Histoire des relations du Japon avec l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles/Introduction II

ARRIVÉE DES PREMIERS EUROPÉENS
AU JAPON




Le point de départ de l’histoire des relations entre le Japon et l’Europe date de l’arrivée des premiers Européens dans notre pays. Cette date n’est pas facile à établir. Aussi avons-nous pensé qu’il n’était pas sans intérêt d’étudier un peu cette question.

On a quelquefois prétendu que les premiers Européens avaient pénétré au Japon dès le xiiee siècle de l’ère chrétienne[1]. Mais c’est là une opinion sur laquelle nous ne nous arrêterons pas, car nous n’avons pas encore pu découvrir de documents en démontrant la véracité. Au contraire, nous reconnaissons avec la plupart des historiens que ce fut l’explorateur vénitien Marco Polo[2] qui, le premier, présenta le Japon à l’Europe, vers le milieu du xvie siècle, sans toutefois y avoir voyagé. Nous devons donc conclure logiquement que la première arrivée des Européens au Japon fut postérieure à la publication du célèbre mémoire de Marco Polo, et c’est d’après cette hypothèse que nous allons étudier la date de la découverte de notre pays par les Européens.

D’après la source européenne, il existe deux courants d’opinions très différentes relativement à cette découverte.

La première opinion, c’est que le Japon aurait été découvert en 1642 par les trois portugais Antonio da Motta, Francisco Zeimoto et Antonio Peixota. Nous lisons, à ce propos, dans le livre deM. Cross[3] :

« Comme le prouve le livre d’Antonio Galvao, intitulé : Dos varios descubrimentos, ce fut seulement en 1542 que l’on eut vraiment connaissance des îles du Japon. Cette année-là, Martini-Alfonso de Sousa étant gouverneur de l’Inde et François Xavier y arrivant, Antonio da Motta, Francisco Zeimoto et Antonio Peixota allaient en « junco » de Siaô en Chine, lorsqu’une grande tempête qu’on appelle tufao (du chinois tay-fum ou du japonais tay-fu, grand vent) emporta leur junco, vingt-quatre heures durant, en pleine mer et les mena entre les îles du Japon. Ils abordèrent à une de ces îles appelée Zanégaxima, dans la mer de Satçuma. Les Portugais apprirent aux habitants de l’île à fabriquer les arquebuses (espingardas), art qui se répandit bien vite dans tout le Japon. On garde encore, à Zanégaxima, souvenir de ces trois Portugais, de leurs noms et du service qu’ils rendirent. Fernao Mendez Pinto, en son livre des Fingimentos se veut faire un des trois du « junco », mais cela est faux, comme sont fausses beaucoup d’autres choses de son livre, qu’il semble avoir composé plutôt pour récréer que pour dire des vérités. »

Montanus est aussi de cette opinion, car il dit[4] :

« On n’a jamais bien seu qui est-ce qui a esté le premier des Européens qui a abordé ce pays-là, encore qu’il ait été découvert dans le siècle précédent. Pour moy, je n’en ai jamais pu estre instruit. Il y en a qui sans nommer le vaisseau, ni le capitaine, disent que les Portugais furent jettez par hasard dans une grande tempête sur les costes du Japon l’an 1534. Le Père François Xavier, dans une lettre qu’il écrivit de Cocin dit que ce fut cinq ou six ans plus tard ; Jean-Pierre Massens, un autre jésuite, et Jacob Muanus suivent le sentiment de Antoine Galuanus qui fait voir dans son livre intitulé : « Le premier qui découvrit le monde » qu’« Antoine Mota, François Zeimot et Antoine Pexot, partis de Dodra pour la Chine, furent poussés aux isles du Japon par un terrible orage l’an 1642 ». Mais il n’a pu savoir si d’autres avant ceux-ci n’y avaient pas abordé. « Cependant, ajoute-t-il, c’est une chose certaine que les Chinois et les Japonais ont eu commerce ensemble, avant que jamais les Portugais fussent venus au Japon. De plus la découverte de Mota, de Zeimot et de Pexot s’est faite lorsque Martin Alphonse Sosa alla de Portugal à Goa en qualité de Vice-Roy. »

Le traducteur de l’histoire de Kaempfer soutient également la même opinion[5] : « La découverte du Japon qui fut un pur effet du hasard est une des découvertes nombreuses dont l’honneur appartient à cette nation. À la vérité, les historiens ne conviennent pas du temps qu’elle fut faite. Les uns la font remonter jusqu’à l’an 1535, les autres la placent en 1542, d’autres en 1548, et quelques-uns la rapprochent encore davantage de notre temps. Dans cette incertitude, l’opinion de Diego de Gouto, le célèbre continuateur des Décades de Joan de Barros, me paraît mériter quelque créance. Ce savant était historiographe de Philippe II, roi d’Espagne et de Portugal, et passa la meilleure partie de sa vie dans les Indes où il eut en sa garde les Archives de Goa. C’est de cette source qu’il tira les matériaux pour son grand ouvrage des Découvertes, conquêtes et actions remarquables des Portugais dans les Indes, qu’il a poussé jusqu’à la fin du xvie siècle. Il nous apprend[6] qu’en 1542, lorsque Martin Alphonse de Sousa était vice-roi des Indes Orientales, trois portugais, Antoine da Mota, François Zeimoto et Antoine Peixota, dont les noms méritaient bien de passer à la postérité, furent jetés par une tempête sur les côtes du Japon, étant à bord d’une jonque chargée de cuir, qui allait du Siam à la Chine. »

Il y a une deuxième opinion dans laquelle on a soutenu que le Japon fut découvert par Fernand Mendez Pinto et ses compagnons. Elle repose sur le récit du voyage écrit par Pinto lui-même[7] : « Le douziesme de Ianvier[8] nous partismes de la ville d’Uzanguée avec un extrême contentement de nous estre eschappez de tant de traverses et de travaux que nous avions soufferts par le passé. Nous estant donc embarquez sur une grande rivière d’eau douce, de la largeur de plus d’une lieue, nous levasmes la proue à divers rhombs, à cause des destours que la rivière faisait ; cependant que par l’espace de sept jours que nous y fusmes, nous vismes quantité de grands bourgs et de fort belles villes, lesquelles à ce que nous en pouvions juger par les apparences, ne pouvaient estre peuplées que par des gens grandement riches. Ce qui estait bon à juger, tant pour la somptuosité des édifices qui se voyaient aux maisons des particuliers, mais encore plus aux temples dont les clochers estaient tous couverts d’or et mesmes par le grand nombre de vaisseaux de rame qui estaient sur cette rivière, chargez en abondance de toute sorte de provisions et de marchandises. Or, comme nous fusmes arrivez à une fort belle ville appelée Quangeparuu, où il y pouvait avoir quinze

ou vingt mille feux, le Naudelum qui estait celui qui nous conduisait par l’exprès commandement du Roy, s’y arresta douze jours durant pour y faire son commerce en eschange d’argent et de perles. À quoy il nous confessa d’avoir gaigné quatorze pour un, et que s’il eust esté si advisé que d’y conduire du sel, il eust doublé son argent plus de trente fois. L’on nous asseura qu’en cette ville, des seules minières d’argent le Roy avait de rente mille et cinq cent Picos, qui font quatre mille quintaux de nostre poids, sans y comprendre les grands revenus qu’il tirait de plusieurs autres choses différentes.

« Cette ville n’a pour toutes fortifications qu’une faible muraille de briques, de huict empans de long, et un fossé de six brasses de large, et de sept empans de fonds. Les habitants sont faibles et désarmez, qui n’ont ny artillerie, ny chose quelconque pour leur défense, qui pût empescher que cinq cents soldats bien résolus ne la prissent. Nous partismes de ce lieu un mardy matin et continuasmes tousjours nostre route plus de treize jours, à la fin desquels nous gaignasmes le port de Sanchan au Royaume de la Chine, qui est l’isle où mourut depuis le bienheureux Père saint François Xavier, comme je diray ci-après. Or d’autant qu’il n’y avait là aucuns vaisseaux de Malaca, pour en estre partis depuis neuf jours, nous nous en allasmes sept lieues plus avant en un autre port nommé Lampacau, où nous trouvasmes deux juncos de Malaye, un de Patane et l’autre de Lugor ; et d’autant que nous autres Portugais tenôs cela de nostre nation d’abonder en nostre sens, et de tenir ferme en nos opinions, il y eust entre huict que nous estions une si grande contrariété d’advis sur une chose en laquelle rien ne nous estait si nécessaire que de nous maintenir en paix et en union, que nous fusmes presque sur le poinct de nous entretuer. Mais pour ce que le fait social serait assez honteux à raconter de la façon qu’il se passa, je n’en diray autre chose sinon que le Necoda de la Lorche qui nous avait là conduits d’Uzanguée, estonné d’une si grande barbarie que la nostre, se sépara d’avec nous fort fasché, et sans vouloir se charger ny de nos messages, ny de nos lettres, disant qu’il aymait beaucoup mieux que le Roy luy fist trancher la teste, qu’offenser Dieu en apportant avec luy quoy que ce fût qui nous appartint. Ainsi différents que nous estions en nos opinions, et en très mauvaise intelligence, nous tardasmes en cette petite isle plus de neuf jours, dans lesquels les deux juncos partirent, sans que pas un d’eux ne voulût recevoir et nous ramener, à cause de quoy nous fusmes contraints de demeurer en ces solitudes, exposez à plusieurs grands dangers, desquels je ne croyais pas que nous pussions jamais nous eschapper, si Dieu ne se fût souvenu de nous ; car y ayant desjà dix-sept jours que nous estions là en une grande misère et stérilité, il vint surgir fortuitement en ce lieu un corsaire appelé Samipocheca, qui mis en desroute s’en allait fuyant la flotte d’Aytao de Chincheo, qui de 28 voiles qu’avait ce Pyrate luy en avait pris vingt-six, si bien que luy s’estait eschappé avec les deux vaisseaux qui lui restaient seulement, dans lesquels la plupart de ses gens estaient blessez, tellement qu’il fût contraint de s’arrester là vingt jours, afin de les y faire panser.

« Or la nécessité présente nous contraignant de nous ranger de quelque costé que ce fût, nous fusmes contraints de prendre party avec luy, et de nous laisser mener où il voudrait, jusqu’à ce qu’il plût à Dieu nous mettre en un navire plus asseuré pour nous en aller à Malaca. Ces vingt jours estant passez, pendant lesquels les blessez furent guéris, sans que durant ce temps-là il y eust entre nous aucune sorte de réconciliation du discord passé. Ainsi en mauvaise intelligence que nous estions, nous nous embarquasmes avec ce corsaire, à sçavoir trois dans le junco où il estait et cinq dans l’autre dont il avait fait capitaine un sien neveu. Estant partis de ce lieu en intention d’aller surgir à un port appelé Lailoo, à sept lieues de Chincheo et à quatre-vingts de cette isle, nous continuasmes notre route avec bon vent le long de la coste de Lamau par l’espace de neuf jours, jusques à ce qu’un matin s’estant presque tourné en nord-ouest, sud-est, comme nous fusmes près de la rivière du sel, qui est à cinq lieues de Chabaquée, le malheur voulut pour nous que nous fusmes attaquez par un Corsaire, qui avec sept juncos fort grands se mist à nous combattre depuis les six heures du matin jusques à dix, en laquelle meslée nous fusmes traitez à grands coups de traicts, et à force de pots tous pleins de feu d’artifice, si bien qu’à la fin il y eust trois voiles bruslées, à sçavoir deux du corsaire et une des nostres, qui estait le junco où estaient les cinq Portugais que nous ne pusmes jamais secourir, pource qu’en ce temps-là la pluspart des nostres estaient blessez. Mais enfin environ le soir nous estant bien rafraîchis du zéphyr de l’après-disnée, il plust à Notre Seigneur nous faire eschapper des mains de ces pyrates. Ainsi tout mal équippez que nous estions, nous continuasmes nostre route trois jours durant, à la fin desquels nous fusmes accueillis d’une si grande et si impétueuse tempeste, que cette mesme nuict qu’elle nous attaqua nous perdismes la coste ; et d’autant que l’impétuosité du vent ne nous permit jamais de l’aborder de rechef, il nous fut force d’arriver en pouppe en l’isle des Lequiens, où le corsaire qui nous menait estait grandement cognu, tant du Roy que de ceux du pays.

« Avec cette résolution, nous nous mismes à naviguer par cet Archipelago de l’isle, où toutefois nous ne pusmes prendre terre, pour n’avoir aucun pilote qui sceust gouverner le vaisseau, pource que le nostre estait mort en la dernière meslée, joint que nous naviguions avec des vents nord-ests qui nous estaient contraires, et les marées aussi. Parmy tant de traverses nous bordegasmes ving-trois jours d’un rhomb de l’autre avec assez de travail à la fin desquels Dieu nous fist la grâce de descouvrir la terre, d’où nous approchant pour voir si nous n’y remarquerions point quelque apparence de port, ou de bon ancrage, nous aperceusmes du costé du sud, presque vers l’horizon de la mer un grand feu ; ce qui nous fist croire qu’en ce lieu nous trouverions possible quelque bourg, où pour notre argent nous avions moyen de nous fournir d’eau douce, dont nous avions grand besoin. Ainsi nous allasmes surgir tout devant l’isle à septante brasses et vismes à mesme temps s’en venir à nous de terre deux petites Almedias dans lesquelles il y avait six hommes, qui après avoir joint nostre bord en nous faisant des compliments à leur mode nous demandèrent d’où venait le Junco ? à quoy leur ayant faict response qu’il venait de la Chine avec de la marchandise en intention de faire quelque commerce en ce lieu, si l’on en donnait la permission, un des six nous respondit : Que le Nautaquin Seigneur de cette isle, appelé Tanixumaa, le souffrirait très volontiers, moyennant les droicts qu’on avait accoustumé de payer au Japon, qui est, continua-t-il, ce grand pays que vous voyez là devant vous. Ces nouvelles et plusieurs autres choses qu’ils nous dirent nous resjouîrent infiniment, de sorte qu’après nous avoir monstré le port, nous levasmes l’ancre et nous estants mis dans un batteau, allasmes par proue nous mettre à l’abry d’une calle que la terre faisait du costé du sud, où il y avait une grande ville appelée Miaygimaa d’où nous vinrent plusieurs Paraoos avec des rafraîchissements que nous acheptasmes[9]. »

Ce récit démontre que Pinto n’a jamais prétendu avoir été le premier Européen arrivé au Japon, ni être débarqué dans ce pays en 1642. On se perd en conjectures pour établir cette date de 1642, et certains auteurs, parmi lesquels le Père de Charlevoix[10], essaient de concilier les choses en soutenant que le Japon fut découvert, en même temps, en deux endroits différents, par deux groupes distincts d’Européens :

« Ce fut l’année de Jésus-Christ 1542, deux mille deux cents deux ans après la fondation de la monarchie japonaise par Syn-Mu, sous le règne du cent-sixième daïri ou empereur héréditaire et sous le gouvernement souverain du vingt-troisième Cubo-Sama, que de purs hasards firent connaître les îles du Japon aux Européens.

« Ce qu’il y a de singulier dans cet événement, c’est que deux accidents assez semblables obligèrent deux navires, l’un chinois et l’autre portugais, d’aborder à ces îles, la même année, à peu près dans le même temps et sans que l’un eût connaissance de l’autre ; en sorte que les Portugais, qui étaient sur tous les deux, se crurent également en droit de s’attribuer l’honneur de la première découverte de ce grand et fameux archipel, et que par le peu de soin

qu’ont eu les uns et les autres de marquer les dates, ou par celui qu’ils prirent de les supprimer, il n’a jamais été possible de savoir au juste à qui cet honneur appartenait. Il paraît même que dans le temps où il était aisé de s’instruire de ce fait, on ne s’est pas mis en peine de s’en informer, par la raison sans doute que pendant plusieurs années on ne parla guère que de la découverte du Japon faite par le navire portugais, et il faut convenir que le silence de presque tous les historiens sur l’aventure du navire chinois, laquelle semble n’avoir été publiée qu’après que Fernand Mendez Pinto eut mis à jour ses Mémoires, est un grand préjugé pour la faire regarder comme un vrai roman. Voici donc en peu de mots ce que rapporte ce voyageur dans ses Mémoires, touchant la découverte qu’il prétend avoir faite du Japon[11].

« Il se trouvait avec deux autres Portugais, nommés Diego Zeimoto et Christophe Borrello, dégradé à Lampacao[12], port de la Chine et fort embarrassé à trouver une occasion pour retourner aux Indes, lorsqu’un corsaire chinois, nommé Samipocheca, qui faisait la course dans ces mers, arriva dans ce port et leur offrit de les recevoir dans son bâtiment, qui était de ceux qu’on appelle joncs au Japon et à la Chine. Cet homme leur avait donné parole de les conduire aux îles Lequios, qui étaient fort connues des Portugais, mais les vents contraires ne lui permirent pas d’y aborder, et après qu’il eut longtemps battu la mer, la nécessité de se radouber et de faire de l’eau et du bois l’obligea de tourner vers une île du Japon appelée Tanuximaa[13].

« Dès qu’on l’y eut découvert, on envoya deux barques pour savoir qui il était et ce qu’il prétendait : il répondit qu’il venait de la Chine, que son bâtiment était chargé de marchandises et que son dessein était de trafiquer, s’il pouvait en obtenir la permission. Celui qui portait la parole lui dit que le seigneur de l’île, nommé Nautaquim, y consentirait volontiers, mais à condition qu’il payerait les droits, et comme il ne fit sur cela aucune difficulté, cet homme le traita fort poliment, lui montra le port et l’y conduisit. Ce port, que Pinto nomme Miaygimaa, était fort peuplé et le bâtiment chinois y eut à peine jeté les ancres qu’un grand nombre de barques l’environnèrent et offrirent à l’équipage toutes sortes de rafraîchissements qu’il acheta.

« Mais si Pinto[14] en a trop dit sur la découverte du Japon qu’il prétend avoir faite, ceux à qui seuls on fait communément honneur de cet événement n’en ont point dit assez ; car tout ce que nous savons de leur aventure, c’est que trois Portugais nommés Antoine Mota, François Zeimoto et Antoine Pexota, qui étaient partis de Dodra, au royaume de Cion, dans l’île Magaçar pour aller à la Chine, furent jetés par une tempête sur les côtes du Japon et prirent terre à Cangoxima, au royaume de Saxuma, la même année 1542 que Dom Martin Alphonse de Sosa, gouverneur général des Indes, aborda à Goa, menant avec lui le Père François Xavier, un des dix premiers jésuites et auquel la divine Providence avait réservé l’apostolat d’une nation qui devait faire tant d’honneur à l’Église de Jésus-Christ »[15].

Nous allons examiner à présent cette question de l’arrivée des Européens au Japon, d’après les sources japonaises.

Dans une première opinion, on soutient que c’est en 1541 que se place cette arrivée. Le Otomo-ki (Histoire des Otomo) rapporte, en effet que « le vingtseptième jour du septième mois de la dixième année de Temboun (ce qui correspond à l’année 1541) un navire de Taï-Ming arriva à Jingou-no-oura, province de Boungo, avec un équipage de 280 personnes ». Les auteurs de Saïran-ïghen, de Yogakou-nempio, de Tsouko-itchiran soutiennent la même opinion[16].

Dans une seconde opinion, on soutient que la date qui nous intéresse est 1542. M. Hiraï, notamment, dit que « le premier européen venu au Japon appartenait à la nation portugaise, et que c’est la onzième année de Temboun (1542) qu’un navire venant du Portugal aborda, par hasard, à Jingou-no-oura, dans la province de Boungo, poussé par la tempête, que les passagers de ce navire demandèrent à faire le commerce et présentèrent au maître du pays, nommé Otomo Sohrin, des articles d’une grande rareté et des armes à feu »[17].

Dans une troisième opinion enfin, on soutient que c’est en 1543 qu’il faut placer la date de l’arrivée des premiers européens. Dans le Teppoh-ki (Histoire de l’arme à feu) publié dans la période Keïtcho, sur l’ordre du seigneur de Tanégashima, par le bonze de Satsouma, appelé Daï-riou-ji Bounshi, on lit le passage suivant : « Le 25e jour du 8e mois de la 12e année de Temboun (23 septembre 1543) un grand navire aborda sur la côte de Nishi-moura de Tanégashima. On ne sait point d’où il venait. Il contenait une centaine de personnes formant l’équipage dont l’aspect semblait singulier et qui, tous, parlaient un langage inintelligible. L’un d’eux, nommé Go-ho, savait écrire. Oribé-no-jo, chef de Nishi-moura, alla le visiter et apprit de lui, après un échange d’écriture fait sur des lames de sabres, qu’ils étaient des commerçants appartenant aux nations « Seïnamban » (barbares du Sud-Ouest, c’est-à-dire Portugais). Oribé-no-jo lui indiqua par écrit de se rendre au port d’Akaoghi se trouvant à treize ri de là, où résidait le seigneur de l’île et où se trouvait une nombreuse population… Le 27e jour du même mois, ce navire entra dans le port d’Akaoghi. Le seigneur de l’île, Tanégashima Tokitaka, prit des informations détaillées sur les étrangers, par l’intermédiaire du bonze Tchoushuza qui se servait des caractères chinois. Les deux chefs commerçants, Moura-Shoukousha et Kirishita-Mota étaient porteurs d’armes à feu et les premiers en montrèrent l’emploi aux Japonais. »

C’est également cette date de 1543 qu’admet Gouaïhan-Tsousho de Kondo.

Nous avons ainsi trouvé, d’après les sources japonaises, trois opinions distinctes et deux au moins en ce qui concerne les sources européennes. Quelle est celle qui doit prévaloir ? C’est cette question que nous allons essayer de résoudre à présent, bien que ce soit, nous ne l’ignorons pas, une tentative un peu hardie.

Première hypothèse. — L’arrivée des Européens à Jingouji-oura, dans la province de Boungo, peut-elle être acceptée comme vraie ? Nous avons fait une citation du Otomo-ki dans laquelle il est rapporté qu’en l’année 1541 un navire de Taï-Ming arriva en cet endroit avec deux cent quatre-vingts personnes d’équipage. On comprend que le mot Taï-Ming[18] a ici pour signification « les pays étrangers » de même qu’il signifie « Rome » dans un autre passage de l’ouvrage où il s’agit d’une ambassade envoyée près du pape. On remarque aussi que le Yogakou-nempio prétend qu’un navire portugais arriva à Jingouji-oura pendant une tempête. Mais là commencent nos observations. Si, en effet, le mauvais temps et la tempête sévissaient, il semble douteux que le navire ait été se réfugier à Jingouji-oura, puisque Jingouji-oura se trouve situé sur la côte nord-est de Kiou-Siou. Il paraît plus raisonnable de supposer qu’avant d’arriver à ce port, on aurait dû trouver des navires étrangers sur les côtes des provinces de Satsouma, d’Osoumi ou des îles de Tanégashima, de Yakoushima et autres qui sont le chemin pour se rendre vers les côtes de la province de Boungo.

Les auteurs du Kokoushigan (Éléments de l’histoire du Japon) soutiennent qu’un navire de commerce portugais vint d’abord à Tanégashima poussé par la tempête, qu’il alla ensuite au port de Kagoshima et de là à Boungo. Les auteurs de cet ouvrage, les professeurs Shighéno, Koumé et Hoshino jouissent au Japon d’une très grande réputation et leur opinion peut donner beaucoup d’autorité à cette question historique. Cependant le Kokoushigan n’est pas une œuvre d’érudition, mais un ouvrage publié à la hâte, comme l’explique sa préface ; il ne nous donne pas la source où a été puisé un fait d’une aussi grave importance et jusqu’à ce qu’il nous soit prouvé qu’il repose sur des bases irréfutables, il nous est permis de ne pas plus l’admettre que nous n’admettons l’opinion de l’Otomo-ki. Cependant, en ce qui concerne la lecture très serrée de ce dernier ouvrage, si l’on peut comprendre que le navire qui aborda à Jingouji-oura appartenait aux Chinois qui depuis longtemps avaient des relations avec les Japonais, qu’il avait à son bord quelques Portugais qui faisaient le commerce sur les côtes sud de la Chine et qu’il n’était pas venu sur les côtes de Boungo dans le but unique de trafiquer, l’arrivée des Portugais peut ainsi, à la rigueur, s’expliquer.

Deuxième hypothèse. — Nous acceptons donc pour le moment que quelques Portugais vinrent à Jingouji-oura, en 1541, à bord d’un navire chinois et que ce fut la première arrivée des Européens au Japon. Nous admettons également le même fait rapporté par le Ohnan-kenshi-ko, bien qu’il le place une année après ; mais comment conciliera-t-on la différence de date, soutenue d’une part par Galvao, Couto et par Bounshi d’une autre part ? Antonio Galvao, en effet, nommé gouverneur des Moluques par Nuno da Cunha vers 1538, y resta jusqu’en 1545 et Diego de Couto, parti à quatorze ans pour les Indes, fut nommé plus tard, par Philippe II, historiographe des États de l’Inde, à Goa où il mourut en 1616. Si l’on peut accorder notre confiance à ces deux écrivains, on peut également la donner à Daî-riou-ji Bounshi qui écrivit le Teppoh-ki sur l’ordre du seigneur de Tanégashima, fils de Tokitaka, parce que cet auteur était tout spécialement documenté par le seigneur lui-même pour pouvoir composer l’histoire de sa famille et parce que l’époque où il vivait était peu éloignée du règne de Tokitaka. Mais, nouvelle difficulté, si l’on s’en rapporte à cet ouvrage, comment concilier le récit donné par les écrivains contemporains ? On remarquera entre les uns et les autres beaucoup de ressemblances, notamment entre le nom de l’endroit où les Européens jetèrent l’ancre et ceux des personnages du navire : c’est Tanégashima dont il est toujours question ; c’est aussi, d’après Galvao, Antonio da Motta, Francisco Zeimoto et Antonio Peixota, et d’après Bounshi, Moura-Shoukousha (qui peut être une mauvaise prononciation de Francisco) et Kirishita-Mota. C’est pourquoi nous admettons que des Portugais arrivèrent à Tanégashima, et qu’au point de vue de la date, nous préférons prendre celle de 1542 pour cette bonne raison que les anciens historiens japonais n’attachaient pas d’ordinaire une très grande importance à la date d’un fait et que, d’un autre côté, celle de 1542 a été soutenue par les deux historiens très estimés des Indes Orientales.

Troisième hypothèse. — Les Portugais, venus au Japon en 1542, arrivèrent-ils tous ensemble ou formèrent-ils deux groupes distincts ? En d’autres termes, doit-on admettre l’hypothèse du Père de Charlevoix ? On ne peut accorder beaucoup de crédit au mémoire de Mendez Pinto, qui renferme beaucoup trop d’aventures de voyages, mais nous ne soutiendrons pas néanmoins que tout son récit n’est qu’une longue suite de fables et de mensonges. Il contient des choses très justes au point de vue géographique et historique, et il est fort probable qu’il alla au Japon avec ses compagnons. Ce qui paraît le plus extraordinaire, c’est la date qu’il donne de son arrivée dans son pays. Il dit, en effet, avoir débarqué à Tanégashima en 1545. Or cette date ne peut pas être exacte puisque nous savons, d’une part, qu’avant Pinto l’arme à feu était inconnue au Japon et que, d’une autre part, les Portugais avaient importé cet article dès 1542. Il faut donc supposer, avec Charlevoix, que Pinto vint au Japon en 1542. Doit-on maintenant admettre que la même année deux groupes d’étrangers, composés tous les deux d’un même nombre d’individus, montés tous les deux sur une jonque chinoise, furent également tous les deux jetés par la tempête sur les côtes de Tanégashima. Cela est tout à fait inadmissible. Si l’on attache quelque valeur historique au mémoire de Pinto, il faut reconnaître qu’il y a beaucoup de rapports entre ses propres aventures et le voyage de da Motta.

Enfin une dernière chose est à considérer : c’est que parmi les trois personnages importants du navire, le nom de Zeimoto se rencontre de part et d’autre et que » de plus, le Teppoh-ki donne le nom de Kirishita-Mota qui doit être le mélange des noms de deux personnes distinctes, Antonio da Motta et Christophe Borrello. C’est ce qui nous amène à conclure avec Malle-Brun que les véritables noms de Antonio Peixota, Antonio da Motta et Francisco Zeimoto étaient Femand Mendex Pinto, Christophe Borrello et Diego Zeimoto.

Nous arrivons donc, en définitive, à cette conclusion :

1° En 1541, quelques Européens arrivèrent à Jingouji-oura, dans la province de Boungo, à bord d’un navire chinois ; cette arrivée ne fut pas connue aux Indes et d’ailleurs elle n’eut aucun résultat et passa pour ainsi dire inaperçue ;

2° En 1542, pour la deuxième fois, les Portugais débarquèrent d’une jonque chinoise à Tanégashima et apportèrent aux Japonais des armes à feu ;

3° Les noms des Portugais venus au Japon en 1542 étaient Fernand Mendez Pinto, Christophe Borrello et Diego Zeimoto, noms qui avaient été changés aux Indes Orientales en ceux d’Antonio Peixota Antonio da Motta et Francisco Zeimoto.




  1. Yaso Tentchou-ki (Histoire de la persécution du christianisme). — Kenshô Jutsouriakou (Histoire abrégée des faits importants) par M. Haghiwara.
  2. Marco Polo avait connu le Japon sous le nom de « Chipangu », « Zipangu », « Sypongu », qui n’est que la transcription phonétique de Ji-peun-Kouo, nom chinois qui veut dire « empire du Soleil-Levant ». Le célèbre voyageur vénitien le décrit ainsi après avoir quitté le Fou-Kien, province du Céleste-Empire : « Sypangu est une isle en Levant qui est en la haulte mer, loing de la terre ferme mille cinq cents milles, et est moult grandisme isle. Les gens sont blancs et de belle manière. Ils sont idolâtres et se tiennent par eux, et si vous dy qu’ils ont tant d’or que c’est sans fin, car ils le treuvent en leurs isles. Ils sont pou de marchans qui la voisent, parce que c’est si loing de la terre ferme. Si qui pour ceste raison leur habonde l’or oultre mesure. »
  3. Jos.-Mar. Cross. — Saint François Xavier, Paris, 1900, t. II. p. 44. Ce récit provient de l’œuvre de l’Annaliste de Macao, demeurée inédite. L’auteur s’exprime ainsi : « Les folios précédents renferment l’histoire du Japon, composée par les religieux de la Compagnie de Jésus qui, de l’année 1575 à la présente année 1634, résident en ces pays. » L’histoire n’est écrite que de l’année 1549 à l’année 1560 ; elle s’arrête même plus tôt. L’auteur de cette histoire n’est pas nommé ; mais au cours de ces récits on reconnaît en lui un très ancien missionnaire. Il dit : Nous qui allâmes au Japon « vingt-six ans après que le P. François Xavier en fut revenu ». L’auteur du manuscrit aurait donc vécu au Japon dès 1577. Nous l’appellerons l’Annaliste de Macao.
  4. A Montanus. ― Ambassades mémorables de la Compagnie des Indes Orientales des Provinces Unies vers les Empereurs du Japon. Amsterdam, 1680. Part. I, p. 13.
  5. Histoire de l’empire du Japon, composée en allemand par E. Kaempfer et traduite en français sur la version anglaise de Jean-Gaspar Schenchzer. La Haye, 1732, t. I, p. XXXIX.
  6. Decada quinta da Asia, p. 183.
  7. Pinto naquit à Montemar Velho, près de Coïmbre, de parents obscurs. Il vint en 1521 à Lisbonne, âgé de dix ou douze ans ; ainsi l’époque de sa naissance se reporte vers l’année 1510 : « J’entrai, dit-il, au service d’une dame de maison très illustre ; mais après y être resté un an et demi, il me survint une affaire qui me mit en danger de perdre la vie et me força de prendre la fuite. » C’est à cet événement que commencent ses voyages et ses aventures. S’étant embarqué en 1537 pour les Indes Orientales, il y mena pendant plus de vingt ans une vie très aventureuse. Rentré en 1558 en Portugal, il s’y maria et écrivit une relation de ses voyages : Peregrinaçao, qui fut traduite dans presque toutes les langues d’Europe et notamment en français par Bernard Figuier, sous le titre de Voyages advantureux (1628). Les Portugais regardent encore comme un ouvrage classique la relation des voyages de Mendez Pinto ; les uns l’ont lue avec enthousiasme, d’autres l’ont regardée comme un tissu de mensonges. Ses partisans n’ont pas eu de peine à justifier leur opinion. Les détails en sont très attachants. Il règne dans tout l’ouvrage un air de sincérité qui prévient en faveur de l’auteur : c’est un miroir fidèle du caractère et des mœurs des premiers conquérants de l’Inde. On reconnaît dans ces hommes d’une forte trempe une espèce de férocité mêlée à des idées religieuses qui les rendait capables des actes de la plus grande cruauté et des actions les plus belles. Tant que Pinto a été le seul à parler des pays qu’il avait vus, ses antagonistes pouvaient nier la vérité de ses récits sans qu’il fût possible de leur répondre ; mais à présent que ces pays sont mieux connus, l’on ne peut s’empêcher d’y reconnaître de grandes vérités. Certains détails sont évidemment embellis. L’on peut conclure de ce qui a été dit à l’égard de quelques-uns qu’ils doivent reposer sur des faits réels. Les voyages ont été sans doute écrits en grande partie de mémoire ; et il est probable qu’au lieu de rendre les choses exactement telles qu’elles étaient, il ne nous a transmis que les impressions qui en étaient demeurées dans son imagination ardente. Plusieurs écrivains modernes ont signalé l’intérêt qu’offrent les récits de Pinto : « Ce livre tient du poème et de l’histoire, a dit le Dr Grün ; son auteur, homme intrépide, qui dans l’espace de vingt-sept ans fut dix-sept fois vendu, a fait une odyssée merveilleuse et naïve. » (Biographie universelle, ancienne et moderne, t. XXXIII, p. 381).
  8. Année 1545.
  9. Les voyages advantureux de Fernand Mendez Pinto, fidèlement traduits du portugais en français par le sieur Bernard Figuier. Paris. 1628. Chap. CXXXII, p. 628-633.
  10. Père de Charlevoix. — Histoire du Japon. Paris, 1754, t. II, p. 3 et suiv.
  11. On a regardé comme fabuleux ce voyage de Fernand Mendez Pinto.
  12. Ce port est le même que Macao.
  13. Il y a tout lieu de croire que cette île est la même que celle de Tacuxima, au royaume de Firando (Note de Charlevoix).
  14. Père de Charlevoix, op. cit., t. II, p. 16.
  15. Charles Mac Farlan, dans Japan, an account geographical and historical, appendix A, et Rundall dans Memorials of the Empire of Japan, page 91, soutiennent tous les deux la même opinion. — D’autres auteurs n’admettent l’arrivée au Japon que d’un seul groupe de voyageurs et essaient d’identifier ces derniers : « Les premiers Européens arrivèrent au Japon en 1543. Ce furent trois Portugais que les historiens appellent presque tous Antonio Mota, Francisco Zeimoto et Antonio Peixoto, mais dont les véritables noms paraissent être Fernand Mendez Pinto, Diezo Zeimato et Christoval Borullo. Se trouvant sur la pirogue du pirate chinois Samipocheca, ils perdirent de vue dans une tempête le rivage de la Chine et se virent poussés sur l’île japonaise de Tanégashima. » (Géographie universelle de Malte-Brun, revue et rectifiée par E. Cortambert. Paris, 1857, t. III, p. 360).
  16. « Pendant l’été de la troisième année de Kiorokou (1530), neuf navires de Namban (Portugal) vinrent à Founaï, dans le Boungo. Parmi l’équipage se trouvait un habitant de Taï-Ming, appelé Sankouan. Le maître du pays, Otomo Saémon-no-Souké Niudo Sohrin envoya le bonze Hoshuza pour communiquer avec lui. Les commerçants portugais firent des présents au maître du pays et offrirent entre autres choses l’arme à feu de deux ou trois pieds de long. » Kiou-Siou-ki (Histoire de Kiôu-Siou) et Kouaïkoh-Siou-matsou. Ce récit n’a pas l’autorité nécessaire pour faire foi et ne peut, en conséquence, servir en aucune façon pour établir la date de l’arrivée des premiers européens au Japon.
  17. Ohnan-kenshi-ko (Étude sur les Ambassades envoyées au Sud de l’Europe).
  18. Taï-Ming. littér. : La Chine (dénomination de la dynastie régnante de cette époque).