Histoire du Canada (Garneau)/Tome III/Livre X/Chapitre II

Imprimerie N. Aubin (IIIp. 227-293).

CHAPITRE II.




SECONDE BATAILLE D’ABRAHAM ET
DERNIÈRE VICTOIRE DES FRANÇAIS.

CESSION DU CANADA À L’ANGLETERRE ET
DE LA LOUISIANE À L’ESPAGNE


1760-1763.



Sentimens divers que la prise de Québec cause en Angleterre et en France. — Les ministres de Louis XV abandonnent le Canada à lui-même. — La Grande-Bretagne organise trois armées pour achever sa conquête. — Mesures que l’on adopte pour résister à cette triple invasion. — Forces relatives des Français et des Anglais. — Le général de Lévis marche sur Québec. — Seconde bataille d’Abraham. — Défaite complète de l’armée anglaise, qui se renferme dans la ville et que les Français assiègent en attendant les secours qu’ils avaient demandés de France. — Persuasion où l’on est dans les deux armées que le Canada restera à celle qui recevra les premiers renforts. — Arrivée d’une flotte anglaise. — Le général de Lévis lève le siège et commence sa retraite sur Montréal ; le défaut de vivres l’oblige de renvoyer les milices et de disperser les troupes régulières. — État des frontières du côté des lacs Champlain et Ontario. — Les ennemis se mettent en mouvement pour attaquer Montréal. — Le général Murray s’avance de Québec avec 4,000 hommes ; le chef de brigade Haviland avec un corps presqu’aussi nombreux descend le lac Champlain et le général Amherst part du lac Ontario avec 11,000 soldats et Indiens. — Les Français se retirent et se concentrent sur Montréal au nombre de 3,500 soldats. — Impossibilité d’une plus longue résistance et capitulation générale. — Triomphe et réjouissance de l’Angleterre. — Procès et condamnations des dilapidateurs du Canada à Paris. — Situation des Canadiens. — Pertes immenses qu’ils font sur les ordonnances et lettres de change du gouvernement déchu. — Continuation de la guerre dans les autres parties du monde ; paix de 1763, par laquelle le Canada est cédé à l’Angleterre et la Louisiane à l’Espagne. — Tableau de la France au temps de ce traité trop fameux par Sismondi.

Après les défaites que l’Angleterre essuyait depuis 5 ans en Canada, la nouvelle de la prise de Québec, ce lieu fort si renommé du Nouveau-Monde, la remplit de joie. Londres et les autres principales villes du royaume présentèrent des adresses de félicitation au chef de l’état, dont Pitt dut s’applaudir en secret, parce que c’était à lui qu’en revenait la plus grande gloire, et le parlement ordonna que les cendres du héros à qui l’on devait une si brillante conquête, fussent déposées dans le temple de Westminster au milieu de celles des grands hommes de la patrie, et qu’un monument y fut élevé à sa mémoire. Il vota en même temps des remercîmens aux généraux et aux amiraux qui avaient fait partie de l’expédition, et le roi ordonna que des actions de grâce publiques fussent rendues dans tout l’empire.

En France, où le peuple exclu du gouvernement ne pouvait manifester ses sentimens sur la honte des actes du pouvoir que par le mépris qu’il avait pour ceux qui en étaient chargés, il y a long-temps que l’on avait perdu l’espoir de conserver les belles contrées pour la défense desquelles tant de sang et d’héroïsme n’étaient plus qu’un sacrifice dans le grand désastre qui allait terminer l’un des derniers drames de la vieille monarchie. La perte du boulevard de l’Amérique française et la mort de Montcalm ne surprirent point, mais elles firent une impression pénible dans le public, et même au milieu des orgies de la cour de Louis XV, où l’on regarda la partie comme si bien perdue que l’on ne pensa guère à secourir ces sentinelles avancées, qui voulaient encore combattre, sinon pour triompher du moins pour sauvegarder l’honneur national et reconquérir la supériorité des armes.

« L’Europe entière aussi, dit Raynal, crut que la prise de Québec finissait la grande querelle de l’Amérique septentrionale. Personne n’imaginait qu’une poignée de Français, qui manquaient de tout, à qui la fortune même semblait interdire jusqu’à l’espérance, osassent songer à retarder une destinée inévitable. » On ne connaissait pas leur courage, leur dévoûment et les glorieux combats qu’ils avaient livrés et qu’ils pouvaient livrer encore dans ces contrées lointaines où, oubliés du reste du monde, ils versaient généreusement leur sang pour la cause de leur pays. On ignorait que cette guerre était une guerre de peuple à peuple, et qu’on ne poserait les armes que quand l’on serait cerné, écrasé par les masses anglaises ; et que jusque-là l’on ne voulait pas perdre espérance.

Les Canadiens qui croyaient que le gouvernement de la métropole allaient ou du moins devaient faire les plus grands efforts pour les arracher au sort qui les menaçait, furent trompés dans leur attente. M. Lemercier trouva, en arrivant à Paris, le ministre de la guerre, le maréchal de Belle-Isle expirant. Après sa mort le portefeuille passa aux mains du duc de Choiseul déjà chargé de celui des affaires étrangères. L’envoyé du gouverneur ainsi que les officiers de la garnison de Québec qui l’avaient précédé en France, donnèrent au ministre tous les renseignemens qu’il pouvait désirer sur la situation désespérée du Canada. Les dépêches dont M. Lemercier était porteur demandaient des secours de toute espèce en vivres, en munitions de guerre et en recrues ; elles informaient la cour que l’on avait formé le projet de reprendre Québec, et que le succès de cette entreprise était certain si les secours que l’on demandait arrivaient avant ceux des ennemis. Malheureusement cette demande était faite dans le moment où, par le désordre prolongé des finances, le trésor se trouvait hors d’état de faire face à ses obligations les plus nécessaires. Les administrateurs continuellement changés ne pouvaient trouver de remède pour arrêter même le mal, qui allait toujours en augmentant. Chacun venait avec son plan et était remplacé avant qu’il eût à peine eu le temps de commencer à le mettre à exécution ; et dès qu’il parlait de soumettre la noblesse et le clergé à l’impôt comme le peuple, il était repoussé avec haine et renversé. L’absence de patriotisme dans les classes les plus élevées de la société rendait ainsi le mal incurable, et exposait la nation à tous les malheurs et à la perte de cette grande réputation militaire qui faisait encore la force et la gloire, par le souvenir, de cette noblesse sensuelle et dégénérée qui ne voulait rien faire pour le salut commun ; car par un effort uniforme et général, l’on pouvait se remettre facilement sur un bon pied, puisque, suivant M. de Necker,[1] les dépenses publiques étant de 610 millions en 1784, et les revenus de près de 585 millions, alors que la noblesse et le clergé, possesseurs d’une grande partie du territoire, étaient encore exempts de l’impôt, en rendant ces deux classes si riches contribuables, et en développant les immenses ressources du pays, le déficit annuel pouvait être plus que comblé. Mais l’égoïsme devait tout perdre.

M. de Silhouette, qui avait succédé à M. de Boulogne aux finances, vint échouer ainsi devant l’opposition que firent à son projet de subvention territoriale, qui aurait atteint tous les propriétaires fonciers, les classes privilégiées, et il fut remplacé par M. Bertin, financier médiocre, mais plus docile aux vœux de la cour et de la noblesse. Celui-ci ne put ni ramener l’ordre dans les finances, ni trouver moyen de fournir quelques jours encore aux besoins les plus pressans du service public. Les lettres de change du Canada tirées sur le trésor à Paris ne purent être payées, circonstance aussi fâcheuse pour ce pays que la perte d’une bataille, et qui devait avoir le plus grand retentissement. Dans cet état de choses il est facile de concevoir que l’énergique résolution de reprendre Québec dût trouver peu d’écho à Versailles, où les courtisans regardaient la possession du Canada plutôt comme une charge que comme un avantage. Dans l’épuisement où l’on se trouvait, c’est tout ce que l’on put faire que d’y envoyer 400 hommes et la charge de 3 ou 4 navires en munitions de guerre et de bouche, sous la protection d’une frégate, qui s’étant amusée à enlever, chemin faisant, 13 ou 14 bâtimens anglais, finit par être obligée elle-même de se jeter dans la Baie des Chaleurs à l’entrée du golfe St.-Laurent, et par y être brûlée avec son convoi et ses prises par le capitaine Byron qui croisait dans ces parages avec une flotte nombreuse, et qui détruisit aussi un amas de cabanes décoré du nom fameux de Nouvelle-Rochelle, élevé par des réfugiés acadiens et quelques pauvres pêcheurs sous la protection de deux petites batteries placées sur un rocher.

En envoyant ces secours insuffisans au Canada, les ministres adressèrent aux divers chefs de la colonie des dépêches qu’ils ne reçurent que dans le mois de juin, pour leur recommander de disputer le pays pied à pied et de soutenir jusqu’au bout l’honneur des armes françaises à quelqu’extrémité que les affaires pussent être réduites ; vaines recommandations pour des gens qui périssaient accablés sous le nombre de leurs ennemis, et qui avaient besoin non de paroles d’encouragement, mais de secours réels et efficaces.

Le gouvernement de la Grande-Bretagne, aiguillonné et soutenu par la voix puissante du peuple, tenait une conduite bien différente. Il obtint du parlement tous les subsides qu’il voulut pour continuer la guerre avec vigueur. Des flottes considérables couvrirent les mers de l’Europe, des Indes et de l’Amérique. Il fut résolu de barrer le chemin du Canada à la France, et d’employer à cet effet des forges telles que celle-ci ne put conserver dans l’état, où elle se trouvait le moindre espoir d’y faire parvenir les secours nécessaires pour rétablir sa suprématie dans cette partie du monde ; et c’est à la suite de ces accroissemens de forces que le petit convoi, dont l’on vient de parler tout-à-l’heure, vit fondre sur lui pas moins de onze vaisseaux de guerre en entrant dans le St.-Laurent.

Derrière ce rempart qui couvrait l’Amérique et la séparait de la France, l’Angleterre organisa, comme l’année précédente, trois armées pour achever d’abattre une puissance contre laquelle elle luttait depuis qu’elle avait planté son drapeau dans ce continent, et que sa grande supériorité numérique mettait enfin à sa merci. Toutes les provinces qu’elle y avait fondées ne cessaient point de montrer leur zèle pour l’accomplissement d’une conquête qu’elles avaient sollicitée avec ardeur. Les différentes législatures coloniales votèrent les hommes et l’argent qu’on leur demanda avec d’autant plus d’empressement que l’on touchait au succès définitif. Ces trois armées devaient marcher pour se réunir à Montréal et enlever ce dernier point qui restait encore à la France.

La garnison renfermée dans Québec devait être renforcée à l’ouverture de la campagne pour remonter le St.-Laurent. Le chef de brigade Haviland devait réunir ses troupes sur le lac Champlain, forcer le passage de l’île aux Noix et St.-Jean, et marcher sur le point indiqué ; enfin, le général Amherst devait assembler une armée nombreuse à Oswégo, descendre le fleuve St.-Laurent en s’emparant de tous les postes français qu’il trouverait sur son chemin, et se réunir aux deux autres corps devant Montréal. Les Français n’ignoraient pas les préparatifs de leurs ennemis, et le gouverneur ainsi que le général de Lévis ne songeaient qu’au moyen de les prévenir par une attaque subite contre le poste central où ils avaient pris pied en Canada, à savoir Québec, pour être prêts à donner la main aux secours qu’ils avaient demandés en France, et de l’arrivée desquels avant ceux des Anglais, dépendait désormais le salut du pays.

L’on avait d’abord résolu d’attaquer Québec dans l’hiver ; mais il fallut ajourner cette entreprise au printemps. Ce délai fut employé à réorganiser l’armée, à ramasser des vivres et à préparer les embarcations nécessaires pour descendre le fleuve à la débâcle des glaces. Malgré les plus grands efforts, l’on ne put réunir un matériel suffisant pour faire un siège. L’on manquait complètement de grosse artillerie et il y avait peu de poudre. Cependant l’on ne désespérait pas de réussir soit à la faveur d’une surprise, soit à l’aide des secours attendus.

Afin d’empêcher l’ennemi de pénétrer le dessein que l’on avait formé, et encore plus de soutenir le courage des habitans et de fatiguer la garnison anglaise, l’on tint des partis dehors tout l’hiver.

Le général Murray ne négligeait rien de son côté pour se mettre en état de repousser toutes les tentatives jusqu’à la campagne suivante. Il était abondamment pourvu d’artillerie et de munitions de guerre et de bouche, et commandait les meilleures troupes de l’Angleterre. Il ne fut pas plutôt établi dans la ville qu’il adressa une proclamation aux Canadiens pour leur représenter l’inutilité d’une plus longue résistance et tous les malheurs qui seraient la suite d’une opposition devenue sans objet. Onze paroisses environnantes abandonnées de l’armée française et dont la plupart des habitans, par l’incendie de leurs maisons, s’étaient vu forcés de se réfugier dans les bois que l’hiver allait rendre inhabitables, vinrent faire leur soumission et prêter le serment de fidélité, à l’exemple des habitans de Miramichi, Richibouctou et autres lieux du golfe St.-Laurent, qui, sur l’avis de leurs missionnaires, avaient fait la leur au colonel Frye, commandant anglais du fort Cumberland à Chignectou. Le général Murray avait porté ses avant-postes à Lorette et à Ste.-Foy, à 2 ou 3 lieues de la ville, et la guerre d’escarmouches ne discontinua presque point, malgré la rigueur de la saison. La garnison fut sans cesse occupée soit à tirer du bois de chauffage de la forêt du Cap-Rouge, soit à faire de petites expéditions, soit enfin à travailler aux fortifications de la ville, qu’après des travaux inouïs l’on mit en état de soutenir un siége, en achevant les remparts et les couvrant de mortiers et de canons d’un gros calibre, et en terminant les redoutes dont on a parlé et qui étaient au nombre de huit. Tous ces travaux avaient été exécutés malgré les maladies qui s’étaient mises dans les troupes, particulièrement le scorbut, et qui enlevèrent du 24 décembre au 24 avril près de 500 hommes.[2]

De leur côté les Français, outre les fatigues de cette petite guerre, étaient assujettis aux privations de toute espèce qu’une disette prolongée entraîne avec elle. Le général de Lévis mit ses troupes en quartier d’hiver chez les habitans dans les différentes paroisses des gouvernemens des Trois-Rivières et de Montréal, faute de provisions pour leur subsistance dans une seule localité, et il commença immédiatement ses préparatifs pour l’entreprise qu’il méditait, une défense opiniâtre, comme il le disait dans un mémoire qu’il présenta au gouverneur, ne pouvant qu’être avantageuse à l’état en occupant les forces de l’ennemi dans cette partie de l’Amérique, et honorable pour les armes françaises.

Afin de ranimer le courage de la population et l’engager à faire un nouvel effort et de nouveaux sacrifices, on invoqua la voix de l’église, qui ne devait pas rester sans écho chez un peuple profondément religieux. L’évêque, M. Dubreuil de Pontbriand, donna à cet effet à Montréal, où il s’était réfugié, un mandement au commencement de l’hiver, dans lequel l’on trouve ces mots : « Vous n’oublierez pas dans vos prières ceux qui se sont sacrifiés pour la défense de la patrie ; le nom de l’illustre Montcalm, celui de tant d’officiers respectables, ceux du soldat et du milicien ne sortiront point de votre mémoire… vous prierez pour le repos de leurs âmes. » Il y a quelque chose de singulièrement grave et solennel dans ces paroles auxquelles la religion donne un si grand caractère. Cet appel aux prières des fidèles pour les braves qui étaient morts, en combattant pour leur pays devait, au moment où l’on parlait de reprendre les armes, remuer les fibres les plus sensibles du cœur, et augmenter l’énergie des guerriers qui se défendaient depuis si long-temps et avec tant d’obstination contre les forces toujours croissantes de nos envahisseurs. Quant aux troupes régulières elles-mêmes, si elles ne combattaient plus que pour l’honneur leurs vœux pouvaient être encore remplis.

Après bien des efforts l’on réussit à ramasser assez de subsistances pour nourrir l’armée encore quelque temps lorsqu’elle serait réunie. Au mois d’avril elle se trouva prête à entrer en campagne, et l’on n’attendait plus que la débâcle des glaces.

Les troupes de terre, surtout les grenadiers, avaient été recrutées à même les deux bataillons de la colonie ; elles formaient avec ceux-ci 3,600 hommes. Les milices appelées à prendre part à l’expédition s’élevèrent à un peu plus de 3,000 fusils, y compris 270 sauvages. Cette armée, composée de plus de moitié de Canadiens, parce qu’on en avait fait entrer un grand nombre dans les régimens réguliers faute de recrues européennes, n’atteignait pas encore 7,000 combattans.[3] C’est

tout ce que l’on pouvait approvisionner et réunir pour marcher sur Québec, les habitans de cette partie, c’est-à-dire ceux qui n’avaient pas fait leur soumission à l’ennemi, ne pouvant se joindre à eux qu’après l’investissement de la place, et le reste de ceux de Montréal et des Trois-Rivières étant nécessaire pour ensemencer les terres et pourvoir à la défense des frontières du côté des lacs Champlain et Ontario.[4]

Sans attendre que la navigation du fleuve fut complètement ouverte, le général de Lévis envoya, le 16 et le 17 avril, l’ordre aux troupes de lever leurs quartiers d’hiver et de se mettre en marche, celles qui se trouvaient les plus rapprochées de Québec par terre et les autres par eau. Les champs étaient encore couverts de neige et les rives du St.-Laurent bordées de glaces, le centre du fleuve charriant avec le flux et le reflux de la marée celles qui étaient mobiles. Le général de Lévis rappela à sa petite armée que pour son honneur, la gloire des armes et le salut du pays, elle devait chercher à réparer la perte de la journée du 13 septembre, et se souvenir que c’étaient les mêmes ennemis qu’elle avait eu à combattre à Oswégo, au fort George et à Carillon. Elle s’ébranla le 20. La partie qui descendait par eau fut embarquée sur les deux frégates qui escortaient les petits Vaisseaux sur lesquels étaient chargés l’artillerie, les vivres et les fascines pour le siège. Les glaces augmentant à mesure que l’on descendait, l’on fut obligé de mettre les troupes à terre à la Pointe-aux-Trembles. Une partie seulement de l’artillerie put atteindre St.-Augustin et ensuite le Foulon. La journée du 25 fut employée à réunir l’armée à la Pointe-aux-Trembles, et l’avant-garde, sous les ordres du chef de brigade Bourlamarque, se mit en mouvement dès le lendemain.

Le temps pressait. Le général de Lévis voulait surprendre l’ennemi, et ayant reconnu l’impossibilité de traverser la rivière du Cap-Rouge à son embouchure, où la rive du côté de Québec est très haute et très escarpée et se trouvait en outre gardée, il résolut sur-le-champ de la tourner et d’aller franchir ce cours d’eau à deux lieues plus haut, par Lorette, à la peine d’avoir à déboucher par les marais de la Suède pour gagner les hauteurs de Ste.-Foy.

Le chef de brigade Bourlamarque rétablit les ponts de cette rivière que l’ennemi avait rompus à son approche, et poussa les troupes en avant, faisant évacuer le poste que les Anglais avaient établi à l’ancienne Lorette. Le général de Lévis qui arriva dans ce moment, s’étant aperçu qu’ils avaient négligé de rompre une chaussée de bois qui traversait une partie des marais de la Suède, en fit occuper la tête aussitôt par les sauvages. L’avant-garde atteignit ces marais à l’entrée de la nuit et les traversa sans s’arrêter, malgré un orage de pluie et de tonnerre inusité dans cette saison et elle prit possession des maisons qui étaient au-delà n’étant plus séparée de l’ennemi que par un bois d’une petite demi-lieue de profondeur. Au point du jour, le 26, elle passa le bois et se présenta à la vue des Anglais dont le général de Lévis alla reconnaître la position, tandis que le reste de ses troupes qui avait marché pendant toute cette nuit orageuse pour ainsi dire à la clarté des éclairs qui se succédaient sans cesse, traversait le marais et venait se former derrière ce bois.

Cependant l’armée française n’avait pu se mettre en mouvement ni assez secrètement, ni assez promptement pour surprendre l’ennemi dans Québec. Tout l’hiver l’on avait répandu à dessein le bruit que l’on allait descendre incessamment pour attaquer cette ville avec une armée de 12 à 15 mille hommes, et le général Murray, ne repoussant pas entièrement ces rapports, se tenait prêt pour tous les événemens. Dans le mois d’avril ces rapports prenant de la consistance, il crut devoir se débarrasser de la population de la ville, qui aurait pu lui devenir à charge dans un siége. En conséquence elle eut ordre, le 21, d’en sortir dans trois jours avec les effets qu’elle pourrait emporter. Cet ordre qui jeta dans le désespoir ces malheureux habitans qui avaient déjà vu leurs foyers détruits par le bombardement, qui avaient perdu presque tout ce qu’ils possédaient, fut exécuté le 24. Les soldats de la garnison quoiqu’accoutumés à toutes les horreurs de la guerre, ne purent voir sans être émus ces infortunés s’éloigner de leurs murailles suivis de leurs femmes et de leurs enfans et ne sachant où aller chercher un gîte dans un pays dévasté et réduit à la dernière misère. Le général Murray fit ensuite rompre tous les ponts de la rivière du Cap-Rouge ainsi qu’on l’a rapporté ailleurs, et envoya des troupes pour observer les mouvemens des Français s’ils se présentaient. Après ces mesures de précaution, il attendit pour agir selon les circonstances. Ce sont ces troupes[5] que le général de Lévis voyait devant lui sur les hauteurs de Ste.-Foy. Elles étaient au nombre de 2, 500 (Mante) à 3, 000 hommes avec quelques pièces de canon, et s’étendaient depuis l’église de Ste.-Foy jusqu’à la gauche de la route de la Suède, par où montaient les Français pour déboucher sur le plateau.

Le bois d’où ceux-ci sortaient, pouvait être à 200 toises de la ligne ennemie, et comme il était marécageux, l’on ne pouvait en déboucher que par le grand chemin. En outre l’espace compris entre ce bois et les Anglais n’était pas assez étendu pour leur permettre de se former et de marcher à l’attaque sans s’exposer à un combat désavantageux. La situation du général de Lévis devenait donc très difficile, et si dans ce moment toute l’armée anglaise se fût trouvée là pour défendre l’accès du plateau, il se serait vu obligé probablement d’abandonner son entreprise. Mais en voyant le danger il sut avec cette décision prompte qui le caractérisait, trouver moyen de l’éviter et cacher son dessein à l’ennemi. Aussitôt que le jour fut tombé, il fit défiler ses troupes par sa droite le long de la lisière du bois jusqu’à ce qu’il eût dépassé le front de l’ennemi et tourné son flanc gauche espérant par cette manœuvre non seulement obtenir une position avantageuse, mais couper encore le corps placé en observation à l’embouchure de la rivière du Cap-Rouge ; mais le mauvais temps et la difficulté de la marche dans cette saison ne permirent point aux soldats, déjà très fatigués, d’opérer ce mouvement avec toute la célérité désirable. Et le lendemain matin le général Murray qui s’était transporté sur les lieux, eut le temps, de faire retirer ses troupes du Cap-Rouge ; mais il ne put sauver le matériel qu’il y avait dans ce poste avancé. En conséquence après une fusillade et quelques coups de canon, il fit porter les vivres, munitions, armes et outils qu’il y avait dans cet endroit dans l’église de Ste.-Foy, y fit mettre le feu et opéra sa retraite vers la ville, laissant aussi plusieurs pièces de campagne entre les mains des Français, et le général de Lévis maître d’un champ de bataille qu’il aurait pu avoir beaucoup de peine à obtenir.

Les cavaliers français suivirent le mouvement rétrograde de Murray, escarmouchant avec son arrière-garde jusqu’au moulin de Dumont, situé sur le chemin de Ste.-Foy à l’extrémité du champ de bataille du 13 septembre et à une demi-lieue des remparts de la ville, où il laissa un gros détachement avec ordre de tenir ferme jusqu’à la nuit. Les troupes françaises se logèrent dans les maisons depuis l’église de Ste.-Foy jusqu’à ce moulin, occupant un espace de 5 quarts de lieue. Le temps était toujours affreux, la pluie continuant à tomber par torrens, ce qui retardait beaucoup la marche de l’armée.

Dans la nuit, les Anglais évacuèrent le moulin de Dumont et se replièrent sur les buttes à Neveu à environ 250 toises des remparts de Québec qu’elles masquaient, et commencèrent à s’y retrancher. Au point du jour le général de Lévis fit occuper le moulin qui venait d’être abandonné et les plaines d’Abraham jusqu’au fleuve par son avant-garde, afin de couvrir l’anse du Foulon, où les bâtimens chargés des vivres, de l’artillerie et des bagages des troupes, et qui n’avaient pas effectué leur déchargement à St.-Augustin, avaient reçu ordre de descendre. Pendant que l’on débarquerait ces effets le 28, l’armée devait se reposer pour être en état d’attaquer les buttes à Neveu le lendemain et de rejeter les Anglais dans la place.

Cependant Murray n’avait pas été plutôt rentré dans la ville qu’il avait résolu, au lieu d’attendre les Français derrière ses murailles, de se porter en avant avec toutes ses troupes dans l’intention, soit de leur livrer bataille si l’occasion s’en présentait, soit de se fortifier sur les buttes à Neveu s’ils paraissaient trop nombreux ; car le rapport d’un de leurs canonniers, tombé sur une glace flottante en débarquant, et recueilli gelé et mourant par des soldats, ne lui permettait plus de douter que toute l’armée dont il était menacé depuis si long-temps, arrivait enfin. Il sortit donc de la ville le 28 au matin à la tête de toute la garnison,[6] dont les troupes de ligne seules, quoique réduites de 490 hommes par les maladies pendant l’hiver, comptaient encore 7,714 baïonnettes non compris les officiers.[7] Il ne laissa dans la place que les soldats nécessaires à sa garde et quelques centaines de malades, plus de mille en convalescence étant venus au


premier bruit du combat reprendre volontairement leurs rangs sous les drapeaux, et il s’avança ainsi avec à-peu-près 6 mille hommes et 22 bouches à feu sur deux colonnes.[8]

Le général de Lévis qui s’était porté en avant de sa personne avec son état-major pour reconnaître la position des Anglais sur les buttes à Neveu, n’eut pas plutôt aperçu ce mouvement qu’il envoya l’ordre à ses troupes de hâter leur marche pour se rendre sur les plaines d’Abraham. Le général anglais, de son côté, voyant qu’il n’y avait que la tête de l’armée française d’arrivée, et qu’elle ne paraissait pas s’attendre à livrer bataille ce jour-là, décida de l’attaquer immédiatement pendant qu’elle était encore dans le désordre de la marche ; mais il avait affaire à un homme de tête et d’un sang-froid qu’il était fort difficile de troubler. Il rangea ses troupes en bataille en avant des buttes à Neveu, sa droite au côteau Ste.-Geneviève et sa gauche à la falaise qui borde le St.-Laurent, sa ligne occupant un petit quart de lieu de développement. Quatre régimens, sous les ordres du colonel Burton, formaient la droite à cheval sur le chemin de Ste.-Foy ; quatre autres avec les montagnards écossais, sous les ordres du colonel Fraser, formaient la gauche à cheval sur le chemin de St.-Louis. Deux bataillons étaient placés en réserve. Outre ces deux bataillons le flanc droit de l’armée était couvert par un corps d’infanterie légère sous les ordres du major Dalling ; et le flanc gauche par la compagnie des rangers du capitaine Huzzen et cent volontaires conduits par le capitaine Macdonald. Le général Murray donna ensuite l’ordre de marcher en avant.

Il n’y avait encore que l’avant-garde française d’arrivée composée de 10 compagnies de grenadiers ; elle était rangée en bataille, occupant sur la droite une redoute élevée par les Anglais l’année précédente à l’est de la côte du Foulon, et sur la gauche le moulin de Dumont, la maison, la tannerie et les autres bâtimens qui l’environnaient, situés à 300 toises en arrière de la ligne occupée par l’ennemi à la première bataille d’Abraham, et couvrant le chemin de Ste.-Foy. Le reste de l’armée avait précipité le pas se resserrant en avançant, et les trois brigades de la droite étaient déjà formées lorsque les Anglais commencèrent l’attaque avec une grande vivacité, la mitraille de leur nombreuse artillerie faisant de terribles ravages dans les rangs des Français, qui n’avaient encore que leurs petites armes pour y répondre.

Le général Murray sentant l’importance de s’emparer du moulin de Dumont qui couvrait l’issue par laquelle les Français venant par la chaussée de Ste.-Foy, entraient sur le champ de bataille, le fit attaquer par des forces supérieures. Il espérait qu’en écrasant les 5 compagnies de grenadiers qui le défendaient, il pourrait tomber ensuite au milieu de l’armée française, refouler devant lui les bataillons qui étaient encore en marche et couper l’aile droite engagée sur le chemin de St.-Louis.

Le général de Lévis, prévenant son dessein, fit retirer sa droite à l’entrée du bois qui était derrière elle, et abandonner le moulin de Dumont par les grenadiers, qui se replièrent afin d’abréger la distance à parcourir par les brigades arrivantes. Mais leur ardeur ne lui permit pas d’exécuter ce mouvement complètement. Le chef de brigade Bourlamarque, chargé du commandement de la gauche, fut dans ce moment grièvement blessé par un coup de canon qui tua son cheval, et les troupes restèrent quelque temps sans recevoir d’ordre. Les brigades de la gauche qui arrivaient, voyant les grenadiers engagés dans un combat furieux et inégal, prirent d’elles-mêmes le parti d’aller les soutenir. L’ennemi porta sur ce point une grande partie de ses forces et presque toute son artillerie ; le canon et les obusiers tirant à boulet et à mitraille, labouraient l’espace qu’occupait cette aile, qui s’ébranla sous le feu le plus meurtrier. Les grenadiers remarchèrent en avant, reprirent le moulin après une lutte opiniâtre et s’y maintinrent. Ces braves soldats, commandés par le capitaine d’Aiguebelles, périrent presque tous dans cette journée, où les Français n’avaient que les trois petites pièces de canon qui avaient pu passer le marais de la Suède à opposer aux 22 bouches à feu de l’ennemi.

Pendant que ces événemens se passaient à la gauche, le général de Lévis faisait reprendre par les troupes de la droite la redoute qu’ils avaient abandonnée lorsqu’il les avait fait replier. Les Canadiens de la brigade de la Reine qui occupaient cette redoute et le petit bois de pins sur le bord du cap, avaient repris leur terrain et chargé ensuite le flanc gauche des ennemis avec succès, appuyés par M. de St.-Luc, qui n’avait pu se faire suivre que par quelques sauvages. Bientôt le combat ne fut pas moins violent dans cette partie de la ligne qu’à la gauche. Toutes les troupes étaient enfin arrivées, et le feu était des plus vifs des deux côtés. L’on voyait les milices canadiennes charger leurs armes couchées, se relever après les décharges de l’artillerie ennemie et se précipiter en avant pour fusiller les canonnière sur leurs pièces. La milice de Montréal combattait avec un courage admirable, surtout le bataillon commandé par le brave colonel Rhéaume, qui fut tué. M. de Repentigny qui commandait cette brigade occupait le centre de la ligne française ; il arrêta les ennemis qui la chargeaient et les força à reprendre leur première position ; elle repoussa aussi à deux reprises différentes, deux corps qui se détachèrent de leur aile droite pour la déposter, et ralentit par sa fermeté et la vivacité de son feu leur poursuite contre les grenadiers de la gauche, et ensuite, en les couvrant, facilita à ceux-ci les moyens de remarcher en avant ; enfin, cette brigade fut la seule qui maintint toujours son terrain pendant cette lutte acharnée.

Le général de Lévis voyait des hauteurs du centre ce qui se passait sur les deux ailes. L’attaque qui avait mis les Anglais momentanément en possession des positions occupées par son avant-garde au commencement de la bataille, avait été repoussée, et les Français avaient regagné leur terrain. Ainsi le mouvement offensif du général Murray par sa droite sur le chemin de Ste.-Foy se trouvait échoué ; et sa gauche qu’il avait affaiblie pour porter de plus grandes forces sur sa droite, n’était pas encore renforcée. Le général de Lévis remarquant cela, résolut sur-le-champ d’en profiter. Il alla ordonner aux brigades de la droite d’aborder l’ennemi à la bayonnette, et de tâcher de le repousser du chemin St.-Louis sur celui de Ste.-Foy, afin de rejeter ensuite l’armée anglaise en bas du coteau Ste.-Geneviève et de lui couper la retraite sur la ville. Le colonel Poularier, à la tête de la brigade Royal-Roussillon, aborda la gauche des Anglais et la traversant de part en part, la mit complètement en fuite. Dans le même temps les troupes légères de leur droite étaient aussi mises en déroute, et les fuyards, se jetant en avant et en arrière de leur centre, interrompirent quelque temps son feu. Le général de Lévis profitant de ce désordre fit charger sa gauche, qui enfonça à son tour la droite de l’ennemi, la poussa de front devant elle, et la mit dans une déroute complète.

Alors l’on se mit partout à la poursuite ; mais le peu de distance qu’il y avait entre le champ de bataille et la ville, et la fuite précipitée des Anglais empêchèrent de les rejeter sur la rivière St.-Charles. Le général de Lévis aurait pu exécuter son dessein malgré cela, peut-être, sans un ordre mal rendu par un officier qu’il chargea d’aller dire à la brigade de la Reine de soutenir la charge de celle de Royal-Roussillon à la droite, et qui, au lieu de faire ce mouvement, alla se placer derrière l’aile gauche. Sans cette erreur les ennemis auraient été enveloppés par leur gauche et vraisemblablement on leur aurait coupé la retraite sur la ville.

Quoiqu’il en soit, ils laissèrent entre les mains des vainqueurs toute leur artillerie, leurs munitions, les outils qu’ils avaient apportés pour se retrancher et une partie de leurs blessés. Leurs pertes avaient été énormes : près du quart de leurs soldats avait été tué ou blessé. Si les Français n’avaient pas été si fatigués, et, s’ils eussent pu, en les poursuivant toujours avec vigueur, attaquer la ville avant de donner le temps aux vaincus de se reconnaître, elle serait probablement retombée sous la domination de ses anciens maîtres (Knox) ; car telle était la confusion qu’ils oublièrent de garnir les remparts, que les sentinelles abandonnèrent leurs postes, et que les portes même restèrent quelque temps ouvertes. Mais il était impossible d’exiger des vainqueurs plus qu’ils n’avaient fait. Leurs pertes aussi étaient immenses, ayant été obligés de se former sous le feu et de rester longtemps dans l’inaction ; elles égalaient celles des ennemis qu’ils n’excédaient pas en nombre sur le champ de bataille, en conséquence des détachemens qu’il avait fallu laisser pour la garde de l’artillerie et des bateaux, et pour celle du pont de la rivière Jacques Cartier, position importante sur la ligne de retraite, en cas d’échec. Ils comptaient cent quatre officiers tués ou blessés, dont près de moitié Canadiens parmi lesquels se trouvaient 1 chef de brigade, 6 commandans de bataillon et le commandant des sauvages, chiffre qui aurait dépassé les proportions ordinaires, surtout parmi les réguliers comparativement aux simples soldats, si les compagnies, quoique réduites à une trentaine d’hommes, n’avaient pas conservé toujours le même nombre d’officiers.

Les sauvages qui, sauf quelques-uns, n’avaient pris ainsi que la cavalerie aucune part à l’action, et s’étaient tenus dans le bois en arrière, se répandirent sur le champ de bataille pendant que les Français étaient à la poursuite des fuyards, et assommèrent quantité de blessés anglais, dont l’on trouva ensuite des chevelures étendues sur les buissons voisins. Mais aussitôt que le général de Lévis fut informé de ces massacres, il prit les mesures les plus vigoureuses pour arrêter les barbares, et ils disparurent aussi rapidement qu’ils étaient venus. Le reste des blessés ennemis, au nombre desquels se trouvaient quantité d’officiers, fut ramassé et traité avec la même attention que les blessés français. Le lieu où l’on s’était battu présentait un spectacle repoussant. Trois mille hommes avaient été atteints par le feu dans un espace fort resserré. L’eau et la neige qui couvraient le sol étaient rougies de sang, que la terre gelée ne pouvait boire, et ces malheureux nageaient dans ces mares livides où l’on s’enfonçait en bien des endroits jusqu’à mi-jambe.

Après l’action, qui avait duré trois heures, les vainqueurs occupèrent les buttes à Neveu, et établirent leur camp dans ces mêmes plaines où ils venaient de laver si glorieusement la honte de la défaite qu’ils y avaient essuyée l’année précédente, plaines célèbres illustrées deux fois par le courage des meilleurs soldats qu’aient jamais eus la France et l’Angleterre.

Dès le lendemain les travaux du siège furent commencés. Il fut décidé de couronner, par une parallèle, les hauteurs en face des trois bastions supérieurs de la ville, et d’y élever des batteries en attendant l’arrivée de la grosse artillerie et de la poudre que l’on avait demandées de France. M. Dupont-Leroy, ingénieur en chef, fut chargé de la direction du siège. Quatre batteries furent successivement établies sur ces buttes, outre une cinquième qu’on plaça sur la rive gauche de la rivière St.-Charles pour prendre le rempart à revers. Les quatre premières coûtèrent beaucoup de travail, parce que cheminant sur le roc vif, il fallait apporter la terre d’une grande distance dans des sacs pour former leurs épaulemens ainsi que ceux des parallèles. Ce ne fut que le 11 mai qu’elles purent ouvrir leur feu ; mais l’éloignement et la faiblesse des pièces laissaient peu d’espoir de faire brèche si le revêtement du rempart avait quelque solidité. D’ailleurs le feu de la place était bien supérieur.

En se renfermant dans Québec, qu’il avait mis à l’abri d’un coup de main, le général Murray résolut d’opposer la plus vigoureuse défense en attendant l’arrivée de la flotte anglaise, vers laquelle il expédia en toute hâte un vaisseau pour l’informer de l’arrivée des Français, et il adressa ces paroles à ses troupes : « Si la journée du 28 avril a été malheureuse pour les armes britanniques, les affaires ne sont pas assez désespérées pour ôter tout espoir. Je connais par expérience la bravoure des soldats que je commande, et je suis convaincu qu’ils feront tous leurs efforts pour regagner ce qu’ils ont perdu. Une flotte est attendue et des renforts nous arrivent. J’invite les officiers et les soldats à supporter leurs fatigues avec patience, et je les supplie de s’exposer de bon cœur à tous les périls ; c’est un devoir qu’ils doivent à leur roi et à leur pays, et qu’ils se doivent aussi à eux-mêmes. »

Il fit ensuite continuer sans relâche les travaux pour augmenter les fortifications de la ville du côté de la campagne ; il fit ouvrir de nouvelles embrasures dans les remparts derrière lesquels campa son armée, et sur lesquels, après que l’on en eût renforcé le parapet élevé dans l’hiver par un remblai de fascines et de terre, furent montées près de 140 pièces de canon, la plupart d’un gros calibre, et prises des batteries du côté du port devenues inutiles. Les projectiles de cette ligne de feu formidable labouraient partout les environs du camp français jusqu’à deux milles de distance. Les assiégeans n’avaient pour y répondre que 15 bouches à feu, avec lesquelles ils avaient dû commencer le siège et qui ne furent en état de tirer, comme on l’a dit, que le 11 mai. La plus grande partie, d’un très petit calibre, fut hors de service en très peu de temps, et bientôt encore le manque de munitions obligea de ne tirer que 20 coups par pièce dans les 24 heures. Tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était de garder leurs lignes en attendant les secours d’Europe. Mais le délai qui s’écoulait faisait craindre chaque jour davantage pour leur sûreté. De leur côté les assiégés, malgré leurs remparts et leur nombreuse artillerie, n’attendaient de salut que de l’arrivée de la flotte anglaise. Ainsi de part et d’autre la croyance générale était que la ville appartiendrait au drapeau qui paraîtrait le premier dans le port. Les circonstances étaient telles pour nous, dit Knox, que si la flotte française fût entrée la première dans le fleuve la place serait retombée au pouvoir de ses anciens maîtres. Aussi tout le monde, assiégés et assiégeans, avait-il les yeux tournés vers le bas du fleuve, d’où chacun espérait voir venir son salut. La puissance sur terre dans cette contrée lointaine se trouvant ainsi en équilibre, celui qui possédait le sceptre des mers devait, en le déposant dans le plateau, faire pencher la balance de son côté, et les vastes contrées de la Nouvelle-France devenaient son glorieux partage.

Dès le 9 mai une frégate anglaise était entrée dans le port. Telle était l’anxiété de la garnison que « nous restâmes, dit l’écrivain que nous venons de citer, quelque temps en suspens, n’ayant pas assez d’yeux pour la regarder ; mais nous fûmes bientôt convaincus qu’elle était britannique, quoiqu’il y eût des gens parmi nous qui, ayant leurs motifs pour paraître sages, cherchaient à tempérer notre joie en soutenant obstinément qu’elle était française. Mais le vaisseau ayant salué la place de 21 coups de canon et mis son canot à l’eau, tous les doutes disparurent. L’on ne peut exprimer l’allégresse dont fut transportée la garnison. Officiers et soldats montèrent sur les remparts faisant face aux Français, et poussèrent pendant plus d’une heure des hourras continuels, en élevant leurs chapeaux en l’air. La ville, le camp ennemi, le port et les campagnes voisines, à plusieurs milles de distance, retentirent de nos cris et du roulement de nos batteries ; car le soldat, dans le délire de sa joie, ne se lassa point de tirer pendant un temps considérable ; enfin, il est impossible de se faire une idée de la satisfaction que nous éprouvions, si l’on n’a pas souffert les extrémités d’un siège, et si l’on n’a pas été destinés avec de braves amis et compatriotes à une mort cruelle. » Si la joie était sans borne parmi les assiégés, l’événement qui la causait devait, au contraire, remplir les assiégeans de désappointement et de regrets. Néanmoins comme la frégate anglaise qui venait d’arriver pouvait être un vaisseau isolé, ils ne cessèrent point d’espérer que les secours qu’ils attendaient se présenteraient avant ceux de l’ennemi. Ce n’est que deux jours après que leurs batteries ouvrirent leur feu contre la ville. Mais, le 15, deux autres vaisseaux de guerre anglais étant encore entrés dans la rade, le général de Lévis dut perdre alors toute espérance ; il décida en conséquence de lever le siège immédiatement, craignant d’être coupé dans sa retraite et de perdre ses magasins, parce que les ennemis se trouvaient alors plus forts sur le fleuve, où les Français n’avaient plus pour vaisseaux de haut bord que deux frégates dépourvues d’artillerie et d’équipage. Ces deux frégates et d’autres bâtimens plus petits reçurent ordre de remonter le fleuve ; mais cet ordre leur parvint trop tard : ils furent dispersés, pris ou forcés de s’échouer après avoir opposé toute la résistance dont ils étaient susceptibles. M. de Vauquelin, commandant de cette petite flottille, fut pris les armes à la main et couvert d’honorables blessures, après deux heures de combat qu’il soutint vis-à-vis de la Pointe-aux-Trembles contre plusieurs frégates, et dans lequel presque tous ses officiers furent tués ou blessés ainsi qu’une grande partie du faible équipage de l’Atalante, à bord de laquelle il avait arboré son pavillon, qu’il ne voulut point amener.

L’armée assiégeante décampa dans la nuit du 16 au 17 mai, après avoir jeté en bas de la falaise du Foulon une partie de l’artillerie de siège qu’elle ne pouvait emporter. Elle ne fut point poursuivie dans sa retraite. Ainsi finit cette courte mais audacieuse campagne, qui, proportionnellement au nombre des combattans, avait coûté tant de sang et tant de travaux, et qui avait achevé d’épuiser les magasins de l’armée. L’on peut dire que de ce moment la cause française fut définitivement perdue ; perdue non par le défaut de résolution et de persévérance comme le prouvaient la longueur et les victoires de cette guerre, mais par l’abandon absolu de la métropole.

Le général de Lévis ne pouvant plus, faute de vivres, tenir ses troupes réunies, les dispersa dans les campagnes pour les faire subsister. Il laissa seulement 1,000 hommes de la Pointe-aux-Trembles à Jacques Cartier, sous les ordres de M. Dumas, pour observer la garnison de Québec. Telle était la situation du Canada du côté de la mer à la fin de juin.

À l’autre extrémité rien d’important ne s’était encore passé. Dès le commencement d’avril, M. de Bougainville était allé à l’île aux Noix prendre le commandement de la frontière du lac Champlain ; et le capitaine Pouchot, fait, prisonnier à Niagara et qui venait d’être échangé, avait remplacé au fort de Lévis, bâti dans une île un peu au-dessous de la Présentation (Ogdensburgh), à la tête des rapides du St.-Laurent, M. Desandrouins appelé à prendre part comme officier du génie à l’expédition de Québec. Après la levée du siège de cette ville, 500 hommes furent envoyés sur la frontière du lac Champlain, et un pareil nombre à la tête des rapides du St.-Laurent aux ordres du chevalier de la Corne. À cette époque, les forces qui gardaient le territoire qui restait encore aux Français, étaient réparties comme suit : 8 à 900 hommes défendaient la tête des rapides ; 1,200 hommes la frontière du lac Champlain, et 1,500 surveillaient la garnison de Québec. Le reste des Canadiens, tout étant désormais perdu, avait repris tristement le chemin de leurs foyers pour y disputer avec le soldat mourant de faim, quelques lambeaux de nourriture (Lévis au ministre). Décimés, ruinés par cette longue guerre, ils venaient de voir s’éclipser le dernier rayon d’espérance qui leur restait en apprenant que non seulement il ne leur arriverait aucun secours de France, mais que le trésor du royaume était incapable pour le moment de payer les avances qu’ils avaient faites au gouvernement, et qu’il était en conséquence forcé de suspendre le paiement des lettres de change tirées par le Canada. Le gouverneur et l’intendant les informèrent de cette résolution par une circulaire, où ils les assuraient que les lettres de change tirées en 1757 et 58 seraient payées 3 mois après la paix avec intérêt, celles tirées en 59 dans les 18 mois, et que les billets de caisse ou ordonnances seraient acquittés aussitôt que les circonstances le permettraient. Cette nouvelle fut comme un coup de foudre pour ces malheureux, à qui l’on devait plus de 40,000,000 de francs ; il y en avait à peine un qui n’était pas créancier de l’état. « Le papier qui nous reste, écrivit le général de Lévis au ministre, est entièrement décrédité, et tous les habitans sont dans le désespoir. Ils ont tout sacrifié pour la conservation du Canada. Ils se trouvent actuellement ruinés, sans ressources ; nous ne négligeons rien pour rétablir la confiance. » C’est dans cette lettre que le général français informe le ministre qu’il est hors d’état de tenir la campagne, que vivres et munitions, tout manque, et que les bataillons réguliers n’ayant plus assez d’officiers et de vieux soldats, ne composaient plus qu’environ 3,100 combattans, y compris 900 soldats de la colonie.

Le général de Lévis alla visiter la frontière du lac Champlain qu’il fit renforcer d’un nouveau bataillon, et parcourut le pays profitant de la confiance que lui témoignaient les habitans pour ranimer leur zèle et leur courage ; pour calmer leurs alarmes sur le papier du gouvernement, et enfin pour les engager à fournir des vivres. Au reste il n’y avait plus de poudre que pour un combat, et les ennemis étaient, en campagne avec trois armées nombreuses marchant sur Montréal, suivant le plan dont l’on a parlé au commencement de ce chapitre. L’une venait de Québec, la seconde du lac Champlain et la troisième d’Oswégo au pied du lac Ontario.

La première qui se mit en mouvement fut celle du général Murray. L’arrivée des trois vaisseaux anglais pendant que les Français faisaient le siège de leur capitale perdue, fut suivie le 18 mai de celle de la flotte de lord Colville, ce qui porta les forces navales anglaises devant cette ville à 6 vaisseaux de ligne et 8 frégates ou sloops de guerre ; mais les renforts de soldats attendus n’arrivèrent que dans le mois de juillet sous les ordres de lord Rollo. Le 14 de ce mois le général Murray, laissant des forces considérables à Québec, s’embarqua avec une partie de ses troupes sur une escadrille de 32 voiles et 2 à 3 cents berges avec 9 batteries flottantes, et commença à remonter le St.-Laurent, laissant derrière lui le fort Jacques Cartier, défendu par le marquis d’Albergotti avec 200 hommes, et qui se rendit dans le mois de septembre au colonel Fraser, qui venait pour l’attaquer avec 1000 hommes. À Sorel, Murray fut rejoint par lord Rollo et deux régimens. Dans les derniers jours d’août il n’était encore rendu qu’à Varennes, où, plus circonspect que jamais depuis la journée du 28 avril, il résolut d’attendre l’arrivée du général Amherst et du chef de brigade Haviland, ayant appris que le général de Lévis avait réuni les détachemens qui s’étaient repliés depuis Jacques Cartier pour ne pas être débordés, et épiait l’occasion d’attaquer les Anglais séparément s’il pouvait le faire avec avantage. En montant il avait eu quelques escarmouches, reçu la soumission de quelques paroisses, et en avait brûlé d’autres comme Sorel, où il y avait un petit camp retranché qu’il n’avait pas jugé à propos d’attaquer. À Varennes, il fit publier qu’il brûlerait les villages qui ne rendraient pas les armes, et que les Canadiens qui étaient entrés dans les bataillons réguliers subiraient le sort des troupes françaises et seraient transportés en France. Les armées du général Amherst et du brigadier Haviland approchaient alors de Montréal. Cette menace eut l’effet désiré, et 400 hommes de la seule paroisse de Boucherville vinrent prêter le serment de fidélité et rendre leurs armes. De toutes parts les malheureux habitans offraient leur soumission, et les réguliers, laissés sans pain, réduits au désespoir, désertaient en grand nombre. Le 7 septembre l’armée d’Haviland fit son apparition, et le peu d’Indiens qui tenaient encore pour les Français les abandonnèrent tout-à-fait.

Le chef de brigade Haviland était parti le 11 août du fort St.-Frédéric, sur le lac Champlain, avec environ 3,500 hommes. Le colonel Bougainville s’était retiré devant lui à mesure qu’il avançait, abandonnant successivement l’île aux Noix, St.-Jean et les autres petits postes, de manière que les ennemis atteignirent Longueuil sans coup férir et purent donner la main aux troupes du général Murray.

La principale armée était celle d’Amherst. Ce général arriva de Schenectady à Oswégo, le 9 juillet, avec une partie de ses forces, et fut bientôt rejoint par son arrière-garde aux ordres du chef de brigade Gage. Cette armée, consistant en 11,000 hommes dont 700 Indiens, s’embarqua du 7 au 10 août pour descendre le fleuve St.-Laurent, et arriva devant le fort de Lévis, qui fut investi complètement le 20. Le commandant Pouchot, abandonné des sauvages, et n’ayant que 200 hommes avec lui, le gros des Français de ce côté étant aux Cèdres sous les ordres du chevalier de la Corne, soutint néanmoins un siège de 6 jours ; et ce n’est qu’après avoir repoussé un assaut, vu ses retranchemens renversés, ses batteries ruinées, tous ses officiers et le tiers de la garnison tués ou blessés, qu’il voulut bien se rendre, ayant eu l’honneur d’arrêter, avec 200 hommes, une armée de 11,000 pendant 12 jours.

Le général Amherst se remit en route le 31 août. La descente des rapides était une opération dangereuse, mais cette voie avait été choisie afin de couper toute issue aux Français, qui avaient parlé de retraiter, s’ils étaient forcés, de Montréal au Détroit et du Détroit à la Louisiane. Il perdit dans les rapides des Cèdres 64 berges et 88 hommes, et parvint, le chevalier de la Corne reculant devant lui, sans autre accident le 6 septembre à la Chine, où il débarqua à 4 lieues de Montréal, dont il investit le côté du couchant dès le soir même. Il avait reçu en descendant la soumission des populations qui se trouvaient sur son passage. Les deux autres armées qui l’attendaient, investirent la ville du côté opposé le 8, et formaient réunies à la première plus de 17,000 hommes munis d’une artillerie formidable.

Montréal, bâti du côté sud de l’île de ce nom, entre une montagne et le St.-Laurent, était entouré d’un simple mur de 2 à 3 pieds d’épaisseur construit pour en imposer aux Indiens, et capable seulement de résister aux flèches et aux petites armes. Ce mur, protégé par un fossé, était garni de 6 à 7 petites pièces de canon. Une batterie, d’un même nombre de pièces rongées par la rouille, couronnait une petite éminence dans l’enceinte de la ville. Telles étaient les fortifications qui couvraient les divers débris de l’armée française que le gouverneur y avait fait concentrer, formant avec les habitans qui étaient restés environ 3,000 hommes, sans compter 600 soldats placés dans l’île Ste.-Hélène vis-à-vis de la ville. On n’avait plus de vivres que pour 15 jours.

Dans la nuit du 6 au 7 septembre M. de Vaudreuil assembla un conseil de guerre, où l’intendant, M. Bigot, lut un mémoire sur l’état de la colonie et un projet de capitulation. Tout le monde fut d’avis qu’il convenait de préférer une capitulation avantageuse aux peuples et honorable aux troupes à une défense qui ne pouvait retarder que de quelques jours la perte du pays ; et le matin le colonel Bougainville fut chargé d’aller proposer aux ennemis une suspension d’armes d’un mois. Cette demande ayant été refusée, il retourna offrir la capitulation dont l’on vient de parler et qui se composait de 65 articles. Le général Amherst accorda presque tout ce que l’on demandait, excepté la neutralité perpétuelle des Canadiens et les honneurs de la guerre pour les troupes. Ce dernier refus blessa profondément le général de Lévis, qui voulut se retirer dans l’île Ste.-Hélène pour s’y défendre jusqu’à la dernière extrémité, et qui ne posa les armes que sur un ordre impératif du gouverneur. La capitulation fut signée le 8 septembre.

Par cet acte célèbre, le Canada passa définitivement au pouvoir de l’Angleterre. Le libre exercice de la religion catholique fut garanti aux Canadiens. Les séminaires et les communautés religieuses de femmes furent maintenus dans la possession de leurs biens, constitutions et privilèges ; mais le même avantage fut refusé aux Jésuites, aux Franciscains et aux Sulpiciens jusqu’à ce que le roi de la Grande-Bretagne eût fait connaître ses intentions à leur égard. La même réserve fut faite pour les dîmes ; et quant aux lois, usages et coutumes du pays, il fut répondu que les Canadiens seraient sujets du roi, paroles qui avaient un sens beaucoup plus étendu que ce peuple ne se l’imaginait alors, et que son ignorance des institutions représentatives de l’Angleterre lui fit négliger d’invoquer pour entrer en possession des droits dont il n’avait pas encore joui, à savoir : la votation des impôts, la participation à la confection des lois et le jugement par jury. Il en fut de même du 37e article de la capitulation inséré pour tranquilliser les fortunes particulières, mais dans lequel les seigneurs eurent l’adresse de faire confirmer la conservation de leurs droits féodaux, nobles et non nobles ; du moins ces droits paraissent sauvegardés par les termes dans lesquels il est couché.

Les Anglais prirent possession de Montréal le jour même de la capitulation. Le gouverneur, M. de Vaudreuil, le général de Lévis, les troupes, les officiers de l’administration civile ou militaire s’embarquèrent ensuite pour la France, après que l’ordre eût été expédié à M. de Belestre, commandant du Détroit, où étaient établies 3 ou 4 cents familles canadiennes, et aux autres chefs des postes des contrées occidentales, de les remettre au major Rogers, fameux partisan, ou aux officiers députés par lui. Il repassa ainsi en Europe environ 185 officiers, 2,400 artilleurs ou soldats de terre et de la colonie y compris les blessés et les invalides, et un peu plus de 500 matelots, domestiques, femmes et enfants ; le reste, 5 à 600 soldats qui s’étaient mariés en Canada ou y avaient pris des terres, ayant abandonné les drapeaux pour ne pas quitter l’Amérique.
Ces chiffres prouvent à la fois les cruels ravages de cette guerre, la faiblesse des secours envoyés par la métropole et l’immense supériorité numérique du vainqueur. Les citoyens les plus marquans et les plus éclairés abandonnèrent aussi le pays. L’on encouragea leur émigration ainsi que celle des officiers canadiens dont on désirait se débarrasser, et qui furent sollicités vivement de passer en France. Le Canada perdit par cet exil volontaire une population précieuse par l’expérience, par les lumières et par la connaissance des affaires publiques et commerciales.

Ainsi au commencement de 1761, la domination de la France avait cessé dans toute l’étendue du Canada découvert, fondé et établi sous sa protection, après avoir duré un siècle et demi. En quittant cette contrée, M. de Vaudreuil rendit cet hommage à ses habitans dans une lettre aux ministres de Louis XV : « Avec ce beau et vaste pays, la France perd 70,000 âmes dont l’espèce est d’autant plus rare que jamais peuples n’ont été aussi dociles, aussi braves et aussi attachés à leur prince. Les vexations qu’ils ont éprouvées depuis plusieurs années, et particulièrement depuis les cinq dernières avant la reddition de Québec, sans murmurer ni oser faire parvenir leurs justes plaintes au pied du trône, prouvent assez leur docilité. »

Quant aux troupes, la simple exposition de ce qu’elles ont fait suffit pour faire leur éloge. Jamais la France n’a eu de soldats plus intrépides, plus dévoués et plus patiens. Dix faibles bataillons, obligés le plus souvent de se recruter dans le pays même faute de secours d’Europe, eurent à lutter constamment contre dix fois ce nombre de troupes régulières que les ennemis amenèrent au combat, et à défendre un pays qui s’étendait depuis l’Acadie jusqu’au lac Érié. Bien peu de ces braves gens revirent leur patrie, où leur dernier général rendit pleine justice à leur mérite. « Ils ont fait des prodiges de valeur, écrivit-il au ministre, ils ont donné, comme les habitans eux-mêmes, des preuves réitérées ; surtout le 28 avril, que la conservation du Canada ne pouvait dépendre ni de leur zèle, ni de leur courage ; et c’est une suite des malheurs et de la fatalité auxquels depuis quelque temps ce pays était en butte, que les secours envoyés de France ne soient pas arrivés dans le moment fatidique. Quelques médiocres qu’ils fussent joints au dernier succès, ils auraient déterminé la reprise de Québec. » C’est dans cette dépêche qu’il observait que le gouverneur avait mis en usage, jusqu’au dernier moment, toutes les ressources dont la prudence et l’expérience humaine pouvaient être capables.

Ce général, en rentrant en France, passa à l’armée d’Allemagne, où il assista à la bataille de Johannesberg, gagnée en 1762 par le prince de Condé sur le fameux Guillaume de Brunswick. Après la guerre, il fut nommé au gouvernement de la province d’Artois, créé maréchal de France en 1783, et duc l’année suivante. Il mourut trois ans après, à Arras, où il s’était rendu pour tenir les états de cette province, qui lui décernèrent de magnifiques obsèques et lui firent ériger un monument dans la cathédrale de la ville. M. de Bourlamarque mourut en 64, gouverneur de la Guadeloupe. Quant au colonel de Bougainville, chacun sait qu’il prit une part glorieuse, comme officier supérieur, aux campagnes de la marine française dans la guerre de la révolution américaine, et qu’il s’est illustré par son voyage autour du monde et ses découvertes géographiques.

La nouvelle de la soumission de la totalité du Canada fut accueillie en Angleterre avec les mêmes démonstrations de joie que celle de la reddition de Québec, et le roi donna des gratifications aux officiers qui apportèrent les dépêches confirmant cet heureux événement. En France, le gouvernement s’attendait depuis long-temps à ce résultat, puisqu’il avait envoyé des instructions pour obtenir les conditions les plus avantageuses en faveur des malheureux colons, premières victimes de ce grand désastre national. Mais la masse de la nation, qui ignorait à quel état de faiblesse était réduit tout le système colonial, fut vivement émue de la perte de leur plus belle et de leur plus ancienne colonie ; elle se sentit la rougeur au front et le remords au cœur en voyant passer sous le joug étranger 70,000 de ses enfans, parlant la même langue, vivant sous les mêmes lois qu’elle, et qui s’étaient sacrifiés inutilement depuis sept ans pour éviter une destinée qu’un meilleur gouvernement eût conjurée ; elle se contint néanmoins aux yeux de l’univers ; elle chercha un prétexte pour voiler sa défaite, et le gouvernement, comme il faisait dans le même temps pour les Indes en sacrifiant M. de Lally, lui jeta encore pour la satisfaire de nouvelles victimes dans la personne de fonctionnaires innocens ou d’obscurs prévaricateurs. La plupart des administrateurs du Canada, en débarquant en France, furent livrés à la vindicte publique, et traînés devant une commission judiciaire du Châtelet de Paris.

L’intendant Bigot, comme chef de l’administration des finances et des subsistances des armées, fut celui qui éprouva le premier la colère vraie ou simulée du ministère, mais qui était pourtant bien fondée. Un cri universel s’était élevé contre lui parmi ceux qui s’intéressaient aux possessions d’outre-mer ; tous les Canadiens, disait-on, sont prêts à déposer des malversations qui s’étaient commises. Lorsque Bigot se présenta à Versailles, M. Berryer l’accueillit par des paroles de disgrâces et de reproches. « C’est vous, lui dit-il, qui avez perdu la colonie. Vous y avez fait des dépenses énormes ; vous vous êtes permis le commerce ; votre fortune est immense… votre administration a été infidèle, elle est coupable. » L’intendant essaya vainement de se justifier. Disgracié, il se retira à Bordeaux, où, ayant appris quelques mois après qu’il était question de l’arrêter, il revint à Paris pour tâcher de conjurer l’orage ; mais toutes les issues du pouvoir lui furent fermées, et quatre jours après, le 17 novembre 1761, il fut jeté à la Bastille où il resta onze mois entiers sans communiquer avec personne. En même temps, 20 autres prévenus, à titre de complices, subirent le même sort, et plus de 30 furent décrétés de prise de corps comme contumaces. Le conseil d’état ordonna au Châtelet d’instruire leur procès criminellement, à eux et à leurs adhérens.

Le gouverneur lui-même, M. de Vaudreuil, n’échappa pas à la disgrâce de la Bastille, disgrâce qu’il dut peut-être autant aux insinuations des anciens partisans du général Montcalm qu’à celles plus perfides encore de Bigot. La procédure de la part du ministère public fut conduite avec la plus grande activité, et dura depuis le mois de décembre 61 jusqu’à la fin de mars 63. Les accusés obtinrent en octobre 62 des conseils pour préparer leurs défenses. Le marquis de Vaudreuil avait gouverné le Canada durant l’époque la plus difficile de son histoire, et il avait mis en usage jusqu’au dernier moment toutes les ressources dont la prudence et l’expérience humaines peuvent être capables.[9] Il venait pauvre dans la métropole après avoir servi le roi cinquante-six ans, dont une partie comme gouverneur des Trois-Rivières et de la Louisiane. Il avait acquis des plantations dans cette dernière province, qu’il fut obligé de vendre pour soutenir la dignité de son rang en Canada. Il avait même sacrifié, comme Montcalm et le général de Lévis, ses appointemens pour subvenir aux besoins publics à la fin de la guerre. Ainsi toute sa fortune, en entrant en France, comme il le disait lui-même, consistait dans l’espérance des bienfaits du roi. Aussi sa défense fut-elle calme et pleine de dignité. Il ne fit que repousser les insinuations des vrais coupables, et dédaignant de se justifier lui-même, il éleva la voix en faveur des officiers canadiens que Bigot avait accusés. « Élevé en Canada, il les connaissait, dit-il, et il soutenait qu’ils étaient presque tous d’une probité aussi éprouvée que leur valeur. En général les Canadiens semblent être nés soldats ; une éducation mâle et toute militaire les endurcit de bonne heure à la fatigue et au danger. Le détail de leurs expéditions, de leurs voyages, de leurs entreprises, de leurs négociations avec les naturels du pays, offrirait des miracles de courage, d’activité, de patience dans la disette, de sang froid dans le péril, de docilité aux ordres des généraux, qui ont coûté la vie à plusieurs sans jamais ralentir le zèle des autres. Ces commandans intrépides, avec une poignée de Canadiens et quelques guerriers sauvages, ont souvent déconcerté les projets, ruiné les préparatifs, ravagé les provinces et battu les troupes des Anglais huit à dix fois plus nombreuses que leurs détachemens. Ces talens, ajoutait-il, étaient précieux dans un pays dont les frontières étaient si vastes, » et il termina en déclarant « qu’il manquerait à ce qu’il devait à ces généreux guerriers, à l’état et à lui-même, s’il ne publiait leurs services, leurs talens et leur innocence. » L’on peut dire aussi, en confirmation de ces paroles, que tous les officiers canadiens de l’ordre militaire qui restèrent dans le pays après la capitulation, se trouvèrent beaucoup plus pauvres qu’avant la guerre, et que dans ceux de l’ordre civil, on n’en remarqua point qui se fussent enrichis, à l’exception du contumace Deschenaux, secrétaire de l’intendant, fils, dit-on, d’un navigateur des Trois-Rivières nommé Brassard, et de quelques spéculateurs obscurs qui lui servaient d’instrumens, dont la fortune, acquise au milieu des désastres et de la ruine publique, a attaché à leurs noms une flétrissure ineffaçable. Enfin, le président de la commission, assisté de 25 conseillers au Châtelet, rendit, le 10 décembre 1763, son arrêt contre les accusés. Le marquis de Vaudreuil, qui mourut l’année suivante moins des suites de l’âge que des chagrins que lui causa l’ingratitude du gouvernement, fut déchargé de l’accusation avec cinq autres. Bigot fut banni à perpétuité du royaume, et ses biens furent confisqués. Le reste des accusés fut condamné à des bannissemens, des confiscations ou restitutions plus ou moins considérables, s’élevant en totalité à 11 millions 400 mille francs, ou enfin leur jugement fut remis jusqu’à plus ample informé.

Il est indubitable que de grandes dilapidations avaient eu lieu ; mais elles ont été beaucoup exagérées ; et si l’on compare les dépenses du Canada à celles des colonies anglaises dans cette guerre, l’on se convaincra de la vérité de cette observation. La levée et l’entretien de 7,000 hommes coûtèrent au Massachusetts, en 1758, 180,000 louis sterling, outre 30,000 louis pour la défense de la frontière, ou en tout 5,250,000 francs environ. Dès la première année de la guerre, le Canada eut une armée aussi nombreuse à nourrir, sans compter une partie des Acadiens. Cette armée, sans augmenter beaucoup jusqu’en 1759, eut à faire face aux forces bien supérieures de l’ennemi, et à se transporter continuellement à de grandes distances pour le repousser sur différens points d’une frontière qui s’étendait du golfe St.-Laurent au Mississipi. Les frais de transport, dans l’état où étaient alors les communications, devaient être énormes. Bientôt aussi la disette des vivres et des marchandises, causée d’une part par la suprématie de l’ennemi sur les mers, qui interrompait les communications de la France avec le Canada, et de l’autre par l’abandon dans lequel resta une partie des terres par suite de l’enlèvement des habitans pour le service militaire, vint décupler les dépenses en conséquence de la hausse exorbitante des prix de toutes choses. Aussi ces dépenses montèrent-elles fort rapidement. De 1,700,000 livres qu’elles étaient en 1749, comme on l’a rapporté ailleurs, elles s’élevèrent en 1750 à 2,100,000 fr., en 1751 à 2,700,000 fr., en 1752 à 4,900,000 fr., en 1753 à 5,300,000 fr., en 1754 à 4,450,000 fr., en 1755 à 6,100,000 fr., en 1756 à 11,300,000 fr, en 1757 à 19,250,000 fr., en 1758 à 27,900,000 fr., en 1759 à 26,000,000 fr., et pour les huit premiers mois de 1760 à 13,500,000 ; en tout, plus de 123 millions.

De cette somme il restait dû par l’état, 80 millions, dont 41 millions aux Canadiens, à savoir : 34 millions en ordonnances et 7 millions en lettres de change. La créance des Canadiens, immense pour le pays, fut presqu’entièrement perdue pour eux. Des marchands et des officiers de l’armée anglaise achetèrent à vil prix une partie de ces papiers, en revendirent une portion à des facteurs français sur la place de Londres pour de l’argent comptant, et ayant ensuite, par leur influence auprès de leur gouvernement, fait stipuler au traité de 1763 un dédommagement de 3 millions, 600 mille francs pour la réduction opérée par la France de la moitié sur les lettres de change et des trois quarts sur les ordonnances, réduction qui avait eu l’effet de faire perdre d’un seul coup 29 millions aux Canadiens sur leurs dettes, ces marchands et officiers furent les seuls qui retirèrent quelques profits de ce dédommagement. Le papier dont les Canadiens étaient encore nantis resta long-temps sans valeur ; enfin en 1765, ils furent invités à en faire la déclaration à des commissaires préposés à cet effet et à en laisser des bordereaux entre leurs mains pour être envoyés en Angleterre.[10] 1,639 dépôts de bordereaux furent faits, se montant à une somme considérable ; mais, livrée à l’agiotage, cette somme fut presque toute absorbée par des spéculateurs pour des valeurs presque nominales. En mars 1766, une nouvelle convention fut signée entre les agens de France et d’Angleterre pour liquider ce qui restait du papier du Canada, et il fut arrêté qu’il serait soldé en reconnaissances ou contrats de rente à 4½ pour cent d’intérêt, lesquels suivraient, pour le remboursement, le sort des autres dettes de l’état. De tout cela l’on peut conclure, premièrement, que la guerre du Canada n’occasionna pas cet épuisement de la France auquel ses ministres ont bien voulu attribuer la plupart de ses malheurs, comme moyen de justification sans doute, puisqu’une très petite partie de la dépense fut payée pendant qu’elle avait encore les armes à la main ; et en second lieu, que l’accusation portée contre les fonctionnaires de la colonie avait pour objet principalement de faire retomber sur eux et non sur les ministres, véritables auteurs des désastres, la responsabilité des événemens et la haine de la nation.

Cependant, depuis 1758 surtout, la fortune semblait vouloir accabler la France. Elle n’éprouvait que des revers sur terre et sur mer dans toutes les parties du monde. Le trésor étant vide et des négociations ayant été tentées inutilement avec l’Angleterre, le duc de Choiseul, qui venait d’être nommé ministre de la guerre et exerçait réellement les pouvoirs de premier ministre, entraîna l’Espagne dans la guerre par le traité de 1761, connu sous le nom de pacte de famille ; mais les désastres militaires et les malheurs publics ne cessèrent pas pour cela de s’accroître ; l’Espagne perdit Cuba, Manille, douze vaisseaux de ligne et cent millions de prises ; pour la France il lui restait à peine une colonie, et elle n’avait rien gagné en Europe. Enfin, grâce à la médiation de la Sardaigne, aux dispositions pacifiques de lord Bute qui était parvenu à éloigner M. Pitt d’un cabinet qu’il ne gouvernait plus, et peut-être aussi à la diversion sur le Portugal, allié de l’Angleterre, et que l’Espagne et la France attaquèrent dans la vue d’en faire un objet de compensation, les préliminaires de la paix furent signés à Fontainebleau le 3 novembre 1762 entre les cours de France, d’Espagne et d’Angleterre, et la paix définitive à Paris entre ces trois nations et le Portugal le 10 février suivant. La France céda entre autres territoires à la Grande-Bretagne le Canada et toutes les îles du golfe St.-Laurent, excepté les îles St.-Pierre et de Miquelon réservées pour l’usage de ses pêcheurs, et à l’Espagne la Louisiane en échange de la Floride et de la baie de Pensacola qu’elle abandonnait aux Anglais, le Mississipi devant former la limite entre les deux nations. La seule autre stipulation qui regarde le Canada fut celle par laquelle l’Angleterre déclara que les Canadiens jouiraient du libre exercice de leur religion. Le silence fut gardé sur l’article de leurs lois, attendu probablement qu’en devenant sujets anglais, ils devenaient participant du pouvoir législatif, tandis que le catholicisme, frappé alors de réprobation par la constitution de l’état, avait besoin d’une stipulation expresse pour devenir un droit.

La Louisiane, qui subissait le sort du Canada, n’avait pas été conquise. Elle avait joui même d’assez de tranquillité pendant tout le temps de la guerre. Depuis 1731, où nous avons laissé l’histoire de cette contrée, dans le volume précédent, elle avait commencé à prospérer. La guerre avec les Natchés qui avait achevé d’épuiser la compagnie des Indes créée en 1723, la força enfin de remettre, en 1731, la Louisiane au roi, qui y rendit le commerce libre. Ce beau pays, jouissant de plus de liberté, vit la population, les établissemens, le commerce augmenter d’abord lentement et ensuite avec plus de rapidité. C’est alors que l’esprit de changement vint encore planer sur cette province à peine habitée, et qui avait subi déjà tant de révolutions dans son administration. Le gouvernement français voulut réaliser le vieux projet formé dans le siècle précédent, alors que l’on connaissait à peine les vallées du Mississipi et des lacs du St.-Laurent, d’unir le Canada et la Louisiane pour fermer aux Anglais les régions mystérieuses de l’Ouest, et les tenir toujours sur les bords de la mer atlantique. Mais les impossibilités physiques, les vastes contrées désertes et sauvages qui séparaient ces deux pays, sans compter leur étendue immense, rendirent ce projet inexécutable. Après la paix de 1748 la France sembla s’occuper encore une fois sérieusement de la colonisation de cette contrée. Quoique ses mesures ne fussent pas toujours heureuses, et malgré les fausses notions de la plupart des administrateurs qu’on y envoyait d’Europe en matière de gouvernement colonial, et les désordres qu’apportaient dans le commerce et les finances, des émissions imprudentes d’ordonnances et de papier-monnaie qui tombaient bientôt dans l’agiotage et le discrédit, la Louisiane faisait des progrès assez rapides à la faveur de la paix qui y régnait. Mais le calme dont elle jouissait n’était qu’un repos trompeur. Au moment où elle croyait avoir atteint le plus haut degré de prospérité auquel elle fut parvenue depuis sa fondation, elle se vit tout-à-coup frappée des plus grands malheurs qui puissent accabler un peuple, la sujétion étrangère et le partage de son territoire entre différentes nations.[11]

Lorsque le gouverneur de cette fertile contrée, M. d’Abadie, reçut de Louis XV, en 64, l’ordre de communiquer le traité de Paris aux colons, il en fut si affligé qu’il mourut de chagrin. Son successeur, M. Aubry, dut accomplir cette triste mission ; mais il laissa s’écouler du temps. Les Louisianais consternés firent des représentations en France dans les termes les plus pressans et les plus pathétiques ; et lorsque les Espagnols se présentèrent, en 68, avec leur chef, Don Antonio d’Ulloa, homme sage et modéré, pour prendre possession du pays, ils les forcèrent de se rembarquer, prétendant que l’on n’avait pas droit de le céder sans leur consentement, et que d’ailleurs ils n’avaient aucun titre de leur cour. Louis XV dut alors les faire informer que la cession était irrévocable, et l’année suivante le gouvernement espagnol envoya le général O’Reilly avec 3, 000 hommes pour forcer les colons à se soumettre. Ils voulurent s’opposer à son débarquement, mais les magistrats réussirent à les apaiser, et le procureur-général Lafrenière, descendant canadien, alla le recevoir et l’assurer de la soumission des habitans. O’Reilly, montra d’abord beaucoup de bonté, maintint les anciennes lois et entraîna la multitude par sa générosité. Mais ces apparences de justice n’avaient pour but que de mieux cacher ses desseins ou les instructions de sa cour. Il fallut enfin lever le masque, et il voulut changer les lois qu’il avait paru d’abord respecter, et bouleverser toute l’administration intérieure. Lafrenière et les tribunaux firent des représentations très vives contre ces changemens. O’Reilly profita de cette opposition pour commettre, dit Barbé-Marbois, des « actes de violence et de férocité qu’il confondait avec ceux d’une sage fermeté. » Il convoqua douze députés du peuple pour fixer le code de lois. Ces délégués se réunirent chez lui, et l’attendaient pour commencer leurs délibérations, lorsque les portes de la salle où ils étaient s’ouvrirent tout-à-coup, et O’Reilly parut à la tête d’une troupe de soldats qui se saisirent des députés, les chargèrent de chaînes et les jetèrent dans les cachots. Six d’entre eux furent fusillés par ordre de ce gouverneur dissimulé et sanguinaire. Lafrenière, avant de subir son supplice, protesta de son innocence, et encouragea ses compatriotes à mourir avec fermeté. Il chargea Noyan d’envoyer son écharpe à sa femme pour la remettre à son fils quand il aurait vingt ans, et commanda lui-même le feu aux soldats, abandonnant à ses remords le perfide Espagnol qui leur avait tendu un piège pour les perdre. Les six autres furent envoyés dans les donjons de Cuba.

Tel est l’événement tragique qui marqua le passage de la Louisiane de la domination nationale à une domination étrangère. Il ne resta plus rien à la France dans l’Amérique du nord que quelques rochers nuageux et stériles répandus sur les bords de la mer pour ses pêcheurs de Terreneuve, derniers débris d’un empire écroulé, qui surnageaient sur les flots d’une mer déjà fatiguée du joug de l’Europe.

« Depuis le traité de Bretigny, la France, observe Sismondi, n’avait point conclu de paix aussi humiliante que celle qu’elle venait de signer à Paris, pour terminer la guerre de Sept ans. Aujourd’hui que nous connaissons mieux les vastes et riches pays qu’elle venait d’abandonner en Amérique, que nous y voyons naître et grandir des nations puissantes, que ses enfans qui se sont maintenus et qui ont prospéré à Québec, à Montréal et à la Nouvelle-Orléans, attestent l’importance des colonies auxquelles elle renonçait, cet abandon d’un pays appelé à de si hautes destinées paraît plus désastreux encore. Toutefois ce n’est point une raison pour blâmer les ministres qui négocièrent ou qui signèrent la paix de 1763. Elle était sage, elle était nécessaire, elle était aussi avantageuse que les circonstances pouvaient le permettre. Les Français n’avaient réussi dans rien de ce qu’ils s’étaient proposé par la guerre de Sept ans ; ils avaient éprouvé les plus sanglantes défaites et s’ils s’obstinaient à la guerre, ils avaient tout lieu de s’attendre à des revers plus accablans encore ; jamais leurs généraux n’avaient paru plus universellement dépourvus de talens ; jamais leurs soldats, toujours également braves, n’avaient été plus pauvres, plus mal tenus, plus souffrans, n’avaient eu moins de confiance en leurs chefs, et, en raison de leur mauvaise discipline, moins de confiance en eux-mêmes ; jamais la France n’avait inspiré moins de crainte à ses ennemis. En implorant l’assistance de l’Espagne, elle n’avait fait que l’entraîner dans sa ruine et une campagne de plus pouvait faire perdre à son alliée ses plus importantes colonies.

« Quelque désastreuse que fut la paix, on n’entrevoit point dans les mémoires du temps, que la France se sentit humiliée ; Bachaumont semble n’y voir autre chose que le sujet qu’elle fournit aux poètes pour des vers de félicitation et des divertissemens pour les théâtres. À chaque page on sent, en lisant ses mémoires, à quel point la France était devenue indifférente à sa politique, à sa puissance, à sa gloire. Ceux même qui prenaient plus d’intérêt aux affaires publiques, oubliaient les Français du Canada et de la Louisiane qui multipliaient en silence dans les bois, qui s’associaient avec les sauvages, mais qui ne fournissaient ni impôts au fisc, ni soldats aux armées, ni marchandises coloniales au commerce. Les petits établissemens pour la pêche de la morue, à Saint-Pierre et à Miquelon, les petites îles de Grenade, de Saint-Vincent, de la Dominique, de Tabago, cédées à l’Angleterre, paraissaient aux yeux des armateurs de Saint-Malo, de Nantes et de Bordeaux, beaucoup plus importantes que tout le Canada et toute l’Acadie.

« D’ailleurs, la nation s’était accoutumée à se séparer toujours de plus en plus de son gouvernement, en raison même de ce que ses écrivains avaient commencé à aborder les études politiques. C’était l’époque la secte des économistes se donnait le plus de mouvement, depuis que le marquis de Mirabeau avait publié, en 1755, son Ami des hommes ; la secte des encyclopédistes se montrait plus puissante encore, et la publication de son immense ouvrage était devenue une affaire d’état ; enfin J. J. Rousseau, qui déjà, en 1753, avait touché aux bases mêmes de la société humaine dans son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, publiait alors l’Émile et le Contrat social ; tous les esprits étaient en mouvement sur les plus hautes questions de l’organisation publique, mais les Français n’avaient pu s’en occuper sans être frappés de la déraison, de l’absurdité de leur propre administration dans toutes ses parties ; de l’exclusion donnée au tiers-état à tous les grades de l’armée, qui ôtait aux soldats toute émulation ; des fardeaux accablans de la taille et de la corvée qui ruinaient les campagnes et empêchaient tout progrès de l’agriculture ; de la tyrannie des intendans et des subdélégués dans les provinces ; de la cruauté de la justice criminelle, procédant par le secret et la torture, et se terminant par des supplices atroces, souvent non mérités ; du désordre enfin et de la confusion des finances, où personne ne pouvait plus se reconnaître. C’est ainsi que tous les Français capables de réfléchir et de sentir, tous ceux qui formaient l’opinion publique s’étaient accoutumés à se nourrir de l’espérance d’une réforme fondamentale ; ils prenaient pour la France l’honneur de ses nobles inspirations, et ils laissaient à son gouvernement, ou plutôt au roi toute la honte de ses revers, conséquence inévitable des fautes dont elle avait à gémir, des vices de l’homme insouciant, sans honneur et sans désir du bien qui ne régnait que pour satisfaire à ses appétits grossiers et ceux de ses maîtresses. »[12](Sismondi : Histoire des Français.)

  1. De l’administration des finances de la France. Les intérêts de la dette publique étaient alors de 207 millions de francs, ou égaux à ceux de l’Angleterre à la même époque (1784). Aujourd’hui la dette de l’Angleterre est double ou triple de celle de la France.
  2. C’est la différence qui se trouve dans le chiffre des soldats entre ces deux époques d’après les ordonnances de paiement. 500 donneraient plus de 4 morts par jour, et Knox rapporte qu’au mois de janvier, dans le temps de la plus grande mortalité, l’on en perdait 2 à 3 par jour. Le journal manuscrit du colonel Fraser dit qu’il en mourut 682 du 18 septembre au 25 avril. La mortalité avait bien diminué à cette dernière date. Un Canadien avait enseigné qu’une infusion de branches de pruche était un remède salutaire pour le scorbut, et en effet ce remède avait eu les résultats les plus heureux.
  3. L’armée destinée à l’expédition de Québec était composée comme suit :
    Brigades. Régimens. Officiers. Soldats. Miliciens, compris leurs officiers. Total des combattans.
     
    La Reine 
    La Reine 
    27 370 223 620
    Languedoc 
    14 280 285 579
    La Sarre 
    La Sarre 
    24 339 230 593
    Bearn 
    24 371 221 616
    Rl. Roussillon 
    Rl. Roussillon 
    24 305 279 608
    Guienne 
    22 320 261 603
    Berry 
    2 batns. de Berry 
    51 727 519 1297
    La Marine 
    2 batns. de la marine 
    80 898 246 1224
    Troupes hors
    de la ligne 
    Cavalerie 
    5 0 200 205
    Sauvages 
    8 0 270 278
    Bataillon de milice de Montréal 
    0 0 287 287
              Totaux 




    279 3610 3021 6910

  4. Extraits des instructions du gouverneur au chevalier de Lévis :

    « Nous avons, après bien des soins, réuni toutes les ressources de la colonie en comestibles et munitions de guerre ; les unes et les autres sont très médiocres pour ne pas dire insuffisantes, aussi, usons-nous de tous les expédiens que notre zèle peut nous suggérer pour y suppléer…

    « Nos forces consistent en environ 3,500 hommes de troupes, 3,000 miliciens des gouvernemens de Montréal et des Trois-Rivières et environ 400 sauvages de différentes nations. « Nous comptons qu’indépendamment des Acadiens, les habitans du gouvernement de Québec, ou du moins la plus grande partie, se joindront à cette armée aussitôt que la place sera investie. Nous écrivons pour cet effet à Mrs. les curés et capitaines de milice…

    « M. le chev. de Lévis sait que nous ne pouvons pas lui donner une armée plus considérable, les milices qui resteront dans les gouvernemens des Trois-Rivières et Montréal étant indispensablement nécessaires pour ensemencer les terres ; il sait aussi que nous devons en même temps pourvoir à la sûreté des frontières des lacs Champlain et Ontario. » Document de Paris.

  5. Formées des 28e, 47e, 58e et 78e (Highlanders) régimens.
  6. "On the 28 th April, about 8 o’'clock in the morning, the whole garrison, exclusive of the guards marched out of town with 20 pieces of field artillery. ”Manuscrit de Fraser.
  7. Suivant les ordonnances de paiement pour leur solde expirée le 24 avril, ou 4 jours avant la 2de bataille d’Abraham, ordonnances dont voici une copie textuelle pour le 78e régiment (montagnards écossais) :
    By the Honble. James Murray, Esq.,
    Governor of Quebec, etc.

    You are hereby required and directed out of such monies as shall come to your hands for the subsistence of His Majesty’s forces under my command, to pay or cause to be paid to Lieut. James Henderson, Dy. Paymaster of His Majesty’s 78th Regt. of Foot or his assigns, the sum of two thousand one hundred and sixty three pounds nineteen shillings and six pence sterling, being for subsistence of said Regiment between the 24th day of February and the 24th day of April 1760, both days inclusive, as p. account annexed, and for so doing this with the acquittance of the said Lieut. James Henderson or his assigns shall be to you a sufficient warrant and discharge.

    Given under my hand, at Quebec, this 27th day of november 1760.

    Signed Ja. Murray.
    Counters. H. T. Cramahe.


    To Robert Porter, Esq.,
    Dy. Paymaster General.

    56 Sergeants @ 1s p. diem £2 16 0
    56 Corporals @ 8d p. diem 1 17 4
    28 Drumrs. @ 8d p. diem 0 18 8
    1195 Private @ 6d p. diem 29 17 6

    Total for one day………… 35 9 6
    Total for 60 days …… £2163 19 6
    Signed Jas. Henderson,
    Lt. and Dy. Paymaster 78th Régiment.
  8. Smith dit que les Anglais étaient 3,000 et les Français 12,000 ! Il a pris cela probablement dans le Journal de Fraser que nous avons cité quelquefois. Ce manuscrit est rempli d’erreurs et de contradictions, et on ne doit s’en servir qu’avec beaucoup de réserve et lorsqu’il s’accorde avec l’ensemble des faits ou les pièces authentiques. Si le simple détachement anglais qui barra le chemin de la Suède aux Français le 26 avril était, suivant Mante, de 2,500 hommes, il faut bien avouer que toute l’armée, après avoir été rejointe encore par mille invalides, comme le rapporte Fraser lui-même, devait dépasser 3,000 hommes car autrement l’on n’aurait pas donné le nom de détachement à ce qui aurait été l’armée entière. Au reste les états officiels donnés plus haut sont concluans sur ce point et s’accordent avec le chiffre des troupes anglaises à leur arrivée en Canada et celui des pertes qu’elles avaient faites depuis.
  9. Lettre de l’évêque de Québec au ministre.
  10. Récapitulation générale des bordereaux : Régistre déposé aux archives provinciales à Québec.
  11. La Nouvelle-Orléans, quoique située sur la rive gauche du Mississipi, fut attachée jusqu’au lac Pontchartrain au territoire cédé à l’Espagne.
  12. « On ne peut qu’être frappé ici, écrivait le 21 février 1765 le ministre anglais à Paris, du désordre visible des affaires publiques et du déclin de l’autorité royale. » — Raumer, Bertraye, etc.