l’Angleterre. Elles marchaient à grands pas vers la révolution qui devait assurer leur indépendance. Depuis celle de 1690, qui opéra de si grands changemens dans leurs constitutions, la métropole n’avait pas cessé de chercher à restreindre leurs privilèges, surtout ceux de leur commerce. Nous avons vu dans une autre partie de cette histoire quelle cause avait amené ces changemens, et quel était le caractère des habitans de ces anciennes provinces, unis de principes et de sentimens au parti républicain ou libéral de leur temps dans la mère-patrie. Il n’est donc pas étonnant de les voir aujourd’hui repousser les prétentions d’une métropole devenue beaucoup plus monarchique qu’elle l’avait été autrefois. Après l’acte de navigation passée pour restreindre la marine des colonies, elle avait défendu en 1732 l’exportation des chapeaux et des tissus de laine d’une province à l’autre, l’importation l’année suivante du sucre, du rumet de la mélasse sans payer des droits exorbitans, et en 1750 l’établissement d’usines de laminage des métaux, et la coupe des bois de pin et sapin dans les forêts, etc. Enfin elle prétendait avoir une autorité incontestable et illimitée sur les colonies, et il faut abuser étrangement de son intelligence pour refuser de reconnaître ce droit, disait un membre du parlement, qui ajoutait que la trahison et la révolte étaient des fruits propres et particuliers au sol du Nouveau-Monde. Les opinions avaient varié en Amérique sur ces grandes questions suivant les temps et les circonstances. La Nouvelle-Angleterre, pour ne point paraître soumise à la Grande-Bretagne, lorsqu’elle acquiesçait à un acte du parlement impérial, imprimait à cet acte un caractère particulier en le promulguant comme s’il venait d’elle-même. Les autres provinces de même avaient toujours vu avec répugnance les prétentions de la métropole, et si elles s’y étaient soumises quelquefois en silence, c’est parce qu’elles ne s’étaient pas crues en état de pouvoir y résister ; mais leur force augmentait tous les jours. La population de ces colonies qui était de 262,000 âmes, vers 1700, s’élevait, en 1774, à 3 millions environ. Après le traité de Paris de 63, la politique de cette métropole devint encore plus restrictive et plus exigeante. Elle voulut rendre son pouvoir presqu’absolu sur ses provinces d’outre-mer, et en tirer un revenu direct pour l’aider à payer l’intérêt de la dette nationale qu’elle avait fort augmentée par la guerre du Canada, qui avait coûté aussi, dit-on, 2 millions et demi aux Américains. On avait déjà suggéré ce projet à Walpole qui avait répondu : « J’ai contre moi toute la vieille Angleterre, voulez-vous encore que la jeune Angleterre devienne mon ennemie ? » Le ministre Grenville qui tenait plus à garder sa place que son prédécesseur, proposa en parlement, contre son propre jugement et pour complaire à George III, les résolutions qui devaient servir de base à l’acte du timbre : elles furent adoptées sans opposition dans le mois de mars 1764.

Toutes les colonies protestèrent contre la prétention de les taxer. Si cette prétention, disaient les hommes austères du Massachusetts, d’imposer les colonies à son profit et à sa convenance venait à réussir, il en résulterait un système d’oppression qui bientôt deviendrait insupportable, car une fois établi il serait presqu’impossible de s’en délivrer, ni même de le modifier. Ils n’étaient pas représentés, ajoutaient-ils, au parlement d’Angleterre : qui empêcherait la chambre des communes de chercher à se soulager à leurs dépens du poids des impôts ? Et, du reste, en leur qualité de sujets anglais ils soutenaient qu’ils ne pouvaient être taxés que par leurs propres représentans.

Les Américains avaient d’ailleurs d’autres sujets de plainte. L’aspect d’une force militaire permanente dans leur pays les gênait beaucoup ; l’augmentation des salaires accordés aux juges leur paraissait un moyen adroit de diminuer leur indépendance ; les gouverneurs de provinces qui n’étaient plus nommés comme autrefois par les habitans, se montraient toujours disposés à prendre des mesures arbitraires. Malgré l’opposition que le projet de les taxer souleva, les résolutions de Grenville furent incorporées dans un acte que le parlement impérial passa l’année suivante (1765) pour établir en Amérique les mêmes droits de timbre que dans la Grande-Bretagne. Franklin, agent du Massachusetts à Londres, écrivit aux colonies : « Le soleil de la liberté est passé sous l’horison, il faut que vous allumiez les flambeaux de l’industrie et de l’économie. » Les colons résolurent de ne faire aucun usage des marchandises anglaises, ce qui effraya les marchands de la métropole et les rallia aux partisans de la cause américaine. La Virginie, sous l’inspiration du célèbre patriote Patrick Henry, commença l’opposition à l’acte du timbre. Par les résolutions qu’il présenta à la chambre et qui passèrent après de longs débats, il fut déclaré que le peuple n’était pas tenu d’obéir aux lois d’impôt qui n’étaient pas votées par ses représentans, et que tout homme qui soutiendrait le contraire était l’ennemi des colonies. Dans la chaleur de la discussion, il parla avec la plus grande hardiesse. Faisant allusion au sort des tyrans : « César, dit-il, a eu son Brutus, Charles i son Cromwell, et George iii… Ici il s’arrêta au milieu des cris de trahison ! trahison !… et George iii, continua-t-il, pourra profiter de leur exemple. Si c’est là de la trahison, qu’on me le fasse voir. » Il y eut des émeutes en plusieurs endroits et surtout à Boston, où la population démolit le bureau du timbre. À Philadelphie, lorsque le vaisseau qui apportait le papier timbré entra dans le port, les navires hissèrent leurs pavillons à mi-mât, et les cloches, enveloppées de crêpe noir, sonnèrent lugubrement jusqu’au soir. Enfin, un congrès, composé des députés de la plus grande partie des provinces, s’assembla à New-York et vota une déclaration de leurs droits, et des pétitions au parlement impérial contre la prétention de la métropole. L’opposition devint si formidable que les préposés du timbre furent partout contraints de renoncer publiquement à leurs fonctions ou de retourner en Europe. Les officiers de la justice, les avocats, etc., s’engagèrent à suspendre tout exercice de leurs charges plutôt que de se soumettre au nouvel impôt. La populace brûlait les marchandises estampillées sur le rivage au milieu des cris de joie. Les marchands cessèrent tout commerce avec l’Angleterre. En même temps que ces mesures donnaient l’impulsion à l’industrie locale, le commerce de la métropole tombait dans une stagnation ruineuse, qui jetait le gouvernement impérial dans le plus grand embarras, quelques ministres penchant pour la coercition, les autres pour les tempéramens.

Le parlement anglais s’ouvrit en 1766 sous les auspices les plus sombres. La misère et le mécontentement agitaient tout l’empire. Menacé d’une révolution, le ministère proposa lui-même, appuyé par Pitt et par Burke, de rapporter, en stipulant une réserve de droits, l’acte qui avait allumé la colère des colonies. Les débats où les orateurs des deux partis se surpassèrent par la hauteur et la beauté de l’éloquence, portée alors à son comble dans le sénat anglais, furent très longs ; mais ils se terminèrent à l’avantage des ministres. Pour se populariser davantage, ils firent passer plusieurs lois toutes favorables au commerce colonial, et obtinrent de la France la liquidation des papiers du Canada dûs depuis la cession.

Le rapport de la loi du timbre, reçu avec joie en Amérique, y suspendit quelque temps l’opposition hostile qui s’y était formée ; mais bientôt d’autres difficultés s’élevèrent entre le gouverneur et l’assemblée du Massachusetts. Le ministère Grenville était tombé, et Pitt, devenu lord Chatam, était remonté aux affaires. Par une de ces inconséquences qui ne s’expliquent que par l’ambition ou la faiblesse des hommes, les nouveaux ministres, dont plusieurs s’étaient exprimés avec tant de force contre le droit de taxer les colonies, surtout lord Chatam, proposèrent en 67 d’imposer le verre, le thé, le papier, etc., importés en Amérique. Leur proposition fut convertie en loi ; et afin de se faire craindre des colons, le parlement impérial suspendit par le même acte l’assemblée représentative de la Nouvelle-Yorke, parce qu’elle refusait de reconnaître sur ce point la juridiction de la Grande-Bretagne ; preuve, du reste, que les prétendus amis qu’ont les colons dans les métropoles sont souvent mus moins par un sentiment de justice en leur faveur, que par un esprit d’opposition aux ministres du jour.

Bientôt après le ministère Grafton, composé, suivant Junius, de déserteurs de tous les partis, remplaça celui de lord Chatam, qui conserva lui-même cependant son poste dans ce remaniement, mais qui avait déjà perdu toute sa popularité. Le nouveau projet de taxation éprouva encore plus d’opposition en Amérique que l’acte du timbre. Le Massachusetts donna le premier l’exemple de la résistance, et forma une convention générale. L’arrivée du général Gage avec 4 régimens et un détachement d’artillerie fit suspendre un instant ces démonstrations ; mais le feu couvait sous la cendre, et était entretenu par les associations qui s’étaient formées dans toutes les provinces. Les nouvelles mesures de la métropole précipitaient les événemens. Le parlement passa une adresse au roi pour l’autoriser à envoyer une commission spéciale à Boston, afin d’y juger les opposans comme coupables de haute trahison. Les colons résolurent encore une fois de suspendre les relations commerciales avec l’Angleterre, dont les exportations en Amérique diminuèrent cette seule année (1769) de 740,000 louis. Ce résultat alarma de nouveau les marchands anglais, et le ministère se vit contraint d’annoncer qu’il allait proposer la révocation de la nouvelle loi d’impôt sur tous les articles qui y étaient mentionnés, excepté le thé conservé comme marque du droit de souveraineté. C’était à la fois annoncer sa faiblesse et laisser subsister le germe des discordes.

Sur ces entrefaites, en 1770, lord North prit en main la direction des affaires. Il fit passer la proposition de son prédécesseur en loi. Dans le même temps des troubles sérieux avaient éclaté à Boston entre les citoyens et les soldats, et l’on n’avait pu les apaiser qu’en faisant sortir ceux-ci de la ville. L’alarme gagnait toutes les provinces et toutes les classes, qui jetaient les yeux sur l’avenir avec inquiétude ; mais la grande majorité des colons était décidée de défendre ses droits à main armée s’il était nécessaire. Ils organisaient partout leur résistance. Devenus plus modérés dans la forme, ils ne voulaient rien abandonner du fond, et ils étaient prêts à subir tous les sacrifices pour assurer le triomphe de leur cause. Le Massachusetts donnait l’exemple, dirigé par Otis, Adam et Hancock. Il fut aisé bientôt de prévoir que ni l’Angleterre, ni l’Amérique ne céderaient rien de leurs prétentions, et que de la plume on en appellerait à l’épée. En 73 le parlement impérial passa un acte pour autoriser la compagnie des Indes orientales à importer le thé en Amérique à la charge de payer les droits imposés par l’acte de 67. Dans plusieurs provinces on força les consignataires de cette denrée à renoncer à leurs entrepôts. À Boston l’on se saisit de plusieurs des entreposeurs, et on promena dans les rues les plus rebelles, le corps enduit de goudron et couvert de plumes ; on détruisit ou l’on jeta à l’eau les cargaisons de thé de trois navires. En d’autres endroits l’on commit les mêmes désordres. Lord North, impatienté de l’audace des Bostonnais, voulut les punir. Il introduisit un bill dans la chambre des communes pour tenir leur ville rebelle comme en état de blocus : il aurait été défendu de prendre terre dans le port, d’y charger ou décharger des navires, d’y recevoir ou apporter des marchandises. Ce bill suscita une vive opposition, mais il passa. « Détruisez, détruisez, disait un de ses défenseurs, ce repaire d’insectes malfaisans. » Deux autres bills de coercition, dirigés contre toutes les provinces de l’Amérique, furent encore présentés par le ministère. Dans l’un on restreignait spécialement les libertés du Massachusetts, et déclarait contraires aux lois, toutes les assemblées publiques non spécialement autorisées par le gouverneur ; dans l’autre on mettait à l’abri de toutes recherches judiciaires les officiers qui se serviraient de la force et même qui tueraient soit en exécutant la loi, soit en apaisant les émeutes. C’était ce qu’on appelait en Canada, après les troubles de 1838, un bill d’indemnité, ingénieuse fiction inventée pour légaliser la tyrannie. La passation de ces deux derniers bills n’éprouva pas moins d’opposition que le premier. Fox, le colonel Barré, Burke, Chatam s’élevèrent contre ces mesures. « Nous avons passé le Rubicon, dit-on, dans la chambre haute ; le mot d’ordre autour de nous, c’est : Delenda Carthago. Eh bien ! prenez-y garde, s’écriait Barré. Les finances de la France sont aujourd’hui dans un état florissant ; vous la verrez intervenir dans nos querelles avec l’Amérique, en faveur des Américains. » En effet, Choiseul avait habilement préparé à sa patrie les moyens de tirer une vengeance éclatante de la perte du Canada. Un autre orateur mit encore plus de véhémence dans ses paroles : « J’espère, dit-il, que les Américains résisteront de tout leur pouvoir à ces lois de destruction ; je le désire au moins. S’ils ne le font pas, je les regarderai comme les plus vils de tous les esclaves. » Enfin, le ministère proposa un quatrième bill, l’acte de 74, pour réorganiser le gouvernement du Canada, nommé alors province de Québec. C’était le complément du plan général d’administration imaginé pour l’Amérique. Ce bill qui imposait un gouvernement absolu à cette province, acheva de persuader les anciennes colonies des arrière-pensées de l’Angleterre contre leurs libertés, à en juger d’après sa politique rétrograde depuis 1690. C’était à leurs yeux l’exemple le plus dangereux et le plus menaçant. Elles se récrièrent, et protestèrent surtout contre la reconnaissance du catholicisme comme religion établie en Canada, plus probablement par politique, connaissant les vieux préjugés de l’Angleterre contre cette religion, que par motif de conscience, puisqu’elles admirent peu après les catholiques au droit de citoyenneté dans leur révolution.

L’on connaît tous les plans qui ont été successivement proposés depuis 63 pour gouverner le Canada ; les tentatives avortées pour en mettre quelques-uns à exécution, les investigations et les nombreux rapports présentés sur cette importante matière par les principaux fonctionnaires de cette colonie, ainsi que par le Bureau du Commerce et des Plantations et les officiers de la couronne en Angleterre ; enfin les requêtes des colons eux-mêmes, français et anglais, pour demander un meilleur gouvernement, et la prétention mise en avant par ces derniers d’exclure les catholiques des emplois publics et des chambres ; prétention qui a été, comme nous l’avons déjà observé, la cause de la lutte et de la rivalité de races qui existe en ce pays, et qui n’a fait que donner plus de vitalité à la nationalité franco-canadienne. Toutes ces pièces avaient été soumises aux délibérations du conseil d’état. Dès 67 la chambre des lords avait déclaré qu’il était nécessaire d’améliorer le système gouvernemental du Canada. Le Bureau du Commerce avait même appelé auprès de lui le gouverneur Carleton pour s’aider de ses lumières et de ses pensées dans la nouvelle voie qu’il voulait prendre. En 1764 l’esprit du gouvernement anglais était complètement hostile aux Canadiens ; en 74, les choses avaient changé ; ses préjugés s’étaient tournés contre les Américains et les chambres d’assemblées coloniales. L’intérêt triomphait de l’ignorance et de la passion. L’abolition permanente des anciennes institutions du Canada devait avoir infailliblement l’effet de réunir ses habitans aux mécontens des autres colonies anglaises ; on le savait, on retarda conséquemment le règlement de la question canadienne d’année en année jusqu’à ce que l’on se vît obligé de sévir contre le Massachusetts et d’autres provinces du sud. Le rétablissement des lois françaises dépendit long-temps du résultat de la tentative de taxer les colonies. L’opposition invincible de celles-ci contribua à décider le ministère à écouter les remontrances des Canadiens. Et en se rendant à leurs vœux, il servait doublement sa politique ; il attachait le clergé et la noblesse à la cause de la métropole, et il amenait le peuple à reconnaître sa suprématie en matière de taxation ; car dans l’opinion des Canadiens cette reconnaissance était un faible dédommagement pour leur conservation et pour entrer dans le partage des droits politiques accordés aux autres sujets anglais, qui voulaient les en exclure.

Le comte de Dartmouth, secrétaire des colonies, introduisit donc le bill en question dans la chambre des lords, qui l’adopta sans opposition. Ce bill reculait de toutes parts les limites de la province de Québec telles que fixées dix ans auparavant, de manière à les étendre d’un côté à la Nouvelle-Angleterre, à la Pennsylvanie, à la Nouvelle-Yorke, à l’Ohio et à la rive gauche du Mississipi, et de l’autre jusqu’au territoire de la Compagnie de la baie d’Hudson.[1] Il conservait aux catholiques les droits que leur avait assurés la capitulation, et les dispensait du serment du test ; il rétablissait les anciennes lois civiles avec la liberté de tester de tous ses biens, et confirmait les lois criminelles anglaises. Enfin il donnait à la province un conseil de 17 membres au moins et de 23 au plus catholiques ou protestans, qui exercerait, au nom du prince et sous son veto, tous les droits d’une administration supérieure moins celui d’imposer des taxes, si ce n’est pour l’entretien des chemins et des édifices publics. Le roi se réservait au surplus le privilége d’instituer les cours de justice civiles, criminelles ou ecclésiastiques. Si ce projet de loi passa à l’unanimité dans la chambre des lords, il n’en fut pas ainsi dans celle des communes, où il souleva une violente opposition. Les débats durèrent plusieurs jours. Les marchands de Londres, poussés par leurs compatriotes d’outre-mer, firent des remontrances et employèrent un avocat pour défendre leur cause devant la chambre, qui voulut entendre aussi des témoins. Le gouverneur Carleton qui rendit un excellent témoignage des Canadiens, le juge-en-chef Hey, M. de Lotbinière, Mazères et Marriott furent interrogés. Ce dernier se trouva dans une situation singulière. Ne pouvant pas, à cause de sa charge d’avocat du roi, s’opposer au bill du ministère, il dut éluder toutes les questions qu’on lui posa, pour ne pas contredire son rapport au conseil d’état dont nous avons parlé ailleurs, et qui était sur plusieurs points contraire au projet de loi ; il se tira de ce mauvais pas avec une présence d’esprit admirable, mais en montrant que le sort d’un peuple colonial peut être le jouet d’un bon mot.

Parmi les membres qui s’opposèrent au bill, se trouvaient Townshend, Burke, Fox et le colonel Barré. La plupart s’élevèrent contre le rétablissement des lois françaises et le libre exercice de la religion catholique. Ils auraient voulu une chambre représentative ; mais à la manière dont ils s’exprimaient et à leurs réticences étudiées, on ne devait pas espérer d’y voir admettre de catholiques. C’était la liberté de tyranniser les Canadiens qu’ils voulaient donner à une poignée d’aventuriers. Telles sont les contradictions des hommes que les amis de la cause des libertés anglo-américaines dans le parlement impérial, étaient précisément ceux qui demandaient avec le plus d’ardeur l’asservissement politique des Canadiens. Fox fut le seul dont la noble parole s’éleva au-dessus des préjugés vulgaires et nationaux. « Je suis porté à croire, dit-il, d’après toutes les informations que j’ai obtenues, qu’il convient d’établir une chambre représentative en Canada… Je dois dire que les Canadiens sont le premier objet de mon attention, et je maintiens que leur bonheur et leurs libertés sont les objets propres qui doivent former le premier principe du bill ; mais de quelle manière leur assurer ces avantages sans une chambre, je n’en sais rien… Jusqu’à présent je n’ai pas entendu donner une seule raison contre l’établissement d’une assemblée. Nous avons ouï dire beaucoup de choses sur le danger qu’il y aurait de remettre une portion du pouvoir entre les mains des Canadiens ; mais comme des personnes de la plus grande conséquence dans la Colonie sont, dit-on, attachées aux lois et aux coutumes françaises, en préférant un conseil législatif à une assemblée, ne mettons-nous pas le pouvoir dans les mains de ceux qui chérissent le plus le gouvernement français ? Personne n’a dit que la religion des Canadiens put être un obstacle à l’octroi d’une assemblée représentative, et j’espère ne jamais entendre faire une pareille objection ; car celui qui a conversé avec des catholiques, ne voudra jamais croire qu’il y a quelque chose dans leurs vues d’incompatible avec les principes de la liberté politique. Les principes de la liberté politique, quoique inusités dans les pays catholiques, y sont aussi chéris et révérés par le peuple que dans les pays protestans. S’il y avait du danger, je le craindrais plus des hautes classes que des classes inférieures. » Fox fut presque le seul qui réclama en faveur des catholiques dans la chambre des communes. Le premier ministre, lord North, répliqua aussitôt : « Est-il sûr pour l’Angleterre, car c’est l’Angleterre que nous devons considérer, de mettre le principal pouvoir entre les mains d’une assemblée de sujets catholiques ? Je conviens avec l’honorable monsieur que les catholiques peuvent être honnêtes, capables, dignes, intelligens, avoir des idées très justes sur la liberté politique ; mais je dois dire qu’il y a quelque chose dans cette religion qui fait qu’il ne serait pas prudent pour un gouvernement protestant d’établir une assemblée composée entièrement de catholiques. » (Cavendish’s Debates). Il est certain que la religion fut l’un des motifs ostensibles qui empêchèrent le gouvernement de nous donner alors une chambre élective, comme la crainte de voir les Canadiens joindre leur cause à celle des Américains, l’engagea à leur restituer leurs lois.

La restitution de ces lois et le libre exercice de leur religion étaient deux choses si justes et si naturelles en elles-mêmes que l’opposition ne pouvait guère les attaquer de front : « Quoi, disait lord Thurlow, ce que vous prétendez, ce serait l’extrême misère. Pour rendre l’acquisition profitable et sûre, voici la conduite qu’il faut suivre. L’on doit changer les lois qui ont rapport à la souveraineté française, et les remplacer par celles qu’exige la nouvelle souveraineté ; mais pour toutes les autres lois, toutes les autres coutumes ou institutions qui sont indifférentes aux rapports qui doivent exister entre les sujets et le souverain, l’humanité, la justice et la sagesse, tout conspire à vous engager à les laisser aux habitans comme auparavant… Mais on dit que les Anglais portent leur constitution politique partout où ils vont, et que c’est les opprimer que de les priver d’aucune de leurs lois… moi j’affirme que si un Anglais va dans un pays conquis par sa patrie, il n’y porte pas les diverses idées des lois qui doivent y prévaloir du moment qu’il y met le pied, car soutenir une pareille idée serait aussi raisonnable que de prétendre, que quand un Anglais va à Guernesey, les lois de la ville de Londres l’y suivent. » L’opposition fit une guerre de chicanes. Quant à l’établissement d’un conseil à la nomination du roi au lieu d’une chambre représentative pour faire les lois, elle avait un champ superbe devant elle. Fox sut en profiter ; mais la plupart des membres de l’opposition parlèrent avec un embarras marqué, gênés sans doute par leurs préjugés religieux ; et après que lord North eut donné son opinion sur le danger d’une chambre catholique, un d’eux, M. Pulteney, s’écria maladroitement : « Mais parce que l’on ne peut pas donner la meilleure espèce d’assemblée possible, à cause de la supériorité des catholiques, il ne s’en suit pas que l’on ne peut pas en donner du tout. » C’était demander des privilèges exclusifs pour les protestans ; dès lors la justice était violée et l’opposition perdit sa force dans le débat sur ce point, car elle ne pouvait plus en appeler à la fidélité des colons anglais, puisque ces mêmes colons s’armaient alors de toutes parts contre leur métropole ; et quant à l’assertion que l’on voulait répandre le culte catholique en Amérique et ruiner la religion de l’état, elle ne méritait pas d’être repoussée.

Le bill fut donc adopté après avoir subi quelques amendemens, que la chambre des lords approuva malgré l’éloquence de Chatam, qui qualifia le projet de mesure cruelle, oppressive et odieuse, et qui en appela vainement aux évêques d’Angleterre pour qu’ils s’élevassent avec lui contre un acte qui tendait à établir une religion ennemie dans un pays plus étendu que la Grande-Bretagne. Ainsi, notre langue et nos lois finissaient par se relever de leur chute, comme la même chose s’était vue autrefois en Angleterre même, où la langue légale fut, après la conquête normande, française puis latine, et enfin celle du peuple vaincu, l’anglaise, « grande et salutaire innovation sans doute, dit lord Brougham, très critiquée et très redoutée de son temps. »

La ville de Londres n’eut pas plutôt appris la passation de l’acte de 74, qu’elle s’assembla et adopta une adresse au roi pour le prier d’y refuser sa sanction. Elle disait que ce bill renversait les grands principes fondamentaux de la constitution britannique ; que les lois françaises ne donnaient aucune sécurité pour les personnes et les biens ; que le bill violait la promesse faite par la proclamation de 63, d’établir les lois anglaises ; que la religion catholique était idolâtre et sanguinaire, et que Sa Majesté et sa famille avaient été appelées, comme protestans, sur le trône de l’Angleterre pour remplacer les Stuart catholiques ; que le pouvoir législatif était placé entre les mains de conseillers amovibles nommés par la couronne, etc. Le lord-maire, accompagné de plusieurs aldermen et de plus de 150 conseillers de la cité, se présenta au palais de St.-James avec son adresse. Le grand chambellan parut et l’informa que le roi ne pouvait prendre connaissance d’un projet de loi passé par les deux chambres avant qu’il eût été soumis à son assentiment, et qu’il ne devait pas par conséquent attendre d’autre réponse. George iii partait dans le moment même pour aller proroger le parlement à Westminster. Il sanctionna le bill en observant « qu’il était fondé sur les principes de justice, et d’humanité les plus manifestes, et qu’il ne doutait pas qu’il aurait le meilleur effet pour calmer l’inquiétude et accroître le bonheur de ses sujets canadiens. » Cette remarque adoucit dans l’esprit de ceux-ci l’amertume des sentimens exprimés par l’opposition à leur égard. Un autre acte fut passé ensuite pour abolir les anciens droits de douane, qui constituaient les seuls impôts établis par les Français en ce pays, et pour en substituer d’autres sur les boissons, afin de faire face aux dépenses portées au budget pour l’administration civile et judiciaire de la province.

Mazères écrivit aussitôt aux protestans du Canada pour les informer de tout ce qui s’était passé. On s’assembla et l’on résolut de présenter des adresses aux trois branches du parlement impérial, et de demander la révocation de la nouvelle loi organique. Dans celle à la chambre des communes, les pétitionnaires cherchèrent à accroître leur importance et à déprécier celle de leurs adversaires, qu’ils voulaient dominer à toute force, et prétendirent, sans même trop voiler leur but, que les 75,000 Canadiens devaient se soumettre aux lois, qu’eux, qui n’étaient que 3,000, voudraient bien trouver bonnes et convenables. Les Canadiens s’apercevaient tous les jours qu’ils avaient eu grande raison de refuser une chambre représentative composée exclusivement de protestans.

L’agitation de ce parti pour faire rapporter l’acte en question, se communiqua aux Canadiens, qui se réunirent et se prononcèrent dans le sens contraire. Il parut, à la fin de décembre, une lettre anonyme qui renfermait en peu de mots leurs sentimens sur le débat du jour, et qui fit assez de sensation pour que Mazères crût devoir la mettre sous les yeux du public d’Angleterre, et la réfuter longuement dans les deux volumes qu’il publia en 75, à l’appui des prétentions du parti qu’il représentait. Cette lettre écrite sans art, mais avec sincérité, et qui circula parmi la population canadienne fit une grande impression : « Quelques Anglais, y disait-on, travaillent à nous indisposer contre les derniers actes du parlement qui règlent le gouvernement de cette province. Ils déclament surtout contre l’introduction de la loi française, qu’ils vous représentent comme favorisant la tyrannie. Leurs émissaires répandent parmi les personnes peu instruites, que nous allons voir revivre les lettres de cachet ; qu’on nous enlèvera nos biens malgré nous ; qu’on nous traînera à la guerre et dans les prisons ; qu’on nous accablera d’impôts ; que la justice sera administrée d’une manière arbitraire ; que nos gouverneurs seront despotiques ; que la loi anglaise nous eût été plus avantageuse ; mais la fausseté de ces imputations ne saute-t-elle pas aux yeux ? Y a-t-il quelque connexion entre les lois françaises et les lettres de cachet, les prisons, la guerre, les impôts, le despotisme des gouverneurs ? — Sous cette loi, à la vérité, nos procès ne seront plus décidés par un corps de jurés, où président souvent l’ignorance et la partialité. Mais sera-ce un mal ? — La justice anglaise est-elle moins coûteuse ? — Aimeriez-vous que vos enfans héritassent à l’anglaise, tout à l’aîné, rien aux cadets ? — Seriez-vous bien aise qu’on vous concédât vos terres aux taux de l’Angleterre ? — Voudriez-vous payer la dîme à dixième gerbe, comme en Angleterre ? — La loi française n’est-elle pas écrite dans une langue que vous entendez ? – La loi française a donc pour vous toute sorte d’avantages : et les Anglais judicieux, tels qu’il s’en trouve un grand nombre dans la colonie, conviennent qu’on ne pourra nous la refuser avec équité.

« Aussi n’est-ce pas là le point qui choque davantage ces citoyens envieux dans les actes du parlement, dont ils voudraient obtenir la révocation. Le voici ce point qu’ils vous cachent, mais qui se révèle malgré eux. L’un de ces actes non seulement vous permet le libre exercice de la religion catholique, mais il vous dispense de sermons qui y sont contraires ; et, par là, il vous ouvre une porte aux emplois et aux charges de la province. Voilà ce qui les révolte ! voilà ce qui les fait dire dans les papiers publics : « Que c’est un acte détestable, abominable, qui autorise une religion sanguinaire, qui répand partout l’impiété, les meurtres, la rébellion. » Ces expressions violentes nous marquent leur caractère, et le chagrin qu’ils ont de n’avoir point une assemblée, dont ils se proposaient de vous exclure en exigeant de vous des sermens que votre religion ne vous aurait pas permis de prêter, comme ils ont fait à la Grenade.

« Par ce moyen ils se seraient vus seuls maîtres de régler tous vos intérêts, civils, politiques et religieux. Vous pouvez vous instruire de leurs desseins en lisant les adresses qu’ils ont envoyées à Londres. Ils y représentent au roi : « Que les sujets protestans sont en assez grand nombre en cette province pour y établir une assemblée. » Ce mot nous les démasque. Une poignée d’hommes, que le commerce avantageux qu’ils ont fait avec nous vient, pour la plupart de tirer de la poussière, veulent devenir nos maîtres et vous réduire à l’esclavage le plus dur. Je le répète. Je ne parle que des Anglais du comité de Montréal et de quelques marchands de Québec, qui demandent la révocation de cet acte. Il faut que ces gens-là nous croient bien simples et bien aveugles sur nos propres intérêts, pour nous proposer de nous opposer à un acte que nous avions demandé… On parle de la levée d’un régiment canadien. On se sert de cette circonstance pour vous dire qu’on vous forcera à vous enrôler et à aller faire la guerre au loin : et, d’un bienfait qu’on a sollicité pour vous, on vous en fait un objet de terreur. Serait-ce donc un malheur pour la colonie s’il y avait un régiment canadien de quatre à cinq cents hommes, dont tous les officiers seraient Canadiens ? Cela ne rendrait-il pas à quantité de familles respectables un lustre qui rejaillirait sur toute la colonie ? On augure mal de votre courage, puisqu’on cherche à vous effrayer par-là. » Cette logique pressée était sans réplique.

Cependant lord Cambden présenta (mai 75) à la chambre haute la pétition du parti protestant, et introduisit en même temps un projet de loi pour révoquer l’acte de l’année précédente. Mais ce projet fut rejeté sur motion du comte de Dartmouth, ministre des colonies. La même tentative, faite dans la chambre des communes par sir George Savile, éprouva le même sort.

Mais tandis que l’acte de Québec tendait à concilier les Canadiens à la métropole, l’acte qui ordonnait la fermeture du port de Boston, portait jusqu’à leur dernier degré la colère et l’indignation des autres colonies. L’assemblée de Boston nomma un comité pour convoquer un congrès général, et un autre pour tracer au peuple des règles de conduite sous forme de recommandation ; et les habitans furent invités à discontinuer l’usage du thé et des autres articles venant de la Grande-Bretagne, jusqu’à ce qu’on eût obtenu d’elle la justice que l’on demandait. Le congrès s’assembla dans le mois de septembre à Philadelphie, et siégea jusqu’au 26 octobre ; douze provinces, contenant près de 3 millions d’hommes, y étaient représentées par leurs députés ; il n’y manquait que ceux du Canada et de la Géorgie pour embrasser toutes les colonies anglaises du continent. Le congrès commença par faire une déclaration des droits de l’homme. Il adopta ensuite diverses résolutions, dans lesquelles il exposa avec détail les griefs des colons, au nombre desquels il plaça l’acte du Canada que venait de passer le parlement impérial ; acte, disait-on, qui établit dans ce pays la religion catholique, abolit le système équitable des lois anglaises, et y érige, vu la différence de religion, de lois et de gouvernement, une tyrannie au grand danger des libertés des colonies qui l’avoisinent, et qui ont contribué de leur sang et de leur argent à sa conquête. « Nous ne pouvons, disait-il insensément, nous empêcher d’être étonné qu’un parlement britannique ait jamais consenti à établir en Canada une religion qui a inondé l’Angleterre de sang, et qui a répandu l’impiété, l’hypocrisie, la persécution, le meurtre et la révolte dans toutes les parties du monde. » Ce langage n’eut été que fanatique, si ceux qui le tenaient eussent été sérieux ; il était insensé et puérile dans la bouche d’hommes qui songeaient déjà à inviter les Canadiens à se joindre à leur cause. Cette déclaration relative à l’acte de 74 était donc fort inconsidérée ; elle ne produisit aucun bien en Angleterre, et fit perdre peut-être le Canada à la cause de la confédération. Si le congrès s’en fût tenu à une protestation contre ce qu’il y avait d’inconstitutionnel dans cet acte, contre l’établissement, par exemple, d’une législature nommée exclusivement par la couronne, il aurait atteint son but ; mais en se déclarant contre les lois françaises et contre le catholicisme, il armait nécessairement contre lui la population canadienne, et violait lui-même ces règles de justice éternelle sur lesquelles il avait voulu asseoir sa déclaration des droits de l’homme.

Le congrès résolut aussi de cesser toute relation commerciale avec l’Angleterre. Il procéda ensuite à la rédaction de trois adresses, l’une au roi, l’autre au peuple de la Grande-Bretagne pour justifier l’attitude qu’il avait prise, et une troisième aux Canadiens dans laquelle il exprima des sentimens tout contraires à ceux qu’il venait de mettre au jour dans les résolutions au sujet de leur religion et de leurs lois. Il cherchait à leur démontrer tous les avantages d’une constitution libre, à les préjuger contre la forme du nouveau gouvernement qu’on venait de leur donner, en disant qu’il y avait une grande différence entre la constitution que le parlement leur avait imposée et celle qu’ils devaient avoir. Il invoqua le témoignage de Montesquieu, homme de leur race, pour condamner cette nouvelle constitution, les exhortant à se joindre aux autres colonies pour la défense de leurs droits communs, et les priant avec instance d’entrer dans le pacte social formé sur les grands principes d’une égale liberté, et d’envoyer des délégués pour les représenter au congrès qui devait s’assembler le 10 mai (1775). « Saisissez, disait-il, l’occasion que la Providence elle-même vous présente ; si vous agissez de façon à vous conserver la liberté, vous serez effectivement libres. Nous connaissons trop la générosité des sentimens qui distinguent votre nation pour présumer que la différence de religion puisse préjudicier à votre amitié pour nous. Vous n’ignorez pas qu’il est de la nature de la liberté d’élever au-dessus de toute faiblesse ceux que son amour unit pour la même cause. Les cantons suisses fournissait une preuve mémorable de cette vérité ; ils sont composés de catholiques et de protestans, cependant ils jouissent d’une paix parfaite, et par cette concorde qui constitue et maintient leur liberté, ils sont en état de défier et même de détruire tout tyran qui tenterait de la leur ravir. »

Le langage du congrès était bien changé à l’égard des Canadiens. Mais quoique son adresse contint probablement sa véritable pensée, elle ne put détruire entièrement l’effet de la résolution dont on a parlé plus haut. Ne sachant à quelle version ajouter foi, la plupart des meilleurs amis de la cause de la liberté en Canada restèrent indifférens ou refusèrent de prendre part à la lutte qui commençait. Beaucoup d’autres, regagnés par l’acte de 74, promirent de rester fidèles à l’Angleterre et tinrent parole. Ainsi une seule pensée de proscription, mise au jour avec légèreté, fut cause que la confédération américaine perdit le Canada, et qu’elle vit la dangereuse puissance de son ancienne métropole se consolider dans le nord pour peser sur elle de tout son poids, et la menacer sans cesse de ses guerrières légions.

Le général Carleton revint en Canada pour reprendre les rênes de son gouvernement dans le mois d’octobre 74. Il inaugura immédiatement la nouvelle constitution, en formant un conseil législatif d’après les dispositions qu’elle contenait. Il le composa de vingt-trois membres, dont deux tiers de protestans et un tiers de catholiques. Plusieurs Canadiens furent élevés aussi aux charges publiques, jusqu’alors remplies exclusivement par des Anglais ou des Suisses, excepté celles de grand-voyer et de secrétaire français, parce qu’il fallait des hommes versés dans la langue et les usages du pays pour les remplir, et que, d’ailleurs, elles étaient presque nominales et donnaient peu de chose. Mais le pays dut s’apercevoir que ce n’était que par politique que l’on faisait partager aux Canadiens quelques-unes des faveurs du gouvernement ; que malgré le changement de constitution, ils continueraient d’être exclus des principaux emplois, et que pour le petit nombre de ceux qu’on leur laisserait, l’on aurait soin de choisir des intrumens dociles, dont la conduite ferait assez voir à quelles conditions leur acquisition avait été faite. Cela parut surtout dans le choix des personnes qui devaient remplir des fonctions judiciaires. Mais à peine le gouverneur avait-il eu le temps de prendre connaissance de l’état du pays, dont il était absent depuis plusieurs années, et de compléter les arrangemens rendus nécessaires par l’acte de 74, que son attention fut appelée vers les frontières et sur la propagande que les Américains cherchaient à faire en Canada, où l’adresse du congrès avait pénétré par plusieurs voies à la fois.

Les grands noms de liberté et d’indépendance nationale ont toujours trouvé du retentissement dans les âmes nobles et généreuses ; un cœur haut placé ne les entend jamais prononcer sans une émotion profonde ; c’est un sentiment vrai et naturel. Le citoyen police de Rome, le pâtre grossier de la Suisse sentent de la même manière à cet égard. L’adresse du congrès, malgré l’imprévoyance d’une partie de sa rédaction, fit la plus grande sensation parmi les Canadiens, surtout de la campagne, et parmi les Anglais qu’il y avait dans les villes, et qui, n’espérant plus dominer exclusivement sur le pays, songèrent pour la plupart à devenir révolutionnaires. Dès lors la situation du général Carleton devenait excessivement difficile. Heureusement pour lui, le clergé et la noblesse avaient été inviolablement attachés à l’Angleterre par la confirmation de la tenure seigneuriale et de la dîme, deux institutions qu’ils n’espéraient pas conserver dans le mouvement niveleur d’une révolution, et avec ces deux classes marchait la bourgeoisie des villes peu riche et peu nombreuse. En outre une autre partie des Canadiens avait été dégoûtée, comme on l’a observé, par la déclaration intempestive du congrès contre la religion catholique et les lois françaises ; elle conservait encore dans son cœur cette haine contre les Anglais, quels qu’ils fussent, qu’elle avait contractée dans nos longues guerres ; et confondant dans sa pensée ceux du Canada et ceux des pays voisins, elle ne voyait chez les uns et les autres, qu’une même race d’oppresseurs, turbulens et ambitieux. Informé, de ces sentimens, le gouverneur dut croire que la majorité de la population, mue ainsi par des motifs divers, et aussi par l’estime personnelle qu’elle lui portait, serait opposée aux colonies américaines ; ou du moins désirerait conserver la neutralité dans une querelle de frères, à la pacification de laquelle elle pouvait penser que l’on finirait peut-être par sacrifier les Canadiens, ainsi que nous venons de le voir après les troubles de 1837.

On lui avait donné, du reste, les plus grandes espérances. Plusieurs seigneurs lui avaient promis de marcher contre les rebelles à la tête de leurs censitaires ; mais lorsqu’ils voulurent les assembler pour leur expliquer l’état où se trouvaient les colonies anglaises et ce qu’on attendait d’eux, ils s’aperçurent que le peuple n’avait pas oublié sitôt la conduite qu’on avait tenue à son égard depuis la conquête, qu’il n’était pas prêt, malgré ses motifs de méfiance, à prendre les armes contre ceux qui combattaient pour la liberté de leur pays, et à défendre avec le même zèle et la même ardeur le drapeau britannique que le drapeau des nôtres comme ils désignaient le drapeau français dans leur simple, mais énergique langage. Quelques-uns seulement répondirent à l’appel et se montrèrent disposés à soutenir le nouveau gouvernement ; mais le plus grand nombre déclara nettement qu’il ne se croyait pas obligé d’être de l’opinion des seigneurs, et qu’il ne porterait pas les armes contre les provinciaux. « Nous ne connaissons, dirent-ils, ni la cause, ni le résultat de leur différend : nous nous montrerons loyaux et fidèles sujets par une conduite paisible et par notre soumission au gouvernement sous lequel nous nous trouvons ; mais il est incompatible dans notre état et notre condition de prendre parti dans la lutte actuelle. » Quelques jeunes seigneurs, plus indiscrets qu’éclairés, voulurent les menacer dans quelques endroits ; on leur fit comprendre que cette conduite avait des dangers pour eux, et ils furent obligés de s’enfuir précipitamment.

Cependant les événemens prenaient tous les jours de la gravité ; et loin de songer à aller attaquer les Américains dans leur pays comme il avait intention de le faire avec les troupes et les Canadiens, s’ils avaient montré de la bonne volonté, le gouverneur se vit tout-à-coup menacé d’une invasion par l’une des armées rebelles. Le sang avait déjà coulé dans un conflit à Lexington et à Concord dans le mois d’avril (1775), et les troupes avaient perdu près de 300 hommes. Les populations des provinces couraient partout aux armes, et s’emparaient des forts, des vivres et des arsenaux. Le colonel Ethen Allen, aidé du colonel Arnold, surprit ainsi le fort Carillon gardé par une cinquantaine d’hommes, où il trouva plus de 118 pièces de canon, et le colonel Warner s’empara du fort St.-Frédéric de la même manière ; de sorte que les insurgés se trouvèrent dès le début des hostilités maîtres du lac Champlain sans avoir essuyé de pertes. Le fort St.-Jean tomba aussi entre leurs mains ; mais il fut repris le surlendemain par M. Picoté de Bellestre à la tête de 80 volontaires canadiens. Le congrès s’était réuni à Philadelphie le 10 de juin ; et sur les assurances que la mère-patrie, loin de vouloir revenir sur ses pas, était décidée à faire triompher par la force des armes la politique qu’elle avait adoptée à leur égard, il prit sur-le-champ, encouragé par leurs succès, les mesures les plus énergiques pour résister à ses prétentions. Le ministère anglais, pour avoir l’opinion du peuple de la métropole sur cette grande question, avait dissous le parlement. Les nouvelles chambres répondirent au discours d’ouverture du roi, qu’elles le soutiendraient dans ses efforts pour maintenir la suprématie de la législature impériale. Des remarques outrageantes furent faites sur la bravoure des Américains dans les débats qui eurent lieu à l’occasion d’une demande de soldats pour porter l’armée du général Gage, à Boston, à 10 mille hommes ; armée suffisante, dit un ministre, pour faire rentrer dans le devoir de lâches colons. Franklin, après avoir fait de vains efforts pour ramener l’Angleterre à des sentimens plus pacifiques, rentra dans sa patrie, où il prêta encore le secours de ses lumières à ses concitoyens dans une lutte qu’il avait inutilement tâché de prévenir. Peu de temps après les généraux Howe, Burgoyne et Clinton arrivèrent d’Europe avec des renforts.

Le congrès ordonna de mettre toutes les provinces en état de défense, de bloquer l’armée anglaise qui était à Boston et de former une armée continentale, dont le commandement en chef fut donné au général Washington. Et afin de dissuader les Canadiens de coopérer avec les Anglais, il leur présenta une nouvelle adresse pour leur démontrer la tendance pernicieuse de l’acte de Québec, et pour excuser la prise de Carillon et de St.-Frédéric, devenue nécessaire pour le salut de la cause commune.

Pendant que le congrès siégeait encore se livra, le 16 juin, la bataille de Bunkers hill ; le général Gage n’emporta les retranchemens des insurgés, moitié moins forts que lui en nombre, qu’au troisième assaut, et après avoir fait des pertes considérables. Cette affaire fut la plus sanglante et la mieux disputée de toute la guerre de la révolution ; elle remplit les Américains de confiance en eux-mêmes, les vengea des insultes du parlement impérial, et apprit aux troupes anglaises à respecter leur courage. Le colonel Arnold qui avait assisté à la prise de Carillon, proposa au congrès d’envahir le Canada et promit avec 2,000 hommes, de s’emparer du pays. Le congrès, croyant qu’il allait être attaqué de ce côté par le général Carleton, jugea que le meilleur moyen d’éviter cette attaque, était d’envahir le Canada lui-même, dont l’entrée était ouverte à ses armes par la suprématie qu’il avait acquise sur le lac Champlain, et par cette audacieuse entreprise, de changer la guerre de défensive en offensive. Il était d’autant plus porté à embrasser ce parti qu’il était informé que les Canadiens, excepté la noblesse et le clergé, étaient aussi mécontens du nouvel ordre de chose que les colons anglais eux-mêmes, et que les soldats du congrès seraient reçus plutôt en amis qu’en ennemis. Le général Schuyler avait été nommé au commandement de la division du Nord. Le congrès lui ordonna de s’emparer de St.-Jean, Montréal et d’autres parties du Canada, si la chose était possible et ne mécontentait pas les habitans. L’on prévoyait qu’à cette nouvelle le général Carleton sortirait de Québec avec ses troupes pour défendre les frontières du lac Champlain, et que cette capitale, qui était en même temps la clef du pays, deviendrait dès lors une conquête facile, puisqu’il n’était pas probable qu’on pût envoyer de renforts d’Angleterre avant l’hiver et l’interruption du fleuve par les glaces. Si ces prévisions se réalisaient, du moins en partie, l’on devait faire une tentative sur Québec, en détachant un corps qui pénétrerait par les rivières Kénébec et Chaudière pour surprendre cette ville. Si l’entreprise ne réussissait pas, l’on comptait toujours forcer le général Carleton à revenir sur ses pas pour protéger sa capitale, ce qui laisserait sans défense les frontières méridionales du pays, et les exposerait aux incursions des troupes américaines commandées par les généraux Schuyler et Montgomery,[2] qui débarquèrent sous le fort St.-Jean, dans le mois de septembre, à la tête d’environ 1000 hommes ; mais qui, après avoir reconnu la force de la place qu’ils trouvèrent bien gardée, et reçu plusieurs petits échecs de la part d’un parti de sauvages commandés par les frères de Lorimier, se retirèrent à l’île aux Noix. En entrant dans le pays ils avaient adressé aux Canadiens une proclamation pour les informer qu’ils venaient de la part du congrès leur faire restituer les droits de sujets britanniques dont ils avaient été injustement dépouillés, et dont ils devaient jouir quelle que fut leur religion ; et que leur armée uniquement destinée à agir contre les troupes royales, respecterait leurs personnes, leurs biens, leur liberté et leurs autels. Cette proclamation fut répandue partout dans les campagnes.

Le général Schuyler, forcé de se retirer pour cause de santé, le commandement des troupes tomba sur le général Montgomery seul, qui, recevant un renfort de 1000 hommes et des munitions, retourna devant St.-Jean et y mit le siège le 17 de septembre. La garnison du fort, composée d’une partie de deux régimens de ligne et de 100 volontaires canadiens la plupart gentilshommes, était commandée par le major Preston, brave officier, qui fit une vigoureuse résistance.

Le gouverneur Carleton cependant, aux premières nouvelles de l’invasion, avait acheminé des troupes vers le lac Champlain. Il n’y avait dans le pays que les deux régimens dont l’on vient de parler, qui formaient environ 800 hommes. Les habitans du bas de la province, indifférens à tout ce qui se passait, restaient tranquilles ; ceux du haut, plus rapprochés du théâtre des événemens, chancelaient et paraissaient pencher du côté de la révolution ; mais pour les motifs que nous avons exposés plus haut, ils désiraient garder également la neutralité. Quant au parti anglais que l’on mettait dans la balance avec les Canadiens lorsqu’il s’agissait des faveurs de la métropole, il ne comptait point dans la lutte actuelle, à cause de l’insignifiance de son nombre ; d’ailleurs, la plupart tenaient ouvertement ou secrètement pour le congrès,[3] et l’on n’ignorait pas leurs conciliabules à Québec et à Montréal. Tel était l’état des esprits lorsque le gouverneur proclama, le 9 juin, la loi martiale et appela la milice sous les armes pour repousser l’invasion étrangère et maintenir la paix intérieure. Cette mesure inattendue et sans exemple encore en Canada, eut le plus mauvais effet ; et M. de la Corne ayant menacé quelques paroisses de coercition, elles se mirent en défense au passage de Lachenaye. En préjugeant les opinions, en proférant des menaces, on alarma les indifférens, et l’on forçait ceux qui pouvaient s’être compromis, à se déclarer. On invoqua aussi le secours du sacerdoce. L’évêque de Québec, qui venait de recevoir une pension de £200 du gouvernement, adressa une circulaire aux catholiques de son diocèse pour les exhorter à soutenir la cause de l’Angleterre, menaçant d’excommunication ceux qui ne le feraient pas. Ni la proclamation, ni la circulaire ne purent faire sortir les habitans de leur indifférence. La vérité est que le gouvernement qui avait leur sympathie, n’était plus en Amérique : la seule vue d’un drapeau fleurdelisé eut profondément agité tous ces cœurs en apparence si apathiques.

La population restant sourde à ses appels, le gouverneur proposa de lever des corps de volontaires pour servir jusqu’à la fin de la guerre. Il offrit les conditions les plus avantageuses : on promettait à chaque soldat 200 arpens de terre ; cinquante de plus, s’il était marié, et cinquante pour chacun de ses enfans ; son engagement durerait jusqu’à la fin des hostilités, et les terres ainsi données seraient exemptes de toutes charges pendant vingt ans. Ces offres ne tentèrent qu’un petit nombre d’individus, et Carleton crut devoir chercher ailleurs des secours. Il envoya des émissaires chez les sauvages, et s’adressa particulièrement aux cantons iroquois. Quinze années de paix avaient fortifié cette confédération : elle reprenait son ascendant sur les autres tribus indigènes ; son exemple pouvait les entraîner et procurer à la Grande-Bretagne d’autres auxiliaires. Mais il fallait de l’adresse et de puissans moyens de séduction pour déterminer les Iroquois à prendre part à une guerre où ils n’avaient aucun intérêt direct, aucun motif de préférence pour l’un ou l’autre parti. Les vieillards regardaient ces débats et les combats sanglans qui devaient s’en suivre, comme une expiation des maux que les Européens leur avaient faits. « Voilà, disaient-ils, la guerre allumée entre les hommes de la même nation : ils se disputent les champs qu’ils nous ont ravis. Pourquoi embrasserions-nous leurs querelles, et quel ami, quel ennemi aurions-nous à choisir ? Quand les hommes rouges se font la guerre, les hommes blancs viennent-ils se joindre à l’un des partis ? Non ; ils laissent nos tribus s’affaiblir, et se détruire l’une par l’autre : ils attendent que la terre, humectée de notre sang, ait perdu son peuple et devienne leur héritage. Laissons-les, à leur tour, épuiser leurs forces et s’anéantir ; nous recouvrerons, quand ils ne seront plus, les forêts, les montagnes et les lacs qui appartinrent à nos ancêtres. »

C’était à-peu-près dans ce sens que M. Cazeau, partisan du congrès, leur parlait, ou leur faisait dire par ses émissaires : « C’est une guerre de frères ; après la réconciliation, vous resteriez ennemis des uns et des autres. » Mais le chevalier Johnson, un nommé Campbell et M. de Saint-Luc les travaillaient dans un sens contraire, et ils se firent surtout écouter des jeunes gens. Campbell leur prodigua les présens ; l’or fit son effet, et Johnson détermina la plupart des chefs de guerre à venir à Montréal pour prendre la hache. Ils s’obligèrent à entrer en campagne aux premières feuilles de l’année suivante, lorsque les Anglais auraient terminé les préparatifs de guerre qu’ils avaient commencés ; et c’est pendant que le gouverneur était à Montréal, en juillet, qu’y arriva le colonel Guy Johnson avec un corps d’Iroquois pour lui représenter la nécessité de mettre les sauvages en mouvement, parce que ces peuples n’étaient pas accoutumés à rester long-temps inactifs en temps d’hostilités. Il lui répondit que ses forces régulières étaient très faibles, que le pays dépendait de la milice canadienne pour sa défense, qu’il espérait être capable d’en réunir bientôt un corps assez considérable, et qu’il fallait amuser les sauvages encore, ne jugeant pas prudent de sortir de la province pour le présent.[4]

Dans le mois de septembre il eut intention d’aller au secours de St.-Jean, s’il pouvait réunir assez d’habitans des districts des Trois-Rivières et de Montréal ; mais on a déjà pu voir qu’il ne devait pas espérer de les trouver disposés pour cela. Les paroisses de la rivière Chambly allant plus loin qu’elles n’avaient d’abord pensé, étaient déjà emportées par le torrent, et s’étaient déclarées pour les Américains ; elles avaient même envoyé des émissaires dans toutes les paroisses pour les engager à en faire autant, et à ne point s’opposer à ceux qui venaient pour renverser l’oppression britannique. Presque tout le district des Trois-Rivières refusa de marcher à l’ordre du gouverneur. Les royalistes, au nombre de quelques centaines, répondirent seuls à son appel en se rendant à Montréal ; mais celui-ci paraissant douter de leur fidélité, la plupart s’en retournèrent dans leurs foyers. Les habitans de Chambly ayant joint les insurgés américains commandés par les majors Brown et Levingston, détachés par le général Montgomery pour prendre le fort qu’il y avait au milieu d’eux, on se présenta devant la place, qui fut lâchement livrée après un jour et demi de siége, par le major Stopford, quoique les

murailles n’eussent pas été endommagées, que la garnison, nombreuse comparativement, n’eût pas perdu un seul homme, et que ce poste fût abondamment pourvu de tout.[5] Il livra ses armes et ses drapeaux aux vainqueurs, qui trouvèrent dans le fort 17 bouches à feu et une grande quantité de poudre, dont le général Montgomery manquait presque totalement. Cette conquête inattendue mit ce général en état de continuer plus vigoureusement le siège de St.-Jean, que, sans cela, il aurait été peut-être obligé de lever. Après la prise de Chambly, les habitans de ce lieu allèrent renforcer son armée. Ainsi cette guerre, par la division des Canadiens, prenait le caractère d’une guerre civile. La majorité des Anglais tenait dans l’automne, ouvertement ou secrètement, pour la cause américaine. Une partie nombreuse des habitans des campagnes l’avait embrassée ou faisait des vœux pour son succès ; les autres, en plus petit nombre, voulaient rester neutres. Le clergé et les seigneurs seuls, avec une portion de la bourgeoisie, restèrent attachés franchement à l’Angleterre, et l’influence cléricale réussit à maintenir la majorité des Canadiens dans la neutralité. Aussi l’on peut dire que c’est le clergé qui fut, à cette époque, le véritable sauveur des intérêts métropolitains dans la colonie.

Le gouverneur, voulant secourir à tout prix St.-Jean, misérable bicoque où une partie de la garnison n’avait que des baraques en planches pour se mettre à l’abri, mais qui était cependant la clef de la frontière de ce côté-là, ordonna au colonel McLean, qui commandait à Québec, de lever des milices et de monter à Sorel, où il irait le joindre. Cet officier arriva au lieu fixé avec environ 300 hommes, la plupart Canadiens, et qui commencèrent aussitôt à déserter. Le gouverneur avait réuni aussi près de lui environ 800 hommes, sous les ordres de M. de Beaujeu ; mais au lieu de descendre à Sorel, il voulut traverser à Longueuil sur la rive droite du St.-Laurent, en présence d’un petit corps d’Américains avantageusement placé ; mais craignant ensuite la défection de ses troupes, il n’osa pas effectuer son débarquement, et après avoir reçu quelques coups de fusils et de canon en passant près du rivage, il se retira, laissant aux mains de l’ennemi les Canadiens et les sauvages qui avaient sauté témérairement à terre sans être sûrs d’être soutenus. Le colonel McLean qui avait reçu ordre en même temps de marcher vers St.-Jean, s’avança jusqu’à St.-Denis ; mais trouvant partout les ponts rompus et les paroisses soulevées, il jugea à propos de rétrograder jusqu’au point d’où il était parti, et où ses gens, gagnés par les émissaires de Chambly, l’abandonnèrent presque tous ; ce qui l’obligea de se retirer au plus vite à Québec, après avoir fait enlever les armes et les poudres qu’il y avait à Sorel et aux Trois-Rivières. Le fort St.-Jean n’ayant plus d’espoir d’être secouru, s’était rendu le 3, après 45 jours de siége ; et la garnison, au nombre de 500 hommes, sortit avec les honneurs de la guerre et demeura prisonnière, le vainqueur permettant aux officiers des troupes et aux volontaires canadiens de garder leurs armes comme un témoignage honorable de leur courage.

Les succès inespérés qui couronnaient ainsi la cause des Américains dès son début, leur coûtèrent à peine quelques soldats, en comptant même ceux qu’ils perdirent à la Longue-Pointe près de Montréal, lorsque le colonel Allen et le major Brown voulurent surprendre cette ville, à la tête de 300 hommes, en l’attaquant des deux côtés à la fois et en profitant des intelligences qu’ils avaient dans ses murs. Cette entreprise hardie manqua faute de pouvoir coordonner les mouvemens. Allen seul put traverser dans l’île à la tête de 110 hommes, et ayant été rencontré par le major Carden, sorti de Montréal avec 300 volontaires canadiens et une soixantaine de soldats, et miliciens anglais,[6] il fut cerné, battu et fait prisonnier, avec une partie de ses gens, et lui-même envoyé en Angleterre chargé de chaînes. Pendant le combat les généraux Carleton et Prescott se tenaient dans la cour des casernes de la ville avec le reste des troupes, le sac sur le dos, afin de s’embarquer pour Québec si les royalistes étaient battus. Cette victoire ne retarda néanmoins la retraite du gouverneur que de quelques jours. Car le général Montgomery n’avait pas été plutôt maître de St.-Jean qu’il avait poussé ses troupes en avant vers Montréal, Sorel et les Trois-Rivières. Elles marchèrent avec tant de rapidité qu’elles faillirent le surprendre sur plusieurs points de sa route. La défection des habitans et la retraite du colonel McLean l’avaient laissé presque sans défenseurs au milieu de cette ville. Se voyant abandonné, il s’était jeté sur quelques petits bâtimens qu’il y avait dans le port avec une centaine d’officiers et soldats et quelques habitans pour la capitale ; mais cette petite flottille ayant été arrêtée par des vents contraires à La Valtrie, à quelques lieues de Montréal, et le danger augmentant, il dut se déguiser en villageois et monter sur la berge d’un caboteur, le capitaine Bouchette, pour continuer rapidement sa route au milieu de la nuit. Il ne s’arrêta que quelques heures en passant aux Trois-Rivières, où il parut en fugitif comme le colonel McLean quelques jours auparavant, et seulement accompagné du chevalier de Niverville et de M. de Lanaudière, et en repartit au moment où les Américains allaient y entrer.[7]

Pendant que le gouverneur était en fuite, Montréal avait ouvert ses portes au général Montgomery, à qui les faubourgs protestèrent de leur sympathie pour la cause de la révolution.

La ville des Trois-Rivières, dépourvue de soldats, suivit l’exemple de Montréal. Les citoyens envoyèrent des députés demander au général américain d’être traités de la même manière que les habitans de cette dernière ville. Cet officier général répondit par écrit qu’il était mortifié qu’ils fussent dans des appréhensions pour leurs propriétés ; qu’il était persuadé que les troupes continentales ne se rendraient jamais coupables même d’une imputation d’oppression ; qu’il était venu pour conserver non pour détruire, et que si la Providence continuait à favoriser ses armes, il espérait que cette province heureuse jouirait bientôt d’un gouvernement libre. Une partie de la population anglaise se joignit alors aux insurgés, et les Canadiens, ralliés à la révolution, désarmèrent les royalistes de cette petite ville. Les Américains descendant à Québec dans la flottille prise à La Valtrie, rencontrèrent le corps du colonel Arnold à la Pointe-aux-Trembles. Le colonel Arnold qui trahit ensuite la cause de sa patrie, avait été marchand de chevaux. Il tenait de la nature un corps robuste, un esprit ardent et un cœur inaccessible à la crainte. Dans les circonstances fâcheuses où il s’était souvent trouvé, il avait acquis une profonde connaissance des hommes et des choses ; ce qui compensait chez lui ce qui pouvait lui manquer du côté de l’éducation. Une grande réputation de courage et de talens militaires le fit choisir par Washington pour commander le corps qui devait se détacher de son armée devant Boston, et pénétrer par les rivières Kénébec et Chaudière jusqu’à Québec, suivant le plan dont on a parlé ailleurs. Ses instructions étaient semblables à celles du général Montgomery, politiques, péremptoires et pleines d’humanité.

« On lui défendit de troubler sous aucun prétexte la tranquillité des Canadiens et de choquer leurs préjugés. On lui ordonna de respecter leurs observances religieuses, de leur payer libéralement tous les objets dont il pourrait avoir besoin, et de punir avec rigueur les soldats qui commettraient quelques désordres. Il devait poursuivre et harceler les troupes anglaises, mais éviter de vexer le peuple, et de ne rien faire qui pût le rendre hostile à la cause américaine. » ( Vie de Washington, etc.) Il mit six semaines pour passer la chaîne des Alléghanys et se rendre de Cambridge à Québec, sous les murailles duquel, après avoir traversé le fleuve au Foulon, il parut, le 13 novembre, dans les plaines d’Abraham avec 650 hommes seulement, sur plus de 1000, infanterie, artillerie et carabiniers, avec lesquels il était parti. Obligé de traverser un pays complètement sauvage et de suivre des rivières remplies de rapides et d’embarras, il n’avait pu surmonter tous ces obstacles qu’en sacrifiant la plus grande partie de ses munitions et de son bagage, et en se réduisant à vivre de fruits sauvages et de feuilles d’arbres. Arrivé à la source de la rivière Kénébec, il renvoya les malades et tous ceux qui ne se sentaient pas la force ou le courage de le suivre plus loin. Trop faible pour attaquer Québec seul, il remonta la rive gauche du St.-Laurent jusqu’à la Pointe-aux-Trembles pour opérer sa jonction avec le général Montgomery qui descendait suivi seulement de quelques centaines d’hommes. Les deux corps réunis, ne formant encore qu’environ 1000 à 1200 soldats, se rapprochèrent aussitôt de la capitale canadienne, qu’ils investirent dans les premiers jours de décembre.

Le gouverneur y était entré le 19 du mois précédent, après avoir manqué une troisième fois d’être pris à la Pointe-aux-Trembles, où il avait voulu mettre pied à terre, et où il n’eut que le temps de se sauver pour échapper aux troupes du colonel Arnold qui entraient dans ce village, il trouva la population de la ville partagée en deux camps, et fort indécise sur le parti qu’elle devait embrasser. Il y avait eu déjà plusieurs assemblées publiques. Le 12 novembre il s’en était tenu une dans la chapelle du palais épiscopal, pour discuter la question de savoir si l’on devait défendre la ville. Le colonel McLean qui arrivait, apprit en débarquant qu’elle délibérait encore ; il entra dans la chapelle et trouva un nommé Williams, le premier signataire de la pétition des marchands anglais de 74 au roi, qui tâchait, du haut de la chaire où il était monté, de persuader aux habitans de livrer la ville aux armes du congrès ; le colonel McLean le fit descendre, dissuada l’assemblée de suivre un aussi lâche conseil et la congédia. Le bruit courait alors que les citoyens anglais avaient préparé une capitulation pour l’offrir au colonel Arnold. Aussitôt que le gouverneur fut rentré dans Québec, il employa tous ses soins pour mettre cette ville en état de défense, et encourager les citoyens à faire leur devoir envers leur roi et envers leur patrie. Il assembla la milice bourgeoise et en parcourut les rangs en commençant par les Canadiens qui occupaient la droite, et auxquels il demanda s’ils étaient résolus de se défendre en bons et loyaux sujets ; tous répondirent affirmativement par des acclamations ; les miliciens anglais en firent ensuite autant. Mais comme il restait encore quantité de gens mal affectionnés qui désiraient le succès de la révolution, le gouverneur ordonna, le 22 novembre, à tous ceux qui ne voulaient pas prendre les armes de sortir de la ville, désirant se mettre à l’abri de la trahison et se débarrasser des bouches inutiles. Quantité de marchands anglais, Adam Lymburner à leur tête, se retirèrent à l’île d’Orléans, à Charlebourg et dans d’autres campagnes en attendant, pour crier vive le roi ou vive la ligue, le résultat de la lutte.

  1. En 1775 un projet de pacification des colonies fut proposé par Franklin au ministère. Il y demandait que l’acte de Québec fut rapporté, et qu’un gouvernement libre fut établi en Canada. Les ministres répondirent que cet acte pourrait être amendé de manière à réduire la province à ses anciennes limites, c’est-à-dire à celles fixées par la proclamation de 1764. — (Ramsay, History of the American Revolution).
  2. Ce dernier était le même Montgomery qui servait dans l’armée du général Wolfe en 1759, et qui commandait le détachement anglais envoyé pour brûler St.-Joachim. Après la guerre, il s’était établi dans la Nouvelle-Yorke, où il avait épousé une Américaine. Dans les difficultés qui survinrent entre les colonies et l’Angleterre, il embrassa le parti des premières, et, comme ancien officier, il fut élevé aux plus hauts grades de l’armée révolutionnaire.
  3. Manuscrit de Sanguinet, avocat de Montréal. — Journals of the provincial congress, provincial convention, committee of safety, &c., of the state of New-York, vol.ii
  4. Extracts from the Records of Indian Transactions under the superintendency of Colonel Guy Carleton, during the year 1775.
  5. Journal tenu pendant le siége du fort St.-Jean par un de ses défenseurs, M. Antoine Foucher.
  6. Memoir of colonel Ethan Allen. — Une trentaine de marchands anglais seulement voulurent marcher, les autres refusèrent : Mémoires de Sanguinet. — « C’est là, dit ce royaliste, où l’on reconnut le plus ouvertement les traîtres. » —(Manuscrit).
  7. Journal tenu aux Trois-Rivières en 1775-6 par M. Badeaux, notaire et royaliste. — (Manuscrit).