Histoire des Vampires/I/Chapitre V

CHAPITRE V.

Des spectres qui annoncent la mort. — Aventures de Dion, de Brutus, de Cassius, de Drusus, de l’empereur Tacite, d’Alexandre III. — Mélusine et quelques autres fantômes. — Histoire singulière d’un gentilhomme espagnol.

Les fantômes dont on vient de parler n’apparaissent que pour tourmenter et battre. Les Vampires en faisaient autant, et de plus ils annonçaient la mort, ou par leur simple apparition, ou par des paroles formelles.

Sans avoir le nom de Vampires une multitude de spectres ordinaires ont apporté également des nouvelles de mort. Dion de Syracuse, étant une nuit éveillé dans son lit, aperçut une grande femme, semblable à une furie, qui balayait sa maison. Ce spectre disparut dès que Dion eut appelé du monde. Mais son fils se tua quelques jours après ; Dion lui-même fut assassiné, et sa famille fut balayée de Syracuse, comme le spectre avait semblé l’en avertir.

On se rappelle que Brutus, le meurtrier de César, étant sur le point de livrer bataille à Octave, vit entrer dans sa tente, au milieu de la nuit, un spectre hideux et de forme monstrueuse, qui lui dit « Je suis ton mauvais démon ; tu me verras à Philippes. » Cassius vit dans la même bataille un spectre qui portait la figure de César, et qui s’avançait pour le combattre. Brutus et Cassius, épouvantés de ces fantômes, se donnèrent la mort : du moins, des écrivains ont attribué leur mort à ce motif ; la perte de la bataille y fut sans doute aussi pour quelque chose.

Quand Drusus voulut passer l’Elbe pour continuer le cours de ses victoires, un spectre de femme lui apparut, et lui annonça que le terme de sa vie était proche. Drusus, effrayé, alla bientôt mourir au bord du Rhin.

Quelque temps avant la mort de l’empereur Tacite l’ombre de sa mère sortit de son tombeau, si l’on en croit Flavius Vopiscus, et se montra au monarque et à Florian son frère, qui moururent peu après l’un et l’autre[1].

Lorqu’Alexandre III, roi d’Écosse, célébrait ses troisièmes noces, on vit entrer, dans la salle où la cour était rassemblée pour le bal, un spectre décharné qui gambada devant le roi. Il mourut peu de temps après.

Camerarius raconte que de son temps on voyait souvent des fantômes sans tête, qui ouvraient de grands yeux, et qui allaient s’asseoir dans les églises sur les chaises des moines et des religieuses qui devaient bientôt mourir…

C’était, il n’y a pas encore longtemps, une croyance générale dans le pays que, toutes les fois qu’il devait mourir quelqu’un de la maison de Brandebourg, un spectre de femme parcourait les appartements du prince avec une chandelle à la main. Un page voulut, dit-on, arrêter un jour cette courrière de mort ; mais le fantôme le saisit à la gorge, et l’étouffa…

Cardan écrit également que dans la maison d’une noble famille de Parme, lorsque quelqu’un devait mourir, on ne manquait pas de voir un spectre de vieille assis sous la cheminée.

Toutes les fois que quelqu’un de la famille de Lusignan est menacé de quelque disgrâce, ou qu’un roi de France doit mourir d’une manière extraordinaire, la fameuse Mélusine vient pousser des cris sur les tours du château qu’elle a fait bâtir[2]… Cependant, il y a près d’un siècle qu’elle ne s’est montrée.

On lit cette singulière histoire, qui paraît un peu ancienne, dans Antoine de Torquemada[3] : « Un chevalier fort riche aimait une religieuse, laquelle, pour avoir moyen d’être avec lui, s’avisa de faire forger des clefs semblables à celles de l’église, ajoutant qu’elle trouverait moyen d’y entrer par un tournoir qui était là pour le service de la sacristie, et que là ils pourraient accomplir leurs déshonnêtes et abominables désirs.

» Le chavalier, fort content, fit faire les clefs ; et, pour ce que l’abbaye était un peu loin du village, il s’y en alla au commencement de la nuit sans mener aucune compagnie, afin que son affaire fût plus secrète.

» Et voyant que l’église était ouverte, et qu’au dedans il y avait une grande clarté de lampes et chandelles, et que les voix y retentissaient comme de personnes qui chantaient et faisaient l’office d’un trépassé, il s’épouvanta, et s’approcha pour voir ce que c’était, et, regardant de tous côtés, il vit l’église pleine de moines et de prêtres, qui chantaient ainsi à ces funérailles, et avaient au milieu d’eux un tombeau fort haut, couvert de noir et à l’entour une grande quantité de cierges allumés ; et ce qui le rendit plus étonné fut qu’il ne connaissait personne de tous ceux-là. Et, après avoir demeuré quelque temps à regarder, il s’approcha de l’un des prêtres, et lui demanda qui était ce défunt pour lequel on chantait ? Le prêtre lui répondit qu’un chevalier (il lui nomma son propre nom) était mort, et que c’était là son enterrement. Le chevalier se mit à rire, et lui répondit : ce chevalier-là est en vie, et par ainsi vous êtes abusé. Le prêtre répliqua : vous vous abusez vous-même. Et il retourna chanter. Le chevalier, ébahi, s’en alla à un autre, auquel il fit la même demande, et cet autre lui fit la même réponse ; de manière que sans attendre davantage il sortit de l’église, et, remontant à cheval, il s’achemina vers sa maison.

» Et tout incontinent deux forts grands et noirs mâtins commencèrent à l’accompagner, l’un d’un côté, et l’autre de l’autre ; et, quoi qu’il fît et les menaçât avec l’épée, ils ne le voulurent abandonner jusqu’à ce qu’ils furent venus à la porte de sa maison, où il entra ; et comme ses serviteurs furent sortis au-devant lui, ils s’émerveillèrent de le voir tant changé et défait, pensant bien qu’il lui était advenu quelque chose. Ils lui demandèrent ce qu’il avait : le chevalier leur récita le tout de point en point, jusqu’à ce qu’il fût entré en sa chambre, où, achevant de raconter ce qui s’était passé, les deux mâtins noirs entrèrent, et, se jetant sur lui, le mirent en pièces, et le tuèrent sans qu’il pût être secouru. (Il reçut le paiement de son offense ; et plût à Dieu que tous ceux qui s’efforcent de violer les monastères des nonnains fussent châtiés en cette manière !…) »

  1. Tout cela est tiré des Spectres de Leloyer, liv. III, ch. 16.
  2. Dictionnaire infernal, par M. Collin de Plancy, aux mots Apparitions, Fantômes, Mélusine.
  3. Hexameron, troisième journée, traduction de Gabriel Chappuys, Tourangeau