Chez l’auteur (p. 65-148).

LIVRE DEUXIÈME


L’Assemblée nationale pense à se dissoudre. — Les journaux se multiplient. — Négociations des frères du roi au dehors. — Projets d’évasion du roi et de sa famille. — Départ du roi. — Il est reconnu à Châlons et à Sainte-Menehould. — Il est arrêté à Varennes. — Il est ramené à Paris. — Il est prisonnier aux Tuileries.


I

L’Assemblée nationale, fatiguée de deux années d’existence, ralentissait son mouvement législatif : depuis qu’elle n’avait plus à détruire, elle ne savait plus que faire. Les Jacobins lui portaient ombrage, la popularité lui échappait, la presse la débordait, les clubs l’insultaient ; instrument usé des conquêtes du peuple, elle sentait que le peuple allait la briser si elle ne se dissolvait elle-même. Ses séances étaient froides ; elle achevait la constitution comme une tâche qui lui était imposée, mais dont elle était découragée avant de l’avoir accomplie. Elle ne croyait pas à la durée de ce qu’elle proclamait impérissable. Ses grandes voix qui avaient remué la France si longtemps étaient éteintes par la mort ou se taisaient par l’indifférence. Maury, Cazalès, Clermont-Tonnerre, semblaient se désintéresser d’un combat où l’honneur était sauvé, où la victoire était désormais impossible. De temps en temps seulement, quelques grands éclats de colère entre les partis interrompaient la monotonie habituelle des discussions théoriques. Telle fut la lutte du 10 juin, entre Cazalès et Robespierre, sur le licenciement des officiers de l’armée : « Que nous proposent les comités, s’écria Robespierre, de nous fier aux serments, à l’honneur des officiers, pour défendre la constitution qu’ils détestent ? De quel honneur veut-on nous parler ? Quel est cet honneur au-dessus de la vertu et de l’amour de son pays ? Je me fais gloire de ne pas croire à un pareil honneur. » Cazalès, officier lui-même, se leva indigné : « Je n’entendrai pas impunément ces lâches calomnies, » dit-il. À ces mots, de violents murmures s’élèvent à gauche ; des cris (À l’ordre ! à l’Abbaye ! à l’Abbaye !) éclataient dans les rangs des amis de la Révolution. « Eh quoi, répond l’orateur royaliste, n’est-ce point assez d’avoir contenu mon indignation en entendant accuser deux mille citoyens, qui, dans toutes les crises actuelles, ont donné l’exemple de la patience la plus héroïque ? J’ai entendu le préopinant, parce que je suis, je le déclare, partisan de la liberté la plus illimitée des opinions ; mais il est au-dessus du pouvoir humain de m’empêcher de traiter ces diatribes avec le mépris qu’elles méritent. Si vous adoptez le licenciement qu’on vous propose, vous n’avez plus d’armée, nos frontières sont livrées à l’invasion de l’ennemi, et l’intérieur aux excès et au pillage d’une soldatesque effrénée ! » Ces paroles énergiques furent l’oraison funèbre de l’ancienne armée, et le projet du comité fut adopté.

La discussion sur l’abolition de la peine de mort offrit à Adrien Duport l’occasion de prononcer, en faveur de l’abolition, un de ces discours qui survivent au temps, et qui protestent au nom de la raison et de la philosophie contre l’aveuglement et l’atrocité des législations criminelles. Il démontra, avec la plus profonde logique, que la société, en se réservant l’homicide, le justifiait jusqu’à un certain point dans le meurtrier, et que le moyen le plus efficace de déshonorer le meurtre et de le prévenir était d’en montrer elle-même une sainte horreur. Robespierre, qui devait tout laisser immoler plus tard, demandait qu’on désarmât la société de la peine de mort. Si les préjugés des juristes n’eussent pas prévalu sur les saines doctrines de la philosophie morale, qui peut dire combien de sang eût été épargné à la France ?

Mais ces discussions, renfermées dans l’enceinte du Manége, occupaient bien moins l’attention publique que les controverses passionnées de la presse périodique. Le journalisme, ce Forum universel et quotidien des passions du peuple, s’était ouvert avec la liberté. Tous les esprits ardents s’y étaient précipités ; Mirabeau lui-même avait donné l’exemple en descendant de la tribune. Il écrivait les lettres à ses commettants ou le Courrier de Provence. Camille Desmoulins, jeune homme d’un grand talent, mais d’une raison faible, jetait dans ses feuilles l’agitation fiévreuse de ses pensées. Brissot, Gorsas, Cara, Prudhomme, Fréron, Danton, Fauchet, Condorcet, rédigeaient des journaux démocratiques ; on commençait à y demander l’abolition de la royauté, « le plus grand fléau, disaient les Révolutions de Paris, qui ait jamais déshonoré l’espèce humaine. » Marat semblait avoir absorbé en lui toutes les haines qui fermentent dans une société en décomposition ; il s’était fait l’expression permanente de la colère du peuple. En la feignant, il l’entretenait ; il écrivait avec de la bile et du sang. Il s’était fait cynique pour pénétrer plus bas dans les masses. Il avait inventé le langage des forcenés. Comme le premier Brutus, il contrefaisait le fou, mais ce n’était pas pour sauver la patrie, c’était pour la pousser à tous les vertiges et pour la tyranniser par sa propre démence. Tous ces pamphlets, échos des Jacobins ou des Cordeliers, soufflaient chaque jour les inquiétudes, les soupçons, les terreurs au peuple.

« Citoyens, disait-il, veillez autour de ce palais, asile inviolable de tous les complots contre la nation ; une reine perverse y fanatise un roi imbécile, elle y élève les louveteaux de la tyrannie. Des prêtres insermentés y bénissent les armes de l’insurrection contre le peuple. Ils y préparent la Saint-Barthélemy des patriotes. Le génie de l’Autriche s’y cache dans des comités présidés par Antoinette ; on y fait signe aux étrangers, on leur fait passer par des convois secrets l’or et les armes de la France, pour que les tyrans, qui rassemblent leurs armées sur vos frontières, vous trouvent affamés et désarmés. Les émigrés, d’Artois, Condé, y reçoivent le mot d’ordre des vengeances prochaines du despotisme. Une garde étrangère de stipendiés suisses ne suffit pas aux projets liberticides de Capet. Chaque nuit, les bons citoyens qui rôdent autour de ce repaire y voient entrer furtivement d’anciens nobles qui cachent des armes sous leurs habits. Ces chevaliers du poignard, que sont-ils, sinon les assassins enrôlés du peuple ? Que fait donc La Fayette ? est-il dupe ou complice ? comment laisse-t-il libres les avenues de ce palais qui ne s’ouvriront que pour la vengeance ou pour la fuite ? Qu’attendons-nous pour achever la révolution dont nous laissons l’ennemi couronné attendre, au milieu de nous, l’heure de la surprendre et de l’anéantir ? Ne voyez-vous pas que le numéraire disparaît, qu’on discrédite les assignats ? Que signifient sur vos frontières ces rassemblements d’émigrés et ces armées qui s’avancent pour vous étouffer dans un cercle de fer ? Que font donc vos ministres ? Comment les biens des émigrés ne sont-ils pas confisqués ? leurs maisons brûlées ? leurs têtes mises à prix ? Dans quelles mains sont les armes ? Dans les mains des traîtres ! Qui commande vos troupes ? Des traîtres ! Qui tient les clefs de vos places fortes ? Des traîtres, des traîtres, partout des traîtres ! et, dans ce palais de la trahison, le roi des traîtres ! le traître inviolable et couronné, le roi ! Il affecte l’amour de la constitution, vous dit-on ? piége ! Il vient à l’Assemblée ? piége ! c’est pour mieux voiler sa fuite ! Veillez ! veillez ! Un grand coup se prépare, il va éclater ; si vous ne le prévenez pas par un coup plus soudain et plus terrible, c’en est fait du peuple et de la liberté. »


II

Ces déclamations n’étaient pas toutes sans fondement. Le roi, honnête et bon, ne conspirait pas contre son peuple ; la reine ne songeait pas à vendre à la maison d’Autriche la couronne de son mari et de son fils. Si la constitution qui s’achevait eût pu donner l’ordre au pays et la sécurité au trône, aucun sacrifice de pouvoir n’eût coûté à Louis XVI. Jamais prince ne trouva mieux, dans son caractère, les conditions de sa modération ; la résignation passive, qui est le rôle des souverains constitutionnels, était sa vertu. Il n’aspirait ni à reconquérir ni à se venger. Tout ce qu’il désirait, c’était que sa sincérité fût appréciée enfin par son peuple, que l’ordre se rétablit au dedans, que la paix se maintînt au dehors, et que l’Assemblée, revenant sur les empiétements qu’elle avait accomplis contre le pouvoir exécutif, revisât la constitution, en reconnût les vices, et restituât à la royauté le pouvoir indispensable pour faire le bien du royaume.

La reine elle-même, bien que d’une âme plus forte et plus absolue, était vaincue par la nécessité, et s’associait aux intentions du roi ; mais le roi, qui n’avait pas deux volontés, avait cependant deux ministères et deux politiques : une en France avec ses ministres constitutionnels, une au dehors avec ses frères et avec ses agents auprès des puissances. Le baron de Breteuil et M. de Calonne, rivaux d’intrigue, parlaient et traitaient en son nom. Le roi les désavouait, quelquefois sincèrement, quelquefois sans sincérité, dans ses lettres officielles aux ambassadeurs : ce n’était pas hypocrisie, c’était faiblesse ; un roi captif n’est-il pas excusable de parler tout haut à ses geôliers et tout bas à ses amis ? Ces deux langages, ne concordant pas toujours, donnaient à Louis XVI l’apparence de la déloyauté et de la trahison. Il ne trahissait pas, il hésitait.

Ses frères, et principalement le comte d’Artois, faisaient du dehors violence à ses volontés et interprétaient arbitrairement son silence. Ce jeune prince allait, de cour en cour, solliciter au nom de son frère la coalition des puissances monarchiques contre une doctrine qui menaçait déjà tous les trônes. Accueilli à Florence par l’empereur d’Autriche, Léopold, frère de la reine, il en avait obtenu quelques jours après, à Mantoue, la promesse d’un contingent de trente-cinq mille hommes. Le roi de Prusse, l’Espagne, le roi de Sardaigne, Naples et la Suisse, garantissaient des forces proportionnées. Louis XVI tantôt saisissait cette espérance d’une intervention européenne comme un moyen d’intimider l’Assemblée et de la ramener à une conciliation avec lui, tantôt il la repoussait comme un crime. L’état de son esprit, à cet égard, dépendait de l’état du royaume ; son âme suivait le flux et le reflux des événements intérieurs. Un bon décret, une réconciliation cordiale avec l’Assemblée, un applaudissement du peuple, venaient-ils consoler sa tristesse, il se reprenait à l’espérance et écrivait à ses agents de dissoudre les rassemblements hostiles de Coblentz. Une émeute nouvelle assiégeait-elle le palais, l’Assemblée avilissait-elle l’autorité royale par quelque abaissement ou par quelque outrage, il recommençait à désespérer de la constitution et à se prémunir contre elle. L’incohérence de ses pensées était plutôt le crime de sa situation que le sien ; mais elle compromettait à la fois sa cause dedans et dehors. Toute pensée qui n’est pas une se détruit elle-même. La pensée du roi, quoique droite au fond, était trop vacillante pour ne pas varier avec les événements ; or les événements n’avaient qu’une direction : la destruction de la monarchie.


III

Cependant, au milieu de ces tergiversations de la volonté royale, il est impossible à l’histoire de méconnaître que, dès le mois de novembre 1790, le roi méditait vaguement le plan d’une évasion de Paris combiné avec l’empereur. Louis XVI avait obtenu de ce prince la promesse de faire marcher un corps de troupes sur la frontière de France, au moment qu’il lui indiquerait ; mais le roi avait-il l’intention de sortir du royaume et d’y rentrer à la tête de forces étrangères, ou simplement de rassembler autour de sa personne une partie de sa propre armée dans une place frontière, et de traiter de là avec l’Assemblée ? La dernière hypothèse est la plus vraisemblable.

Louis XVI avait beaucoup lu l’histoire, et surtout l’histoire d’Angleterre. Comme tous les malheureux, il cherchait dans les infortunes des princes détrônés des analogies avec sa propre infortune. Il avait été frappé de ces deux circonstances : que Jacques II avait perdu sa couronne pour avoir quitté son royaume, et que Charles Ier avait été décapité pour avoir fait la guerre à son parlement et à son peuple. Ces réflexions lui avaient inspiré une répugnance instinctive contre l’idée de sortir de France ou de se jeter dans les bras de l’armée. Il fallait, pour qu’il se décidât à l’un ou à l’autre de ces deux partis extrêmes, que sa liberté d’esprit fût complétement opprimée par l’imminence des périls présents, et que la terreur qui assiégeait jour et nuit le château des Tuileries fût entrée jusque dans l’âme du roi et de la reine.

Les menaces atroces qui les assaillaient dès qu’ils se montraient aux fenêtres de leur demeure, les outrages des journalistes, les vociférations des Jacobins, les émeutes et les assassinats qui se multipliaient dans la capitale et dans les provinces, les obstacles violents qu’on avait mis à leur départ pour Saint-Cloud, le souvenir enfin des poignards qui avaient percé le lit même de la reine aux 5 et 6 octobre, tout faisait de leur vie une transe continuelle. Ils commençaient à croire que la Révolution insatiable s’irritait par les concessions mêmes qu’ils lui avaient faites ; que l’aveugle fureur des factions, qui ne s’était pas arrêtée devant la majesté royale entourée de ses gardes, ne s’arrêterait pas devant l’inviolabilité illusoire décrétée par une constitution ; et que leur vie, celle de leurs enfants et de ce qui restait de la famille royale, n’avaient plus de sûreté à trouver que dans la fuite.

La fuite fut résolue ; souvent elle avait été débattue avant l’époque où le roi s’y décida. Mirabeau lui-même, acheté par la cour, l’avait proposée dans ses mystérieuses entrevues avec la reine. Un de ses plans présentés au roi consistait à s’évader de Paris, à se réfugier au milieu d’un camp ou dans une ville frontière, et à traiter de là avec l’Assemblée intimidée. Mirabeau, resté à Paris et ressaisissant l’esprit public, aurait amené, disait-il, les choses à un accommodement et à une restauration volontaire de l’autorité royale. Mirabeau avait emporté ses espérances dans la tombe. Le roi même, dans sa correspondance secrète, témoigne de sa répugnance à remettre son sort entre les mains du premier et du plus puissant des factieux. Une autre inquiétude agitait l’esprit du roi et troublait plus profondément le cœur de la reine : ils n’ignoraient pas qu’il était question au dehors, soit à Coblentz, soit dans les conseils de Léopold et du roi de Prusse, de déclarer le trône de France vacant de fait par le défaut de liberté du roi, et de nommer régent du royaume un des princes émigrés, afin d’appeler à lui avec une apparence de légalité tous ses sujets fidèles, et de donner aux troupes étrangères un droit d’intervention incontesté. Un trône, même en débris, ne veut pas être partagé.

Une jalousie inquiète veillait encore au milieu de tant d’autres terreurs, dans ce palais où la sédition avait déjà ouvert tant de brèches. « M. le comte d’Artois sera donc un héros ! » disait ironiquement la reine, qui haïssait aujourd’hui ce jeune prince. Le roi, de son côté, craignait cette déchéance morale dont on le menaçait, sous prétexte de délivrer la monarchie. De ses amis ou de ses ennemis, il ne savait lesquels il devait redouter davantage. La fuite seule, au milieu d’une armée fidèle, pouvait le soustraire aux uns et aux autres ; mais la fuite elle-même était un péril. Si elle réussissait, la guerre civile pouvait en sortir, et le roi avait horreur du sang versé pour sa cause ; si elle ne réussissait pas, elle lui serait imputée à crime ; et qui pourrait dire où s’arrêterait la fureur de la nation ? La déchéance, la captivité et la mort pouvaient être la conséquence du moindre accident ou de la moindre indiscrétion. Il allait suspendre à un fil fragile son trône, sa liberté, sa vie, et les vies mille fois plus chères, pour lui, de sa femme et de ses deux enfants et de sa sœur.

Ses angoisses furent longues et terribles, elles durèrent huit mois ; elles n’eurent pour confidents que la reine, Madame Élisabeth, quelques serviteurs fidèles dans l’enceinte du palais, et au dehors le marquis de Bouillé.


IV

Le marquis de Bouillé, cousin de M. de La Fayette, était le caractère le plus opposé à celui du héros de Paris. Guerrier mâle et sévère, attaché à la monarchie par principe, au roi par dévouement religieux, le respect pour les ordres de ce prince l’avait empêché d’émigrer ; il était du petit nombre des officiers généraux aimés des troupes qui étaient restés à leur poste, au milieu des orages de ces deux années, et qui, sans prendre parti pour ou contre les innovations, avaient tenté de conserver à leur pays la dernière force qui survive à toutes les autres et qui quelquefois les supplée seule : la discipline de l’armée. Il avait servi avec beaucoup d’éclat en Amérique, dans nos colonies, dans les Indes ; l’autorité de son caractère et de son nom sur les soldats n’était pas brisée. La répression héroïque de la fameuse insurrection des troupes à Nancy, au mois d’août précédent, avait retrempé cette autorité dans ses mains ; seul de tous les généraux français, il avait reconquis le commandement et fait reculer l’insubordination. L’Assemblée, que la sédition militaire inquiétait au milieu de ses triomphes, lui avait voté des remercîments, comme au sauveur du royaume. La Fayette, qui ne commandait qu’à des citoyens, redoutait ce rival qui commandait à des bataillons ; il observait et caressait M. de Bouillé. Il lui proposait sans cesse une coalition de baïonnettes dont ils seraient les deux chefs, et dont le concert assurerait à la fois la révolution et la monarchie.

M. de Bouillé, qui suspectait le royalisme de La Fayette, lui répondait avec une politesse froide et ironique qui déguisait mal ses soupçons. Ces deux caractères étaient incompatibles : l’un représentait le jeune patriotisme, l’autre l’antique honneur. Ils ne pouvaient pas s’unir.

Le marquis de Bouillé avait sous son commandement les troupes de la Lorraine, de l’Alsace, de la Franche-Comté et de la Champagne ; ce commandement s’étendait de la Suisse à la Sambre. Il ne comptait pas moins de quatre vingt-dix bataillons et de cent quatre escadrons sous ses ordres. Sur ce nombre, le général ne pouvait avoir confiance que dans vingt bataillons de troupes allemandes et dans quelques régiments de cavalerie : le reste était révolutionné, et l’esprit des clubs y avait soufflé l’insubordination et le mépris des ordres du roi ; les régiments obéissaient plus aux municipalités qu’aux généraux.


V

Dès le mois de février 1791, le roi, qui se fiait entièrement à M. de Bouillé, avait écrit à ce général qu’il lui ferait faire incessamment des ouvertures, de concert avec M. de Mirabeau et par l’intermédiaire du comte de Lamarck, seigneur étranger, ami et confident de Mirabeau : « Quoique ces gens-là ne soient guère estimables, disait le roi dans sa lettre, et que j’aie payé Mirabeau très-cher, je crois qu’il peut me rendre service. Écoutez sans trop vous livrer. » Le comte de Lamarck arriva en effet à Metz bientôt après. Il parla à M. de Bouillé de l’objet de sa mission. Il lui avoua que le roi avait donné récemment 600,000 francs à Mirabeau, et qu’il lui payait en outre 50,000 francs par mois. Il lui déroula le plan de sa conspiration contre-révolutionnaire, dont le premier acte devait être une adresse de Paris et des départements pour demander la liberté du roi. Tout reposait, dans ce plan, sur la puissance de la parole de Mirabeau. Enivré d’éloquence, cet orateur acheté ignorait que les paroles, qui ont tant de force d’agitation, n’en ont aucune d’apaisement. Elles lancent les nations, les baïonnettes seules les arrêtent. M. de Bouillé, homme de guerre, sourit de ces chimères d’homme de tribune. Cependant il ne le découragea pas de ses projets et promit d’y concourir. Il écrivit au roi de couvrir d’or la défection de Mirabeau, « scélérat habile, qui pourrait peut-être réparer par cupidité le mal qu’il avait fait par vengeance ; » et de se défier de La Fayette, « enthousiaste chimérique, ivre de faveur populaire, capable peut-être d’être un chef de parti, incapable d’être le soutien d’une monarchie. »


VI

Mirabeau mort, le roi suivit la pensée de cette fuite en la modifiant ; il écrivit en chiffres, à la fin d’avril, au marquis de Bouillé, pour lui annoncer qu’il partirait incessamment avec toute sa famille, dans une seule voiture qu’il faisait faire secrètement pour cet usage ; il lui ordonnait d’établir une chaîne de postes de Châlons à Montmédy, ville frontière où il voulait se rendre. La route la plus directe de Paris à Montmédy passait par Reims ; mais le roi, qui avait été sacré à Reims, craignait d’y être reconnu. Il préféra, malgré les observations de M. de Bouillé, passer par Varennes. La route de Varennes avait l’inconvénient de n’avoir pas de relais de poste partout. Il fallait y envoyer des relais sous différents prétextes ; la présence de ces relais pouvait faire naître des soupçons dans le peuple de ces petites villes. La présence de détachements sur une route que les troupes ne fréquentaient pas habituellement avait le même danger. M. de Bouillé voulut détourner le roi de cette direction. Il lui représenta, dans sa réponse, que, si les détachements étaient forts, ils inquiéteraient les municipalités et les provoqueraient à la vigilance ; que, s’ils étaient faibles, ils ne pourraient le protéger. Il l’engagea aussi à ne pas employer une berline exprès et remarquable par sa forme, mais à se servir de deux diligences anglaises, voitures usitées alors et plus légères ; il insista surtout sur la nécessité de prendre avec lui un homme sûr, ferme, décidé, pour le conseiller et le seconder dans toutes les circonstances imprévues d’un pareil voyage, et lui désigna le marquis d’Agoult, major des gardes françaises ; enfin il pria le roi d’engager l’empereur à faire opérer un mouvement de troupes autrichiennes, menaçant en apparence pour nos frontières du côté de Montmédy, afin que l’inquiétude des populations servît de prétexte et de justification aux mouvements des détachements et aux rassemblements de corps de cavalerie française autour de cette ville. Le roi consentit à cette démarche et promit de prendre avec lui le marquis d’Agoult ; il refusa tout le reste. Peu de jours avant le départ ; il envoya un million en assignats à M. de Bouillé, pour servir aux achats secrets de rations et de fourrage et à la solde des troupes dévouées qui devaient seconder le projet. Ces dispositions faites, le marquis de Bouillé fit partir un officier affidé de son état-major, M. de Goguelat, pour faire une reconnaissance complète de la route et du pays entre Châlons et Montmédy, et en donner au roi un rapport exact et minutieux. Cet officier vit le roi et rapporta ses ordres à M. de Bouillé.

En attendant, M. de Bouillé se tenait prêt à exécuter tout ce qui avait été convenu : il avait éloigné les troupes patriotiques et concentré les douze bataillons étrangers dont il était sûr. Un train d’artillerie de seize pièces de canon filait sur Montmédy. Le régiment Royal-Allemand entrait à Stenay, un escadron de hussards était à Dun, un autre escadron à Varennes, deux escadrons de dragons devaient se trouver à Clermont le jour où le roi y passerait ; ils étaient commandés par le comte Charles de Damas, officier habile et entreprenant. M. de Damas avait ordre de porter de là un détachement à Sainte-Menehould ; et de plus quarante hussards détachés de Varennes devaient se rendre à Pont-Sommevesle, entre Châlons et Sainte-Menehould, sous prétexte d’assurer le passage d’un trésor qui apportait de Paris la solde des troupes. Ainsi, une fois Châlons traversé, la voiture du roi devait trouver, de relais en relais, des escortes de troupes fidèles. Le commandant de ces détachements s’approcherait de la portière, au moment où l’on changerait de chevaux, pour recevoir les ordres que le roi jugerait à propos de donner. Si le roi voulait poursuivre sa route sans être reconnu, ces officiers se contenteraient d’assurer contre tout obstacle son passage aux relais, et ils se replieraient lentement derrière lui par la même route ; si le roi voulait être escorté, ils feraient monter leurs dragons à cheval et l’escorteraient. Rien ne pouvait être plus sagement combiné, et le secret le plus étroit couvrait ces combinaisons.

Le 27 mai, le roi écrivit qu’il partirait le 19 du mois suivant, entre minuit et une heure du matin ; qu’il sortirait de Paris dans une voiture bourgeoise ; qu’à Bondy, première poste après Paris, il prendrait sa berline ; qu’un de ses gardes du corps, destiné à lui servir de courrier, l’attendrait à Bondy ; que, dans le cas où le roi n’y serait pas arrivé à deux heures, ce serait le signe qu’il aurait été arrêté ; qu’alors ce courrier partirait seul et irait jusqu’à Pont-Sommevesle annoncer à M. de Bouillé que le coup était manqué, et prévenir ce général de pourvoir à sa propre sûreté et à celle des officiers compromis.


VII

Ces dernières instructions reçues, M. de Bouillé fit partir le duc de Choiseul avec mission de se rendre à Paris, d’y attendre les ordres du roi et de précéder son départ de douze heures. M. de Choiseul devait ordonner à ses gens de se trouver à Varennes, le 18, avec ses propres chevaux, qui conduiraient la voiture du roi. L’endroit où ce relais serait placé dans la ville de Varennes devait être désigné au roi d’une manière précise, pour que le changement de chevaux s’y fît sans hésitation et sans perte de temps. À son retour, M. de Choiseul avait ordre de prendre le commandement des hussards postés à Pont-Sommevesle, d’y attendre le roi, de l’escorter avec son détachement jusqu’à Sainte-Menehould, et de poster là ses cavaliers avec la consigne de ne laisser passer personne sur la route de Paris à Varennes et de Paris à Verdun, pendant les vingt-quatre heures qui suivraient l’heure du passage du roi. M. de Choiseul reçut de la main de M. de Bouillé des ordres signés du roi lui-même, qui lui prescrivaient, ainsi qu’aux autres commandants des détachements, d’employer la force, au besoin, pour la sûreté et la conservation de Sa Majesté et de la famille royale, et pour l’arracher des mains du peuple, si le peuple venait à s’emparer du roi. Dans le cas où la voiture aurait été arrêtée à Châlons, M. de Choiseul avertirait le général, rassemblerait tous les détachements et marcherait pour délivrer le roi ; il reçut six cents louis en or, pour les distribuer aux soldats des détachements et exalter leur dévouement à l’instant où le roi paraîtrait et se ferait reconnaître.

M. de Goguelat partit en même temps pour Paris afin de reconnaître une seconde fois les lieux, en passant par Stenay, Dun, Varennes et Sainte-Menehould, et de bien inculquer la topographie dans la mémoire du roi ; il devait rapporter les dernières instructions à M. de Bouillé, en revenant à Montmédy par une autre route. Le marquis de Bouillé partit lui-même de Metz, sous prétexte de faire une tournée d’inspection des places de son gouvernement. Il se rapprocha de Montmédy. Il était le 15 à Longwy ; il y reçut un mot du roi, qui lui annonçait que le départ était reculé de vingt-quatre heures, par la nécessité d’en cacher les préparatifs à une femme de chambre du Dauphin, démocrate fanatique, capable de les dénoncer, et dont le service ne finissait que le 19. Sa Majesté ajoutait qu’elle n’emmènerait pas avec elle le marquis d’Agoult, parce que madame de Tourzel, gouvernante des enfants de France, avait revendiqué les droits de sa charge et voulait les accompagner.

Ce retard nécessitait des contre-ordres funestes ; toute la précision des temps et des lieux se trouvait compromise ; les passages des détachements devenaient des séjours ; les relais préparés pouvaient se retirer ; cependant le marquis de Bouillé para, autant qu’il était en lui, à ces inconvénients, envoya des ordres modifiés aux commandants de ces détachements, et s’avança de sa personne le 20 à Stenay, où il trouva le régiment de Royal-Allemand, sur lequel il pouvait compter. Le 21, il réunit les généraux sous ses ordres ; il leur annonça que le roi passerait dans la nuit aux portes de Stenay et serait le lendemain matin à Montmédy ; il chargea le général Klinglin de préparer, sous le canon de cette place, un camp de douze bataillons et de vingt-quatre escadrons. Le roi devait habiter un château derrière le camp ; ce château servirait de quartier général. L’attitude du roi semblait plus convenable et plus sûre au milieu de son armée que dans une place forte. Les généraux ne témoignèrent aucune hésitation. M. de Bouillé laissa à Stenay le général d’Hoffelizze avec le régiment de Royal-Allemand ; ce général avait ordre de faire seller, à l’entrée de la nuit, les chevaux de ce régiment, de le faire monter à cheval à la pointe du jour, et d’envoyer à dix heures du soir un détachement de cinquante cavaliers entre Stenay et Dun, pour attendre le roi et l’escorter jusqu’à Stenay.

À la nuit, M. de Bouillé partit lui-même à cheval de Stenay avec quelques officiers ; il s’avança jusqu’aux portes de Dun, où il ne voulut pas entrer, de peur que sa présence n’agitât le peuple. Il attendit là, en silence et dans l’ombre, l’arrivée du courrier qui devait précéder d’une heure les voitures. Les destinées d’une monarchie, le trône d’une dynastie, les vies de toute une famille royale, roi, reine, princesse, enfants, pesaient sur son âme. Cette nuit durait un siècle pour lui ; elle s’écoulait cependant sans que le galop d’un cheval sur la route vînt annoncer à ce groupe caché sous des arbres que le roi de France était sauvé ou perdu !


VIII

Que se passait-il aux Tuileries pendant ces heures décisives ? Le secret du départ projeté avait été religieusement renfermé entre le roi, la reine, Madame Élisabeth, quelques serviteurs dévoués et le comte de Fersen, gentilhomme suédois chargé des préparatifs extérieurs. Des rumeurs vagues, semblables aux pressentiments des choses qui courent avant les événements parmi le peuple, étaient, il est vrai, répandues depuis quelques jours ; mais ces rumeurs étaient plutôt l’effet de la disposition inquiète des esprits que d’aucune révélation positive des confidents de la fuite. Ces bruits cependant, qui venaient assiéger sans cesse M. de La Fayette et son état-major, faisaient redoubler la surveillance autour du château et jusque dans l’intérieur des appartements du roi. Depuis les 5 et 6 octobre, la maison militaire avait été licenciée ; les compagnies de gardes du corps, dont chaque soldat était un gentilhomme, et dont l’honneur, la race, le sang, la tradition, l’esprit de corps, assuraient l’inébranlable fidélité, n’existaient plus. Cette vigilance respectueuse, qui faisait pour eux un culte de leur service autour des personnes royales, avait fait place à l’ombrageuse surveillance de la garde nationale, qui épiait le roi bien plus qu’elle ne gardait le monarque. Les gardes suisses, il est vrai, entouraient encore les Tuileries ; mais les Suisses n’occupaient que les postes extérieurs. L’intérieur du château, les escaliers, les communications entre les appartements, étaient surveillés par la garde nationale. M. de La Fayette y venait à toute heure ; ses officiers rôdaient la nuit à toutes les issues, et des ordres non écrits, mais tacites, les autorisaient à empêcher le roi lui-même de sortir de son palais après minuit.

À cette surveillance officielle venait s’adjoindre l’espionnage secret et plus intime de cette nombreuse domesticité du palais, où l’esprit de la Révolution était venu encourager l’infidélité et sanctifier l’ingratitude. Là, comme plus haut, la délation s’appelait vertu, et la trahison patriotisme. Dans les murs de ce palais de ses pères, le roi n’avait de sûr que le cœur de la reine, de sa sœur, et de quelques courtisans de son infortune, dont les gestes mêmes étaient rapportés à M. de La Fayette. Ce général avait expulsé violemment et injurieusement du château des gentilshommes fidèles, qui étaient venus fortifier la garde des appartements le jour de l’émeute de Vincennes. Le roi avait dû voir, les larmes aux yeux, ses amis les plus dévoués chassés honteusement de sa demeure, et livrés par son protecteur officiel aux risées et aux outrages de la populace. La famille royale ne pouvait donc trouver aucune complicité au dedans pour favoriser son évasion.


IX

Le comte de Fersen fut le principal confident et presque le seul agent de cette hasardeuse entreprise. Jeune, beau, dévoué, il avait été admis, dans les jours heureux de Marie-Antoinette, aux intimités de Trianon. On dit qu’un culte chevaleresque, auquel le respect seul l’empêchait de donner le nom d’amour, l’avait dès ce temps-là attaché à la reine ; ce culte de la beauté était devenu dans l’âme du Suédois un dévouement passionné au malheur. L’instinct de la reine n’égara point cette princesse quand elle chercha dans sa pensée à quel zèle elle pourrait confier le salut du roi et celui de ses enfants ; elle pensa à M. de Fersen : il partit de Stockholm au premier signe, il vit la reine et le roi, il se chargea de faire préparer la voiture qui devait attendre à Bondy l’auguste famille. Son titre d’étranger couvrait toutes ses démarches ; il les combina avec un bonheur égal à son dévouement. Trois anciens gardes du corps, MM. de Valory, de Moustier et de Maldan, furent mis par lui dans la confidence, et préparés au rôle pour lequel la confiance du roi les avait choisis ; ils devaient se déguiser en domestiques, monter sur le siége des voitures, et protéger la famille royale contre tous les hasards de la route. Ces trois noms obscurs de gentilshommes de province ont effacé ce jour-là les noms de cour. En cas d’arrestation du roi ils prévoyaient leur sort ; mais pour être les sauveurs de leur souverain, ils s’offrirent courageusement à être les victimes du peuple.


X

La reine s’occupait depuis longtemps de l’idée de cette fuite. Dès le mois de mars elle avait chargé une de ses femmes de faire parvenir à Bruxelles un trousseau complet pour Madame Royale et des habits pour le Dauphin : elle avait fait passer de même son nécessaire de voyage à l’archiduchesse Christine, sa sœur, gouvernante des Pays-Bas, sous prétexte de lui faire un présent ; ses diamants et ses bijoux avaient été confiés à Léonard, son coiffeur, qui partit avant elle avec le duc de Choiseul. Ces légers indices d’une fuite méditée n’avaient pas échappé complétement à la vigilance perfide d’une femme de son service intérieur ; cette femme avait noté des chuchotements et des gestes ; elle avait remarqué des portefeuilles ouverts sur des tables, des parures manquant dans leurs écrins ; elle dénonça ces symptômes à M. de Gouvion, aide de camp de M. de La Fayette, avec lequel elle avait des relations intimes. M. de Gouvion en fit part au maire de Paris et à son général. Mais ces dénonciations se renouvelaient si souvent et de tant de côtés, elles avaient été si souvent démenties par le fait, qu’on avait fini par y attacher peu d’importance. Ce jour-là cependant, les avertissements de cette femme infidèle firent redoubler les mesures de surveillance nocturne autour du château. M. de Gouvion retint chez lui, au palais, sous différents prétextes, plusieurs officiers de la garde nationale ; il les plaça à toutes les issues ; lui-même, avec cinq chefs de bataillon, passa la première partie de la nuit à la porte de l’ancien appartement du duc de Villequier, qui avait été plus spécialement désigné à sa vigilance. On lui avait dit, ce qui était vrai, que la reine communiquait de ses cabinets, par un corridor secret, avec cet appartement, occupé autrefois par le premier gentilhomme de la chambre, et que le roi, habile, comme on le sait, dans les travaux de serrurerie, s’était procuré de fausses clefs qui en ouvraient les portes.

Enfin ces bruits, qui transpiraient de la garde nationale jusque dans les clubs, avaient transformé, cette nuit-là, chaque patriote en geôlier du roi. On lit avec étonnement, dans le journal de Camille Desmoulins, à cette date du 20 juin 1794, ces mots : « La soirée fut très-calme à Paris. Je revenais, à onze heures, du club des Jacobins, avec Danton et d’autres patriotes ; nous n’avons vu dans tout le chemin qu’une seule patrouille. Paris me parut cette nuit si abandonné, que je ne pus m’empêcher d’en faire la remarque. L’un de nous, Fréron, qui avait dans sa poche une lettre dans laquelle on le prévenait que le roi partirait cette nuit, voulut observer le château. Il vit M. de La Fayette y entrer à onze heures. » Le même Camille Desmoulins raconte plus loin les inquiétudes instinctives du peuple dans cette nuit fatale. « La nuit, dit-il, où la famille des Capets prit la fuite, le sieur Busebi, perruquier, rue de Bourbon, s’est transporté chez le sieur Hucher, boulanger et sapeur du bataillon des Théatins, pour lui communiquer ses craintes sur ce qu’il venait d’apprendre des dispositions que le roi faisait pour s’enfuir. Ils courent à l’instant réveiller leurs voisins, et bientôt assemblés, au nombre d’une trentaine, ils se rendent chez M. de La Fayette, et lui annoncent que le roi va partir ; ils le somment de prendre immédiatement des mesures pour s’y opposer. M. de La Fayette se mit à rire, et leur recommanda de retourner tranquillement chez eux. Pour n’être pas arrêtés en se retirant, ils lui demandent le mot d’ordre ; il le leur donne. Lorsqu’ils ont le mot d’ordre, ils se portent aux Tuileries, où ils n’aperçoivent aucun mouvement, si ce n’est un grand nombre de cochers de fiacre qui boivent autour de ces petites boutiques ambulantes qui se trouvent près du guichet du Carrousel. Ils font le tour des cours jusqu’à la porte du Manége, où se tenait l’Assemblée, et ils n’aperçoivent rien de suspect ; mais, à leur retour, ils sont surpris de ne plus trouver un seul fiacre sur la place. » Ils avaient tous disparu, ce qui leur fit conjecturer que quelques-unes de ces voitures avaient servi aux personnes qui devaient accompagner la fuite de la famille royale.

On voit, par cette agitation sourde de l’esprit public et par la sévérité de l’emprisonnement du roi, combien l’évasion de tant de personnes à la fois était difficile. Cependant, soit par la complicité de quelques gardes nationaux affidés, qui avaient demandé pour ce jour-là les postes intérieurs, et qui fermèrent les yeux aux infractions des consignes, soit par l’habileté des mesures prises de loin par le comte de Fersen, soit enfin que la Providence voulût donner une dernière lueur d’espoir et de salut à ceux qu’elle allait si vite accabler de tant d’infortunes, toute la prudence des gardiens fut trompée, et la Révolution laissa un moment échapper sa proie.


XI

Le roi et la reine, comme à l’ordinaire, admirent à leur coucher les personnes qui avaient l’habitude de leur faire leur cour à cette heure. Ils ne congédièrent pas leur domesticité plus tôt que les autres jours. Mais aussitôt qu’ils furent laissés seuls, ils s’habillèrent de nouveau. Ils revêtirent des costumes de voyage très-simples et conformes au rôle que chacun des fugitifs devait affecter. Ils se réunirent avec Madame Élisabeth et leurs enfants dans la chambre de la reine ; ils gagnèrent de là, par une communication secrète, l’appartement du duc de Villequier, et sortirent du palais par groupes séparés, à un certain intervalle de temps les uns des autres, pour ne pas attirer l’attention des sentinelles des cours par un rassemblement de tant de personnes à la fois. À la faveur du mouvement de gens à pied ou en voiture qui sortaient à cette heure du château, après le coucher du roi, et que M. de Fersen avait eu soin sans doute de multiplier et d’encombrer ce soir-là, ils parvinrent sans avoir été reconnus jusqu’au Carrousel. La reine donnait le bras à un des gardes du corps, et menait Madame Royale par la main. En traversant le Carrousel, elle rencontra M. de La Fayette, suivi d’un ou deux officiers de son état-major, qui entrait aux Tuileries pour s’assurer par lui-même que les mesures provoquées par les révélations de la journée étaient bien prises. Elle frissonna en reconnaissant l’homme qui représentait à ses yeux l’insurrection et la captivité ; mais, en échappant à son regard, elle crut avoir échappé à la nation même, et elle sourit en faisant tout haut un retour sur la déception de ce surveillant trompé qui, le lendemain, ne pourrait plus rendre au peuple ses captifs. Madame Élisabeth, appuyée aussi sur le bras d’un des gardes, suivait à quelque distance. Le roi avait voulu sortir le dernier avec le Dauphin, âgé de sept ans. Le comte de Fersen, déguisé en cocher, marchait un peu plus loin devant le roi et lui servait de guide. Le rendez-vous de la famille royale était au coin de la rue de l’Échelle, entre la rue Saint-Honoré et les Tuileries, où une voiture bourgeoise attendait les voyageurs. La marquise de Tourzel les y avait devancés.

Dans le trouble d’une fuite si hasardeuse et si compliquée, la reine et son guide traversèrent le Pont-Royal et s’enfoncèrent un instant dans la rue du Bac. S’apercevant de son erreur, l’inquiétude la saisit, elle revint précipitamment sur ses pas. Le roi et son fils, obligés de venir au même endroit par des rues détournées et par un autre pont, tardèrent une demi-heure. Ce fut un siècle pour sa femme et pour sa sœur. Enfin ils arrivèrent, ils se précipitèrent dans la voiture ; le comte de Fersen monta sur le siége, saisit les rênes et conduisit lui-même la famille royale jusqu’au delà de la barrière Saint-Martin. Là, on trouva, par les soins du comte, la berline construite pour le roi attelée de quatre chevaux appartenant à M. de Fersen, et conduite par son cocher monté en postillon. Le roi, la reine, le Dauphin, Madame Royale, Madame Élisabeth, la marquise de Tourzel, montèrent dans la berline. Deux gardes du corps déguisés s’assirent l’un devant, l’autre derrière. Le comte de Fersen, placé sur le siége à côté des gardes du corps, accompagna la voiture jusqu’à Bondy, où les chevaux de poste avaient été commandés ; là, il baisa les mains du roi et de la reine, les confia à la Providence, et regagna Paris, d’où il partit la même nuit, par une autre route, pour Bruxelles, afin de rejoindre la famille royale plus tard. À la même heure, Monsieur, frère du roi, comte de Provence, partait aussi du palais du Luxembourg pour Bruxelles, où il arriva sans être reconnu.


XII

Les voitures du roi roulaient sur la route de Châlons : les relais de huit chevaux étaient commandés à toutes les postes un moment d’avance. Cette quantité de chevaux, la grandeur et la forme remarquable de la berline, le nombre des voyageurs qui en occupaient l’intérieur, les gardes du corps, dont la livrée s’accordait mal avec leur noble physionomie et leur attitude militaire, cette figure bourbonienne de Louis XVI assis au fond, dans le coin de la voiture, et qui contrastait avec le rôle de valet de chambre qu’avait emprunté le roi, toutes ces circonstances étaient de nature à éveiller les soupçons sur la route et à compromettre le salut de la famille royale. Mais le passe-port du ministre des affaires étrangères répondait à tout. Ce passeport était ainsi conçu : « De par le roi, mandons de laisser passer madame la baronne de Korf, se rendant à Francfort avec ses deux enfants, une femme, un valet de chambre et trois domestiques ; » et plus bas : « Le ministre des affaires étrangères, Montmorin. » Ce nom étranger, ce titre de baronne allemande, l’opulence proverbiale des banquiers de Francfort, à laquelle le peuple était accoutumé de prêter les plus splendides et les plus bizarres équipages, tout avait été bien calculé par le comte de Fersen pour pallier ce que le cortége royal avait de trop suspect et de trop inusité. En effet, rien n’excita l’émotion publique et rien ne ralentit la course jusqu’à Montmirail, petite ville entre Meaux et Châlons. Là, une réparation à faire à la berline suspendit d’une heure le départ du roi. Ce retard d’une heure, pendant lequel la fuite du monarque pouvait être découverte aux Tuileries et des courriers lancés sur sa trace, consterna les fugitifs. Cependant la voiture fut promptement réparée, et les voyageurs repartirent, sans se douter que cette heure perdue coûtait peut-être la liberté et la vie à quatre personnes sur cinq qui composaient la famille royale.

Ils étaient pleins de sécurité et de confiance. L’heureux succès de leur évasion du château, leur sortie de Paris, la ponctualité des relais jusque-là, la solitude des routes, l’inattention des villes et des villages qu’ils étaient obligés de traverser, tant de dangers déjà derrière eux, le salut si près devant eux, chaque tour de roue les rapprochant de M. de Bouillé et des troupes fidèles postées par lui pour les recevoir, la beauté même de la saison et du jour si doux à des yeux qui ne se reposaient depuis deux ans que sur les foules séditieuses des Tuileries ou sur les forêts de baïonnettes du peuple armé sous leurs fenêtres, tout leur soulageait le cœur, tout leur faisait croire que la Providence se déclarait enfin pour eux, et que les prières si ferventes et si pures de ces enfants pressés sur leurs genoux, et de cet ange visible qui les accompagnait sous les traits de Madame Élisabeth, avaient vaincu le malheur obstiné de leur sort.

Ils entrèrent à Châlons sous ces heureux auspices. C’était la seule grande ville qu’ils eussent à traverser. Il était trois heures et demie de l’aprés-midi. Quelques oisifs se groupaient autour des voitures pendant qu’on changeait les chevaux. Le roi se montra un peu imprudemment à la portière ; il fut reconnu du maître de poste. Mais ce brave homme sentit qu’il avait la vie de son souverain dans un regard ou dans un geste d’étonnement ; il refoula son émotion dans son âme ; il détourna l’attention de la foule, aida lui-même à atteler les chevaux à la voiture, et pressa les postillons de partir. Le sang de son roi ne tacha pas cet homme, parmi tout ce peuple.

La voiture roula hors des portes de Châlons. Le roi, la reine, Madame Élisabeth, dirent à la fois : « Nous sommes sauvés ! » En effet, après Châlons, le salut du roi n’appartenait plus au hasard, mais à la prudence et à la force. Le premier relais était à Pont-Sommevesle. On a vu plus haut qu’en vertu des dispositions de M. de Bouillé, M. de Choiseul et M. de Goguelat, à la tête d’un détachement de quarante hussards, devaient s’y trouver pour protéger le roi, au besoin, et se replier derrière lui ; ils devaient, en outre, aussitôt qu’ils apercevraient les voitures, envoyer un hussard avertir le poste de Sainte-Menehould, et de là celui de Clermont, du prochain passage de la famille royale. Le roi se croyait sûr de trouver là des amis dévoués et armés ; il ne trouva personne. M. de Choiseul, M. de Goguelat et les quarante hussards étaient partis depuis une demi-heure. Le peuple semblait inquiet et agité, il rôdait en murmurant autour des voitures ; il examinait d’un regard soupçonneux les voyageurs. Néanmoins, personne n’osa s’opposer au départ, et le roi arriva à sept heures et demie du soir à Sainte-Menehould. Dans cette saison de l’année il fait encore grand jour. Inquiet d’avoir passé deux des relais assignés sans y trouver les escortes convenues, le roi, par un mouvement naturel, mit la tête à la portière pour chercher dans la foule un regard d’intelligence ou un officier affidé qui lui révélât le motif de cette absence des détachements. Ce mouvement le perdit. Le fils du maître de poste, Drouet, reconnut le roi, qu’il n’avait jamais vu, à sa ressemblance avec l’effigie de Louis XVI sur les pièces de monnaie.

Néanmoins, comme les voitures étaient déjà attelées, les postillons à cheval, et la ville occupée par un détachement de dragons qui pouvait forcer le passage, ce jeune homme n’osa pas entreprendre d’arrêter seul les voitures dans cet endroit.


XIII

Le commandant du détachement de dragons, qui épiait en se promenant sur la place, avait reconnu également les voitures royales au signalement qu’on lui en avait remis. Il voulut faire monter sa troupe à cheval pour suivre le roi ; mais les gardes nationales de Sainte-Menehould, rapidement instruites par une rumeur sourde de la ressemblance des voyageurs avec les portraits de la famille royale, enveloppèrent la caserne, fermèrent la porte des écuries et s’opposèrent au départ des dragons. Pendant ce mouvement rapide et instinctif du peuple, le fils du maître de poste sellait son meilleur cheval et partait à toute bride pour devancer à Varennes l’arrivée des voitures, dénoncer ses soupçons à la municipalité de cette ville, et provoquer les patriotes à l’arrestation du monarque. Pendant que cet homme galopait sur la route de Varennes, le roi, dont il portait la destinée, poursuivait, sans défiance, sa course vers cette même ville. Drouet était sûr de devancer le roi, car la grande route de Sainte-Menehould à Varennes décrit un angle considérable et va passer par Clermont, où se trouve un relais intermédiaire, tandis que le chemin direct, tracé seulement pour les piétons et les cavaliers, évite Clermont, aboutit directement à Varennes et accourcit ainsi de quatre lieues la distance entre cette ville et Sainte-Menehould. Drouet avait donc des heures devant lui, et la perte courait plus vite que le salut. Cependant, par un étrange enchevêtrement du sort, la mort courait aussi derrière Drouet et menaçait à son insu les jours de cet homme, pendant que lui-même menaçait, à l’insu du roi, les jours de son souverain.

Un maréchal des logis des dragons enfermés dans la caserne de Sainte-Menehould avait seul trouvé moyen de monter à cheval et d’échapper à la surveillance du peuple. Instruit par son commandant du départ précipité de Drouet, et en soupçonnant le motif, il s’était élancé à sa poursuite sur la route de Varennes, sûr de l’atteindre et résolu de le tuer. Il le suivait en effet à vue, mais toujours à distance, pour ne pas exciter ses soupçons et pour l’approcher insensiblement et le joindre enfin dans un moment favorable et dans un endroit isolé de la route. Drouet, qui s’était retourné plusieurs fois pour voir s’il n’était pas poursuivi, avait aperçu ce cavalier et compris ce manége ; né dans le pays et en connaissant tous les sentiers, il se jette tout à coup hors de la route à travers champs, et, à la faveur d’un bois où il s’enfonce avec son cheval, il échappe à la vue du maréchal des logis et poursuit à toute bride sa course sur Varennes.

Arrivé à Clermont, le roi est reconnu par le comte Charles de Damas, qui l’attendait à la tête de deux escadrons de dragons. Sans mettre obstacle au départ des voitures, la municipalité de Clermont, en proie à de vagues soupçons par le séjour prolongé de ces troupes, ordonne aux dragons de ne pas marcher. Ils obéissent au peuple. Le comte de Damas, abandonné de ses soldats, trouve moyen de s’évader avec un sous-officier et deux dragons seulement, et galope vers Varennes à quelque distance du roi : trop faible ou trop tardif secours.

La famille royale, enfermée dans la berline et voyant que rien ne mettait obstacle à sa marche, ignorait ces sinistres incidents. Il était onze heures et demie du soir quand les voitures arrivèrent aux premières maisons de la petite ville de Varennes. Tout dormait ou semblait dormir, tout était désert et silencieux. On se rappelle que Varennes n’étant pas sur la ligne de poste de Châlons à Montmédy, le roi ne devait pas y trouver de chevaux. Il avait été convenu entre lui et M. de Bouillé que les chevaux de M. de Choiseul se trouveraient placés d’avance en un lieu désigné dans Varennes, et relayeraient les voitures pour les conduire à Dun et à Stenay, où M. de Bouillé attendait le roi. On a vu aussi que M. de Choiseul et M. de Goguelat, qui, d’après les instructions de M. de Bouillé, devaient attendre le roi à Pont-Sommevesle avec le détachement de quarante hussards et se replier ensuite derrière lui, ne l’avaient pas attendu et ne l’avaient pas suivi. Au lieu de se trouver en même temps que ce prince à Varennes, ces officiers, en quittant Pont-Sommevesle, avaient pris avec leur détachement un chemin qui évite Sainte-Menehould et qui allonge de plusieurs lieues la distance entre Pont-Sommevesle et Varennes. Ce changement de route avait pour objet d’éviter Sainte-Menehould, où le passage des hussards avait excité l’avant-veille quelque agitation. Il en résultait que ni M. de Goguelat, ni M. de Choiseul, ces deux confidents et ces deux guides de la fuite, n’étaient à Varennes au moment de l’arrivée du roi. Ils n’y parvinrent qu’une heure après lui. Les voitures s’étaient arrêtées à l’entrée de Varennes.

Le roi, étonné de n’apercevoir ni M. de Choiseul, ni M. de Goguelat, ni escorte, ni relais, attendait avec anxiété que le bruit des fouets des postillons fît approcher enfin les chevaux qui lui étaient nécessaires pour continuer sa route. Les gardes du corps descendent et vont de porte en porte s’informer du lieu où les chevaux auraient été placés. Personne ne peut leur répondre.


XIV

La petite ville de Varennes est formée de deux quartiers distincts, ville haute et ville basse, séparés par une rivière et un pont : M. de Goguelat avait placé le relais dans la ville basse, de l’autre côté du pont. La mesure en elle-même était prudente, puisqu’elle faisait traverser aux voitures le défilé du pont avec les chevaux lancés de Clermont, et qu’en cas d’émotion populaire le changement des chevaux et le départ étaient plus faciles une fois le pont franchi. Mais il fallait que le roi en fût averti : il ne l’était pas. Le roi et la reine, vivement agités, descendent eux-mêmes de voiture et errent une demi-heure dans les rues désertes de la ville haute, cherchant à découvrir le relais. Ils frappent aux portes des maisons où ils voient des lumières, ils interrogent : on ne les comprend pas. Ils reviennent enfin découragés rejoindre les voitures, que les postillons impatientés menacent de dételer et d’abandonner. À force d’instances, d’or et de promesses, ils décident ces hommes à remonter à cheval et à passer outre. Les voitures repartent. Les voyageurs se rassurent : ils attribuent cet accident à un malentendu et se voient en espoir dans quelques minutes au milieu du camp de M. de Bouillé. La ville haute est traversée sans obstacle. Les maisons fermées reposent dans le calme le plus trompeur. Quelques hommes seulement veillent, et ces hommes sont cachés et silencieux.

Entre la ville haute et la ville basse s’élève une tour à l’entrée du pont qui les sépare. Cette tour pose sur une voûte massive, sombre et étroite, que les voitures sont obligées de franchir au pas et où le moindre obstacle peut entraver le passage. Reste de la féodalité, piége sinistre où la noblesse prenait jadis les peuples, et où, par un retour étrange, le peuple devait prendre un jour toute une monarchie. Les voitures sont à peine engagées dans l’obscurité de cette voûte que les chevaux, effrayés par une charrette renversée et par des obstacles jetés devant leurs pas, s’arrêtent, et que cinq ou six hommes sortant de l’ombre, les armes à la main, s’élancent à la tête des chevaux, aux siéges et aux portières des voitures, et ordonnent aux voyageurs de descendre et de venir, à la municipalité, faire vérifier leurs passe-ports. L’homme qui commandait ainsi à son roi, c’était Drouet. À peine arrivé de Sainte-Menehould, il était allé arracher à leur premier sommeil quelques jeunes patriotes de ses amis, leur faire part de ses conjectures et leur souffler l’inquiétude dont il était dévoré. Peu sûrs encore de la réalité de leurs soupçons ou voulant réserver pour eux seuls la gloire d’arrêter le roi de France, ils n’avaient pas averti la municipalité, éveillé la ville, ni ameuté le peuple. L’apparence d’un complot flattait plus leur orgueil ; ils se croyaient à eux seuls toute la nation.

À cette apparition soudaine, à ces cris, à la lueur de ces sabres et de ces baïonnettes, les gardes du corps se lèvent de leurs siéges, portent la main sur leurs armes cachées et demandent d’un coup d’œil les ordres du roi. Le roi leur défend d’employer la force pour lui ouvrir un passage. On retourne les chevaux et on ramène les voitures, escortées par Drouet et ses amis, devant la maison d’un épicier nommé Sausse, qui était en même temps procureur-syndic de la commune de Varennes. Là on fait descendre le roi et la famille pour examiner leurs passe-ports et constater la réalité des soupçons du peuple. Au même moment les affidés de Drouet se répandent en poussant des cris par toute la ville, frappent aux portes, montent au clocher, sonnent le tocsin. Les habitants, effrayés, s’éveillent ; les gardes nationaux de la ville et des campagnes voisines arrivent, un à un, à la porte de M. Sausse ; d’autres se portent au quartier du détachement pour séduire les troupes ou pour les désarmer. En vain le roi commence par nier sa qualité : ses traits, ceux de la reine le trahissent ; il se nomme alors au maire et aux officiers municipaux ; il prend les mains de M. Sausse : « Oui, je suis votre roi, dit-il, et je confie mon sort et celui de ma femme, de ma sœur, de mes enfants, à votre fidélité ! Nos vies, le sort de l’empire, la paix du royaume, le salut même de la constitution, sont entre vos mains ! Laissez-moi partir ; je ne fuis pas vers l’étranger, je ne sors pas du royaume, je vais au milieu d’une partie de mon armée et dans une ville française recouvrer ma liberté réelle, que les factieux ne me laissent pas à Paris, et traiter de là avec l’Assemblée, dominée comme moi par la terreur de la populace. Je ne vais pas détruire, je vais abriter et garantir la constitution ; si vous me retenez, c’en est fait d’elle, de moi, de la France peut-être ! Je vous conjure comme homme, comme mari, comme père, comme citoyen ! Ouvrez-nous la route ! dans une heure nous sommes sauvés ! la France est sauvée avec nous ! Et si vous gardez dans le cœur cette fidélité que vous professez dans vos paroles pour celui qui fut votre maître, je vous ordonne comme roi ! »


XV

Ces hommes attendris, respectueux dans leur violence, hésitent et semblent vaincus ; on voit, à leur physionomie, à leurs larmes, qu’ils sont combattus entre leur pitié naturelle pour un si soudain renversement du sort et leur conscience de patriotes. Le spectacle de leur roi suppliant qui presse leurs mains dans les siennes, de cette reine tour à tour majestueuse et agenouillée, qui s’efforce, ou par le désespoir ou par la prière, d’arracher de leur bouche le consentement du départ, les bouleverse. Ils céderaient s’ils n’écoutaient que leur âme : mais ils commencent à craindre pour eux-mêmes la responsabilité de leur indulgence. Le peuple leur demandera compte de son roi, la nation de son chef. L’égoïsme les endurcit. La femme de M. Sausse, que son mari consulte souvent du regard, et dans le cœur de laquelle la reine espère trouver plus d’accès, reste elle-même la plus insensible. Pendant que le roi harangue les officiers municipaux, la princesse éplorée, ses enfants sur ses genoux, assise dans la boutique entre deux ballots de marchandises, montre ses enfants à madame Sausse : « Vous êtes mère, madame, lui dit la reine ; vous êtes femme ! le sort d’une femme et d’une mère est entre vos mains ! Songez à ce que je dois éprouver pour mes enfants, pour mon mari ! D’un mot je vous les devrai ! La reine de France vous devra plus que son royaume, plus que la vie ! — Madame, répond sèchement la femme de l’épicier avec ce bon sens trivial des cœurs où le calcul éteint la générosité, je voudrais vous être utile. Vous pensez au roi, moi je pense à M. Sausse. Une femme doit penser pour son mari. »

Tout espoir est détruit, puisqu’il n’y a plus de pitié dans le cœur même des femmes. La reine, indignée, se retire, avec Madame Élisabeth et les enfants, dans deux petites chambres hautes de la maison de madame Sausse ; elle fond en larmes. Le roi, entouré en bas d’officiers municipaux et de gardes nationaux, a renoncé aussi à les fléchir ; il monte et redescend sans cesse l’escalier de bois de la misérable échoppe ; il va de la reine à sa sœur, de sa sœur à ses enfants. Ce qu’il n’a pu obtenir de la commisération, il l’espère du temps et de la force. Il ne croit pas que ces hommes, qui lui témoignent encore de la sensibilité et une sorte de culte, persistent réellement à le retenir et à attendre les ordres de l’Assemblée. Dans tous les cas, il est convaincu qu’il sera délivré, avant le retour des courriers envoyés à Paris, par les forces de M. de Bouillé, dont il se sait entouré à l’insu du peuple ; il s’étonne seulement que le secours soit si lent à paraître. Les heures cependant sonnaient, la nuit s’écoulait, et le secours n’arrivait pas.


XVI

L’officier qui commandait le détachement de hussards posté à Varennes par M. de Bouillé n’était pas dans la confidence entière du complot. On lui avait dit seulement qu’un trésor devait passer et qu’il aurait à l’escorter. Aucun courrier ne précédait la voiture du roi, aucun cavalier n’était venu de Sainte-Menehould le prévenir de rassembler sa troupe ; M. de Goguelat, qui devait se trouver à Varennes avant l’arrivée du roi et communiquer à cet officier les derniers ordres secrets de sa mission, n’y était pas. L’officier était livré à lui-même et à ses propres incertitudes. Deux autres officiers, sans troupes, mis par M. de Bouillé dans la confidence complète du voyage, avaient été envoyés par ce général à Varennes, mais ils étaient restés dans la ville basse et dans la même auberge où les chevaux de M. de Choiseul, destinés aux voitures du roi, étaient logés ; ils ignoraient ce qui se passait dans l’autre partie de la ville ; ils attendaient, conformément à leurs ordres, l’apparition de M. de Goguelat ; ils ne sont réveillés que par le bruit du tocsin.

Cependant M. de Choiseul et M. de Goguelat, suivis de leurs hussards, galopaient vers Varennes ; le comte Charles de Damas et ses trois dragons fidèles, échappés avec peine à l’insurrection des escadrons de Clermont, les y rejoignaient ; arrivés aux portes de la ville trois quarts d’heure après l’arrestation du roi, la garde nationale les reconnaît, les arrête, fait mettre pied à terre à leur faible détachement avant de leur laisser l’entrée libre. Ils demandent à parler au roi. On le permet. Le roi leur défend de tenter la violence. Il attend, de minute en minute, les forces supérieures de M. de Bouillé. M. de Goguelat néanmoins sort de la maison, il voit les hussards mêlés à la foule qui couvre la place, il veut faire l’épreuve de leur fidélité : « Hussards ! leur crie-t-il imprudemment, êtes-vous pour la nation ou pour le roi ? — Vive la nation ! répondent les soldats ; nous tenons et nous tiendrons toujours pour elle. » Le peuple applaudit. Un sergent de la garde nationale prend le commandement des hussards. Leur commandant s’échappe. Il va se réunir, dans la ville basse, aux deux officiers placés près des chevaux de M. de Choiseul, et tous les trois sortent de la ville et vont prévenir à Dun leur général.

On avait tiré sur ces deux officiers quand, informés de l’arrestation des voitures, ils avaient tenté de se rendre auprès du roi. La nuit entière s’était accomplie dans ces différentes vicissitudes. Déjà les gardes nationales des villages voisins arrivaient en armes à Varennes ; on y élevait des barrières entre la ville haute et la ville basse, et des courriers expédiés par la municipalité allaient avertir les municipalités de Metz et de Verdun d’envoyer en toute hâte à Varennes des troupes et du canon, pour prévenir l’enlèvement du roi par les forces de M. de Bouillé qui s’approchait.

Le roi cependant, la reine, Madame Élisabeth et les enfants reposaient, quelques moments, tout habillés, dans les chambres de la maison de M. Sausse, au murmure menaçant des pas et des voix du peuple inquiet, qui chaque minute grossissait sous leurs fenêtres. Tel était l’état des choses à Varennes à sept heures du matin. La reine ne dormait pas. Toutes ses passions de femme, de mère, de reine, l’indignation, la terreur, le désespoir, se livrèrent un tel assaut dans son âme, que ses cheveux, blonds la veille, furent blancs le lendemain.


XVII

À Paris, un mystère profond avait couvert le départ du roi. M. de La Fayette, qui était venu deux fois aux Tuileries s’assurer, par ses propres yeux, de l’exécution sévère de ses consignes, en était sorti la dernière fois, à minuit, bien convaincu que ces murs gardaient fidèlement le gage du peuple. Ce n’est qu’à sept heures du matin du 21 juin, que les personnes de la domesticité du château, entrant chez le roi et chez la reine, trouvèrent les lits intacts, les appartements vides, et semèrent l’étonnement et la terreur parmi la garde du palais. La famille fugitive avait ainsi huit ou dix heures d’avance sur ceux qui tenteraient de la poursuivre ; supposé qu’on devinât la route et qu’on l’atteignît, on ne l’atteindrait que par des courriers. Les gardes du corps qui accompagnaient le roi arrêteraient aisément ces courriers eux-mêmes. Enfin, on ne tenterait de s’opposer de vive lutte à la fuite que dans les villes où elle serait protégée déjà par les détachements apostés de M. de Bouillé.

Cependant Paris s’éveillait. La rumeur, sortie du château, se répandait dans les quartiers adjacents, et, de proche en proche, jusque dans les faubourgs. On s’abordait avec ces mots sinistres : « Le roi est parti. » On se refusait à le croire. On se portait en foule au château pour s’en assurer, on interrogeait les gardes, on invectivait les traîtres, on croyait marcher sur un complot prêt à éclater. Le nom de M. de La Fayette courait avec des imprécations sur les lèvres : « Est-il stupide ? Est-il complice ? Comment l’évasion de tant de personnes royales, à travers tant de détours, de guichets, de sentinelles, a-t-elle pu s’accomplir sans connivence ? » On forçait les portes pour visiter les appartements. Le peuple en parcourait tous les secrets. Partagé entre la stupeur et l’insulte, il se vengeait sur les objets inanimés du long respect qu’il avait porté à ces demeures. Il passait de la terreur à la risée. On décrochait un portrait du roi de la chambre à coucher, et on le suspendait, comme un meuble à vendre, à la porte du château. Une fruitière prenait possession du lit de la reine pour y vendre des cerises, en disant : « C’est aujourd’hui le tour de la nation de se mettre à son aise. » On voulut coiffer une jeune fille d’un bonnet de la reine ; elle se récria que son front en serait souillé, et le foula aux pieds avec indignation. On entra dans le cabinet d’études du jeune Dauphin : là, le peuple fut attendri et respecta les livres, les cartes, les instruments de travail de l’enfant-roi. Les rues, les places publiques, étaient encombrées de foule. Les gardes nationales se rassemblaient, le tambour battait le rappel, le canon d’alarme tonnait de minute en minute. Les hommes à piques et à bonnets de laine, origine du bonnet rouge, reparaissaient et éclipsaient les uniformes. Le brasseur Santerre, agitateur des faubourgs, enrôlait à lui seul deux mille piques. La colère du peuple commençait à dominer sur sa terreur : elle éclatait en paroles cyniques et en actes injurieux contre la royauté. À la Grève on mutilait le buste de Louis XVI, placé sous la sinistre lanterne qui avait servi d’instrument aux premiers crimes de la Révolution. « Quand donc, s’écriaient les démagogues, le peuple se fera-t-il justice de tous ces rois de bronze et de marbre, monuments honteux de sa servitude et de son idolâtrie ? » On arrachait aux marchands les images du roi : les uns les brisaient, les autres leur plaçaient seulement un bandeau sur les yeux, en signe de l’aveuglement imputé au prince. On effaçait de toutes les enseignes les mots de roi, reine, Bourbon. Le Palais-Royal perdait son nom et s’appelait le Palais d’Orléans. Les clubs, convoqués à la hâte, retentissaient de motions frénétiques. Celui des Cordeliers décrétait que l’Assemblée nationale avait voué la France à l’esclavage en proclamant l’hérédité de la couronne. Il demandait que le nom de roi fût à jamais supprimé et que le royaume fût constitué en république ; Danton lui soufflait son audace et Marat sa démence. Les bruits les plus étranges s’accréditaient et se détruisaient les uns les autres. Selon les uns, le roi avait pris la route de Metz ; selon d’autres, la famille royale s’était sauvée par un égout. Camille Desmoulins excitait la gaieté du peuple, comme la forme la plus insultante de son mépris. On affichait sur les murs des Tuileries des promesses d’une récompense modique pour ceux qui ramèneraient les animaux malfaisants ou immondes qui s’en étaient échappés. On faisait en plein vent, dans le jardin, des motions extravagantes. « Peuple, disaient des orateurs montés sur des chaises, il serait malheureux que ce roi perfide nous fût ramené ; qu’en ferions-nous ? Il viendrait comme Thersite nous verser ces larmes grasses dont nous parle Homère, et nous serions attendris. S’il revient, je fais la motion qu’il soit exposé pendant trois jours à la risée publique, le mouchoir rouge sur la tête ; qu’on le conduise ensuite, d’étape en étape, jusqu’à la frontière ; et qu’arrivé là, on le chasse à coups de pieds hors du royaume. » Fréron faisait vendre ses feuilles du jour dans les groupes. « Il est parti, y lisait-on, ce roi imbécile, ce roi parjure ! Elle est partie, cette reine scélérate, qui réunit la lubricité de Messaline à la soif de sang qui consumait Médicis ! Femme exécrable ! furie de la France ! c’est toi qui étais l’âme du complot ! » Le peuple, répétant ces paroles, colportait de rue en rue ces imprécations odieuses, qui nourrissaient sa haine et envenimaient sa terreur.


XVIII

Ce ne fut qu’à dix heures que le gouvernement et la municipalité proclamèrent par trois coups de canon l’événement de la nuit à la nation. L’Assemblée nationale était déjà réunie ; le président lui annonce que M. Bailly, maire de Paris, est venu lui apprendre que le roi et sa famille ont été enlevés des Tuileries, pendant la nuit, par les ennemis de la chose publique. L’Assemblée, déjà instruite individuellement, écoute cette communication dans un imposant silence. Il semble qu’à ce moment solennel la gravité des périls publics lui donne un majestueux sang-froid, et que la sagesse d’une grande nation se retrouve tout entière dans ses représentants. Une seule pensée domine les paroles, les résolutions, les actes. Conserver et défendre la constitution, même le roi absent et la royauté évanouie ; s’emparer de la régence momentanée du royaume, mander les ministres, expédier des courriers sur toutes les routes, arrêter tout individu sortant du royaume, visiter les arsenaux, fabriquer des armes, envoyer les généraux à leur poste, garnir les frontières : toutes ces propositions sont décrétées à l’instant. Il n’y a plus ni côté droit, ni centre ; le côté gauche réunit tout. On annonce qu’un des aides de camp, M. de Romeuf, envoyé par M. de La Fayette sur sa propre responsabilité, et avant les ordres de l’Assemblée, pour arrêter le roi, est entre les mains du peuple, qui accuse M. de La Fayette et son état-major de trahison : on envoie des commissaires le protéger. M. de Romeuf délivré entre dans la salle, il annonce l’objet de sa mission ; l’Assemblée lui donne un second ordre qui sanctionne celui de M. de La Fayette, il repart. Barnave, qui voit dans l’irritation du peuple contre La Fayette un danger de plus, s’élance à la tribune ; ennemi jusque-là du général populaire, il le défend généreusement ou habilement contre les soupçons de ce peuple prêt à l’abandonner. On dit que depuis quelques jours les Lameth et Barnave, en succédant à Mirabeau dans l’Assemblée, ont senti, comme lui, le besoin d’intelligences secrètes avec ce reste de monarchie. On parle de rapports secrets entre Barnave et le roi, de départ concerté, de mesures masquées ; mais ces rumeurs, adoptées par La Fayette lui-même dans ses Mémoires, n’avaient pas éclaté alors : elles sont encore douteuses aujourd’hui. « L’objet qui doit nous occuper, dit Barnave, est de rattacher la confiance du peuple à qui elle appartient. Il est un homme sur qui les mouvements populaires voudraient appeler des défiances que je crois fermement non méritées. Plaçons-nous entre elles et le peuple. Il nous faut une force centrale, un bras pour agir, quand nous n’avons qu’une tête pour penser. M. de La Fayette, depuis le commencement de la Révolution, a montré les vues et la conduite d’un bon citoyen ; il importe qu’il conserve son crédit sur la nation. Il faut de la force à Paris, mais il y faut de la tranquillité ; cette force, c’est vous qui devez la diriger. »

Ces paroles de Barnave sont votées comme texte de la proclamation. À ce moment on annonce que l’orateur du côté droit, M. de Cazalès, est entre les mains du peuple, exposé aux plus grands dangers aux Tuileries. Six commissaires sont nommés pour aller le protéger ; ils le ramènent avec eux. Il monte à la tribune, irrité à la fois contre le peuple, auquel il vient d’échapper, contre le roi, qui a abandonné ses partisans sans les prévenir. « J’ai failli être déchiré et mis en pièces par le peuple, s’écrie-t-il, et sans le secours de la garde nationale de Paris, qui m’a témoigné tant d’affection… » À ces mots, qui indiquent dans la pensée de l’orateur royaliste la prétention d’une popularité personnelle, l’Assemblée se soulève et la gauche éclate en murmures. « Ce n’est pas pour moi que je parle, reprend Cazalès, c’est pour l’intérêt public. Je ferais volontiers le sacrifice de ma faible existence, et ce sacrifice est fait depuis longtemps ; mais il importe à tout l’empire qu’aucun mouvement tumultueux ne trouble vos séances, au moment de crise où nous sommes, et j’appuie, en conséquence, toutes les mesures d’ordre et de force qui viennent d’être décrétées. » Enfin, sur la proposition de plusieurs membres, l’Assemblée décide qu’en l’absence du roi elle retire à elle tous les pouvoirs, que ses décrets seront mis immédiatement à exécution par les ministres, sans qu’il soit besoin de sanction ni d’acceptation. La dictature est saisie d’une main ferme et prompte par l’Assemblée ; elle se déclare en permanence.


XIX

Pendant qu’elle s’emparait ainsi de tous les pouvoirs, du droit de la prudence et de la nécessité, M. de La Fayette se jetait avec une audace calme au milieu du peuple, pour y ressaisir, au péril de sa vie, la confiance qui lui échappait. Le premier instinct du peuple devait être de massacrer le général perfide qui lui avait répondu du roi sur sa tête et qui l’avait laissé fuir. La Fayette sentit son péril, il le conjura en le bravant. Instruit un des premiers de l’évasion par ses officiers, il court aux Tuileries ; il y rencontre le maire de Paris, Bailly, et le président de l’Assemblée, Beauharnais. Bailly et Beauharnais gémissent des heures qui vont être perdues pour la poursuite, avant que l’Assemblée ait pu être convoquée et que ses décrets soient exécutoires. « Pensez-vous, leur dit La Fayette, que l’arrestation du roi et de sa famille soit nécessaire au salut public et puisse seule garantir de la guerre civile ? — Oui, sans doute, répondent le maire et le président. — Eh bien, je prends sur moi la responsabilité de cette arrestation, » reprend La Fayette ; et il écrit à l’instant les ordres à tous les gardes nationaux et citoyens d’arrêter le roi. C’était aussi une dictature, et la plus personnelle des dictatures, qu’un seul homme, se substituant à l’Assemblée et à la nation, prenait ainsi sur lui. Il attentait, de son autorité privée et du droit de sa prévoyance civique, à la liberté et peut-être à la vie du chef légal de la nation. Cet ordre conduisit Louis XVI à l’échafaud, car il ramena au peuple sa victime échappée. « Heureusement pour lui, écrit-il dans ses Mémoires, après les atrocités éprouvées par ces augustes victimes, heureusement pour lui, ce ne fut pas à ses ordres, mais à l’accident d’être reconnu par un maître de poste et à de mauvais arrangements, que fut due leur arrestation. » Ainsi, le citoyen ordonnait ce que l’homme tremblait de voir accomplir, et plus tard la sensibilité protestait contre le patriotisme.

En sortant des Tuileries, La Fayette se rendit à cheval à l’hôtel de ville. La foule inondait les quais ; sa colère éclatait en invectives contre lui. Il l’affronta avec sérénité. Arrivé sur la place de Grève presque seul, il y trouva le duc d’Aumont, un de ses chefs de division, entre les mains du peuple prêt à le massacrer. Il fendit la foule étonnée de son audace ; il délivra le duc d’Aumont. Il reprit de force l’empire que l’hésitation lui faisait perdre avec la vie. « De quoi gémissez-vous ? dit-il à la foule. Chaque citoyen ne gagne-t-il pas 20 sous de rente à la suppression de la liste civile ? Et si vous appelez la fuite du roi un malheur, de quel nom appelleriez-vous donc une contre-révolution qui vous priverait de la liberté ? » Il ressortit de l’hôtel de ville sous escorte, et se rendit avec plus de confiance à l’Assemblée. À son entrée dans la salle, Camus, auprès de qui il alla s’asseoir, se leva avec indignation : « Point d’uniforme ici ! s’écrie-t-il ; nous ne devons point voir d’uniforme ni d’armes dans cette enceinte ! » Quelques membres du côté gauche se lèvent avec Camus, crient à La Fayette : « Hors de la salle ! » et renvoient du geste le général intimidé. D’autres membres, amis de La Fayette, se précipitent autour de lui et imposent silence aux vociférations menaçantes de Camus. M. de La Fayette obtient la parole à la barre. Il prononce quelques mots habituels sur la liberté et le peuple, et propose à l’Assemblée d’entendre M. de Gouvion, son second, à qui la garde des Tuileries était confiée. « Je réponds de cet officier, dit-il, et je prends sur moi la responsabilité. » M. de Gouvion est entendu. Il affirme que les issues du palais ont été strictement surveillées, et que le roi n’a pu s’évader par aucune porte. M. Bailly, maire de Paris, confirme ces paroles. L’intendant de la liste civile, M. de Laporte, vient à la barre présenter le manifeste laissé par le roi à son peuple. « Comment l’avez-vous reçu ? lui dit-on. — Le roi, répond M. de Laporte, l’avait laissé cacheté avec un billet pour moi. — Lisez le billet, lui dit un membre. — Non, non, s’écrie l’Assemblée d’un mouvement unanime ; c’est un billet confidentiel, nous n’avons pas le droit de le lire. » On refuse également de décacheter une lettre à la reine trouvée sur la table de cette princesse. Le caractère généreux de la nation domine encore l’irritation du moment.

On lit le manifeste du roi au milieu des rires et des murmures.

« Français, dit le roi dans cette adresse à son peuple, tant que j’ai espéré voir renaître l’ordre et le bonheur public par les mesures concertées entre moi et l’Assemblée, rien ne m’a coûté. Calomnies, insultes, outrages, privation même de ma liberté, j’ai tout souffert sans me plaindre. Mais aujourd’hui que je vois la royauté détruite, les propriétés violées, la sûreté des personnes compromise, l’anarchie complète dans toutes les parties de l’empire, je crois devoir compte à mes sujets des motifs de ma conduite. Au mois de juillet 1789, je n’ai pas craint de me confier aux Parisiens. Aux 5 et 6 octobre, bien qu’outragé dans mon palais et témoin de l’impunité de tous les crimes, je n’ai pas voulu quitter la France, dans la crainte d’exciter la guerre civile. Je suis venu m’établir aux Tuileries, privé des plus simples commodités de la vie. On m’a arraché mes gardes du corps. Plusieurs même de ces gentilshommes fidèles ont été massacrés sous mes yeux. On a souillé d’infâmes calomnies l’épouse fidèle et dévouée qui partage mon amour pour le peuple et qui a pris généreusement sa part de tous les sacrifices que je lui ai faits : convocation des états généraux, double représentation accordée au tiers état, réunion des ordres, sacrifice du 20 juin, j’ai tout fait pour la nation ; tous ces sacrifices ont été perdus, méconnus, tournés contre moi. On m’a retenu prisonnier dans mon propre palais, on m’a imposé des geôliers au lieu de gardes, on m’a rendu responsable d’un gouvernement qu’on a arraché de mes mains. Chargé de maintenir la dignité de la France vis-à-vis des puissances étrangères, on m’a ôté le droit de faire la paix ou la guerre. Votre constitution est une contradiction perpétuelle entre les titres qu’elle me confère et les fonctions qu’elle me refuse. Je ne suis que chef responsable de l’anarchie, et la puissance séditieuse des clubs vous arrache à vous-mêmes le pouvoir que vous m’avez arraché. Français, est-ce là ce que vous attendiez de votre régénération ? Votre amour pour votre roi était compté autrefois au nombre de vos vertus. Cet amour s’est changé en haine, et ces hommages en insultes. Depuis M. Necker jusqu’au dernier des factieux, tout le monde a été roi, excepté le roi lui-même. On a menacé d’enlever au roi jusqu’à ce vain titre et d’enfermer la reine dans un couvent. Dans les nuits d’octobre, quand on a proposé à l’Assemblée d’aller couvrir le roi de sa présence, elle a déclaré qu’il n’était pas de sa dignité de s’y transporter. On a arrêté les tantes du roi quand, pour cause de religion, elles ont voulu se transporter à Rome. On a violenté jusqu’à ma conscience. On a commandé jusqu’à ma foi religieuse quand j’ai voulu aller à Saint-Cloud, après ma maladie, pour achever ma convalescence ; on a craint que je n’allasse dans cette résidence pour pratiquer mes actes religieux avec des prêtres non assermentés. On a dételé mes chevaux, on m’a forcé de rentrer aux Tuileries. M. de La Fayette lui-même n’a pu assurer ni l’obéissance à la loi ni le respect dû à la liberté du roi. On m’a forcé d’éloigner jusqu’aux prêtres de ma chapelle et au confident de ma conscience. Dans une telle situation, il ne me reste qu’à en appeler à la justice et à l’amour de mon peuple, à me réfugier, hors de l’atteinte des factieux et de l’oppression de l’Assemblée et des clubs, dans une ville de mon royaume, et d’aviser de là, en pleine liberté, aux modifications que la constitution demande, à la restauration de notre sainte religion, à l’affermissement du pouvoir royal et à la consolidation d’une vraie liberté. »

L’Assemblée, qui avait plusieurs fois interrompu la lecture de ce manifeste par des éclats de rire et par des soulèvements d’indignation, passa avec dédain à l’ordre du jour, et reçut le serment des généraux employés à Paris. De nombreuses députations de Paris et des départements voisins vinrent successivement à la barre lui donner l’assurance que l’Assemblée nationale serait considérée comme le centre de ralliement de tous les bons citoyens.

Le soir, les clubs des Cordeliers et des Jacobins firent afficher des motions de déchéance du roi. Le club des Cordeliers déclare, dans une de ses affiches, que chacun des citoyens qu’il renferme a juré individuellement de poignarder les tyrans. Marat, un de ses membres, publie un manifeste incendiaire et le répand dans Paris. « Peuple, dit-il, voilà la loyauté, l’honneur, la religion des rois. Souvenez vous de Henri III et du duc de Guise. Henri communie à la même table que son ennemi, et lui jure sur l’autel une éternelle amitié. À peine hors du temple, il distribue à ses mignons des poignards, fait appeler le duc dans son cabinet et le fait percer de mille coups. Fiez-vous aux serments des princes. Dans la matinée du 19, Louis XVI riait des siens et jouissait d’avance de la terreur que vous inspirerait sa fuite. L’Autrichienne a séduit La Fayette la nuit dernière ; Louis XVI en soutane s’est esquivé avec le Dauphin, sa femme, son frère et toute la famille. Il rit maintenant de la sottise des Parisiens, et bientôt il nagera dans leur sang. Citoyens, cette fuite est préparée de longue main par les traîtres de l’Assemblée nationale. Vous touchez à votre perte. Hâtez-vous de songer à votre salut. Nommez à l’instant un dictateur, faites tomber votre choix sur le citoyen qui vous a montré jusqu’à ce jour le plus de lumière, de zèle et de fidélité. Faites tout ce qu’il vous dira de faire pour frapper vos ennemis. Voici le moment de faire tomber la tête de Bailly, de La Fayette, de tous les scélérats de l’état-major, de tous les traîtres de l’Assemblée. Un tribun, un tribun militaire, ou vous êtes perdus sans ressource. Jusqu’à présent j’ai fait pour vous sauver tout ce qui était au pouvoir d’un homme. Si vous négligez ce dernier conseil, je n’ai plus rien à vous dire, je prends congé de vous pour toujours. Louis XVI, à la tête de ses satellites, revient vous bloquer dans Paris ; l’ami du peuple aura un four ardent pour tombeau, mais son dernier soupir sera pour la patrie, pour la liberté et pour vous. »


XX

Les hommes du parti constitutionnel crurent devoir se rendre, le 22, à la séance des Jacobins, pour en contenir l’exaltation. Barnave, Sieyès, La Fayette, y reparurent et y prêtèrent serment de fidélité à la nation. Camille Desmoulins raconte ainsi cette séance :

« Pendant que l’Assemblée nationale décrète, décrète et décrète encore, le peuple agit. Je vais aux Jacobins. Je rencontre La Fayette sur le quai Voltaire. La voix de Barnave a déjà ramené les esprits. On commence à crier : « Vive La Fayette ! » Il passe en revue les bataillons postés sur le quai. Convaincu du besoin de se réunir autour d’un chef, je cède au mouvement qui m’entraîne vers le cheval blanc. « Monsieur de La Fayette, lui dis-je au milieu de la foule, j’ai dit bien du mal de vous depuis un an, voici le moment de me convaincre de mensonge. Prouvez que je suis un calomniateur, rendez-moi exécrable, couvrez-moi d’infamie, et sauvez la chose publique. » Je parlais avec une chaleur extrême. Il me serre la main. « Je vous ai toujours reconnu pour un bon citoyen, me dit-il ; vous verrez qu’on vous a trompé. Notre serment à tous est de vivre libres ou de mourir. Tout va bien ; il n’y a plus qu’un seul esprit dans l’Assemblée nationale, où le danger commun a réuni tous les partis. — Mais pourquoi, repris-je, votre Assemblée affecte-t-elle de parler, dans tous ses décrets, de l’enlèvement du roi, tandis que le roi écrit lui-même qu’il s’échappe volontairement ? Quelle bassesse à une assemblée, ou quelle trahison, de parler ainsi quand elle a autour d’elle trois millions de baïonnettes ! — Le mot enlèvement est un vice de rédaction que l’Assemblée corrigera, » répondit La Fayette. Puis il ajouta : « C’est une chose bien infâme que cette conduite du roi ! » La Fayette répéta ce mot plusieurs fois en me serrant la main très-affectueusement. Je quittai cet homme en me disant que, peut-être, l’horizon immense que la fuite du roi ouvrait à son ambition le ramènerait au parti populaire. J’arrivai aux Jacobins en m’efforçant de croire à ses démonstrations de patriotisme et d’amitié, et de me remplir de persuasion qui, malgré mes efforts, s’écoulait de mon esprit par mille ressouvenirs comme par mille issues. »

Lorsque Camille Desmoulins entra aux Jacobins, Robespierre était à la tribune. L’immense crédit que sa persévérance et son incorruptibilité avaient conquis à ce jeune orateur sur le peuple pressait son auditoire nocturne autour de lui. « Ce n’est pas moi, disait-il, qui appellerai cet événement un désastre. Ce jour est le plus beau de la Révolution, si vous savez le saisir et en profiter. Le roi a choisi pour déserter son poste le moment de tous nos périls au dedans et au dehors : l’Assemblée est décréditée ; les élections prochaines agitent les esprits ; les émigrés sont à Coblentz ; l’empereur et le roi de Suède sont à Bruxelles ; nos moissons sont mûres pour nourrir leurs armées ; mais trois millions d’hommes sont debout en France, et cette ligue de l’Europe serait aisément vaincue. Je n’ai pas peur de Léopold ni du roi de Suède ; ce qui m’épouvante seulement, c’est ce qui paraît rassurer tous les autres : c’est que depuis ce matin tous nos ennemis affectent de parler le même langage que nous. Tout le monde est réuni, tous ont le même visage en apparence. Or, tous ne peuvent pas éprouver la même joie de la fuite d’un roi qui avait quarante millions de rente, qui disposait de toutes les places et qui les livrait à ses affidés et à nos ennemis. Il y a donc des traîtres parmi nous ; il y a donc des intelligences entre ce roi fugitif et ces traîtres restés à Paris. Lisez le manifeste royal, et le complot vous y sera dévoilé tout entier. Le roi, l’empereur, le roi de Suède, d’Artois, Condé, tous les fugitifs, tous les brigands vont s’avancer sur nous. Il paraîtra un manifeste paternel ; le roi nous y parlera de son amour, de la paix, même de la liberté ; en même temps les traîtres de la capitale et des départements vous peindront, de leur côté, comme les hommes de la guerre civile : on transigera ; et la Révolution sera étouffée dans ces embrassements perfides d’un despotisme hypocrite et d’un modérantisme intimidé. Voyez déjà l’Assemblée ! elle appelle aujourd’hui dans vingt décrets la fuite du roi un enlèvement. À qui confie-t-elle le salut du peuple ? À un ministre des affaires étrangères, sous la surveillance d’un comité diplomatique. Or, quel est ce ministre ? Un traître que je n’ai cessé de vous dénoncer, le persécuteur des soldats patriotes, le soutien des officiers aristocrates. Qu’est-ce que le comité ? Un comité de traîtres, composé de tous nos ennemis masqués en patriotes. Et le ministre des affaires étrangères, qui est-il ? Un traître, un Montmorin, qui, il n’y a qu’un mois, vous déclarait une adoration perfide de la constitution. Et ce Delessart, qui est-il ? Un traître à qui Necker a laissé son manteau d’hypocrisie pour couvrir ses complots ! Ne voyez-vous pas la coalition de tous ces hommes avec le roi et du roi avec la ligue européenne ? Elle va nous étouffer ! Dans un instant vous allez voir entrer dans cette salle tous ces hommes de 1789, maire, général, ministres, orateurs ! Comment pourriez-vous échapper ? Antoine, poursuivit-il en faisant allusion à La Fayette, Antoine commande des légions qui vont venger César, et Octave, le neveu de César, commande les légions de la république. Comment la république ne périrait-elle pas ? On nous parle de la nécessité de nous réunir ! Mais quand Antoine fut venu camper à côté de Lépide, et que tous les traîtres à la liberté furent réunis à ceux qui se disaient ses défenseurs, il ne resta plus à Brutus et à Cassius qu’à se donner la mort ! C’est là que nous mène cette feinte unanimité, cette réconciliation perfide des patriotes ! Oui, voilà ce qu’on vous prépare ! Je sais qu’en osant dévoiler ces complots j’aiguise contre moi mille poignards ! je sais le sort qu’on me garde ! Mais si, lorsque j’étais à peine aperçu dans l’Assemblée nationale, parmi les premiers apôtres de la liberté, j’ai fait le sacrifice de ma vie à la vérité, à l’humanité, à la patrie, aujourd’hui qu’une bienveillance universelle, que tant de preuves de considération, d’attachement, m’ont tant payé de ce sacrifice, je recevrai comme un bienfait une mort qui m’empêchera d’être témoin de tant de maux. J’ai fait le procès de l’Assemblée, qu’elle fasse le mien ! »


XXI

Ces paroles, astucieusement combinées pour jeter le levain du soupçon dans les cœurs, furent accueillies comme le testament de mort d’un martyr de la liberté. Les larmes mouillaient tous les yeux. « Nous mourrons tous avec toi ! » cria Camille Desmoulins en tendant à Robespierre ses bras ouverts comme pour l’embrasser. Cette âme légère et mobile se laissait emporter à tous les souffles de l’enthousiasme. Il passait des bras de La Fayette aux bras de Robespierre, comme une courtisane de toutes les émotions. Huit cents personnes se levèrent et offrirent, par leur attitude, leurs gestes, leur inspiration spontanée et unanime, un de ces tableaux les plus imposants de la puissance de la parole, de la passion et des circonstances sur un peuple assemblé. Après que la société eut juré individuellement de défendre la vie de Robespierre, on annonça l’arrivée des ministres et des membres de l’Assemblée qui avaient fait partie du club de 89, et qui venaient fraterniser dans le danger de la patrie avec les Jacobins.

« Monsieur le président, s’écria Danton, si les traîtres osent se présenter devant nous, je prends l’engagement solennel de porter ma tête sur un échafaud, ou de prouver que leur tête à eux doit rouler aux pieds de la nation qu’ils ont trahie. »

Les députés entrent : Danton, reconnaissant La Fayette parmi eux, s’élance à la tribune, et interpellant le général : « Je dois parler et je parlerai comme si je burinais l’histoire pour les siècles à venir. Pourquoi, vous, monsieur de La Fayette, osez-vous venir vous joindre aux amis de la constitution, vous partisan et signataire de ce système de deux chambres inventé par le prêtre Sieyès, système destructeur de la constitution et de la liberté ? N’est-ce pas vous qui m’avez dit à moi-même que le projet de M. Mounier était trop exécré pour qu’on osât le reproduire, mais qu’on pouvait faire accepter à l’Assemblée son équivalent ? Je vous défie de nier ce fait qui vous écrase. Comment se fait-il que le roi, dans sa proclamation, tient le même langage que vous ? Comment avez-vous osé attenter, dans un ordre du jour, à la circulation des écrits publiés par les défenseurs du peuple, tandis que vous accordez la protection de vos baïonnettes aux lâches écrivains, destructeurs de la constitution ? Pourquoi avez-vous ramené captifs et comme en triomphe les habitants du faubourg Saint-Antoine, qui voulaient détruire le dernier repaire de la tyrannie à Vincennes ? Pourquoi, le même soir de cette expédition de Vincennes, avez-vous accordé protection, dans les Tuileries, aux assassins armés de poignards, pour favoriser la fuite du roi ? Expliquez-moi le hasard qui a placé, le 21 juin, de garde aux Tuileries, cette même compagnie de grenadiers de l’Oratoire, que vous aviez punie le 18 avril pour s’être opposée au départ du roi ? Ne nous faisons pas illusion. La fuite du roi n’est que le résultat d’un complot ; il y a eu des intelligences, et vous, monsieur de La Fayette, vous qui répondiez encore dernièrement de la personne du roi sur votre tête, paraître dans cette assemblée, n’est-ce pas y chercher votre condamnation ? Il faut au peuple des vengeances. Il est las d’être tour à tour bravé ou trahi ; si ma voix est étouffée ici, si nos ménagements toujours faibles pour les ennemis de la patrie la mettent perpétuellement en danger, j’en appelle au jugement de la postérité ; c’est à elle à juger entre vous et moi. »

M. de La Fayette, sommé de s’expliquer, ne répondit pas à ces interpellations pressantes : il dit seulement qu’il venait se réunir à la société des Jacobins, parce que c’était là que les bons citoyens devaient accourir dans des temps d’alarmes, et il sortit de l’Assemblée. L’Assemblée ayant pris le lendemain un arrêté pour enjoindre au général de venir se justifier, il écrivit qu’il irait plus tard. Il ne vint jamais. Mais les motions de Robespierre et de Danton ne portèrent point atteinte à son crédit sur la garde nationale. Danton, ce jour-là, paya d’audace. M. de La Fayette avait sur les lèvres les preuves de la vénalité de cet orateur. Il avait reçu de M. de Montmorin cent mille francs. Danton savait que M. de La Fayette n’ignorait pas ce marché ; mais il savait aussi que M. de La Fayette ne pouvait l’accuser sans perdre M. de Montmorin, et sans risquer d’être accusé lui-même de participation à ce commerce des caractères qu’alimentaient les fonds de la liste civile. Ces deux secrets s’intimidèrent l’un l’autre, et forcèrent le tribun et le général à des réticences qui amortirent le combat. Lameth répondit à Danton, et parla dans le sens de la concorde. Les résolutions violentes proposées par Robespierre et par Danton ne prévalurent pas ce jour-là aux Jacobins. Le péril servit de sagesse au peuple. Son instinct lui défendit de diviser les forces devant l’inconnu.


XXII

Le soir, l’Assemblée nationale discuta et adopta un projet d’adresse aux Français, ainsi conçu : « Un grand crime vient d’être commis, le roi et sa famille ont été enlevés. » (À cette fiction prolongée du prétendu enlèvement du roi, les murmures éclatent ; la sagesse de l’Assemblée les étouffe.) « Mais vos représentants triompheront de tous les obstacles. La France veut être libre, elle le sera : la Révolution ne rétrogradera pas. Nous avons d’abord sauvé la loi en décrétant que nos décrets seraient la loi elle-même. Nous sauvons la nation en envoyant à l’armée un renfort de trois cent mille hommes. Nous sauvons l’ordre en le mettant sous la garantie du zèle et du patriotisme des citoyens armés. Dans cette attitude, nous attendons nos ennemis… Dans un écrit dicté au roi par ceux qui ont fait violence à son amour, on vous accuse, on accuse la constitution, on accuse la loi de l’impunité du 6 octobre ! La nation est plus juste : elle n’accuse pas le roi du crime de ses aïeux. (On applaudit.) Mais ce roi a prêté serment, le 14 juillet, à cette constitution, il aurait donc consenti à un parjure ? On rejette sur de soi-disant factieux les changements faits à la constitution du royaume. Quelques factieux ? ce n’est pas assez : nous sommes vingt-six millions de factieux ! (On applaudit encore.) Nous avons reconstitué tous les pouvoirs ; nous avons conservé la monarchie, parce que nous la croyons utile à la France. Nous l’avons réformée sans doute, mais c’est pour la sauver de ses abus et de ses excès. Nous avons laissé cinquante millions par an au légitime éclat du trône. Nous nous sommes réservé le droit de déclarer la guerre, nous n’avons pas voulu que le sang du peuple appartînt aux ministres. Français ! tous les pouvoirs sont organisés. Tout le monde est à son poste. L’Assemblée veille. Ne craignez rien que vous-mêmes, si votre juste émotion vous portait au désordre. Le peuple qui veut être libre doit être impassible dans ces grandes crises. Voyez Paris ! imitez la capitale ! Tout y suit la marche ordinaire. Les tyrans seront trompés. Pour mettre la France sous le joug, il faudrait anéantir la nation entière. Si le despotisme ose le tenter, il sera vaincu ; ou s’il triomphe, il ne triomphera que sur des ruines. » Des applaudissements unanimes et répétés suivent cette lecture.

La séance, suspendue pendant une heure, est rouverte à neuf heures et demie. Une grande agitation se manifeste dans toutes les parties de la salle. Il est arrêté ! Il est arrêté ! Ces mots se répandent sur tous les bancs, et de la salle dans les tribunes. Le président annonce qu’il vient de recevoir un paquet contenant plusieurs pièces dont il va donner lecture. Il recommande de s’abstenir de tout signe d’approbation ou d’improbation. Il ouvre le paquet et lit au milieu d’un profond silence les lettres de la municipalité de Varennes et de Sainte-Menehould apportées par M. Mangin, chirurgien à Varennes. L’Assemblée nomme trois commissaires, pris dans son sein, pour aller assurer le retour du roi à Paris. Ces trois commissaires sont : Barnave, Pétion et Latour-Maubourg. Ils partent à l’instant pour accomplir leur mission. Laissons un moment Paris aux émotions de surprise, de joie et de colère, que la fuite et l’arrestation du roi y ont excitées.


XXIII

La nuit s’était écoulée à Varennes, pour le roi et pour le peuple, dans les palpitations de l’espérance et de la terreur. Pendant que les enfants dormaient, accablés de la fatigue d’une longue route, d’une journée brûlante, et insouciants de leur sort, le roi et la reine, gardés à vue par les municipaux de Varennes, s’entretenaient à voix basse de leur affreuse situation. Leur pieuse sœur, Madame Élisabeth, priait à côté d’eux. Son royaume, à elle, était au ciel. Elle n’était restée à la cour, où elle était étrangère par sa piété et par son renoncement à tous les plaisirs, que pour se dévouer à son frère. Elle n’y prenait sa part que des larmes et des tribulations du trône.

Les captifs étaient loin de désespérer encore. Ils ne doutaient pas que M. de Bouillé, averti sans doute par quelques-uns des officiers qu’il avait postés sur la route du roi, n’eût marché toute la nuit à leur secours. Ils attribuaient son retard à la nécessité de réunir des forces suffisantes pour dissiper les nombreuses gardes nationales appelées à Varennes par le bruit du tocsin ; mais à chaque instant ils s’attendaient à le voir paraître, et le moindre mouvement du peuple, le moindre cliquetis d’armes dans la rue de Varennes, leur semblaient l’annonce de son arrivée. Le courrier envoyé à Paris par la municipalité de Varennes pour prendre les ordres de l’Assemblée n’était parti qu’à trois heures du matin. Il lui fallait vingt heures pour se rendre à Paris, autant pour le retour. Le temps de convoquer l’Assemblée et de délibérer ne pouvait prendre moins de trois ou quatre heures encore. C’était donc près de quarante-huit heures que M. de Bouillé avait d’avance sur les ordres de Paris.

D’ailleurs, dans quel état serait Paris ? que s’y serait-il passé à l’annonce inattendue de l’évasion du roi ? La terreur ou le repentir n’avait-il pas saisi les esprits ? L’anarchie n’aurait-elle pas renversé les faibles digues qu’une assemblée anarchique elle-même aurait cherché à lui opposer ? Le cri : « À la trahison ! » n’aurait-il pas été le premier tocsin du peuple ? M. de La Fayette n’était-il pas massacré comme un traître ? la garde nationale n’était-elle pas désorganisée ? Les bons citoyens n’avaient-ils pas repris le dessus à la faveur de cette consternation subite des factieux ? Qui donnerait les ordres ? qui les exécuterait ? La nation, désarmée et tremblante, ne tomberait-elle peut-être pas aux pieds de son roi ? Telles étaient les chimères, dernières flatteries des infortunes royales, dont on se repaissait, pendant cette nuit fatale, dans la chambre étroite et brûlante où toute la famille royale était entassée.

Le roi avait pu communiquer librement avec plusieurs officiers des détachements. M. de Goguelat, M. de Damas, M. de Choiseul, avaient pénétré jusqu’à lui. Le procureur-syndic et les officiers municipaux de Varennes montraient des égards et de la pitié au roi, même dans l’exécution de ce qu’ils croyaient leur devoir. Le peuple ne passe pas soudainement du respect à l’outrage. Il y a un moment d’indécision dans tous les sacriléges, où l’on semble vénérer encore ce que l’on est prêt à profaner. La municipalité de Varennes et M. Sausse, croyant sauver la nation, étaient bien loin de vouloir offenser le roi prisonnier. Ils le gardaient autant comme leur souverain que comme leur captif. Ces nuances n’échappaient pas au roi ; il se flattait qu’aux premières sommations de M. de Bouillé le respect prévaudrait sur le patriotisme, et qu’on le mettrait en liberté. Il avait parlé dans ce sens à ses officiers.

L’un d’eux, M. Deslons, qui commandait l’escadron de hussards posté à Dun, entre Varennes et Stenay, avait été informé de l’arrestation du roi, à trois heures du matin, par le commandant du détachement de Varennes, échappé de cette ville. M. Deslons, sans attendre les ordres de son général, et les préjugeant avec bon sens et énergie, avait fait monter ses hussards à cheval et s’était porté au galop sur Varennes, pour y enlever le roi de vive force. Arrivé aux portes de cette ville, il avait trouvé ces portes barricadées et défendues par des masses nombreuses de gardes nationales. On avait refusé l’accès de Varennes à ses hussards. M. Deslons, laissant son escadron dehors et descendant de cheval, avait demandé à être introduit de sa personne auprès du roi. On y avait consenti. Son but était d’abord d’informer ce prince que M. de Bouillé était prévenu et allait marcher à la tête du régiment Royal-Allemand. Il en avait un autre : c’était de s’assurer par ses propres yeux s’il était impossible à son escadron de forcer les obstacles, de parvenir jusqu’à la ville haute et d’enlever le roi. Les barricades lui parurent infranchissables à la cavalerie. Il entra chez le roi. Il lui demanda ses ordres : « Dites à M. de Bouillé, lui répondit le roi, que je suis prisonnier et ne puis donner aucun ordre ; que je crains bien qu’il ne puisse plus rien pour moi, mais que je lui demande de faire ce qu’il pourra. » M. Deslons, qui était Alsacien, et qui parlait allemand, voulut dire quelques mots dans cette langue à la reine, et prendre ses ordres sans qu’ils pussent être compris des personnes présentes à l’entrevue. « Parlez français, monsieur, lui dit la reine, on nous entend. » M. Deslons se tut, s’éloigna désespéré, mais resta avec les hussards aux portes de Varennes, attendant les forces supérieures de M. de Bouillé.


XXIV

L’aide de camp de M. de La Fayette, M. de Romeuf, expédié par ce général et porteur de l’ordre de l’Assemblée, arriva à Varennes à sept heures et demie. La reine, qui le connaissait, lui fit les reproches les plus pathétiques sur l’odieuse mission dont son général l’avait chargé. M. de Romeuf chercha en vain à calmer son irritation par toutes les marques de respect et de dévouement compatibles avec la rigueur de ses ordres. La reine, indignée, passant des reproches aux larmes, donna un libre cours à son désespoir. Le roi avait reçu des mains de M. de Romeuf l’ordre écrit de l’Assemblée et l’avait déposé sur le lit où était couché le Dauphin. La reine, dans un mouvement de colère, prit cet ordre, le jeta à terre et le foula aux pieds en disant qu’un pareil écrit souillerait le lit de son fils. « Au nom de votre salut et de votre gloire, madame, lui dit le jeune officier, dominez votre douleur. Voudriez-vous qu’un autre que moi fût témoin de pareils accès de désespoir ? »

On pressait les préparatifs du départ, dans la crainte que les troupes de M. de Bouillé ne vinssent forcer la ville ou couper la route. Le roi retardait autant qu’il le pouvait. Chaque minute gagnée sur le retour lui donnait une chance de délivrance : il les disputait une à une à ses gardiens. Au moment de monter en voiture, une des femmes de la reine feignit une indisposition grave et subite. La reine refusa de partir sans elle. Elle ne céda qu’aux menaces de la violence et aux cris du peuple impatient. Elle ne voulut pas qu’on portât les mains sur son fils. Elle le prit dans ses bras, monta en voiture, et le cortége royal, escorté de trois ou quatre mille gardes nationaux, se dirigea lentement vers Paris.


XXV

Que faisait pourtant, pendant cette longue agonie du roi, le marquis de Bouillé ? Il avait, comme on l’a vu, passé la nuit aux portes de Dun, à six lieues de Varennes, attendant les courriers qui devaient lui annoncer l’approche des voitures. À trois heures du matin, craignant d’être découvert et n’ayant vu arriver personne, il regagna Stenay, afin d’être à portée de donner des ordres à ses troupes, s’il était arrivé quelque accident au roi. Il était à quatre heures et demie aux portes de Stenay, quand les deux officiers qu’il avait placés la veille à Varennes, et le commandant de l’escadron abandonné par ses troupes, le rejoignirent et lui apprirent que le roi était arrêté depuis onze heures du soir. Frappé de stupeur, étonné d’être averti si tard, il donne l’ordre à l’instant au régiment Royal-Allemand, qui était dans Stenay, de monter à cheval et de le suivre. Le colonel du régiment avait reçu la veille l’ordre de tenir les chevaux sellés. Cet ordre n’avait pas été exécuté. Le régiment perdit trois quarts d’heure à se préparer, malgré les messages réitérés de M. de Bouillé, qui envoya son propre fils aux casernes. Le général ne pouvait rien sans ce régiment. Dès qu’il fut en bataille hors de la ville, M. de Bouillé l’aborda avec franchise et voulut sonder lui-même ses dispositions. « Votre roi, qui venait se jeter dans vos bras, est à quelques lieues de vous, leur dit-il ; le peuple de Varennes l’a arrêté. Le laisserez-vous insulté et captif entre les mains des municipaux ? Voici ses ordres, il vous attend, il compte les minutes. Marchons à Varennes ! Courons le délivrer et le rendre à la nation et à la liberté ! Je marche avec vous, suivez-moi ! » Les plus vives acclamations accueillirent ces paroles. M. de Bouillé distribua cinq cents ou six cents louis aux cavaliers, et le régiment se mit en mouvement.

De Stenay à Varennes il y a neuf lieues par un chemin montagneux et difficile. M. de Bouillé fit toute la diligence possible. À peu de distance de Varennes il rencontra un premier détachement de Royal-Allemand arrêté à l’entrée d’un bois par des gardes nationaux qui tiraient sur les soldats. Il fit charger ces tirailleurs ; et, prenant lui-même le commandement de cette avant-garde, il arriva à neuf heures un quart devant Varennes. Le régiment suivait de près. M. de Bouillé reconnaissait la ville pour attaquer, quand il aperçut en dehors une troupe de hussards qui semblait observer aussi la place. C’était l’escadron de Dun, commandé par M. Deslons, et qui avait passé la nuit à attendre les renforts. M. Deslons accourut et apprit à son général que le roi était parti depuis une heure. Il ajouta que le pont de la ville était rompu et les rues barricadées, que les dragons de Clermont et les hussards de Varennes avaient fraternisé avec le peuple, et que les commandants des divers détachements, MM. de Choiseul, de Damas et de Goguelat, étaient prisonniers. M. de Bouillé, désespéré mais non découragé, résolut de suivre le roi en tournant Varennes et de l’arracher des mains des gardes nationales. Il envoya sonder les gués pour faire traverser la rivière à Royal-Allemand. On n’en trouva pas, bien qu’il y en eût un. Sur ces entrefaites, il apprit que les garnisons de Verdun et de Metz s’avançaient avec des canons pour prêter main-forte au peuple. La campagne se couvrait de gardes nationales et de troupes ; les cavaliers montraient de l’hésitation ; les chevaux, fatigués de neuf lieues de route, ne pouvaient suffire à une course rapide nécessaire pour devancer le roi à Sainte-Menehould. Toute énergie tomba avec tout espoir. Le régiment Royal-Allemand tourna bride. M. de Bouillé le ramena silencieusement jusqu’aux portes de Stenay. Suivi seulement de quelques-uns de ses officiers les plus compromis, il se jeta sur le Luxembourg et passa la frontière au milieu des coups de fusil, et désirant la mort plus qu’il n’évitait le supplice.


XXVI

Cependant les voitures du roi rétrogradaient vers Châlons au pas de course des gardes nationales qui se relayaient pour l’escorter. La population entière se pressait sur les bords des routes pour voir ce roi captif, ramené en triomphe par le peuple qui s’était cru trahi. Les baïonnettes et les piques des gardes nationaux pouvaient à peine leur frayer passage à travers cette foule qui grossissait et se renouvelait sans cesse. Les cris et les gestes de fureur, les risées et les outrages, ne se lassaient pas. Les voitures avançaient à travers une haie d’opprobres. La clameur du peuple finissait et recommençait à chaque tour de roue. C’était un calvaire de soixante lieues dont chaque pas était un supplice. Un seul homme, M. de Dampierre, vieux gentilhomme accoutumé au culte de ses rois, ayant voulu s’approcher pour donner un signe de respectueuse compassion à ses maîtres, fut massacré sous les roues de la voiture. La famille royale faillit passer sur ce corps sanglant. La fidélité était le seul crime irrémissible au milieu d’une tourbe de forcenés. Le roi et la reine, qui avaient fait le sacrifice de leur vie, avaient rappelé à eux pour mourir toute leur dignité et tout leur courage. Le courage passif était la vertu de Louis XVI, comme si le ciel, qui le destinait au martyre, lui eût donné d’avance cette héroïque acceptation qui ne sait pas combattre, mais qui sait mourir. La reine trouvait dans son sang et dans son orgueil assez de ressentiment contre ce peuple, pour lui rendre en mépris intérieur les insultes dont il la profanait. Madame Élisabeth implorait tout bas le secours d’en haut. Les deux enfants s’étonnaient de la haine de ce peuple qu’on leur avait dit d’aimer et qu’ils n’apercevaient que dans des accès de rage. Jamais l’auguste famille ne serait arrivée vivante dans Paris, si les commissaires de l’Assemblée, dont la présence imposait au peuple, ne fussent arrivés à temps pour intimider et pour gouverner cette sédition renaissante.

Les commissaires rencontrèrent les voitures du roi entre Dormans et Épernay. Ils lurent au roi et au peuple les ordres de l’Assemblée qui leur donnaient le commandement absolu des troupes et de la garde nationale sur toute la ligne, et qui leur enjoignaient de veiller non-seulement à la sécurité du roi, mais encore au maintien du respect dû à la royauté dans sa personne. Barnave et Pétion se hâtèrent de monter dans la berline du roi, pour partager ses périls et le couvrir de leur corps. Ils parvinrent à le préserver de la mort, mais non des outrages. La rage, éloignée des voitures, s’exerçait plus loin sur la route. Toutes les personnes suspectes d’attendrissement étaient lâchement outragées. Un ecclésiastique s’étant approché et montrant sur sa physionomie quelques signes de respect et de douleur, fut saisi par le peuple, renversé aux pieds des chevaux, et allait être immolé sous les yeux de la reine. Barnave, par un mouvement sublime, s’élança le corps tout entier hors de la portière : « Français, s’écria-t-il, nation de braves, voulez-vous donc devenir un peuple d’assassins ? » Madame Élisabeth, frappée d’admiration pour l’acte courageux de Barnave et craignant qu’il ne se précipitât sur la foule et n’y fût massacré lui-même, le retint par les basques de son habit pendant qu’il haranguait ces furieux. De ce moment-là la pieuse princesse, la reine, le roi lui-même, conçurent pour Barnave une secrète estime. Un cœur généreux au milieu de tant de cœurs cruels ouvrit leur âme à une sorte de confidence avec ce jeune député. Ils ne connaissaient de lui que sa renommée de factieux et le bruit de sa voix dans leurs malheurs ; ils furent étonnés de trouver un protecteur respectueux dans l’homme qu’ils considéraient comme un insolent ennemi.

La physionomie de Barnave était forte, mais gracieuse et ouverte, ses manières polies, son langage décent, son attitude attristée devant tant de beauté, de grandeurs et de chute ! Le roi, dans les moments de calme et de silence, lui adressait souvent la parole et s’entretenait avec lui des événements. Barnave répondait en homme dévoué à la liberté, mais fidèle au trône, et qui ne séparait jamais dans ses plans de régénération la nation de la royauté. Plein d’égards pour la reine, pour Madame Élisabeth, pour les augustes enfants, il s’efforçait de dérober à leurs yeux les périls et les humiliations de la route. Gêné sans doute par la présence de son collègue Pétion, s’il n’avoua pas tout haut la séduction de pitié, d’admiration et de respect qui l’avait vaincu pendant ce voyage, cette séduction se comprenait dans ses actes, et un traité fut conclu par les regards. La famille royale sentit qu’elle avait conquis Barnave dans cette déroute de tant d’espérances. Toute la conduite de Barnave, depuis ce jour, justifia cette confiance de la reine. Audacieux contre la puissance, il fut sans force contre la faiblesse, la grâce et l’infortune. Ce fut ce qui perdit sa vie, mais ce qui grandit sa mémoire. Il n’avait été jusque-là qu’éloquent, il montra qu’il était sensible. Pétion, au contraire, resta froid comme un sectaire et rude comme un parvenu ; il affecta avec la famille royale une brusque familiarité ; il mangea devant la reine et jeta les écorces de fruits par la portière, au risque d’en souiller le visage même du roi ; quand Madame Élisabeth lui versait du vin, il relevait son verre, sans la remercier, pour lui montrer qu’il en avait assez. Louis XVI lui ayant demandé s’il était pour le système des deux chambres ou pour la république : « Je serais pour la république, répondit Pétion, si je croyais mon pays assez mûr pour cette forme de gouvernement. » Le roi, offensé, ne répondit pas, et ne proféra plus une seule parole jusqu’à Paris.

Les commissaires avaient écrit de Dormans à l’Assemblée pour lui faire connaître l’itinéraire du roi et la prévenir du jour et du moment de leur arrivée. Les approches de Paris offraient les plus grands dangers par la masse et la fureur du peuple que le cortége avait à traverser. L’Assemblée redoubla d’énergie et de prudence pour assurer l’inviolabilité de la personne du roi. Le peuple lui-même recouvra le sentiment de sa dignité ; devant cette grande satisfaction que la fortune lui livrait, il ne voulut pas déshonorer son propre triomphe. Des milliers de placards étaient affichés partout : Celui qui applaudira le roi sera bâtonné, celui qui l’insultera sera pendu. Le roi avait couché à Meaux. Les commissaires demandaient à l’Assemblée de se tenir en permanence, pour parer aux événements imprévus de l’entrée du cortége dans Paris. L’Assemblée ne désempara pas. Le héros du jour, le véritable auteur de l’arrestation, Drouet, fils du maître de poste de Sainte-Menehould, parut devant elle et fut entendu : « Je suis, dit-il, un ancien dragon au régiment de Condé ; mon camarade Guillaume est un ancien dragon de la reine. Le 21, à sept heures et demie du soir, deux voitures et onze chevaux relayèrent à Sainte-Menehould. Je reconnus la reine et le roi. Je craignis de me tromper. Je résolus de m’assurer de la vérité en devançant les voitures à Varennes par un chemin de traverse. J’arrivai à Varennes à onze heures. Il faisait noir, tout dormait. Les voitures arrivèrent et furent retardées par une dispute entre les courriers et les postillons, qui refusaient d’aller plus loin. Je dis à mon camarade : « Guillaume, es-tu bon patriote ? — N’en doute pas, répondit Guillaume. — Eh bien ! le roi est ici : arrêtons-le. » Nous renversâmes une voiture chargée de meubles sous la voûte du pont ; nous rassemblâmes huit hommes de bonne volonté, et, quand la voiture parut, nous demandâmes les passe-ports. « Nous sommes pressés, messieurs ! » nous dit la reine. Nous insistâmes. Nous fîmes descendre les voyageurs dans la maison du procureur de la commune. Alors, de lui-même, Louis XVI nous dit : « Voilà votre roi ! voilà votre reine ! voilà mes enfants ! Traitez-nous avec les égards que les Français ont toujours eus pour leurs souverains. » Mais nous le constituâmes prisonnier. Les gardes nationaux accoururent. Les hussards passèrent à nous ; et, après avoir fait notre devoir, nous retournâmes chez nous au milieu des félicitations de nos concitoyens. Nous venons aujourd’hui déposer dans l’Assemblée nationale l’hommage de nos services. »

Drouet et Guillaume furent couverts d’applaudissements.

L’Assemblée décréta qu’aussitôt après l’arrivée de Louis XVI aux Tuileries il lui serait donné une garde, qui, sous les ordres de M. de La Fayette, répondrait de sa personne. Malouet fut le seul orateur qui osa protester contre cet emprisonnement. « Il détruisait à la fois l’inviolabilité et la constitution. Le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ne sont plus qu’un. » Alexandre Lameth combattit la proposition de Malouet, et déclara que l’Assemblée avait dû prendre et devait conserver, jusqu’à l’achèvement de la constitution, une dictature donnée par la force des choses ; mais que, la monarchie étant la forme nécessaire à la centralisation des forces d’un aussi grand peuple, l’Assemblée rentrerait immédiatement après dans la division des pouvoirs et dans les conditions de la monarchie.


XXVII

En ce moment, le roi captif rentrait dans Paris.

C’était le 25 juin, à sept heures du soir. Depuis Meaux jusqu’aux faubourgs, la foule s’épaississait sans cesse sur la route du roi. Les passions de la ville, de l’Assemblée, de la presse et des clubs, bouillonnaient de plus près et avec plus d’intensité dans cette population des environs de Paris. Ces passions écrites sur tous les visages étaient contenues par leur violence même. L’injure n’y éclatait qu’à voix étouffée. Le peuple était sinistre, et non furieux. Des milliers de regards lançaient la mort dans les voitures, aucune voix ne la proférait.

Ce sang-froid de la haine n’échappait pas au roi. La journée était brûlante. Un soleil ardent, réverbéré par les pavés et par les baïonnettes, dévorait cette berline où huit personnes étaient entassées. Des flots de poussière, soulevés par les pieds de deux ou trois cent mille spectateurs, étaient le seul voile qui dérobât de temps en temps l’humiliation du roi et de la reine à la joie du peuple. La sueur des chevaux, l’haleine fiévreuse de cette multitude pressée et passionnée, raréfiaient et corrompaient l’atmosphère. L’air manquait à la respiration des voyageurs. Le front des deux enfants ruisselait de sueur. La reine, tremblant pour eux, baissa précipitamment un store de la voiture, et s’adressant à la foule pour l’attendrir : « Voyez, messieurs, dit-elle, dans quel état sont mes pauvres enfants ! nous étouffons ! — Nous t’étoufferons bien autrement, » lui répondirent à demi-voix ces hommes féroces.

De temps en temps, des irruptions violentes de la foule forçaient la haie, écartaient les chevaux, s’avançaient jusqu’aux portières, montaient sur les marchepieds. Des hommes implacables, regardant en silence le roi, la reine, le Dauphin, semblaient prendre la mesure des derniers crimes et se repaître de l’abaissement de la royauté. Des charges de gendarmerie rétablissaient momentanément l’ordre. Le cortége reprenait sa course au milieu du cliquetis des sabres et des clameurs des hommes renversés sous les pieds des chevaux. La Fayette, qui craignait des attentats et des embûches dans les rues de Paris, fit prévenir le général Dumas, commandant de l’escorte, de ne point traverser la ville. Il plaça des troupes, à rangs épais, sur le boulevard, depuis la barrière de l’Étoile jusqu’aux Tuileries. La garde nationale bordait la haie. Les gardes suisses étaient aussi en bataille, mais leur drapeau ne s’abaissait plus devant leur maître. Aucun honneur militaire n’était rendu au chef suprême de l’armée. Les gardes nationaux, appuyés sur leurs armes, ne saluaient pas ; ils regardaient passer le cortége dans l’attitude de la force, de l’indifférence et du dédain.


XXVIII

Les voitures entrèrent dans le jardin des Tuileries par le Pont-Tournant. La Fayette, à cheval à la tête de son état-major, était allé au-devant du cortége et le précédait. Pendant son absence, une foule immense avait inondé le jardin, les terrasses, et obstrué la porte du château. L’escorte fendait avec peine ces flots tumultueux. On forçait tout le monde à garder son chapeau. M. de Guillermy, membre de l’Assemblée, resta seul découvert, malgré les menaces et les insultes que cette marque de respect attirait sur lui. Voyant qu’on allait employer la force pour le contraindre à imiter l’insulte universelle, il lança son chapeau dans la foule assez loin pour qu’on ne pût le lui rapporter. Ce fut là que la reine, apercevant M. de La Fayette, et craignant pour les jours des fidèles gardes du corps, ramenés sur le siége de la voiture et menacés par les gestes du peuple, lui cria : « Monsieur de La Fayette, sauvez les gardes du corps. »

La famille royale descendit de voiture au bas de la terrasse. La Fayette la reçut des mains de Barnave et de Pétion. On emporta les enfants sur les bras des gardes nationaux. Un des membres du côté gauche de l’Assemblée, le vicomte de Noailles, s’approcha avec empressement de la reine et lui offrit son bras. La reine indignée rejeta, avec un regard de ressentiment, la protection d’un grand seigneur libéral ; elle aperçut un député de la droite et lui demanda son bras. Tant d’abaissement avait pu l’abattre, mais non la vaincre. La dignité de l’empire se retrouvait tout entière dans le geste et dans le cœur d’une femme.

Les clameurs prolongées de la foule à l’entrée du roi aux Tuileries annoncent à l’Assemblée son triomphe. L’agitation interrompit la séance pendant une demi-heure. Un député, se précipitant dans la salle, rapporte que les trois gardes du corps étaient entre les mains du peuple, qui voulait les mettre en pièces. Vingt commissaires partirent à l’instant pour les sauver. Ils rentrèrent quelques minutes après. La sédition s’était apaisée devant eux. Ils avaient vu, dirent-ils, Pétion couvrant de son corps la portière de la voiture du roi. Barnave entra, monta à la tribune tout couvert de la poussière de la route. « Nous avons rempli notre mission, dit-il, à l’honneur de la France et de l’Assemblée. Nous avons préservé la tranquillité publique et la sûreté du roi. Le roi nous a dit qu’il n’avait jamais eu l’intention de passer les limites du royaume. (On murmure.) Nous avons marché rapidement jusqu’à Meaux, pour éviter la poursuite des troupes de M. de Bouillé. Les gardes nationales et les troupes ont fait leur devoir. Le roi est aux Tuileries. » Pétion ajouta, pour flatter l’opinion, qu’à la descente de voiture, on avait voulu, il est vrai, s’emparer des gardes du corps, que lui-même avait été pris au collet et arraché de son poste auprès de la portière, mais que ce mouvement du peuple était légal dans son intention, et n’avait d’autre objet que d’assurer l’exécution de la loi qui ordonnait l’arrestation des complices de la cour. On décréta que des informations seraient faites par le tribunal de l’arrondissement des Tuileries sur la fuite du roi, et que trois commissaires désignés par l’Assemblée recevraient les déclarations du roi et de la reine. « Qu’est-ce que cette exception obséquieuse ? s’écria Robespierre. Vous craignez de dégrader la royauté en livrant le roi et la reine aux tribunaux ordinaires ? Un citoyen, une citoyenne, un homme quelconque, à quelque dignité qu’il soit élevé, ne peut jamais être dégradé par la loi. » Buzot appuya cette opinion. Duport la combattit. Le respect l’emporta sur l’outrage. Les commissaires nommés furent Tronchet, d’André et Duport.


XXIX

Rentré dans ses appartements, Louis XVI mesura, d’un regard, la profondeur de sa déchéance. La Fayette se présenta avec les formes de l’attendrissement et du respect, mais avec la réalité du commandement. « Votre Majesté, dit-il au roi, connaît mon attachement pour elle ; mais je ne lui ai pas laissé ignorer que, si elle séparait sa cause de celle du peuple, je resterais du côté du peuple. — C’est vrai, répondit le roi. Vous suivez vos principes. C’est une affaire de parti… Je vous dirai franchement que, jusqu’à ces derniers temps, j’avais cru être enveloppé par vous dans un tourbillon factice de gens de votre opinion, pour me faire illusion, mais que ce n’était pas l’opinion réelle de la France. J’ai bien reconnu dans ce voyage que je m’étais trompé, et que c’était la volonté générale. — Votre Majesté a-t-elle des ordres à me donner ? reprit La Fayette. — Il me semble, reprit le roi en souriant, que je suis plus à vos ordres que vous n’êtes aux miens. »

La reine laissa percer l’amertume de ses ressentiments contenus. Elle voulut forcer M. de La Fayette à recevoir les clefs des cassettes qui étaient dans les voitures : il s’y refusa. Elle insista ; et, comme il ne voulait point prendre ces clefs, elle les mit elle-même sur son chapeau. « Votre Majesté aura la peine de les reprendre, dit M. de La Fayette, car je ne les toucherai pas. — Eh bien, reprit la reine avec humeur en les reprenant, je trouverai des gens moins délicats que vous ! » Le roi entra dans son cabinet, écrivit quelques lettres et les remit à un valet de pied, qui vint les présenter à l’inspection de La Fayette. Le général parut s’indigner de ce qu’on lui attribuât une si honteuse inquisition sur les actes du roi. Il voulut que cette captivité conservât tous les dehors de la liberté.

Le service du château se faisait comme à l’ordinaire ; mais La Fayette donnait le mot d’ordre sans le recevoir du roi. Les grilles des cours et des jardins étaient fermées. La famille royale soumettait à La Fayette la liste des personnes qu’elle désirait recevoir. Des sentinelles étaient placées dans toutes les salles, à toutes les issues, dans les couloirs intermédiaires entre la chambre du roi et la chambre de la reine. Les portes de ces chambres devaient rester ouvertes. Le lit même de la reine était surveillé du regard. Tout lieu, même le plus secret, était suspect. Aucune pudeur de femme n’était respectée. Gestes, regards, paroles entre le roi et la reine, tout était vu, épié, noté. Ils ne devaient qu’à la connivence quelques entretiens furtifs. Un officier de garde passait vingt-quatre heures de suite au fond d’un corridor obscur qui régnait derrière l’appartement de la reine. Une lampe l’éclairait seule, comme la voûte d’un cachot. Ce poste, redouté des officiers de service, était brigué par le dévouement de quelques-uns d’entre eux. Ils affrétaient le zèle pour couvrir le respect. Saint-Prix, acteur fameux du Théâtre-Français, occupait souvent ce poste. Il favorisait des entrevues rapides entre le roi, sa femme et sa sœur.

Le soir, une femme de la reine roulait son lit entre celui de sa maîtresse et la porte ouverte de l’appartement ; elle la couvrait ainsi du regard des sentinelles. Une nuit, le commandant de bataillon qui veillait entre les deux portes, voyant que cette femme dormait et que la reine ne dormait pas, osa s’approcher du lit de sa souveraine, pour lui donner à voix basse des avertissements et des conseils sur sa situation. La conversation réveilla la femme endormie. Frappée de stupeur en voyant un homme en uniforme près du lit royal, elle allait crier, quand la reine lui imposant silence : « Rassurez-vous, lui dit-elle ; cet homme est un bon Français trompé sur les intentions du roi et sur les miennes, mais dont les discours annoncent un sincère attachement à ses maîtres. » La Providence se servait ainsi des persécuteurs pour porter quelque adoucissement aux victimes. Le roi, si résigné et si impassible, fléchit un moment sous le poids de tant de douleurs et de tant d’humiliations. Concentré dans ses pensées, il resta dix jours entiers sans dire une parole même à sa famille. Sa dernière lutte avec le malheur semblait avoir épuisé ses forces. Il se sentait vaincu, et voulait, pour ainsi dire, mourir d’avance. La reine, en se jetant à ses pieds et en lui présentant ses enfants, finit par l’arracher à ce silence : « Gardons, lui dit-elle, toutes nos forces pour livrer ce long combat avec la fortune. La perte fût-elle inévitable, il y a encore le choix de l’attitude dans laquelle on périt. Périssons en rois, et n’attendons pas sans résistance et sans vengeance qu’on vienne nous étouffer sur le parquet de nos appartements. » La reine avait le cœur d’un héros, Louis XVI avait l’âme d’un sage ; mais le génie qui combine la sagesse avec le courage manquait à tous les deux : l’un savait combattre, l’autre savait se soumettre ; aucun ne savait régner.


XXX

Telle fut cette fuite, qui, si elle eût réussi, changeait toutes les phases de la Révolution. Au lieu d’avoir dans le roi captif à Paris un instrument et une victime, la Révolution aurait eu dans le roi libre un ennemi ou un modérateur ; au lieu d’être une anarchie, elle aurait été une guerre civile ; au lieu d’avoir des massacres, elle aurait eu des victoires ; elle aurait triomphé par les armes et non par l’échafaud.

Jamais le sort de plus d’hommes et de plus d’idées ne dépendit aussi visiblement d’un hasard ! Ce hasard lui-même n’en était pas un. Drouet fut l’instrument de la perte du roi ; s’il n’avait pas reconnu ce prince à sa ressemblance avec l’empreinte de son visage sur les assignats, s’il n’avait pas couru à toute bride et devancé les voitures à Varennes, en deux heures le roi et sa famille étaient sauvés. Drouet, ce fils obscur d’un maître de poste, debout et oisif le soir devant la porte d’un village, décide du sort d’une monarchie. Il ne prend conseil que de lui-même, il part et il dit : « J’arrêterai le roi. » Mais Drouet n’aurait pas eu cet instinct décisif s’il n’eût, pour ainsi dire, personnifié en lui, dans ce moment-là, toute l’agitation et tous les soupçons du peuple. C’est le fanatisme de la patrie qui le pousse, à son insu, vers Varennes, et qui lui fait sacrifier toute une malheureuse famille de fugitifs à ce qu’il croit le salut de la nation. Il n’avait reçu de consigne de personne ; il prit l’arrestation et, par suite, la mort sur lui seul.

Quant au roi lui-même, cette fuite était pour lui au moins une faute. C’était trop tôt ou c’était trop tard. Trop tard, car le roi avait déjà trop sanctionné la Révolution pour se tourner tout à coup contre elle sans trahir cette cause et se démentir lui-même. Trop tôt, car la constitution que faisait l’Assemblée nationale n’était pas encore achevée, le gouvernement n’était pas convaincu d’impuissance, et les jours du roi et de sa famille n’étaient pas encore assez évidemment menacés pour que le soin de sa sûreté comme homme l’emportât sur ses devoirs comme roi. En cas de succès, Louis XVI ne trouvait que des forces étrangères pour recouvrer son royaume ; en cas d’arrestation, il ne trouvait plus qu’une prison dans son palais. De quelque côté qu’on l’envisageât, la fuite était donc funeste. C’était la route de la honte ou la route de l’échafaud. Il n’y a qu’une route pour fuir d’un trône quand on n’y veut pas mourir : c’est l’abdication. Revenu de Varennes, le roi devait abdiquer. La Révolution aurait adopté son fils et l’aurait élevé à son image. Il n’abdiqua pas. Il consentit à accepter le pardon de son peuple. Il jura d’exécuter une constitution qu’il avait fuie. Il fut un roi amnistié. L’Europe ne vit en lui qu’un échappé du trône ramené à son supplice, le peuple qu’un traître, et la Révolution qu’un jouet.