Histoire du Canada (Garneau)/Tome I/Livre I/Chapitre III

Imprimerie N. Aubin (Ip. 153-176).



CHAPITRE III.




NOUVELLE-FRANCE JUSQU’À LA PAIX DE ST.-GERMAIN-EN-LAYE.



1613–1632.

Les persécutions politiques et religieuses et la conquête étrangère déterminent les émigrations : exemple, les Irlandais et les Écossais. — Les Huguenots formellement exclus de la N.-France. — Grandes espérances que donne en France la compagnie des cent associés — Elle envoie un armement considérable à Québec, sous les ordres de Roquemont. — Acadie : le chevalier Alexander obtient de Jacques I la concession de cette province pour la peupler d’Écossais ; et une partie reçoit alors le nom de Nouvelle-Écosse. — Une colonie y est envoyée et s’en revient sans avoir débarqué. — Création d’une chevalerie à l’occasion de cette contrée. — Guerre entre la France et l’Angleterre. Kirtk s’avance contre Québec, puis abandonne son entreprise. — Il rencontre en se retirant dans le bas du fleuve l’escadre de Roquemont et s’en empare. — Québec réduit à la famine par cette perte, se rend l’année suivante à Louis et Thomas Kirtk, ses frères, qui secourent les habitans mourant de faim. — Le Cap-Breton pris par une partie de la flotte de Kirtk, est repris par le capitaine Daniel. — Le chevalier la Tour attaque le fort du cap de Sable défendu par son propre fils, et est repoussé. — Le chevalier Alexander lui cède la N.-Écosse, excepté Port-Royal. — La France et l’Angleterre occupent en même temps l’Acadie. — Traité de St.-Germain-en-Laye.


« Si l’on ne réussit pas, dit Lescarbot en parlant de colonisation, il faut l’attribuer partie à nous-mêmes qui sommes en trop bonne terre pour nous en éloigner, et nous donner de la peine pour les commodités de la vie. » L’on a en effet reproché aux Français de n’être pas un peuple émigrant ; que leur passion pour les charmes de la société l’emportait sur le désir d’améliorer leur condition, lorsqu’il fallait pour cela sacrifier une jouissance qui leur était si douce ; que leur attachement enfin pour leur pays natal a formé un grand obstacle à l’avancement de leurs colonies. Mais ce sentiment est commun à tous les peuples, même à ceux qui sont à demi-nomades. Dirons-nous, répondait le chef d’une peuplade indienne dont l’on voulait prendre le territoire, dirons-nous aux os de nos pères, levez-vous et marchez. Il y a tout un monde de souvenirs dans cette parole que nous révèle le passé sous la forme la plus vraie et la plus expressive. La pensée de quitter pour jamais la patrie est douloureuse pour tous les hommes ; par cet exil qui ne doit pas finir mille liens, qui les attachent d’une manière imperceptible mais presqu’indissoluble au sol qui les a vus naître, sont froissés et brisés tout d’un coup. Il n’y a que les motifs les plus impérieux qui puissent les engager à rompre ainsi avec tout ce qui leur a été cher, pour ne plus songer qu’à l’avenir avec ses chances et ses craintes, ses illusions et ses cruels mécomptes. Aussi, si l’on examine attentivement l’histoire des migrations qui ont pour ainsi dire signalé chaque siècle, l’on trouve qu’elles ont eu toutes pour motifs une nécessité absolue ; tantôt c’est une guerre funeste, tantôt c’est l’oppression la plus intolérable, une autre fois c’est une misère tellement profonde que l’abandon de son pays pour s’en racheter est vraiment un léger sacrifice.

Lorsque dans un pays existent quelques unes de ces causes, et que l’esprit d’émigration se manifeste, la seule chose qui reste à faire au gouvernement, c’est de chercher à diriger le flot de population qui s’exile de manière que l’État non seulement n’en souffre point, mais au contraire qu’il en retire encore des avantages.

Le dix-septième siècle fut pour la France l’époque la plus favorable pour coloniser, à cause des luttes religieuses du royaume, et du sort des vaincus, assez triste pour leur faire désirer d’abandonner une patrie qui ne leur présentait plus que l’image d’une persécution finissant souvent par l’échafaud ou le bûcher. Si Louis XIII et son successeur eussent ouvert l’Amérique à cette nombreuse classe d’hommes, le Nouveau-Monde compterait aujourd’hui un empire de plus, un empire français ! Malheureusement l’on adopta une politique contraire ; et malgré tous les avantages qu’on pût offrir aux catholiques, ceux-ci se trouvant bien dans leur patrie, ne se levèrent point pour émigrer. Il en fut ainsi en Angleterre des classes favorisées ; elles ne bougèrent pas, tandis que les républicains vaincus, les catholiques persécutés, les dissidens foulés et méprisés, recevaient comme une faveur la permission de passer dans le Massachusetts et la Virginie, où l’on s’empressa par politique de laisser écouler ces mécontens si nuisibles dans la métropole à la marche et aux projets du gouvernement.

Déjà le joug étranger chassait depuis longtemps les Irlandais et les Écossais de leur patrie. Dès 1620, les derniers pour se soustraire au joug des Anglais, émigraient dans la Pologne, dans la Suède et dans la Russie. Leurs conquérans eux-mêmes qui ont senti la pesanteur du joug des Normands jusque dans le 14e siècle, et qui se sont ensuite précipités dans les orages des révolutions politiques, n’ont probablement pas échappé à cette influence attiédissante, lorsqu’ils voyaient encore les sommités sociales de leur pays occupées par des hommes de cette race, sous laquelle leurs pères avaient souffert tant de maux. Cela joint aux persécutions religieuses dont une partie d’entre eux était l’objet, devait diminuer leurs regrets en quittant un pays dont le présent et le passé leur présentaient de si sombres images.

Richelieu fit donc une grande faute, lorsqu’il consentit à ce que les protestans fussent exclus de la Nouvelle-France ; s’il fallait expulser une des deux religions, il aurait mieux fallu, dans l’intérêt de la colonie, faire tomber cette exclusion sur les catholiques qui émigraient peu ; il portait un coup fatal au Canada en en fermant l’entrée aux Huguenots d’une manière formelle par l’acte d’établissement de la compagnie des cent associés.

Jusqu’à cette époque, il est vrai, ils en avaient été tenus éloignés d’une manière sourde et systématique,[1] tout comme après la conquête on a longtemps repoussé les Canadiens français du gouvernement, et comme ils le sont encore aujourd’hui de certains départemens publics ; mais il s’en introduisait toujours quelques uns. Ce ne fut que quand Richelieu eût écrasé les Huguenots à la Rochelle, qui fut prise en 1628, que l’on ne se crut plus obligé de les ménager, et qu’ils furent sacrifiés à la vengeance de leurs ennemis victorieux. Le système colonial français eût eu un résultat bien différent, si on eût levé les entraves qu’on mettait pour éloigner ces sectaires du pays, et si on leur en eût laissé les portes ouvertes.

L’on va voir tout à l’heure que le premier fruit de cette funeste décision, fut la conquête du Canada, au profit de l’Angleterre, par ces mêmes Huguenots qu’on persécutait dans la mère-patrie et que l’on excluait de ses possessions d’outre-mer.

Nous avons déjà exposé les motifs de la formation de la compagnie des cent associés, à laquelle furent abandonnées toutes les colonies françaises de l’Amérique.

Elle obtint en même temps le droit de les fortifier et de les régir à son gré ; de faire la guerre et la paix ; à l’exception de la pêche de la morue et de la baleine, qu’on rendit libre à tous les citoyens, tout le commerce qui pouvait se faire par terre et par mer, lui fut cédé pour quinze ans. La traite du castor et des pelleteries, lui fut accordée à perpétuité.

À tant d’encouragemens, on ajouta d’autres faveurs. Le roi fit présent de deux gros vaisseaux à la société, composée de 107 intéressés. Douze des principaux obtinrent des lettres de noblesse. On pressa les gentilshommes, le clergé même, de participer à ce commerce. La compagnie pouvait envoyer, pouvait recevoir toutes sortes de denrées, toutes sortes de marchandises, sans être assujettie au plus petit droit. La pratique d’un métier quelconque, durant six ans dans la colonie, en assurait le libre exercice en France. Une dernière faveur, fut l’entrée franche de tous les ouvrages qui seraient manufacturés dans ces contrées éloignées. Cette prérogative singulière, dont il n’est pas aisé de pénétrer les motifs, donnait aux ouvriers de la Nouvelle-France, un avantage incomparable sur ceux de l’ancienne, enveloppés de péages, de lettres de maîtrise, de frais de marque, de toutes les entraves que l’ignorance et l’avarice y avaient multipliées à l’infini.

Pour répondre à tant de preuves de prédilection, la compagnie qui avait un fond de cent mille écus, s’engagea à porter dans la colonie, dès l’an 1628, qui était le premier de son privilège, deux ou trois cents ouvriers des professions les plus convenables, et jusqu’à seize mille de l’un et l’autre sexe avant 1643.[2] Elle devait les loger, les nourrir, les entretenir pendant trois ans, et leur distribuer ensuite une quantité de terres défrichées, suffisante pour leur subsistance, avec le blé nécessaire pour les ensemencer la première fois. (Raynal) Les colons devaient être Français et catholiques. Richelieu, le Maréchal Defiat, le commandeur de Razilli et Champlain étaient au nombre de ses membres ; le reste se composait de nobles, de négocians et de bourgeois des principales villes du royaume.

Une association revêtue d’aussi grands priviléges, et formée de tant de personnes riches et puissantes, ayant pour chef le premier ministre du roi, réveilla les espérances de tous les amis des colonies. En effet le succès ne parut plus douteux. Elle prit sur le champ des mesures pour secourir Québec, menacé de la famine. Plusieurs navires furent équipés et mis sous les ordres de Roquemont, l’un des associés. Quantité de familles et d’ouvriers, pleins d’espoir et de courage, s’embarquèrent pour le Canada avec des provisions de toute espèce. Cet armement mit à la voile en 1628 ; mais il ne devait pas parvenir à sa destination.

Après la destruction de Port-Royal par Argall, les Anglais abandonnèrent l’Acadie. Ce ne fut que huit ans après, en 1631, que le chevalier Guillaume Alexander, obtint de Jacques I la concession de cette province pour y établir des Écossais. Cette concession embrassait tout le pays situé à l’est d’une ligne tirée depuis la rivière Ste.-Croix jusqu’au fleuve St.-Laurent, dans la direction du nord. Cette contrée reçut le nom de Nouvelle-Écosse. C’est ainsi que l’on donna naissance à la confusion qui causa tant de difficultés dans la suite entre la France et l’Angleterre, l’une soutenant que la Nouvelle-Écosse et l’Acadie étaient deux noms qui désignaient une seule et même province ; l’autre, qu’ils désignaient deux pays distincts, parceque les limites de chacun n’étaient pas semblables.

L’année suivante, le chevalier Alexander envoya des émigrans pour prendre possession du pays ; mais ils partirent si tard qu’ils furent obligés de passer l’hiver à Terreneuve. Ils abordèrent au printemps de 1623 au Cap-Breton ; et de là côtoyant l’Acadie, ils arrivèrent après avoir visité deux ou trois ports, au cap de Sable, où ils trouvèrent les Français qui n’avaient pas cessé d’occuper la contrée depuis l’invasion d’Argall, et quantité d’aventuriers qui s’étaient joints à eux. Ils n’osèrent débarquer, et revinrent en Angleterre, où ils firent la peinture la plus exagérée de la beauté et de la salubrité de l’Acadie ainsi que de la fertilité du sol. L’on crut sur leur parole que c’était un vrai paradis terrestre. Il y eut un instant d’engouement. Le chevalier Alexander se hâta de faire confirmer sa concession par Charles I, qui fonda aussi l’ordre des chevaliers baronnets de la Nouvelle-Écosse, dont le nombre ne devait point excéder cent cinquante. Cette chevalerie nouvelle fut pendant longtemps l’objet des railleries des plaisans, qui la ridiculisèrent dans leurs écrits et dans leurs discours. Pour pouvoir y être admis, il fallait travailler à l’établissement de la Province.

Cette condition remplie, le candidat obtenait une concession de terre assez considérable, et un certificat du gouverneur, qui lui donnait le droit de recevoir les honneurs de la chevalerie, dont les lettres patentes devaient être confirmées par le parlement. Aujourd’hui elles sont expédiées dans la même forme que celles des autres ordres ; et le nombre des chevaliers n’est plus limité.

La guerre entre les catholiques et les huguenots se ralluma en France. Buckingham, qui était à la tête du cabinet de Londres, plein de présomption, et aussi jaloux de Richelieu qu’il lui était inférieur en génie, ne manqua point l’occasion de secourir ces derniers, reculés dans la Rochelle, et de montrer ainsi sa haîne contre le cardinal. Il vint avec une armée formidable pour faire lever le siége de cette ville, et envahir la France, se vantant d’aller dicter la paix à Paris. Mais son armée ayant été battue dans l’île de Rhé, il eut la mortification d’être obligé de se retirer, et de voir triompher son rival. La guerre ainsi commencée entre les deux couronnes plus par vengeance personnelle que par intérêt d’état, fut portée en Amérique.

Le chevalier Alexander, devenu ensuite comte de Sterling, encouragé par la cour, saisit ce moment de reconquérir l’Acadie, avec l’aide du chevalier David Kirtk, calviniste français, natif de Dieppe. Dix huit vaisseaux sortirent des ports d’Angleterre pour fondre à la fois sur tous les établissemens de la Nouvelle-France. Kirtk, suivi de plusieurs réfugiés de sa nation, et entre autres du capitaine Michel, associé de de Caen, et qui commandait en second sous lui, fut chargé de prendre Québec. Il s’empara dans le golfe St.-Laurent d’un des navires de la nouvelle société, et de plusieurs autres bâtimens qui y faisaient la traite et la pêche. Rendu à Tadoussac, il écrivit le 8 juillet 1628, une lettre très-polie à Champlain, dans laquelle il lui disait qu’il était informé de la disette qui régnait dans la colonie ; que, comme il gardait le fleuve avec ses vaisseaux, il ne devait pas attendre de secours, et que s’il rendait la place, il lui accorderait les conditions les plus favorables. Il envoya porter cette lettre par des Basques, enlevés dans le golfe, et qui étaient chargés aussi de lui remettre les prisonniers faits à la ferme du Cap-Tourmente incendiée par un détachement qu’il avait envoyé pour cela.

Champlain qui avait appris la veille l’arrivée de Kirtk, jugea, après avoir lu sa sommation, qu’il menaçait de trop loin pour être à craindre ; et il lui fit une réponse si fière qu’en effet l’amiral anglais n’osa pas venir l’attaquer. En même temps pour dissimuler la disette qui régnait dans la ville, il fit faire bonne chère aux envoyés qu’il garda jusqu’au lendemain. Les habitans étaient alors réduits chacun à sept onces de pois par jour, et il n’y avait pas 50 livres de poudre dans les magasins. Kirtk n’aurait eu qu’à se présenter devant la place pour s’en rendre maître ; mais trompé par l’attitude de Champlain, il brûla toutes les barques et autres petits vaisseaux qu’il y avait à Tadoussac, et regagna le bas du fleuve.

Dans le même temps Roquemont, comme nous l’avons déjà dit plus haut, parti de France après la conclusion de la paix, et qui ne s’attendait probablement pas à rencontrer d’ennemis, entrait dans le golfe où il apprit des Sauvages que Québec était tombé aux mains des Anglais. À cette nouvelle, il dépêcha sur le champ onze hommes dans une embarcation avec ordre de remonter jusqu’à cette ville pour s’assurer de la vérité de ce rapport. Cette barque s’était à peine éloignée, qu’elle aperçut six vaisseaux ennemis, et le lendemain entendit une vive canonnade. C’était Kirtk qui en était venu aux mains avec Roquemont dont les bâtimens plus petits, pesamment chargés et manœuvrant difficilement, furent pris avec tous les colons qu’il y avait dessus. Ce capitaine oubliant qu’il portait toute la ressource d’une colonie prête à succomber, loin de chercher à éviter le combat, parut vouloir le désirer. Son imprudente ardeur laissa Québec en proie à la famine, et fut cause de sa reddition l’année suivante. Tel fut le résultat de cette expédition qui devait sauver le Canada, et qui, abandonné aux soins d’un chef inexpérimenté, accéléra sa ruine.

Le gouverneur, auquel le rapport de la barque détachée par Roquemont, avait fait pressentir la perte des secours qui lui étaient envoyés par la nouvelle compagnie, ne fut point cependant découragé par ce malheur, aggravé encore par le manque des récoltes. Il prit des mesures pour faire durer ce qui lui restait de vivres aussi longtemps que possible. Il acheta du poisson, que les Indiens, profitant de sa situation, lui firent payer bien cher, et renvoya une partie de ses gens chez les Sauvages afin de diminuer le nombre de bouches durant l’hiver qui approchait.

Au moyen de ces arrangemens, l’on put à force de privations atteindre le printemps. Dès que la neige fut disparue tous ceux qui étaient encore en état de marcher, se mirent à courir les bois pour ramasser quelques racines pour vivre. Beaucoup cependant ne pouvaient suffire à en trouver assez pour satisfaire les demandes de leurs familles épuisées par la faim. Champlain, ne se traitant pas mieux que le plus misérable des colons, donnait l’exemple de la patience et excitait tout le monde à supporter avec courage des souffrances qui devaient, sans doute, bientôt finir.

Chacun avait l’espoir que des secours seraient envoyés de France dès le petit printemps ; de fait l’on n’avait aucun doute à cet égard. Dès que le fleuve fut libre de glaces, la population impatiente et les yeux tournés vers le port, s’attendait donc à les voir paraître à tout moment. Mais aucun navire ne se montrait. L’on resta dans cette pénible anxiété jusqu’au mois de juillet, en proie à une famine qui allait toujours croissante, car les racines qu’on allait chercher jusqu’à plusieurs lieues, devinrent extrêmement rares. Enfin trois vaisseaux parurent derrière la Pointe-Levy. La nouvelle s’en répandit immédiatement avec la rapidité de l’éclair ; mais la joie qu’elle causa ne fut pas de longue durée, car bientôt l’on reconnut avec douleur un drapeau ennemi au bout des mâts. Cependant, dans l’état auquel l’on était réduit, personne ne songea à se défendre. Louis et Thomas Kirtk qui commandaient cette escadre, furent reçus plutôt comme des libérateurs que comme des ennemis. Les préliminaires de la capitulation ne furent pas longs. La ville fut rendue le 29 juillet 1629 ; et aussitôt les provisions y abondèrent. Les conditions accordées à la colonie et le bon traitement que les habitans éprouvèrent de la part de Louis Kirtk, les déterminèrent à y rester pour la plupart. La population de Québec ne dépassait pas alors cent âmes.

L’amiral David Kirtk était resté à Tadoussac avec le gros de son escadre, qui était composée réunie, des trois bâtimens qui avaient pris Québec, portant 22 canons, et de cinq vaisseaux de trois à quatre cents tonneaux, montés chacun de cent vingt hommes.

Louis, son frère, resta chargé du commandement de la ville. Champlain descendit avec Thomas à Tadoussac en route pour l’Europe. En descendant, ils rencontrèrent de Caen qui arrivait de France avec des provisions et qui ne pouvant les éviter fut pris après un combat opiniâtre. Le chevalier Kirtk fit voile en octobre pour l’Angleterre, où Champlain débarqua, afin de rendre compte à l’ambassadeur de France de ce qui s’était passé en Amérique, et de le presser de réclamer Québec, dont on s’était emparé deux mois après la conclusion de la paix. Kirtk, en arrivant à Plymouth, apprit que les différends entre les deux cours étaient réglés. Mais il paraît qu’il en avait été informé avant la prise de Québec. Croyant y trouver de riches dépouilles, il avait feint de l’ignorer, pour tomber à l’improviste sur cette ville laissée sans défense. Il fut bien étonné de voir qu’il ne s’était emparé que d’un rocher habité par une centaine d’habitans épuisés par une longue famine, et à qui il fallait commencer par donner de quoi vivre. N’ayant presque rien trouvé non plus dans le magasin des pelleteries, tout le fruit de sa mauvaise foi fut de s’être ruiné, sans avoir même été utile au prince qu’il servait.

Cependant la prise de Québec n’entraîna pas la perte de toute la Nouvelle-France, car plusieurs points étaient encore occupés par les Français en Acadie ; l’île du Cap-Breton avait été reconquise aussitôt que perdue. La compagnie avait donné ordre à Roquemont avant de partir d’aller à Brouage, ou à la Rochelle, se mettre sous la protection de l’escadre du commandeur de Rasilli, qui devait le convoyer jusqu’en Canada. Mais la paix ayant été conclue sur ces entrefaites, le Commandeur avait été envoyé contre le Maroc dont l’empereur avait mécontenté la France ; et les bâtimens de la compagnie, après l’avoir attendu quarante jours, partirent sous les ordres du capitaine Daniel, en juin. Sans ce délai, Québec eut été ravitaillé et renforcé avant l’arrivée de Kirtk. Une tempête dispersa sur les bancs de Terreneuve, les vaisseaux de Daniel qui se trouva seul. Comme il approchait de la terre, un navire anglais vint se mettre le long de lui à portée de pistolet avec l’intention de l’attaquer ; mais lorsqu’il eut aperçu 16 pièces de canon en batterie sur le pont de Daniel, il voulut vainement s’esquiver ; celui-ci l’accrocha et le prit à l’abordage sans difficulté.

Il cingla ensuite vers le Grand-Cibou, sur la côte orientale du Cap-Breton, pour avoir des nouvelles de Québec. Il apprit là d’un capitaine de Bordeaux, que lord Jacques Stuart, ayant sous ses ordres trois vaisseaux, s’était emparé deux mois auparavant d’un bâtiment pêcheur de St.-Jean-de-Luz ; et qu’il l’avait envoyé avec deux des siens à Port-Royal ; que lui-même, resté avec un vaisseau, avait construit un fort au port aux Baleines, prétendant que l’île du Cap-Breton appartenait à la Grande-Bretagne. À cette nouvelle Daniel résolut sur le champ de s’emparer du fort de Stuart, et de remettre l’île sous la domination française. Il arriva devant la place dans le mois de septembre, et débarqua à la tête de cinquante-trois hommes complètement armés et munis d’échelle pour l’escalade. L’attaque fut vive et la garnison se défendit avec un grand courage ; mais les portes ayant été enfoncées à coups de hache, Daniel y pénétra un des premiers et fit le capitaine Stuart prisonnier avec une partie de ses gens. Dans le même temps un drapeau blanc s’élevait sur une autre partie du rempart.

Daniel rasa le fort, et en fit bâtir un autre à l’entrée de la rivière du Grand-Cibou, qu’il arma de 8 pièces de canon. Il y laissa une garnison de 38 hommes avec les P. P. Vimont et Vieuxpont, Jésuites. Mettant ensuite à la voile pour la France, il débarqua en passant à Falmouth quarante-deux de ses prisonniers et emmena le reste au nombre d’une vingtaine avec leur chef, à Dieppe.[3]

Le capitaine Stuart formait probablement partie de la flotte de l’amiral Kirtk, qui, au rapport d’Haliburton, soumit le Cap-Breton sans éprouver de résistance, et y bâtit un fort avant de remonter le St.-Laurent.

Tandis que Kirtk s’emparait de Québec, et que son lieutenant perdait le Cap-Breton, l’extrémité sud de l’Acadie repoussait les attaques de deux vaisseaux de guerre commandés par Claude de la Tour, protestant français récemment passé au service de l’Angleterre.

Cet homme d’un esprit entreprenant et qui possédait une grande fortune, avait été fait prisonnier sur un des navires de Roquemont et conduit à Londres où il avait été fort bien accueilli à la cour. Il y épousa une des dames d’honneur de la reine, et fut fait baronnet de la Nouvelle-Écosse. Tant de marques de bienveillance achevèrent d’éteindre le reste d’attachement qu’il avait pour sa patrie. Ayant obtenu la concession d’une très-grande étendue de terre sur la rivière St.-Jean, il prit des arrangemens avec le chevalier Alexander pour y établir des colons écossais, et en même temps pour amener la soumission de son fils qui commandait un fort au cap de Sable.

Pour l’exécution de ce dernier dessein, l’on mit deux vaisseaux de guerre sous ses ordres, et il partit avec sa nouvelle épouse pour l’Acadie. Rendu au cap de Sable, il eut une entrevue avec son fils, dans laquelle il lui peignit la réception flatteuse qu’on lui avait faite en Angleterre, les honneurs dont on l’avait comblé, et les nombreux avantages qui l’attendaient lui-même, s’il voulait passer au service de la Grande-Bretagne et placer son fort sous le sceptre de cette puissance. Dans ce cas, ajouta-t-il, je suis autorisé à vous en conserver le commandement, et à vous conférer de plus l’ordre d’une chevalerie. À cette proposition inattendue, le jeune de la Tour fit une réponse pleine de noblesse. Si l’on m’a cru, dit-il, capable de trahir mon pays même à la sollicitation de l’auteur de mes jours, l’on s’est étrangement trompé. Je n’achèterai pas les honneurs qu’on m’offre au prix d’un crime. Je sais apprécier l’honneur que veut me faire le roi d’Angleterre ; mais le prince que je sers est assez puissant pour payer mes services, et dans tous les cas ma fidélité me tiendra lieu de récompense. Le roi mon maître m’a confié cette place, je la défendrai jusqu’à mon dernier soupir. Le père désappointé par cette réponse à laquelle il ne s’attendait pas, retourna à bord de ses navires.

Le lendemain il adressa à son fils une lettre écrite dans les termes les plus pressans et les plus tendres, sans plus de succès ; il employa alors la menace qui fut aussi inutile. Ayant échoué dans toutes ses ouvertures pacifiques, il fut contraint de recourir à la force, et ayant fait débarquer ses soldats avec un corps de matelots, il attaqua le fort avec une extrême vivacité. Repoussé une première fois, il renouvela ses attaques pendant deux jours avec un acharnement inouï, jusqu’à ce qu’enfin ses troupes rebuttées refusèrent de s’exposer davantage. Force lui fut de les faire rembarquer, confus et mortifié d’avoir subi une défaite en combattant et contre son propre sang et contre sa patrie.

N’osant reparaître ni en France, ni en Angleterre, il resta en Acadie avec son épouse qui ne voulut pas l’abandonner dans ses malheurs. Son fils craignant de l’admettre dans le fort, eut cependant pitié de lui ; il lui fit bâtir une petite maison très-proprement meublée à côté de lui, sur le bord de la mer, où il demeura quelques années. Il y fut visité en 1635 par l’auteur de la description géographique etc. des côtes de l’Amérique septentrionale, M. Denis.

Le chevalier Alexander, qui était son ami, le chargea de reprendre la colonisation de Port-Royal, où arrivèrent quelques émigrans écossais. Il en mourut trente du scorbut dès le premier hiver. Découragé par les dépenses énormes qu’entraînait l’établissement de cette province, Alexander la céda toute entière, excepté Port-Royal, à la Tour à la charge de relever de la couronne d’Écosse (1631).

À peu près dans le même temps, la compagnie des cent associés expédiait deux navires pour secourir le fort du Grand-Cibou au cap Breton ; et deux autres chargés de colons pour le cap de Sable. Ainsi la France et l’Angleterre travaillaient, chacune de son côté, à l’établissement de l’Acadie.

Cependant l’invasion du Canada après la conclusion de la paix, fit d’abord jeter les hauts cris aux Français, parce que l’on crut l’honneur du royaume engagé ; mais après réflexion, une partie du conseil opina pour ne pas demander la restitution de Québec, disant que l’on n’avait rien perdu en perdant ce rocher, que le climat y est trop rigoureux, que l’on ne pourrait peupler un pays si vaste sans affaiblir le royaume ; et de quelle utilité serait-il si l’on ne le peuplait pas ? L’Asie et le Brésil ont dépeuplé le Portugal ; l’Espagne voit plusieurs de ses provinces presque désertes depuis la conquête de l’Amérique. Charles V, avec tout l’or du Pérou, n’a pu entamer la France, tandis que François I, son rival, a trouvé dans ses coffres de quoi tenir tête à un prince dont l’empire était plus vaste que celui des premiers Césars ? cherchons plutôt à améliorer la France disait le parti de l’abandon.[4]

L’on répondit à ces raisons que le climat du Canada est sain, le sol très fertile et capable de fournir toutes les commodités de la vie ; que c’était la retraite des Maures qui avait épuisé la péninsule espagnole d’hommes ; qu’il ne fallait faire passer qu’un petit nombre de familles et de soldats réformés tous les ans dans la N.-France ; que la pêche de la morue était capable d’enrichir le royaume, et que c’était une excellente école pour former des matelots ; que les forêts les plus belles de l’univers, pourraient alimenter la construction des vaisseaux ; enfin, que le seul motif d’empêcher les Anglais de se rendre trop puissans en Amérique, en joignant le Canada à tant d’autres provinces où ils avaient déjà de bons établissemens, était plus que suffisant pour engager le roi à recouvrer Québec, à quelque prix que ce fût.

Ces raisons, dont on avait déjà fait valoir plusieurs du temps de Jacques Cartier, ne persuadèrent pas tout le conseil. Il n’y eut que des motifs d’honneur et de religion qui déterminèrent Louis XIII à ne point abandonner le Canada. Peut-être aussi que l’orgueil du ministre qui gouvernait la France, et qui regardait l’irruption des Anglais, comme son injure personnelle, étant à la tête de la compagnie, fit-il changer d’avis comme l’avance Raynal. Quoiqu’il en soit, le roi d’Angleterre en promit la restitution ; mais Richelieu voyant cette affaire traîner en longueur, afin d’activer les négociations, fit armer six vaisseaux qu’il mit sous les ordres du commandeur de Rasilli. Cette démonstration eut son effet ; et par le traité de St.-Germain-en-Laye, signé le 29 mars 1632, l’Angleterre abandonna tous ses droits sur les provinces qui composaient la Nouvelle-France. De ce traité malheureux, dit Chalmers, l’on peut dater le commencement d’une longue suite de calamités pour la Grande-Bretagne et pour ses colonies, et les difficultés provinciales qui s’élevèrent plus tard, et en quelque sorte le succès de la révolution américaine.

Il reste à faire une observation sur la conduite des protestans français dans cette guerre. Si les persécutions dont ils étaient l’objet doivent être réprouvées, ils ne sont pas moins condamnables eux-mêmes, pour avoir porté les armes contre leur patrie. Le récit de cette guerre nous montre continuellement des Français armés contre des Français, dépouillant la France au profit de ses ennemis, avec une espèce d’enivrement et à l’envi les uns des autres.

Richelieu, en excluant les Huguenots du Canada, commit, sans doute, un acte de criante tyrannie ; mais leur conduite ne l’autorisait-elle pas, ou du moins ne lui donnait-elle pas, un prétexte plausible d’en agir ainsi. Elle ajoutait de la force aux assertions des catholiques qui ne cessaient de répéter qu’il n’y avait pas de sûreté à les laisser s’établir dans le voisinage des colonies protestantes anglaises, parce qu’à la moindre difficulté avec le gouvernement, ils se joindraient à elles : le chevalier Claude de la Tour en était un exemple.


  1. Il paraît enfin qu’il fut conclu (1616)… qu’à l’avenir les Huguenots en fussent exclus…
    Premier établissement de la foi dans la N.-F. par le P. Leclerc.
  2. Charlevoix et Raynal disent 16000 ; mais l’acte de l’établissement de la compagnie dit 4000. Voyez Édits et ordonnances p. 3.
  3. Champlain : mémoire à la fin de l’édition de 1632.
  4. Charlevoix.