Histoire des fantômes et des démons/Exhumation d’un Broucolaque

EXHUMATION D’UN BROUCOLAQUE.

L’anecdote que nous allons rapporter se trouve dans le voyage de Tournefort au Levant, et peut éclaircir les prétendues histoires de vampires.

Nous fûmes témoins (dit l’auteur), dans l’île de Mycone, d’une scène bien singulière, à l’occasion d’un de ces morts, que l’on croit voir revenir, après leur enterrement. Les peuples du Nord les nomment vampires ; les Grecs les désignent sous le nom de broucolaques. Celui dont on va donner l’histoire était un paysan de Mycone, naturellement chagrin et querelleur ; c’est une circonstance à remarquer par rapport à de pareils sujets : il fut tué à la campagne, on ne sait par qui ni comment.

Deux jours après qu’on l’eut inhumé dans une chapelle de la ville, le bruit courut qu’on le voyait la nuit se promener à grand pas ; qu’il venait dans les maisons renverser les meubles, éteindre les lampes, embrasser les gens par-derrière, et faire mille petits tours d’espiègle. On ne fit qu’en rire d’abord ; mais l’affaire devint sérieuse, lorsque les plus honnêtes gens commencèrent à se plaindre. Les papas (prêtres grecs) eux-mèmes convenaient du fait, et sans doute qu’ils avaient leurs raisons. On ne manqua pas de faire dire des messes : cependant le paysan continuait la même vie sans se corriger. Après plusieurs assemblées des principaux de la ville, des prêtres et des religieux, on conclut qu’il fallait, je ne sais par quel ancien cérémonial, attendre les neuf jours après l’enterrement.

Le dixième jour, on dit une messe dans la chapelle où était le corps, afin de chasser le démon, que l’on croyait s’y être renfermé. Après la messe, on déterra le corps, et on en ôta le cœur ; le cadavre sentait si mauvais qu’on fut obligé de brûler de l’encens ; mais la fumée, confondue avec la mauvaise odeur, ne fit que l’augmenter, et commença d’échauffer la cervelle de ces pauvres gens. On s’avisa de dire qu’il sortait une fumée épaisse de ce corps. Nous, qui étions témoins, nous n’osions dire que c’était celle de l’encens.

Plusieurs des assistans assuraient que le sang de ce malheureux était bien vermeil ; d’autres juraient que le corps était encore tout chaud ; d’où l’on concluait que le mort avait grand tort de n’être pas bien mort, ou, pour mieux dire, de s’être laissé ranimer par le diable ; c’est-là précisément l’idée qu’ils ont d’un broucolaque ; on faisait alors retentir ce nom d’une manière étonnante. Une foule de gens, qui survinrent, protestèrent tout haut qu’ils s’étaient bien aperçus que ce corps n’était pas devenu roide, lorsqu’on le porta de la campagne à l’église pour l’enterrer ; et que, par conséquent, c’était un vrai broucolaque : c’était là le refrain.

Quand on nous demanda ce que nous croyions de ce mort, nous répondîmes que nous le croyions très-bien mort ; et que, pour ce prétendu sang vermeil, on pouvait voir aisément que ce n’était qu’une bourbe fort puante ; enfin, nous fîmes de notre mieux pour guérir, ou du moins pour ne pas aigrir leur imagination frappée, en leur expliquant les prétendues vapeurs et la chaleur d’un cadavre.

Malgré tous nos raisonnemens, on fut d’avis de brûler le cœur du mort, qui, après cette exécution, ne fut pas plus docile qu’auparavant, et fit encore plus de bruit. On l’accusa de battre les gens la nuit, d’enfoncer les portes, de briser les fenêtres, de déchirer les habits, et de vider les cruches et les bouteilles. C’était un mort bien altéré. Je crois qu’il n’épargna que la maison du consul, chez qui nous logions. Tout le monde avait l’imagination renversée. Les gens du meilleur esprit paraissaient frappés comme les autres. C’était une véritable maladie de cerveau, aussi dangereuse que la manie et que la rage. On voyait des familles entières abandonner leurs maisons, et venir des extrémités de la ville porter leurs grabats à la place, pour y passer la nuit. Chacun se plaignait de quelque nouvelle insulte, et les plus sensés se retiraient à la campagne.

Les citoyens, les plus zélés pour le bien public, croyaient qu’on avait manqué au point le plus essentiel de la cérémonie ; il ne fallait, selon eux, célébrer la messe qu’après avoir ôté le cœur à ce malheureux. Ils prétendaient qu’avec cette précaution, on n’aurait pas manqué de surprendre le diable ; et sans-doute, il n’aurait eu garde d’y revenir ; au lieu qu’ayant commencé par la messe, il avait eu tout le tems de s’enfuir, et de revenir a son aise.

Après tous ces raisonnemens, on se trouva dans le même embarras que le premier jour. On s’assembla soir et matin ; on fit des processions pendant trois jours, et trois nuits ; on obligea les papas de jeûner ; on les voyait courir dans les maisons, le goupillon à la main, jeter de l’eau bénite et en laver les portes ; ils en remplissaient même la bouche de ce pauvre broucolaque.

Dans une prévention si générale, nous prîmes le parti de ne rien dire. Non-seulement on nous aurait traité de ridicules, mais d’infidèles. Comment faire revenir tout un peuple ? Tous les matins, on nous donnait la comédie, par le récit des nouvelles folies de cet oiseau de nuit ; on l’accusait même d’avoir commis les péchés les plus abominables.

Cependant nous répétâmes si souvent aux administrateurs de la ville, que, dans un pareil cas, on ne manquerait pas, dans notre pays, de faire le guet la nuit, pour observer ce qui se passerait, qu’enfin on arrêta quelques vagabons, qui, assurément, avaient part à tous ces désordres : mais on les relâcha trop tôt ; car, deux jours après, pour se dédommager du jeûne qu’ils avaient fait en prison, ils recommencèrent à vider les cruches de vin, chez ceux qui étaient assez sots pour abandonner leurs maisons la nuit. On fut donc obligé d’en revenir aux prières.

Un jour, comme on récitait certaines oraisons, après avoir je ne sais combien d’épées nues sur la fosse de ce cadavre, que l’on déterrait trois ou quatre fois par jour, suivant le caprice du premier venu, un Albanais, qui se trouvait là, s’avisa de dire, d’un ton de docteur, qu’il était fort ridicule, en pareils cas, de se servir des épées des chrétiens. « Ne voyez-vous pas, pauvres gens, disait-il, que la garde de ces épées faisant une croix avec la poignée, empêche le diable de sortir de ce corps ? Que ne vous servez-vous plutôt des sabres des Turcs ? »

L’avis de cet habile homme ne servit de rien ; le broucolaque ne parut pas plus traitable, et on ne savait plus à quel saint se vouer, lorsque tout d’une voix, comme si l’on s’était donné le mot, on se mit à crier, par toute la ville, qu’il fallait, brûler le broucolaque tout entier ; qu’après cela ils défiaient le diable de revenir s’y nicher ; qu’il valait mieux recourir à cette extrémité, que de laisser déserter l’île. En effet, il y avait déjà des familles qui pliaient bagage pour aller s’établir ailleurs.

On porta donc le broucolaque, par ordre des administrateurs, à la pointe de l’île de Saint-Georges, où l’on avait préparé un grand bûcher, avec du goudron, de peur que le bois, quelque sec qu’il fût, ne brûlât pas assez vite. Les restes de ce malheureux cadavre y furent jetés, et consumés en peu de temps. C’était le premier jour de janvier 1701. Dès-lors, on n’entendit plus de plaintes contre le broucolaque ; on se contenta de dire que le diable avait été bien attrapé cette fois-là, et l’on fit quelques chansons pour le tourner en ridicule.