Histoire des relations du Japon avec l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles/Introduction I

ESQUISSE DE L’HISTOIRE DU JAPON


Du pouvoir de l’Empereur et de celui du Shogoun
état social aux xvie et xviie siècles




On ne sait rien de bien précis sur les origines du peuple japonais. On admet généralement que le système idéographique de l’écriture chinoise fut introduit au Japon au commencement du iiie siècle de l’ère chrétienne, quand ce pays fut entré en relations avec la Corée et la Chine et que plusieurs ouvrages historiques furent composés à partir de cette époque ; mais ces ouvrages auraient malheureusement péri par le feu, en 645, lors de la révolte d’Irouka. Aussi l’empereur Temmou, en 681, ordonna-t-il à Hiéda-no-Arei de rédiger l’histoire des premiers siècles ; ce travail ne fut jamais achevé, mais certains fragments furent utilisés par Ono-Yasoumaro qui fit paraître, en 712, le Ko-ji-ki, que l’on peut considérer comme le premier ouvrage systématique de l’histoire du Japon. C’est donc au moyen du Ko-ji-ki, et d’un autre ouvrage, le Nihon-ghi, composé quelques années après, que nous connaissons l’histoire primitive du peuple japonais. Nous devons ajouter qu’un grand nombre de faits rapportés par ces deux ouvrages ne peuvent être acceptés comme vrais qu’avec les plus grandes réserves, attendu que les auteurs ont dû manquer des documents nécessaires à l’époque relativement tardive où ils ont rédigé leurs œuvres et que, d’un autre côté, ils ont dû souvent, pour y suppléer, faire appel à toutes sortes de légendes et de traditions populaires, ce qui explique les contradictions et les invraisemblances qui entourent les origines japonaises.

Suivant ces ouvrages, la fondation de l’Empire du Soleil-Levant par Jimmou remonte à l’an 660 avant Jésus-Christ et c’est cette date qui fixe l’an I de l’ère japonaise. Fait remarquable et unique dans l’histoire, depuis cette époque si reculée le pouvoir resta toujours à la même dynastie dont le chef est considéré comme le paterfamilias de la nation nipponne.

Dès le début de notre histoire, le Japon fut directement gouverné par le Tennô (Mikado) et cela dura jusqu’à la création du Shogounat héréditaire par Yoritomo, en 1192. Sous cette première forme de gouvernement, le pouvoir central se constitue de plus en plus à partir du règne de Soushin (97-30 av. J.-C). En l’an 200 après Jésus-Christ, battue par les Japonais dirigés par l’impératrice Jingô, la Corée, divisée alors en plusieurs petits États, consent à nous payer un certain tribut annuel. Dès lors les communications avec la Chine augmentent d’année en année et la civilisation de l’Empire du Milieu pénètre chez nous. En 645, la réforme de Taïkoua opère un grand changement dans nos institutions sociales et politiques : elle importe au Japon presque tout ce qui régissait alors la Chine. La centralisation se complète, les règles se multiplient tant dans le droit public que dans le droit privé ; la réforme se complète encore sous les empereurs Temmou (673-686) et Mommou (697-707) ainsi que sous l’impératrice Ghensho (708-723). Toutes les organisations politiques et sociales firent de grands progrès, mais cependant la réforme, qui avait été trop soudaine, ne donna pas les résultats qu’on en attendait.

C’est aussi vers cette époque que les grands de la cour étendent leur pouvoir. Les Foujiwara croissent, grâce surtout au grand mérite de Kamatari qui achève la réforme de Taïkoua avec le prince Nakano-Oé, plus tard empereur Tentchi ; toutes les impératrices, à partir de cette époque, sont les filles des Foujiwara qui peuvent, de cette façon, étendre leur pouvoir à la cour. Cet état de choses atteignit son apogée sous Yoshifousa qui s’empara du pouvoir politique, à titre de régent, sous l’empereur Seïwa (869-872) et sous Mototsouné, régent des empereurs Yozeï, Kôkô et Ouda (de 877 à 890). À partir de 968, les Foujiwara ne font qu’imiter la politique inaugurée par leurs ancêtres en se faisant toujours nommer régents des empereurs, jusqu’en 1066.

Maîtres du pouvoir politique central, les Foujiwara s’appuyèrent sur les chevaliers terriens pour protéger leur situation et assurer leur sûreté personnelle ; ces chevaliers, dont le pouvoir grandissait tous les jours, parvinrent enfin, vers l’an 1000, à constituer un véritable élément politique. Par leurs excès de pouvoir et leur administration trop despotique, les Foujiwara arrivèrent à provoquer le mécontentement de ceux-ci, d’où de nombreuses révoltes que dominèrent enfin les familles de Heiké (Taïra) et de Ghenji (Minamoto). Kiyomori, de la famille des Taïra, gouverna l’empire en qualité de premier ministre de la Cour, de 1167 à 1180 ; mais il commit tant d’abus de pouvoir qu’il s’ensuivit un mécontentement très marqué ; après sa mort et le combat décisif de Yashima en 1185, Yoritomo arriva au pouvoir, assurant ainsi la prépondérance du parti des Minamoto. Il s’appliqua à ne pas tomber dans les fautes de son prédécesseur et gouverna sagement sous les ordres de l’empereur d’abord, puis à partir de 1192 en qualité de shogoun. Ce mot de shogoun qui n’était jusque-là qu’un titre conféré à certains généraux, prit avec lui la signification de suzerain des seigneurs féodaux. Il organisa la féodalité qui avait déjà germé et établit à Kamakoura ce gouvernement féodal que nous appelons Bakoufou. Et c’est ce Bakoufou de Kamakoura qui dès lors commande aux seigneurs féodaux, qui édicté toutes les lois publiques et privées et l’empereur, lui, ne possède plus qu’une puissance toute nominale.

La maison de Yoritomo ne se maintint cependant pas longtemps au pouvoir ; les Hojo gouvernèrent à titre de régents du shogoun de 1223 à 1333, année où eut lieu, du fait de l’empereur Go-Daïgo, la restauration de Kembou qui ne devait durer que deux ans. En 1336, Ashikaga Takaouji fondait le Bakoufou de Mouromatchi et ce shogounat des Ashikaga dura jusqu’en 1573, quand Oda Nobounaga remplaça Yoshiaki, le dernier shogoun de cette maison. Ce fut vers la fin de l’administration de cette famille, mentionnons-le dès maintenant, que les Européens entrèrent en relations avec le Japon, alors que le pays était déchiré par des guerres civiles qui ruinèrent le crédit des Ashikaga.

La décadence des Ashikaga avait commencé dès le règne du shogoun Yoshimasa (1444-1473) qui n’était point un homme politique. À partir de 1467, la grande guerre d’Ohjin, survenue entre les régents Hosokawa Katsoumoto et Yamana Sohzen à propos du candidat à la succession shogounale, mit aux prises de part et d’autre près de cent mille hommes qui ensanglantèrent pendant onze ans les environs de Kioto. À côté de cette guerre, qui dévastait le centre de l’empire, toutes les provinces étaient elles-mêmes l’objet de luttes plus ou moins violentes, provenant des seigneurs féodaux qui essayaient d’agrandir leurs fiefs et de s’emparer de la suzeraineté. Cette époque, qui constitue la période noire du Japon, dura jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Hidéyoshi, en 1585.

Les seigneurs provinciaux les plus remarquables furent les Nagao de la province d’Etchigo, les Hojo de celle de Sagami, les Satomi d’Awa, les Daté de Moutsou, les Takéda de Kaï, les Imagawa de Sourouga, les Rokkakou et les Kiogokou d’Omi, les Asakoura d’Etchizen, les Tchosokabé de Tosa, les Amako d’Izoumo, les Ohoutchi de Tchougokou, les Mohri d’Aki, les Otomo de Boungo, les Shimazou de Satsouma, les Oda d’Owari, les Matsoudaïra de Mikawa, etc ; ce fut Oda Nobounaga d’Owari, qui parvint à s’élever au-dessus des autres seigneurs et à s’emparer, bien que pendant très peu de temps, de la suzeraineté ; ce furent ensuite les Matsoudaïra de la province de Mikawa, plus tard les Tokougawa, qui établirent définitivement le gouvernement shogounal, en l’organisant avec solidité. Le court passage de Nobounaga aux affaires, bien qu’il fût un grand homme d’État et un guerrier aussi courageux qu’ingénieux, ne produisit presque aucun changement dans l’état social japonais.

Hidéyoshi, né d’un pauvre paysan d’Owari, devint dictateur de l’empire après avoir vaincu Aketchi Mitsouhidé qui avait tué Nobounaga en 1582. Sous Hidéyoshi, qui reçut de l’empereur le titre de kouampakou, c’est-à-dire de grand chancelier de la Cour, la féodalité fut réorganisée et tout l’empire pacifié grâce à sa haute influence. Tandis qu’à l’intérieur il établissait des lois publiques et privées, nécessaires au maintien de l’ordre féodal et à la sûreté sociale, à l’extérieur il dirigea une expédition vers la Corée et la Chine, s’y trouvant poussé peut-être moins par l’ambition que par le louable désir de détourner la nation des luttes intérieures qui la désolaient et pouvaient la perdre, en lui faisant porter les yeux sur ces affaires extérieures appelées sans doute, pensait-il, à lui ouvrir de nouveaux et larges horizons. Mais sa mort, survenue en 1598, arrêta ses plans et fut un coup fatal pour la maison de Toyotomi. Il y avait alors un personnage déjà considérable, ayant joué un rôle important parmi les conseillers de Toyotomi : c’était Tokougawa Iéyasou.

La suprématie qu’il rêvait d’avoir sur les seigneurs féodaux, jointe à la crainte et à la jalousie, donna naissance à une guerre civile qui se termina par la bataille de Sékigahara. Cette victoire de Iéyasou affaiblit la puissance de Hidéyori, successeur de Hidéyoshi. En 1600, Iéyasou exerça le pouvoir réel et trois ans après, il reçut de l’empereur le titre de shogoun qui resta dans sa famille jusqu’à la fameuse restauration impériale de 1868. Ce ne fut néanmoins qu’à partir de 1615 qu’il devint le maître incontesté du Japon, après la destruction du château d’Osaka et la mort de Hidéyori. Mais Iéyasou avait, dès 1605, abdiqué en faveur de son fils Hidétada ; suivant en cela une vieille coutume assez générale au Japon, il n’en conserva pas moins le pouvoir, intervenant dans le gouvernement à titre d’ex-shogoun et ce ne fut qu’à la mort de son père que Hidétada fut réellement le maître. Iéyasou fut non seulement un habile général, mais aussi et surtout un éminent homme d’État qui mériterait une étude toute particulière et qui sera sans doute un jour rangé au nombre des grands politiques du monde par l’Europe elle-même, quand elle sera à même de connaître à fond et de juger l’œuvre qu’il accomplit. Résumons-la en quelques lignes. Il améliora le système féodal, fixa les droits et les obligations des daïmios et rendit une loi sur leurs successions ; il publia des règlements touchant les samouraïs, établit des lois publiques et privées pour le peuple, régla le gouvernement central qu’il installa à Edo et le gouvernement territorial dans les provinces relevant directement du shogoun.

Le troisième shogoun de cette famille fut Iémitsou, connu principalement comme ayant, à l’intérieur, achevé l’organisation de la féodalité commencée par son grand-père, et comme ayant été celui qui prohiba définitivement le christianisme, qui ne devait plus rentrer au Japon qu’après la chute de cette maison shogounale. Les institutions établies par Iéyasou et ses descendants demeurèrent stables jusqu’au grand mouvement impérialiste, qui réunit entre les mains même du souverain véritable le pouvoir dont il s’était déchargé depuis si longtemps entre celles des shogouns, et qui fut le point de départ pour l’empire du Soleil-Levant d’une ère toute nouvelle. C’est en 1868 qu’eut lieu cette restauration mikadonale dont tous les Japonais sont fiers à bien juste titre aujourd’hui et, depuis trente ans, ce pays, qui avait cru devoir se fermer, s’isoler complètement du reste du monde sous les Tokougawa, à la grande surprise, à l’admiration de l’Occident auquel il s’ouvre enfin, monte au rang d’une puissance de premier ordre.

Qu’il nous soit permis, en terminant ce rapide aperçu de notre histoire, de rappeler encore une fois la dualité des pouvoirs mikadonal et shogounal, depuis Yoritomo jusqu’à la fin des Tokougawa, en exceptant toutefois la courte durée de la restauration de Kembou, Cette dualité ne donna pour ainsi dire jamais naissance à aucun conflit, l’empereur n’ayant jamais voulu réclamer pour lui-même la puissance qu’il avait consenti à déléguer au shogoun et celui-ci n’ayant jamais méconnu ni essayer d’accaparer la dignité impériale. À supposer même que le shogoun eût voulu se substituer au mikado et anéantir, de ce fait, la maison impériale, il n’eût pu arriver à ce résultat sans rencontrer les plus sérieuses difficultés de la part de la nation ou plutôt de la part des seigneurs féodaux qui avaient, eux aussi, leurs forces militaire et financière et dont le but était toujours d’arriver à la suzeraineté. Pour comprendre ce point très délicat de l’histoire du Japon, il faut remonter à l’origine de la fondation impériale, où l’on trouve le dogme accepté sans discussion par toute la nation que la maison impériale est « la maison centrale de la grande famille japonaise qui chasse les races indigènes de l’île nipponne ». L’Empereur est donc estimé non seulement comme souverain politique, mais aussi comme chef de famille. La doctrine chinoise et principalement la morale de Confucius qui se préoccupe avant tout de la nécessité de maintenir l’ordre social enracina plus profondément encore ce dogme dans l’esprit japonais ; cette morale fut japonisée par la morale propre au Japon et par le sentiment chevaleresque né sous la féodalité, et le premier devoir qu’elle indique, celui du respect que tous les sujets doivent à leur souverain, devint inébranlable. Les shogouns, eux-mêmes, respectaient l’empereur et le bonze Tchogen, dans une lettre qu’il adressait à Yoritomo, s’étant servi du mot souverain pour le désigner, Yoritomo, lui ordonna de ne pas abuser de ce titre qui ne devait être employé que pour qualifier l’empereur.

Quant aux Hojo, ils ne gouvernèrent qu’à titre de régents du shogoun. Après la mort de Masako, veuve de Yoritomo, qui appartenait à la famille des Hojo, ceux-ci choisirent le shogoun parmi les nobles de la cour, appelés Koujo, puis ce choix ayant excité la jalousie des autres nobles, ils décidèrent de le prendre parmi les princes impériaux. Ce simple fait démontre que les Hojo cherchaient à maintenir leur pouvoir politique en s’appuyant sur le sentiment national de fidélité envers la maison impériale. Cette maison impériale, bien dégénérée après la guerre d’Ohjin, fut sensiblement réorganisée par Nobounaga et Hidéyoshi. Rappelons enfin qu’à côté de différentes causes politiques et sociales, une autre cause de la chute des Hojo, des Ashikaga et des Tokougawa fut précisément cet accroissement de sentiment national, de vénération et de respect pour la personne de l’empereur et que tous les grands hommes qui illustrèrent le Japon durent, bon gré mal gré, pour arriver à la popularité, s’appuyer sur ce sentiment national ; qu’inversement, ceux qui méconnurent ce sentiment se heurtèrent toujours à une opposition en quelque sorte systématique de la part du peuple.

Nous pouvons donc soutenir qu’en droit l’empereur fut toujours le souverain du Japon et le shogoun, le régent muni des pleins pouvoirs de ce souverain, pleins pouvoirs qu’il était obligé, à son arrivée au shogounat, d’aller solliciter du mikado qui résidait à Kioto. Cette particularité dans notre gouvernement d’alors devait, cela se conçoit facilement, induire dans une longue et persistante erreur les Européens, surtout les missionnaires, arrivés au moment où le pouvoir impérial était en pleine décadence, qui n’ont cessé de voir dans le mikado un chef purement spirituel et dans le shogoun un monarque, un chef temporel, si l’on peut s’exprimer ainsi, et c’est sous le joug de cette fausse croyance qu’ils ont presque toujours désigné ce dernier sous les noms d’empereur, de roi ou de souverain.