Histoire des fantômes et des démons/Les apparitions d’Ardivilliers

LES APPARITIONS D’ARDIVILLIERS.

Dans le château d’Ardivilliers, en Picardie (aux environs de Breteuil), on vit long-temps paraître un esprit, qui faisait un vacarme effroyable. Toute la nuit, c’étaient des flammes qui mettaient le château tout en feu ; c’étaient des hurlemens épouvantables qui faisaient fuir les plus intrépides ; c’étaient enfin des apparitions qui ne maquaient pas d’avoir lieu chaque année vers la Toussaint. Personne n’osait y demeurer, que le fermier avec qui cet esprit était apprivoisé. Si quelque malheureux passant y couchait une nuit, il était étrillé d’importance, et les marques en demeuraient sur sa plus de six mois après.

Voilà pour l’intérieur du château. Les paysans du voisinage voyaient bien pis au-dehors. Tantôt quelqu’un avait aperçu de loin une douzaine d’esprits en l’air, au-dessus au château : ces esprits étaient tout de feu, et dansaient un branle à la paysanne… Un autre avait trouvé, dans une prairie, je ne sais combien de présidens et de conseillers en robe rouge, sans doute encore tous de feu. Là, ils étaient assis et jugeaient à mort un gentilhomme du pays, qui avait eu la tête tranchée il y avait bien cent ans…

Un autre avait encontre la nuit un gentilhomme, parent du président, à qui appartenait la terre d’Ardivilliers. Il se promenait avec la femme d’un seigneur des environs ; on nommait la dame ; on ajoutait même qu’elle s’était laissé cajoler, et qu’ensuite elle et son galant avaient disparu. Plusieurs autres avaient vu, ou tout au moins entendu dire de semblables merveilles.

Cette farce dura quatre ou cinq ans, et fit grand tort au président, qui était contraint de laisser sa terre à son fermier à très-vil prix ; mais enfin il résolut de faire cesser la lutinerie, persuadé, par beaucoup de circonstances, qu’il y avait de l’artifice en tout cela. Il va à sa terre vers la Toussaint, couche dans son château, fait demeurer dans sa chambre deux gentilshommes de ses amis, bien résolus, au premier bruit, ou à la première apparition, de tirer sur les esprits avec de bons pistolets.

Les esprits qui savent tout, surent apparemment ces préparatifs ; pas un d’eux ne parut. Ils redoutèrent celui du président, qu’ils reconnurent avoir plus de force et de subtilité qu’eux. Ils se contentèrent de traîner des chaînes, dans une chambre au dessus de la sienne, au bruit desquelles la femme et les enfans du fermier vinrent au secours de leur seigneur, et se jetèrent à ses genoux, pour l’empêcher de monter dans la chambre endiablée : « Monseigneur, lui criaient-ils, qu’est-ce que la force humaine contre des gens de l’autre monde ? Tous ceux qui ont tenté, avant vous, la même entreprise, en sont revenus tout disloqués… »

Ils firent tant d’histoires au président, que ses amis ne voulurent pas qu’il exposât à ce que l’esprit pourrait faire pour sa défense ; ils en prirent seuls la commission, et montèrent tous deux à cette grande et vaste salle où se faisait le bruit, le pistolet dans une main, et la chandelle dans l’autre.

Ils ne virent d’abord qu’une épaisse fumée, que quelques flammes redoublaient par intervalles. Ils attendent un moment qu’elle s’éclaircisse. L’esprit s’entrevoit confusément au milieu. C’est un grand diable tout noir qui fait des gambades, et qu’un mélange de flammes et de fumée dérobe encore une fois à leur vue, il des cornes et une longue queue ; enfin, c’est un objet qui donne l’épouvante…

L’un des deux gentilhomme sent un peu diminuer son audace à cet aspect. « Il y a là quelque chose de surnaturel, dit-il à l’autre, retirons-nous » Mais cet autre, plus hardi, ne recule pas. « Non, non, dit-il, cette fumée sent la poudre à canon, et ce n’est rien d’extraordinaire ; l’esprit ne sait même son métier qu’à demi, de n’avoir pas encore soufflé nos chandelles. »

Il avance à ces mots, poursuit le spectre, lui lâche un coup de pistolet, ne le manque pas ; mais il est tout étonné qu’au lieu de tomber, le fantôme se retourne et se fixe devant lui… C’est alors que le gentilhomme commence à avoir un peu de frayeur. Il se rassure toutefois, persuadé que ce ne peut être un esprit ; et voyant que le spectre évite de se laisser saisir, il se résout de l’attraper, pour voir s’il sera palpable, ou s’il fondra entre ses mains…

L’esprit, serré de trop près, sort de la chambre ; et s’enfuit par un petit escalier. Le gentilhomme descend après lui, ne le perd point de vue, traverse cours et jardins, et fait autant de tours qu’en fait le spectre ; tant qu’enfin ce fantôme étant parvenu à une grange, qu’il trouve ouverte, se jette dedans et fond contre un mur, au moment où le gentilhomme pensait l’arrêter…

Celui-ci appelle du monde ; on cherche ; et, dans l’endroit où le spectre s’était évanoui, on découvre une trappe qui se fermait d’un verrou, après qu’on y était passé. On y descend ; et on trouve le fantôme sur de bons matelas, qui l’empêchaient de se blesser, quand il se jetait dans ce trou, la tête la première. On le fait sortir et on reconnaît, sous le masque du diable, le rusé fermier qui avoua toutes ses souplesses, et en fut quitte pour payer à son maître les redevances de cinq années, sur le pied de ce que la terre était affermée avant les apparitions.

Le caractère qui le rendait à l’épreuve du pistolet, était une peau de buffle, ajustée à tout son corps. (La fausse Clélie.)