HISTOIRE
DES
GIRONDINS




LIVRE PREMIER


Préambule. — Mort de Mirabeau. — Son portrait. — Situation de l’Assemblée nationale en 1791. — Avénement de l’idée démocratique. — La Révolution à son point de départ. — Les partis. — Principaux chefs. — Portraits de Louis XVI et de Marie-Antoinette. — Malouet, Clermont-Tonnerre, l’abbé Maury, Cazalès, Barnave, les deux Lameth, Robespierre, Duport, Pétion. — Sociétés populaires. — Portrait de La Fayette. — Appréciations.


I

J’entreprends d’écrire l’histoire d’un petit nombre d’hommes qui, jetés par la Providence au centre du plus grand drame des temps modernes, résument en eux les idées, les passions, les fautes, les vertus d’une époque, et dont la vie et la politique formant, pour ainsi dire, le nœud de la Révolution française, sont tranchées du même coup que les destinées de leur pays.

Cette histoire pleine de sang et de larmes est pleine aussi d’enseignements pour les peuples. Jamais peut-être autant de tragiques événements ne furent pressés dans un espace de temps aussi court ; jamais non plus cette corrélation mystérieuse qui existe entre les actes et leurs conséquences ne se déroula avec plus de rapidité. Jamais les faiblesses n’engendrèrent plus vite les fautes, les fautes les crimes, les crimes le châtiment. Cette justice rémunératoire, que Dieu a placée dans nos actes mêmes comme une conscience plus sainte que la fatalité des anciens, ne se manifesta jamais avec plus d’évidence ; jamais la loi morale ne se rendit à elle-même un plus éclatant témoignage et ne se vengea plus impitoyablement. En sorte que le simple récit de ces deux années est le plus lumineux commentaire de toute une grande révolution, et que le sang répandu à flots n’y crie pas seulement terreur et pitié, mais leçon et exemple aux hommes. C’est dans cet esprit que je veux les raconter.

L’impartialité de l’histoire n’est pas celle du miroir qui reflète seulement les objets, c’est celle du juge qui voit, qui écoute, et qui prononce. Des annales ne sont pas de l’histoire : pour qu’elle mérite ce nom, il lui faut une conscience ; car elle devient plus tard celle du genre humain. Le récit vivifié par l’imagination, réfléchi et jugé par la sagesse, voilà l’histoire telle que les anciens l’entendaient, et telle que je voudrais moi-même, si Dieu daignait guider ma plume, en laisser un fragment à mon pays.


II

Mirabeau venait de mourir. L’instinct du peuple le portait à se presser en foule autour de la maison de son tribun, comme pour demander encore des inspirations à son cercueil ; mais Mirabeau vivant lui-même n’en aurait plus eu à donner. Son génie avait pâli devant celui de la Révolution ; entraîné à un précipice inévitable par le char même qu’il avait lancé, il se cramponnait en vain à la tribune. Les derniers mémoires qu’il adressait au roi, et que l’armoire de fer nous a livrés avec le secret de sa vénalité, témoignent de l’affaissement et du découragement de son intelligence. Ses conseils sont versatiles, incohérents, presque puérils. Tantôt il arrêtera la Révolution avec un grain de sable. Tantôt il place le salut de la monarchie dans une proclamation de la couronne et dans une cérémonie royale propre à populariser le roi. Tantôt il veut acheter les applaudissements des tribunes et croit que la nation lui sera vendue avec eux. La petitesse des moyens de salut contraste avec l’immensité croissante des périls. Le désordre est dans ses idées. On sent qu’il a eu la main forcée par les passions qu’il a soulevées, et que, ne pouvant plus les diriger, il les trahit, mais sans pouvoir les perdre. Ce grand agitateur n’est plus qu’un courtisan effrayé qui se réfugie sous le trône, et qui, balbutiant encore les mots terribles de nation et de liberté, qui sont dans son rôle, a déjà contracté dans son âme toute la petitesse et toute la vanité des pensées de cour. Le génie fait pitié quand on le voit aux prises avec l’impossible. Mirabeau était le plus fort des hommes de son temps ; mais le plus grand des hommes se débattant contre un élément en fureur ne paraît plus qu’un insensé. La chute n’est majestueuse que quand on tombe avec sa vertu.

Les poëtes disent que les nuages prennent la forme des pays qu’ils ont traversés, et se moulant sur les vallées, sur les plaines ou sur les montagnes, en gardent l’empreinte et la promènent dans les cieux. C’est l’image de certains hommes dont le génie pour ainsi dire collectif se modèle sur leur époque et incarne en eux toute l’individualité d’une nation. Mirabeau était un de ces hommes. Il n’inventa pas la révolution, il la manifesta. Sans lui elle serait restée peut-être à l’état d’idée et de tendance. Il naquit, et elle prit en lui la forme, la passion, le langage qui font dire à la foule en voyant une chose : « La voilà. »

Il était né gentilhomme, d’une famille antique, réfugiée et établie en Provence, mais originaire d’Italie. La souche était toscane. Cette famille était de celles que Florence avait rejetées de son sein dans les orages de sa liberté, et dont le Dante reproche en vers si âpres l’exil et la persécution à sa patrie. Le sang de Machiavel et le génie remuant des républiques italiennes se retrouvaient dans tous les individus de cette race. Les proportions de leurs âmes sont au-dessus de leur destinée. Vices, passions, vertus, tout y est hors de ligne. Les femmes y sont angéliques ou perverses, les hommes sublimes ou dépravés, la langue même y est accentuée et grandiose comme les caractères. Il y a dans leurs correspondances les plus familières la coloration et la vibration des langues héroïques de l’Italie. Les ancêtres de Mirabeau parlent de leurs affaires domestiques comme Plutarque des querelles de Marius et de Sylla, de César et de Pompée. On sent de grands hommes dépaysés dans de petites choses. Mirabeau respira cette majesté et cette virilité domestique dès le berceau. J’insiste sur ces détails, qui semblent étrangers au récit et qui l’expliquent. La source du génie est souvent dans la race, et la famille est quelquefois la prophétie de la destinée.


III

L’éducation de Mirabeau fut rude et froide comme la main de son père, qu’on appelait l’ami des hommes, mais que son esprit inquiet et sa vanité égoïste rendirent le persécuteur de sa femme et le tyran de ses enfants. Pour toute vertu, on ne lui enseigna que l’honneur. C’est ainsi qu’on appelait cette vertu qui n’était souvent alors que l’extérieur de la probité et l’élégance du vice. Entré de bonne heure au service, il ne prit des mœurs militaires que le goût du libertinage et du jeu. La main de son père l’atteignait partout, non pour le relever, mais pour l’écraser davantage sous les conséquences de ses fautes. Sa jeunesse se passe dans les prisons d’État, ses passions s’y enveniment dans la solitude, son génie s’y aiguise contre les fers de ses cachots, son âme y perd la pudeur qui survit rarement à l’infamie de ces châtiments précoces. Retiré de prison, pour tenter, de l’aveu de son père, un mariage difficile avec mademoiselle de Marignan, riche héritière d’une des grandes maisons de Provence, il s’exerce, comme un lutteur, aux ruses et aux audaces de la politique sur ce petit théâtre d’Aix. Astuce, séduction, bravoure, il déploie toutes les ressources de sa nature pour réussir : il réussit ; mais à peine est-il marié, que de nouvelles persécutions le poursuivent, et que le château fort de Pontarlier se referme sur lui. Un amour, que les Lettres à Sophie ont rendu immortel, lui en ouvre les portes. Il enlève madame de Monnier à son vieil époux. Les amants, heureux quelques mois, se réfugient en Hollande. On les atteint, on les sépare, on les enferme, l’une au couvent, l’autre au donjon de Vincennes. L’amour, qui, comme le feu dans les veines de la terre, se découvre toujours dans quelque repli de la destinée des grands hommes, allume en un seul et ardent foyer toutes les passions de Mirabeau. Dans la vengeance, c’est l’amour outragé qu’il satisfait ; dans la liberté, c’est l’amour qu’il rejoint et qu’il délivre ; dans l’étude, c’est encore l’amour qu’il illustre. Entré obscur dans son cachot, il en sort écrivain, orateur, homme d’État, mais perverti, prêt à tout, même à se vendre, pour acheter de la fortune et de la célébrité.

Le drame de la vie est conçu dans sa tête ; il ne lui faut plus qu’une scène, et le temps la lui prépare. Dans l’intervalle du peu d’années qui s’écoule pour lui entre sa sortie du donjon de Vincennes et la tribune de l’Assemblée nationale, il entasse des travaux polémiques qui auraient lassé tout autre homme, et qui le tiennent seulement en haleine. La Banque de Saint-Charles, les Institutions de la Hollande, l’ouvrage sur la Prusse, le pugilat avec Beaumarchais, son style et son rôle ; ces grands plaidoyers sur des questions de guerre, de balance européenne, de finances ; ces mordantes invectives, ces duels de paroles avec les ministres ou les hommes populaires du moment, participent déjà du forum romain aux jours de Clodius et de Cicéron. C’est l’homme antique dans des controverses toutes modernes. On croit entendre les premiers rugissements de ces tumultes populaires qui vont éclater bientôt, et que sa voix est destinée à dominer. Aux premières élections d’Aix, rejeté avec mépris de la noblesse, il se précipite au peuple, bien sûr de faire pencher la balance partout où il jettera le poids de son audace et de son génie. Marseille dispute à Aix le grand plébéien. Ses deux élections, les discours qu’il y prononce, les adresses qu’il y rédige, l’énergie qu’il y déploie, occupent la France entière. Ses mots retentissants deviennent les proverbes de la Révolution. En se comparant dans ses phrases sonores aux hommes de l’antiquité, il se place lui-même, dans l’imagination du peuple, à la hauteur des rôles qu’il veut rappeler. On s’accoutume à le confondre avec les noms qu’il cite. Il fait un grand bruit pour préparer les esprits aux grandes commotions ; il s’annonce fièrement à la nation dans cette apostrophe sublime de son adresse aux Marseillais : « Quand le dernier des Gracques expira, il jeta de la poussière vers le ciel, et de cette poussière naquit Marius ! Marius, moins grand pour avoir exterminé les Cimbres que pour avoir abattu dans Rome l’aristocratie de la noblesse. »

Dès son entrée dans l’Assemblée nationale, il la remplit ; il y est lui seul le peuple entier. Ses gestes sont des ordres, ses motions sont des coups d’État. Il se met de niveau avec le trône. La noblesse se sent vaincue par cette force sortie de son sein. Le clergé, qui est peuple, et qui veut remettre la démocratie dans l’Église, lui prête sa force pour faire écrouler la double aristocratie de la noblesse et des évêques. Tout tombe en quelques mois de ce qui avait été bâti et cimenté par les siècles. Mirabeau se reconnaît seul au milieu de ces débris. Son rôle de tribun cesse. Celui de l’homme d’État commence. Il y est plus grand encore que dans le premier. La ou tout le monde tâtonne, il touche juste, il marche droit. La Révolution dans sa tête n’est plus une colère, c’est un plan. La philosophie du dix-huitième siècle, modérée par la prudence du politique, découle toute formulée de ses lèvres. Son éloquence, impérative comme la loi, n’est plus que le talent de passionner la raison. Sa parole allume et éclaire tout ; presque seul dès ce moment, il a le courage de rester seul. Il brave l’envie, la haine et les murmures, appuyé sur le sentiment de sa supériorité. Il congédie avec dédain les passions qui l’ont suivi jusque-là. Il ne veut plus d’elles le jour ou sa cause n’en a plus besoin ; il ne parle plus aux hommes qu’au nom de son génie. Ce titre lui suffit pour être obéi. L’assentiment que trouve la vérité dans les âmes est sa puissance. Sa force lui revient par le contre-coup. Il s’élève entre tous les partis et au-dessus d’eux. Tous le détestent, parce qu’il les domine ; et tous le convoitent, parce qu’il peut les perdre ou les servir. Il ne se donne à aucun ; il négocie avec tous ; il pose, impassible sur l’élément tumultueux de cette assemblée, les bases de la constitution réformée : législation, finances, diplomatie, guerre, religion, économie politique, balance des pouvoirs, il aborde et il tranche toutes les questions, non en utopiste, mais en politique. La solution qu’il apporte est toujours la moyenne exacte entre l’idéal et la pratique. Il met la raison à la portée des mœurs, et les institutions en rapport avec les habitudes. Il veut un trône pour appuyer la démocratie ; il veut la liberté dans les chambres, et la volonté de la nation, une et irrésistible, dans le gouvernement. Le caractère de son génie, tant défini et tant méconnu, est encore moins l’audace que la justesse. Il a sous la majesté de l’expression l’infaillibilité du bon sens. Ses vices mêmes ne peuvent prévaloir sur la netteté et sur la sincérité de son intelligence. Au pied de la tribune, c’est un homme sans pudeur et sans vertu ; à la tribune, c’est un honnête homme. Livré à ses déportements privés, marchandé par les puissances étrangères, vendu à la cour pour satisfaire ses goûts dispendieux, il garde dans ce trafic honteux de son caractère l’incorruptibilité de son génie. De toutes les forces d’un grand homme sur son siècle, il ne lui manqua que l’honnêteté. Le peuple n’est pas une religion pour lui, c’est un instrument ; son Dieu à lui, c’est la gloire ; sa foi, c’est la postérité ; sa conscience n’est que dans son esprit, le fanatisme de son idée est tout humain, le froid matérialisme de son siècle enlève à son âme le mobile, la force et le but des choses impérissables. Il meurt en disant : « Enveloppez-moi de parfums et couronnez-moi de fleurs pour entrer dans le sommeil éternel. » Il est tout du temps ; il n’imprime à son œuvre rien d’infini. Il ne sacre ni son caractère, ni ses actes, ni ses pensées, d’un signe immortel. S’il eût cru en Dieu, il serait peut-être mort martyr, mais il aurait laissé après lui la religion de la raison et le règne de la démocratie. Mirabeau, en un mot, c’est la raison d’un peuple, ce n’est pas encore la loi de l’humanité.


IV

De magnifiques apparences jetèrent le voile d’un deuil universel sur les sentiments secrets que sa mort inspira aux divers partis. Pendant que les cloches sonnaient les glas funèbres, que le canon retentissait de minute en minute, et que, dans une cérémonie qui avait réuni deux cent mille spectateurs, on faisait à un citoyen les funérailles d’un roi ; pendant que le Panthéon, où on le portait, semblait à peine un monument digne d’une telle cendre, que se passait-il dans le fond des cœurs ?

Le roi, qui tenait l’éloquence de Mirabeau à sa solde ; la reine, avec qui il avait eu des conférences, le regrettaient peut-être comme un dernier instrument de salut : toutefois, il leur inspirait moins de confiance que de terreur ; et l’humiliation du secours demandé par la couronne à un sujet devait se sentir soulagée devant cette puissance de destruction qui tombait d’elle-même avant le trône. La cour était vengée par la mort des affronts qu’il lui avait fait subir. L’aristocratie irritée aimait mieux sa chute que ses services. Il n’était pour la noblesse qu’un apostat de son ordre. La dernière honte pour elle était d’être relevée un jour par celui qui l’avait abaissée. L’Assemblée nationale était lasse de sa supériorité. Le duc d’Orléans sentait qu’un mot de cet homme éclairerait et foudroierait des ambitions prématurées. M. de La Fayette, le héros de la bourgeoisie, devait redouter l’orateur du peuple. Entre le dictateur de la cité et le dictateur de la tribune, une secrète jalousie devait exister.

Mirabeau, qui n’avait jamais attaqué M. de La Fayette dans ses discours, avait souvent laissé échapper dans la conversation, sur son rival, de ces mots qui s’impriment d’eux-mêmes en tombant sur un homme. Mirabeau de moins, M. de La Fayette paraissait plus grand : il en était de même de tous les orateurs de l’Assemblée. Il n’y avait plus de rival, mais il y avait des envieux. Son éloquence, toute populaire qu’elle fût, était celle d’un patricien. Sa démocratie tombait de haut : elle n’avait rien de ce sentiment de convoitise et de haine qui soulève les viles passions du cœur humain, et qui ne voit dans le bien fait au peuple qu’une insulte faite à la noblesse. Ses sentiments populaires n’étaient en quelque sorte qu’une libéralité de son génie. Les magnifiques épanchements de sa grande âme ne ressemblaient en rien aux mesquines irritations des démagogues. En conquérant des droits pour le peuple, il avait l’air de les donner. C’était un volontaire de la démocratie. Il rappelait trop par son rôle et par son attitude aux démocrates rangés derrière lui que, depuis les Gracques jusqu’à lui-même, les tribuns les plus puissants pour servir le peuple étaient sortis des patriciens. Son talent, sans égal par la philosophie de la pensée, par l’étendue de la réflexion et par le grandiose de l’expression, était une autre espèce d’aristocratie qu’on ne lui pardonnait pas davantage. La nature l’avait fait premier, la mort faisait jour autour de lui à tous les seconds. Ils allaient se disputer cette place qu’aucun n’était fait pour conquérir. Les larmes qu’ils versaient sur son cercueil étaient feintes. Le peuple seul le pleurait sincèrement, parce que le peuple est trop fort pour être jaloux, et que, bien loin de reprocher à Mirabeau sa naissance, il aimait en lui cette noblesse comme une dépouille qu’il avait conquise sur l’aristocratie. De plus, la nation inquiète, qui voyait tomber une à une ses institutions et qui craignait un bouleversement total, sentait par instinct que le génie d’un grand homme était la dernière force qui lui restait. Ce génie éteint, elle ne voyait plus que les ténèbres et les précipices sous les pas de la monarchie. Les Jacobins seuls se réjouissaient tout haut, car cet homme seul pouvait les contrebalancer.

Ce fut le 6 avril 1791 que l’Assemblée nationale reprit ses séances. La place de Mirabeau restée vide attestait à tous les regards l’impuissance de le remplacer. La consternation était peinte sur le front des spectateurs dans les tribunes. Dans la salle, le silence régnait. M. de Talleyrand annonça à l’Assemblée un discours posthume de Mirabeau. On voulut l’entendre encore après sa mort. L’écho affaibli de cette voix semblait revenir à sa patrie du fond des caveaux du Panthéon. La lecture fut morne. L’impatience et l’anxiété pressaient les esprits. Les partis brûlaient de se mesurer sans contre-poids. Ils ne pouvaient tarder de se combattre. L’arbitre qui les modérait avait disparu.


V

Avant de peindre l’état de ces partis, jetons un regard rapide sur le point de départ de la Révolution, sur le chemin qu’elle avait fait, et sur les principaux chefs qui allaient tenter de la diriger dans le chemin qui lui restait à faire.

Il n’y avait pas encore deux ans que l’opinion avait ouvert la brèche contre la monarchie, et déjà elle avait obtenu des résultats immenses. L’esprit de faiblesse et de vertige dans le gouvernement avait convoqué l’Assemblée des notables. L’esprit public avait forcé la main au pouvoir et convoqué les états généraux. Les états généraux assemblés, la nation avait senti son omnipotence ; de ce sentiment à l’insurrection légale, il n’y avait qu’un mot. Mirabeau l’avait prononcé. L’Assemblée nationale s’était constituée en face du trône et plus haut que lui. La popularité prodigue de M. Necker s’était épuisée de concessions et évanouie aussitôt qu’il n’avait plus eu de dépouilles de la monarchie à jeter au peuple. Ministre d’une monarchie en retraite, sa retraite à lui avait été une déroute. Son dernier pas l’avait conduit hors du royaume. Le roi désarmé était resté l’otage de l’ancien régime entre les mains de la nation. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, seul acte métaphysique de la Révolution jusque-là, lui avait donné une signification sociale et universelle. On avait beaucoup raillé cette déclaration ; elle contenait quelques erreurs, et confondait dans les termes l’état de nature et l’état de société, mais elle était au fond le dogme nouveau.


VI

Il y a des objets dans la nature dont on ne distingue bien la forme qu’en s’en éloignant. La proximité empêche de voir comme la distance. Il en est ainsi des grands événements. La main de Dieu est visible sur les choses humaines, mais cette main même a une ombre qui nous cache ce qu’elle accomplit. Ce qu’on pouvait entrevoir alors de la Révolution française annonçait ce qu’il y a de plus grand au monde : l’avénement d’une idée nouvelle dans le genre humain, l’idée démocratique, et plus tard le gouvernement démocratique.

Cette idée était un écoulement du christianisme. Le christianisme, trouvant les hommes asservis et dégradés sur toute la terre, s’était levé à la chute de l’empire romain comme une vengeance, mais sous la forme d’une résignation. Il avait proclamé les trois mots que répétait à deux mille ans de distance la philosophie française : liberté, égalité, fraternité des hommes. Mais il avait enfoui pour un temps ce dogme au fond de l’âme des chrétiens. Trop faible d’abord pour s’attaquer aux lois civiles, il avait dit aux puissances : « Je vous laisse encore un peu de temps le monde politique, je me confine dans le monde moral. Continuez, si vous pouvez, d’enchaîner, de classer, d’asservir, de profaner les peuples. Je vais émanciper les âmes. Je mettrai deux mille ans peut-être à renouveler les esprits avant d’éclore dans les institutions. Mais un jour viendra où ma doctrine s’échappera du temple et entrera dans le conseil des peuples. Ce jour-là le monde social sera renouvelé. »

Ce jour était arrivé. Il avait été préparé par un siècle de philosophie sceptique en apparence, croyante en réalité. Le scepticisme du dix-huitième siècle s’attachait aux formes et aux dogmes du christianisme ; il en adoptait avec passion la morale et le sens social. Ce que le christianisme appelait révélation, la philosophie l’appelait raison. Les mots étaient différents sous certains rapports, le sens était le même. L’émancipation des individus, des castes, des peuples, en dérivait également. Seulement, le monde antique s’était affranchi au nom du Christ ; le monde moderne voulait s’affranchir au nom des droits que toute créature a reçus de Dieu. Mais tous les deux faisaient découler cet affranchissement de Dieu ou de la nature. La philosophie politique de la Révolution n’avait pas même pu inventer un mot plus vrai, plus complet et plus divin que le christianisme, pour se révéler à l’Europe, et elle avait adopté le dogme et le mot de fraternité. Seulement, la Révolution française attaquait la forme extérieure de la religion régnante, parce que cette religion s’était incrustée dans les gouvernements monarchiques, théocratiques ou aristocratiques qu’on voulait détruire. C’est l’explication de cette contradiction apparente de l’esprit du dix-huitième siècle, qui empruntait tout du christianisme en politique et qui le reniait en le dépouillant. Il y avait à la fois une violente répulsion et une violente attraction entre les deux doctrines. Elles se reconnaissaient en se combattant, et aspiraient à se reconnaître plus complétement quand la lutte aurait cessé par le triomphe de la liberté.

Trois choses étaient donc évidentes pour les esprits réfléchis dès le mois d’avril 1791 : l’une, que le mouvement révolutionnaire commencé marcherait de conséquence en conséquence à la restauration complète de tous les droits en souffrance dans l’humanité, depuis ceux des peuples devant leurs gouvernements, jusqu’à ceux du citoyen devant les castes, et du prolétaire devant les citoyens ; poursuivrait la tyrannie, le privilége, l’inégalité, l’égoïsme, non-seulement sur le trône, mais dans la loi civile, dans l’administration, dans la distribution légale de la propriété, dans les conditions de l’industrie, du travail, de la famille, et dans tous les rapports de l’homme avec l’homme et de l’homme avec la femme ; la seconde, que ce mouvement philosophique et social de démocratie chercherait sa forme naturelle dans une forme de gouvernement analogue à son principe et à sa nature, c’est-à-dire expressive de la souveraineté du peuple : république à une ou à plusieurs têtes ; la troisième, enfin, que l’émancipation sociale et politique entraînerait avec elle une émancipation intellectuelle et religieuse de l’esprit humain ; que la liberté de penser, de parler et d’agir ne s’arrêterait pas devant la liberté de croire ; que l’idée de Dieu, confinée dans les sanctuaires, en sortirait pour rayonner, dans chaque conscience libre, de la lumière de la liberté même ; que cette lumière, révélation pour les uns, raison pour les autres, ferait éclater de plus en plus la vérité et la justice, qui découlent de Dieu sur la terre.


VII

La pensée humaine, comme Dieu, fait le monde à son image.

La pensée s’était renouvelée par un siècle de philosophie.

Elle avait à transformer le monde social.

La Révolution française était donc au fond un spiritualisme sublime et passionné. Elle avait un idéal divin et universel. Voilà pourquoi elle passionnait au delà des frontières de la France. Ceux qui la bornent la mutilent. Elle était l’avénement de trois souverainetés morales :

La souveraineté du droit sur la force ;

La souveraineté de l’intelligence sur les préjugés ;

La souveraineté des peuples sur les gouvernements.

Révolution dans les droits : l’égalité.

Révolution dans les idées : le raisonnement substitué à l’autorité absolue.

Révolution dans les faits : le règne du peuple.

Un évangile des droits sociaux. Un évangile des devoirs. Une charte de l’humanité.

La France s’en déclarait l’apôtre. Dans ce combat d’idées, la France avait des alliés partout, et jusque sur les trônes.


VIII

Il y a des époques dans l’histoire du genre humain où les branches desséchées tombent de l’arbre de l’humanité, et où les institutions vieillies et épuisées s’affaissent sur elles-mêmes pour laisser place à une séve et à des institutions qui renouvellent les peuples en rajeunissant les idées. L’antiquité est pleine de ces transformations dont on entrevoit seulement les traces dans les monuments et dans l’histoire. Chacune de ces catastrophes d’idées entraîne avec elle un vieux monde dans sa chute, et donne son nom à une nouvelle civilisation. L’Orient, la Chine, l’Égypte, la Grèce, Rome, ont vu ces ruines et ces renaissances. L’Occident les a éprouvées quand la théocratie druidique fit place aux dieux et au gouvernement des Romains. Byzance, Rome et l’Empire les opérerent rapidement et comme instinctivement eux-mêmes, quand, lassés et rougissant du polythéisme, ils se levèrent à la voix de Constantin contre leurs dieux, et balayèrent, comme un vent de colère, ces cultes, ces idées et ces temples que la populace habitait encore, mais d’où la partie supérieure de la pensée humaine s’était déjà retirée. La civilisation de Constantin et de Charlemagne vieillissait à son tour, et les croyances qui portaient depuis dix-huit siècles les autels et les trônes, s’affaiblissant dans les esprits, menaçaient le monde religieux et le monde politique d’un écroulement qui laisse rarement le pouvoir debout quand la foi chancelle. L’Europe monarchique était l’œuvre du catholicisme. La politique s’était faite à l’image de l’Église. L’autorité y était fondée sur un mystère. Le droit y venait d’en haut. Le pouvoir, comme la foi, était réputé divin. L’obéissance des peuples y était sacrée, et, par là même, l’examen était un blasphème et la servitude y devenait une vertu. L’esprit philosophique, qui s’était révolté tout bas, depuis trois siècles, contre une doctrine que les scandales, les tyrannies et les crimes des deux pouvoirs démentaient tous les jours, ne voulait plus reconnaître un titre divin dans des puissances qui niaient la raison, qui asservissaient les peuples. Tant que le catholicisme avait été la seule doctrine légale en Europe, ces révoltes sourdes de l’esprit n’avaient point ébranlé les États. Elles avaient été punies par la main du pouvoir. Les cachots, les supplices, les inquisitions, les bûchers, avaient intimidé le raisonnement et maintenu debout le double dogme sur lequel reposaient les deux gouvernements.

Mais l’imprimerie, cette explosion continue de la pensée humaine, avait été pour les peuples comme une seconde révélation. Employée d’abord exclusivement par l’Église à la vulgarisation des idées régnantes, elle avait commencé bientôt à les saper. Les dogmes du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, sans cesse battus par ces flots de lumière, ne devaient pas tarder à s’ébranler dans l’esprit d’abord, et bientôt dans les choses. Guttenberg, sans le savoir, avait été le mécanicien d’un nouveau monde. En créant la communication des idées, il avait assuré l’indépendance de la raison. Chaque lettre de cet alphabet qui sortait de ses doigts contenait en elle plus de force que les armées des rois et que les foudres des pontifes. C’était l’intelligence qu’il armait de la parole. Ces deux forces sont maîtresses de l’homme : elles devaient l’être plus tard de l’humanité. Le monde intellectuel était né d’une invention matérielle ; il avait promptement grandi. La liberté religieuse en était sortie.

L’empire du christianisme catholique avait subi d’immenses démembrements. La Suisse, une partie de l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre, des provinces entières de la France avaient été soustraites au centre d’autorité religieuse, et avaient passé à la doctrine du libre examen. L’autorité divine attaquée et contestée dans le catholicisme, l’autorité du trône restait à la merci des peuples. La philosophie, plus puissante que la sédition, s’en était approchée de plus en plus avec moins de respect et moins de crainte. L’histoire avait pu écrire les faiblesses ou les crimes des rois. Les publicistes avaient osé la commenter ; les peuples avaient osé conclure. Les institutions sociales avaient été pesées au poids de leur utilité réelle pour l’humanité. Les esprits les plus pieux envers le pouvoir avaient parlé aux souverains de devoirs, aux peuples de droits. Les hardiesses saintes du christianisme avaient retenti jusque dans la chaire sacrée, en face de Louis XIV. Bossuet, ce génie théocratique, avait entremêlé ses adulations orgueilleuses à Louis XIV de quelques-uns de ces avertissements austères qui consolent les peuples de leur abaissement. Fénelon, ce génie évangélique et tendre de la loi nouvelle, avait écrit ses instructions aux princes et son Télémaque dans le palais d’un roi et dans le cabinet de l’héritier du trône. La philosophie politique du christianisme, cette insurrection de la justice en faveur des faibles, s’était glissée, par ses lèvres, entre Louis XIV et l’oreille de son petit-fils. Fénelon élevait toute une révolution dans le duc de Bourgogne. Le roi s’en était aperçu trop tard, et avait chassé la séduction divine de son palais. Mais la politique révolutionnaire y était née. Les peuples la lisaient dans les pages du saint archevêque. Versailles devait être à la fois, grâce à Louis XIV et Fénelon, le palais du despotisme et le berceau de la Révolution. Montesquieu avait sondé les institutions et analysé les lois de tous les peuples. En classant les gouvernements il les avait comparés ; en les comparant il les avait jugés. Ce jugement faisait ressortir et contraster, à toutes les pages, le droit et la force, le privilége et l’égalité, la tyrannie et la liberté.

Jean-Jacques Rousseau, moins ingénieux, mais plus éloquent, avait étudié la politique, non dans les lois, mais dans la nature. Âme libre, mais opprimée et souffrante, le soulèvement généreux de son cœur avait soulevé tous les cœurs ulcérés par l’inégalité odieuse des conditions sociales. C’était la révolte de l’idéal contre la réalité. Il avait été le tribun de la nature, le Gracchus des philosophes ; il n’avait pas fait l’histoire des institutions, il en avait fait le rêve ; mais ce rêve venait du ciel et y remontait. On y sentait le dessein de Dieu et la chaleur de son amour ; on n’y sentait pas assez l’infirmité des hommes. C’était l’utopie des gouvernements ; mais par là même Rousseau séduisait davantage. Pour passionner les peuples il faut qu’un peu d’illusion se mêle à la vérité ; la réalité seule est trop froide pour fanatiser l’esprit humain : il ne se passionne que pour des choses un peu plus grandes que nature ; c’est ce qu’on appelle l’idéal, c’est l’attrait et la force des religions qui aspirent toujours plus haut qu’elles ne montent ; c’est ce qui produit le fanatisme, ce délire de la vertu. Rousseau était l’idéal de la politique, comme Fénelon avait été l’idéal du christianisme.

Voltaire avait eu le génie de la critique, la négation railleuse qui flétrit tout ce qu’elle renverse. Il avait fait rire le genre humain de lui-même, il l’avait abattu pour le relever, il avait étalé devant lui tous les préjugés, toutes les erreurs, toutes les iniquités, tous les crimes de l’ignorance ; il l’avait poussé à l’insurrection contre les idées consacrées, non par l’enthousiasme pour l’avenir, mais par le mépris du passé. La destinée lui avait donné quatre-vingts ans de vie pour décomposer lentement le vieux siècle ; il avait eu le temps de combattre contre le temps, et il n’était tombé que vainqueur. Ses disciples remplissaient les cours, les académies et les salons ; ceux de Rousseau s’aigrissaient et rêvaient plus bas dans les rangs inférieurs de la société. L’un avait été l’avocat heureux et élégant de l’aristocratie ; l’autre était le consolateur secret et le vengeur aimé de la démocratie. Le livre de Rousseau était le livre des opprimés et des âmes tendres. Malheureux et religieux lui-même, il avait mis Dieu du côté du peuple ; ses doctrines sanctifiaient l’esprit en insurgeant le cœur. Il y avait de la vengeance dans son accent ; mais il y avait aussi de la piété : le peuple de Voltaire pouvait renverser des autels ; le peuple de Rousseau pouvait les relever. L’un pouvait se passer de vertu et s’accommoder des trônes ; l’autre avait besoin d’un Dieu et ne pouvait fonder que des républiques.

Leurs nombreux disciples continuaient leur mission, et possédaient tous les organes de la pensée publique ; depuis la géométrie jusqu’à la chaire sacrée, la philosophie du dix-huitième siècle envahissait ou altérait tout. D’Alembert, Diderot, Raynal, Buffon, Condorcet, Bernardin de Saint-Pierre, Helvétius, Saint-Lambert, La Harpe, étaient l’Église du siècle nouveau. Une seule pensée animait ces esprits si divers, la rénovation des idées humaines. Le chiffre, la science, l’histoire, l’économie, la politique, le théâtre, la morale, la poésie, tout servait de véhicule à la philosophie moderne ; elle coulait dans toutes les veines du temps, elle avait enrôlé tous les génies ; elle parlait par toutes les langues. Le hasard ou la Providence avait voulu que ce siècle, presque stérile ailleurs, fût le siècle de la France. Depuis la fin du règne de Louis XIV jusqu’au commencement du règne de Louis XVI, la nature nous avait été prodigue d’hommes. L’éclat continué par tant de génies du premier ordre, de Corneille à Voltaire, de Bossuet à Rousseau, de Fénelon à Bernardin de Saint-Pierre, avait accoutumé les peuples à regarder du côté de la France. Le foyer des idées du monde répandait de là son éblouissement. L’autorité morale de l’esprit humain n’était plus à Rome. Le bruit, la lumière, la direction, partaient de Paris ; l’Europe intellectuelle était française. Il y avait de plus, et il y aura toujours dans le génie français quelque chose de plus puissant que sa puissance, de plus lumineux que son éclat : c’est sa chaleur, c’est sa communicabilité pénétrante, c’est l’attrait qu’il ressent et qu’il inspire en Europe. Le génie de l’Espagne de Charles-Quint est fier et aventureux ; le génie de l’Allemagne est profond et austère ; le génie de l’Angleterre est habile et superbe ; celui de la France est aimant, et c’est là sa force. Séductible lui-même, il séduit facilement les peuples. Les autres grandes individualités du monde des nations n’ont que leur génie. La France, pour second génie, a son cœur ; elle le prodigue dans ses pensées, dans ses écrits comme dans ses actes nationaux. Quand la Providence veut qu’une idée embrase le monde, elle l’allume dans l’âme d’un Français.

Cette qualité communicative du caractère de cette race, cette attraction française, non encore altérée par l’ambition de la conquête, était alors le signe précurseur du siècle. Il semble qu’un instinct providentiel tournait toute l’attention de l’Europe vers cette seule partie de l’horizon, comme si le mouvement et la lumière n’avaient pu sortir que de là. Le seul point véritablement sonore du continent, (c’était Paris. Les plus petites choses y faisaient un grand bruit. La littérature était le véhicule de l’influence française ; la monarchie intellectuelle avait ses livres, son théâtre, ses écrits, avant d’avoir ses héros. Conquérante par l’intelligence, son imprimerie était son armée.


IX

Les partis qui divisaient le pays après la mort de Mirabeau se décomposaient ainsi : hors de l’Assemblée, la cour et les Jacobins ; dans l’Assemblée, le côté droit, le côté gauche, et entre ces deux partis extrêmes, l’un fanatique d’innovations, l’autre fanatique de résistance, un parti intermédiaire. Il se composait de ce que les deux autres avaient d’hommes de bien et de paix ; leur foi molle et indécise entre la Révolution et la conservation aurait voulu que l’une conquît sans violences et que l’autre concédât sans ressentiment. C’étaient les philosophes de la Révolution. Mais ce n’était pas l’heure de la philosophie, c’était l’heure de la victoire. Les deux idées en présence voulaient des combattants et non des juges : elles écrasaient ces hommes en s’entre-choquant. Dénombrons les principaux chefs de ces divers partis, et faisons-les connaître avant de les voir agir.

Le roi Louis XVI n’avait alors que trente-sept ans ; ses traits étaient ceux de sa race, un peu alourdis par le sang allemand de sa mère, princesse de la maison de Saxe. De beaux yeux bleus largement ouverts, plus limpides qu’éblouissants, un front arrondi fuyant en arrière, un nez romain, mais dont les narines molles et lourdes altéraient un peu l’énergie de la forme aquiline, une bouche souriante et gracieuse dans l’expression, des lèvres épaisses mais bien découpées, une peau fine, une carnation riche et colorée quoique un peu flasque, la taille courte, le corps gras, l’attitude timide, la marche incertaine ; au repos, un balancement inquiet du corps portant alternativement sur une hanche et sur l’autre sans avancer, soit que ce mouvement fût contracté en lui par cette habitude d’impatience qui saisit les princes forcés à donner de longues audiences, soit que ce fût le signe physique du perpétuel balancement d’un esprit indécis ; dans la personne une expression de bonhomie peu royale qui prêtait autant au premier coup d’œil à la moquerie qu’à la vénération, et que ses ennemis travestirent avec une perversité impie, pour symboliser dans les traits du prince les vices qu’ils voulaient immoler dans la royauté ; en tout quelque ressemblance avec la physionomie impériale des derniers césars, à l’époque de la décadence des choses et des races : la douceur d’Antonin dans l’obésité de Vespasien ; voilà l’homme.


X

Ce jeune prince avait été élevé dans une séquestration complète de la cour de son aïeul. Cette atmosphère qui avait infecté tout le siècle de Louis XV n’avait pas atteint son héritier. Pendant que Louis XV changeait sa cour en lieu suspect, son petit-fils, élevé dans un coin du palais de Meudon par des maîtres pieux et éclairés, grandissait dans le respect de son rang, dans la terreur du trône et dans un amour religieux du peuple qu’il était appelé à gouverner. L’âme de Fénelon semblait avoir traversé deux générations de rois, dans ce palais où il avait élevé le duc de Bourgogne, pour inspirer encore l’éducation de son descendant. Ce qui était le plus près du vice couronné sur le trône était peut-être ce qu’il y avait de plus pur en France. Si le siècle n’eût pas été aussi dissolu que le roi, il aurait tourné là son amour. Il en était venu jusqu’à ce point de corruption où la pureté paraît un ridicule, et où on réserve le mépris pour la pudeur.

Marié à seize ans à une fille de Marie-Thérèse d’Autriche, le jeune prince avait continué jusqu’à son avénement au trône cette vie de recueillement domestique, d’étude et d’isolement. Une paix honteuse assoupissait l’Europe. La guerre, cet exercice des princes, n’avait pas pu le former au contact des hommes et à l’habitude du commandement. Les champs de bataille, qui sont le théâtre de ces grands acteurs, ne l’avaient jamais exposé aux regards de son peuple. Aucun prestige, excepté celui de sa naissance, ne jaillissait de lui. L’horreur qu’on avait pour son aïeul fit seule sa popularité. Il eut l’estime de son peuple, jamais sa faveur. Probe et instruit, il appela à lui la probité et les lumières dans la personne de Turgot. Mais, avec le sentiment philosophique de la nécessité des réformes, le prince n’avait que l’âme du réformateur : il n’en avait ni le génie ni l’audace. Ses hommes d’État pas plus que lui. Ils soulevaient toutes les questions sans les déplacer ; ils accumulaient les tempêtes sans leur donner une impulsion. Les tempêtes devaient finir par se tourner contre eux. De M. de Maurepas à M. Turgot, de M. Turgot à M. de Calonne, de M. de Calonne à M. Necker, de M. Necker à M. de Malesherbes, il flottait d’un intrigant à un honnête homme et d’un banquier à un philosophe ; l’esprit de système et de charlatanisme suppléait mal à l’esprit de gouvernement. Dieu, qui avait donné beaucoup d’hommes de bruit à ce règne, lui avait refusé un homme d’État ; tout était promesses et déception. La cour criait, l’impatience saisissait la nation, les oscillations devenaient convulsives : Assemblée des notables, états généraux, Assemblée nationale, tout avait éclaté entre les mains du roi ; une révolution était sortie de ses bonnes intentions, plus ardente et plus irritée qui si elle était sortie de ses vices. Aujourd’hui le roi avait cette révolution en face dans l’Assemblée nationale ; dans ses conseils aucun homme capable, non pas seulement de lui résister, mais de la comprendre. Les hommes vraiment forts aimaient mieux être les ministres populaires de la nation que les boucliers du roi au moment où nous sommes.


XI

M. de Montmorin était dévoué au roi, mais sans crédit sur la nation. Le ministère n’avait ni initiative ni résistance : l’initiative était aux Jacobins, et le pouvoir exécutif dans les émeutes. Le roi, sans organe, sans attributions et sans force, n’avait que l’odieuse responsabilité de l’anarchie. Il était le but contre lequel tous les partis dirigeaient la haine ou la fureur du peuple. Il avait le privilége de toutes les accusations. Pendant que, du haut de la tribune, Mirabeau, Barnave, Pétion, Lameth, Robespierre, menaçaient éloquemment le trône, des pamphlets infâmes, des journaux factieux peignaient le roi sous les traits d’un tyran mal enchaîné qui s’abrutissait dans le vin, qui s’asservissait aux caprices d’une femme qui conspirait au fond de son palais avec les ennemis de la nation. Dans le sentiment sinistre de sa chute accélérée, la vertu stoïque de ce prince suffisait au calme de sa conscience, mais ne suffisait pas à ses résolutions. Au sortir de son conseil des ministres, où il accomplissait loyalement les conditions constitutionnelles de son rôle, il cherchait, tantôt dans l’amitié de serviteurs dévoués, tantôt dans la personne de ses ennemis mêmes admis furtivement à ses confidences, des inspirations plus intimes. Les conseils succédaient aux conseils, et se contredisaient dans son oreille, comme leurs résultats se contredisaient dans ses actes. Ses ennemis lui suggéraient des concessions et lui promettaient une popularité qui s’enfuyait de leurs mains dès qu’ils voulaient la lui livrer. La cour lui prêchait la force qu’elle n’avait que dans ses rêves ; la reine, le courage qu’elle se sentait dans l’âme ; les intrigants, la corruption ; les timides, la fuite : il essayait tour à tour et tout à la fois tous ces partis. Aucun n’était efficace : le temps des résolutions utiles était passé. La crise était sans remède. Entre la vie et le trône il fallait choisir. En voulant tenter de conserver tous les deux, il était écrit qu’il perdrait l’un et l’autre.

Quand on se place par la pensée dans la situation de Louis XVI, et qu’on se demande quel est le conseil qui aurait pu le sauver, on cherche et on ne trouve pas. Il y a des circonstances qui enlacent tous les mouvements d’un homme dans un tel piége, que, quelque direction qu’il prenne, il tombe dans la fatalité de ses fautes ou dans celle de ses vertus. Louis XVI en était là. Toute la dépopularisation de la royauté en France, toutes les fautes des administrations précédentes, tous les vices des rois, toutes les hontes des cours, tous les griefs du peuple, avaient pour ainsi dire abouti sur sa tête et marqué son front innocent pour l’expiation de plusieurs siècles. Les époques ont leurs sacrifices, comme les religions. Quand elles veulent renouveler une institution qui ne leur va plus, elles entassent sur l’homme en qui cette institution se personnifie tout l’odieux et toute la condamnation de l’institution elle-même ; elles font de cet homme une victime qu’elles immolent au temps : Louis XVI était cette victime innocente, mais chargée de toutes les iniquités des trônes, et qui devait être immolée en châtiment de la royauté. Voilà le roi.


XII

La reine semblait avoir été créée par la nature pour contraster avec le roi, et pour attirer à jamais l’intérêt et la pitié des siècles sur un de ces drames d’État qui ne sont pas complets quand les infortunes d’une femme ne les achèvent pas. Fille de Marie-Thérèse, elle avait commencé sa vie dans les orages de la monarchie autrichienne. Elle était sœur de ces enfants que l’impératrice tenait par la main quand elle se présenta en suppliante devant les fidèles Hongrois, et que ces troupes s’écrièrent : « Mourons pour notre roi Marie-Thérèse ! » Sa fille aussi avait le cœur d’un roi. À son arrivée en France, sa beauté avait ébloui le royaume ; cette beauté était dans tout son éclat. Elle était grande, élancée, souple : une véritable fille du Tyrol. Les deux enfants qu’elle avait donnés au trône, loin de la flétrir, ajoutaient à l’impression de sa personne ce caractère de majesté maternelle qui sied si bien à la mère d’une nation. Le pressentiment de ses malheurs, le souvenir des scènes tragiques de Versailles, les inquiétudes de chaque jour, pâlissaient seulement un peu sa première fraîcheur. La dignité naturelle de son port n’enlevait rien à la grâce de ses mouvements ; son cou, bien détaché des épaules, avait ces magnifiques inflexions qui donnent tant d’expression aux attitudes. On sentait la femme sous la reine, la tendresse du cœur sous la majesté du sort. Ses cheveux blond cendré étaient longs et soyeux ; son front, haut et un peu bombé, venait se joindre aux tempes par ces courbes qui donnent tant de délicatesse et tant de sensibilité à ce siége de la pensée ou de l’âme chez les femmes ; les yeux de ce bleu clair qui rappelle le ciel du Nord ou l’eau du Danube ; le nez aquilin, les narines bien ouvertes et légèrement renflées, où les émotions palpitaient, signe du courage ; une bouche grande, des dents éclatantes, des lèvres autrichiennes, c’est-à-dire saillantes et découpées ; le tour du visage ovale, la physionomie mobile, expressive, passionnée ; sur l’ensemble de ces traits, cet éclat qui ne se peut décrire, qui jaillit du regard, de l’ombre, des reflets du visage, qui l’enveloppe d’un rayonnement semblable à la vapeur chaude et colorée où nagent les objets frappés du soleil : dernière expression de la beauté qui lui donne l’idéal, qui la rend vivante et qui la change en attrait. Avec tous ces charmes, une âme altérée d’attachement, un cœur facile à émouvoir, mais ne demandant qu’à se fixer, un sourire pensif et intelligent qui n’avait rien de banal, des intimités, des préférences, parce qu’elle se sentait digne d’amitiés. Voilà Marie-Antoinette comme femme.


XIII

C’était assez pour faire la félicité d’un homme et l’ornement d’une cour. Pour inspirer un roi indécis et pour faire le salut d’un État dans des circonstances difficiles il fallait plus : il fallait le génie du gouvernement ; la reine ne l’avait pas. Rien n’avait pu la préparer au maniement des forces désordonnées qui s’agitaient autour d’elle ; le malheur ne lui avait pas donné le temps de la réflexion. Accueillie avec enivrement par une cour perverse et une nation ardente, elle avait dû croire à l’éternité de ces sentiments. Elle s’était endormie dans les dissipations de Trianon. Elle avait entendu les premiers bouillonnements de la tempête sans croire au danger ; elle s’était fiée à l’amour qu’elle inspirait et qu’elle se sentait dans le cœur. La cour était devenue exigeante, la nation hostile. Instrument des intrigues de la cour sur le cœur du roi, elle avait d’abord favorisé, puis combattu toutes les réformes qui pouvaient prévenir ou ajourner les crises. Sa politique n’était que de l’engouement, son système n’était que son abandon alternatif à tous ceux qui lui promettaient le salut du roi. Le comte d’Artois, prince jeune, chevaleresque dans les formes, avait pris de l’empire sur son esprit. Il se fiait à la noblesse ; il parlait de son épée. Il riait de la crise. Il dédaignait ce bruit de paroles, il cabalait contre les ministres, il flétrissait les transactions. La reine, enivrée d’adulations par cet entourage, poussait le roi à reprendre le lendemain ce qu’il avait concédé la veille. Sa pensée se retrouvait dans toutes les oscillations du gouvernement. Ses appartements étaient le foyer d’une conspiration perpétuelle contre l’esprit nouveau ; la nation finit par s’en apercevoir et par la haïr. Son nom devint pour le peuple le fantôme de la contre-révolution. On est prompt à calomnier ce qu’on craint. On la peignait dans d’odieux pamphlets sous les traits d’une Messaline. Les bruits les plus infâmes circulaient, les anecdotes les plus controuvées furent répandues. Le cœur d’une femme, fût-elle reine, a droit à l’inviolabilité. Les sentiments ne deviennent de l’histoire que quand ils éclatent en publicité.


XIV

Aux journées des 5 et 6 octobre, la reine s’aperçut trop tard de l’inimitié du peuple ; la rancune dut envahir son cœur. L’émigration commença, elle la vit avec faveur. Tous ses amis étaient à Coblentz ; on lui supposait des complicités avec eux : ces complicités étaient réelles. Les fables d’un comité autrichien furent semées dans le peuple. On accusa Marie-Antoinette de conjurer la perte de la nation, qui demandait à chaque instant sa tête. Le peuple soulevé a besoin de haïr quelqu’un, on lui livra la reine. Son nom fut chanté dans ses colères. Une femme fut choisie pour l’ennemie de toute une nation. Sa fierté dédaigna de la détromper. Elle s’enferma dans son ressentiment et dans sa terreur. Emprisonnée dans le palais des Tuileries, elle ne pouvait mettre la tête à la fenêtre sans provoquer l’outrage et entendre l’insulte. Chaque bruit de la ville lui faisait craindre une insurrection. Ses journées étaient mornes, ses nuits agitées ; son supplice fut de toutes les heures pendant deux ans ; il se multipliait dans son cœur par son amour pour ses deux enfants et par ses inquiétudes sur le roi. Sa cour était vide, elle ne voyait plus que des autorités ombrageuses, des ministres imposés et M. de La Fayette, devant qui elle était obligée de composer même son visage. Ses appartements recélaient la délation. Ses serviteurs étaient ses espions. Il fallait les tromper pour se concerter avec le peu d’amis qui lui restaient. Des escaliers dérobés, des corridors sombres conduisaient la nuit dans les combles du château les conseillers secrets qu’elle appelait autour d’elle. Ces conseils ressemblaient à des conjurations ; elle en sortait sans cesse avec des pensées différentes ; elle en assiégeait l’âme du roi, dont la conduite contractait ainsi l’incohérence d’une femme aux abois.

Mesures de force, tentatives de corruption sur l’Assemblée, abandon sincère à la constitution, essais de résistance, attitude de dignité royale, repentir, faiblesse, terreur et fuite, tout était conçu, tenté, préparé, arrêté, abandonné le même jour. Les femmes, si sublimes dans le dévouement, sont rarement capables de l’esprit de suite et d’imperturbabilité nécessaires à un plan politique. Leur politique est dans le cœur ; leur passion est trop près de leur raison. De toutes les vertus du trône, elles n’ont que le courage ; elles sont souvent des héros, rarement des hommes d’État. La reine en fut un exemple de plus. Douée de plus d’esprit, de plus d’âme, de plus de caractère que le roi, sa supériorité ne servit qu’à lui inspirer confiance dans de funestes conseils. Elle fut à la fois le charme de ses malheurs et l’un des conseillers involontaires de sa perte ; ses inspirations le dirigèrent peut-être vers l’échafaud, mais elle y monta avec lui.


XV

Le côté droit, dans l’Assemblée nationale, se composait des ennemis naturels du mouvement : la noblesse et le haut clergé. Tous cependant ne l’étaient pas au même degré ni au même titre. Les séditions naissent en bas, les révolutions naissent en haut ; les séditions ne sont que les colères du peuple, les révolutions sont les idées d’une époque. Les idées commencent dans la tête de la nation. La Révolution française était une pensée généreuse de l’aristocratie. Cette pensée était tombée entre les mains du peuple, qui s’en était fait une arme contre la noblesse, contre le trône et contre la religion. Philosophie dans les salons, elle était devenue révolte dans les rues. Cependant toutes les grandes maisons du royaume avaient donné des apôtres aux premiers dogmes de la Révolution ; les états généraux, ancien théâtre de l’importance et des triomphes de la haute noblesse, avaient tenté l’ambition de ses héritiers ; ils avaient marché à la tête des réformateurs. L’esprit de corps n’avait pas pu les retenir, quand il avait été question de se réunir au tiers état. Les Montmorency, les Noailles, les La Rochefoucauld, les Clermont-Tonnerre, les Lally-Tollendal, les Virieu, les d’Aiguillon, les Lauzun, les Montesquiou, les Lameth, les Mirabeau, le duc d’Orléans, le premier prince du sang, le comte de Provence, frère du roi, roi lui-même depuis sous le nom de Louis XVIII, avaient donné l’impulsion aux innovations les plus hardies. Ils avaient emprunté chacun leur crédit de quelques heures à des principes qu’il était plus facile de poser que de modérer ; la plupart de ces crédits avaient disparu. Aussitôt que ces théoriciens de la révolution spéculative s’étaient aperçus que le torrent les emportait, ils avaient essayé de remonter le courant, ou ils étaient sortis de son lit : les uns s’étaient rangés de nouveau autour du trône, les autres avaient émigré après les journées des 5 et 6 octobre. Quelques-uns, les plus fermes, restaient à leur place dans l’Assemblée nationale ; ils combattaient sans espoir, mais glorieusement, pour une cause perdue ; ils s’efforçaient de maintenir au moins un pouvoir monarchique, et abandonnaient au peuple, sans les lui disputer, les dépouilles de la noblesse et de l’Église. De ce nombre étaient Cazalès, l’abbé Maury, Malouet et Clermont-Tonnerre. C’étaient les hommes remarquables de ce parti mourant.

Clermont-Tonnerre et Malouet étaient plutôt des hommes d’État que des orateurs ; leur parole sûre et réfléchie n’impressionnait que la raison. Ils cherchaient l’équilibre entre la liberté et la monarchie, et croyaient l’avoir trouvé dans le système anglais des deux chambres. Les modérés des deux partis écoutaient avec respect leur voix ; comme tous les demi-partis et les demi-talents, ils n’excitaient ni haine ni colère ; mais les événements ne les écoutaient pas, et marchaient, en les écartant, vers des résultats plus absolus. Maury et Cazalès, moins philosophes, étaient les deux athlètes du côté droit ; leur nature était différente, leur puissance oratoire presque égale. Maury représentait le clergé, dont il était membre, Cazalès la noblesse, dont il faisait partie. L’un, c’était Maury, façonné de bonne heure aux luttes de la polémique sacrée, avait aiguisé et poli dans la chaire l’éloquence qu’il devait porter à la tribune. Sorti des derniers rangs du peuple, il ne tenait à l’ancien régime que par son habit ; il défendait la religion et la monarchie, comme deux textes qu’on avait imposés à ses discours. Sa conviction n’était qu’un rôle : tout autre rôle eût aussi bien convenu à sa nature. Mais il soutenait avec un admirable courage et un beau caractère celui que sa situation lui faisait. Nourri d’études sérieuses, doué d’une élocution abondante, vive et colorée, ses harangues étaient des traités complets sur les matières qu’il discutait. Seul rival de Mirabeau, il ne lui manquait pour l’égaler qu’une cause plus nationale et plus vraie ; mais le sophisme des abus de l’ancien régime ne pouvait pas revêtir des couleurs plus spécieuses que celles dont Maury colorait l’ancien régime. L’érudition historique et l’érudition sacrée lui fournissaient ses arguments. La hardiesse de son caractère et de son langage lui inspirait de ces mots qui vengent même d’une défaite. Sa belle figure, sa voix sonore, son geste impérieux, l’insouciance et la gaieté avec lesquelles il bravait les tribunes, arrachaient souvent des applaudissements même à ses ennemis. Le peuple, qui sentait sa force invincible, s’amusait d’une résistance impuissante. Maury était pour lui comme ces gladiateurs qu’on aime à voir combattre, bien qu’on sache qu’ils doivent mourir. Une seule chose manquait à l’abbé Maury : l’autorité morale de la parole. Ni sa naissance, ni sa foi, ni ses mœurs n’inspiraient le respect à ceux qui l’écoutaient. On sentait l’acteur dans l’homme, l’avocat dans la cause ; l’orateur et la parole n’étaient pas un. Ôtez à l’abbé Maury l’habit de son ordre, il eût changé de côté sans effort et siégé parmi les novateurs. De semblables orateurs ornent un parti, mais ils ne le sauvent pas.


XVI

Cazalès était un de ces hommes qui s’ignorent eux-mêmes, jusqu’à l’heure où les circonstances leur révèlent un génie, en leur assignant un devoir. Officier obscur dans les rangs de l’armée, le hasard qui le jeta à la tribune lui découvrit qu’il était orateur. Il ne chercha pas quelle cause il défendrait : noble, la noblesse ; royaliste, le roi ; sujet, le trône. Sa situation fit sa doctrine. Il porta dans l’Assemblée le caractère et les vertus de son uniforme. La parole ne fut pour lui qu’une épée de plus ; il la voua avec un dévouement chevaleresque à la cause de la monarchie. Paresseux, peu instruit, son rapide bon sens suppléa l’étude. Sa foi monarchique ne fut point le fanatisme du passé : elle admettait les modifications admises par le roi lui-même, et compatibles avec l’inviolabilité du trône et l’action du pouvoir exécutif. De Mirabeau à lui il n’y avait pas loin dans le dogme ; mais l’un voulait la liberté en aristocrate, l’autre la voulait en démocrate. L’un s’était jeté au milieu du peuple, l’autre s’attachait aux marches du trône. Le caractère de l’éloquence de Cazalès était celui d’une cause désespérée. Il protestait plus qu’il ne discutait, il opposait aux triomphes violents du côté gauche ses défis ironiques, ses indignations amères qui subjuguaient un moment l’admiration, mais qui ne ramenaient pas la victoire. La noblesse lui dut de tomber avec gloire et le trône avec majesté, et par lui l’éloquence eut quelque chose de l’héroïsme.

Derrière ces deux hommes il n’y avait rien qu’un parti aigri par l’infortune, découragé par son isolement dans la nation, odieux au peuple par ses priviléges, inutile au trône par son impopularité, se repaissant des plus vaines illusions et ne conservant de la puissance abattue que le ressentiment de l’injure et la hauteur qui provoquent de nouvelles humiliations. Les espérances de ce parti se portaient déjà tout entières sur l’intervention armée des puissances étrangères. Louis XVI n’était plus à ses yeux qu’un roi prisonnier que l’Europe viendrait délivrer. Le patriotisme et l’honneur étaient pour eux à Coblentz. Vaincu par le nombre, dépourvu de chefs habiles qui savent immortaliser les retraites, sans force contre l’esprit du temps, et se refusant à transiger, le côté droit ne pouvait plus en appeler qu’à la vengeance ; sa politique n’était plus qu’une imprécation.

Le côté gauche venait de perdre à la fois son chef et son modérateur dans Mirabeau ; l’homme national n’était plus. Restaient les hommes de parti : c’étaient Barnave et les deux Lameth. Ces hommes, humiliés de l’ascendant de Mirabeau, avaient essayé, longtemps avant sa mort, de balancer la souveraineté de son génie par l’exagération de leurs doctrines et de leurs discours. Mirabeau n’était que l’apôtre ; ils avaient voulu être les factieux du temps. Jaloux de sa personne, ils avaient cru effacer ses talents par la supériorité de leur popularisme. Les médiocrités croient égaler le génie en dépassant la raison. Une scission de trente à quarante voix s’était opérée dans le côté gauche. Barnave et les Lameth les inspiraient. Le club des Amis de la Constitution, devenu le club des Jacobins, leur répondait au dehors. L’agitation populaire était soulevée par eux, contenue par Mirabeau, qui ralliait contre eux la gauche, le centre et les membres raisonnables du côté droit. Ils conspiraient, ils cabalaient, ils fomentaient les divisions dans l’opinion bien plus qu’ils ne gouvernaient l’Assemblée. Mirabeau mort leur laissait la place vide.

Les Lameth, hommes de cour, élevés par les bontés de la famille royale, comblés des faveurs et des pensions du roi, avaient ces éclatantes défections de Mirabeau sans avoir l’excuse de ses griefs contre la monarchie ; cette défection était un de leurs titres à la faveur populaire. Hommes habiles, ils portaient dans la cause nationale le manége des cours où ils avaient été nourris. Leur amour de la Révolution était pourtant désintéressé et sincère ; mais leurs talents distingués n’égalaient pas leur ambition. Écrasés par Mirabeau, ils ameutaient contre lui tous ceux que l’ombre de ce grand homme éclipsait avec eux. Ils cherchaient un rival à lui opposer, ils ne trouvaient que des envieux. Barnave se présenta, ils l’entourèrent, ils l’applaudirent, ils l’enivrèrent de sa propre importance. Ils lui persuadèrent un moment que des phrases étaient de la politique, et qu’un rhéteur était un homme d’État.

Mirabeau fut assez grand pour ne pas le craindre et assez juste pour ne pas le mépriser. Barnave, jeune avocat du Dauphiné, avait débuté avec éclat dans ces conflits entre le parlement et le trône, qui avaient agité sa province et exercé sur de petits théâtres l’éloquence des hommes de barreau. Envoyé à trente ans aux états généraux avec Mounier, son patron et son maître, il avait promptement abandonné Mounier et le parti monarchique pour se signaler dans le parti démocratique. Un mot sinistre échappé, non de son cœur, mais de ses lèvres, pesait comme un remords sur sa conscience. « Le sang qui coule est-il donc si pur ? » s’était-il écrié au premier meurtre de la Révolution. Ce mot l’avait marqué au front du signe des factieux. Barnave n’était pas factieux, ou il ne l’était qu’autant qu’il le fallait pour le succès de ses discours. Il n’y avait d’extrême en lui que l’orateur, l’homme ne l’était pas ; il était encore moins cruel. Studieux, mais sans idée ; disert, mais sans chaleur, c’était une intelligence moyenne, une âme honnête, une volonté flottante, un cœur droit. Son talent, qu’on affectait de comparer à celui de Mirabeau, n’était que l’art d’enchaîner avec habileté des considérations vulgaires. L’habitude du tribunal lui donnait, dans l’improvisation, une supériorité apparente, qui s’évanouissait à la réflexion. Les ennemis de Mirabeau lui avaient fait un piédestal de leur haine et l’avaient grandi pour le comparer. Quand il fut réduit à sa véritable taille, on reconnut toute la distance qu’il y avait entre l’homme de la nation et l’homme du barreau. Barnave eut le malheur d’être le grand homme d’un parti médiocre, et le héros d’un parti envieux ; il méritait un meilleur sort, et plus tard il le conquit.


XVII

Dans l’ombre encore, et derrière les chefs de l’Assemblée nationale, un homme, presque inconnu, commençait à se mouvoir, agité d’une pensée inquiète qui semblait lui interdire le silence et le repos ; il tentait en toute occasion la parole, et s’attaquait indifféremment à tous les orateurs, même à Mirabeau. Précipité de la tribune, il y remontait le lendemain ; humilié par les sarcasmes, étouffé par les murmures, désavoué par tous les partis, disparaissant entre les grands athlètes qui fixaient l’attention publique, il était sans cesse vaincu, jamais lassé. On eût dit qu’un génie intime et prophétique lui révélait d’avance la vanité de tous ces talents, la toute-puissance de la volonté et de la patience, et qu’une voix entendue de lui seul lui disait : « Ces hommes qui te méprisent t’appartiennent ; tous les détours de cette Révolution qui ne veut pas te voir viendront aboutir à toi, car tu t’es placé sur sa route comme l’inévitable excès auquel aboutit toute impulsion ! » Cet homme, c’était Robespierre.

Il y a des abîmes qu’on n’ose pas sonder et des caractères qu’on ne veut pas approfondir, de peur d’y trouver trop de ténèbres et trop d’horreur ; mais l’histoire, qui a l’œil impassible du temps, ne doit pas s’arrêter à ces terreurs, elle doit comprendre ce qu’elle se charge de raconter.

Maximilien Robespierre était né à Arras d’une famille pauvre, honnête et respectée ; son père, mort en Allemagne, était d’origine anglaise. Cela explique ce qu’il y avait de rigide dans cette nature. L’évêque d’Arras avait fait les frais de son éducation. Le jeune Robespierre s’était distingué, au collége Louis-le-Grand, par une vie studieuse et par des mœurs austères.

Les lettres et le barreau partageaient son temps. La philosophie de Jean-Jacques Rousseau avait pénétré profondément son intelligence ; cette philosophie, en tombant dans une volonté active, n’était pas restée une lettre morte : elle était devenue en lui un dogme, une foi, un fanatisme. Dans l’âme d’un sectaire toute conviction devient secte. Robespierre était le Calvin de la politique ; il couvait dans l’obscurité la pensée confuse de la rénovation du monde social et du monde religieux, comme un rêve qui obsédait inutilement sa jeunesse, quand la Révolution vint lui offrir ce que la destinée offre toujours à ceux qui épient sa marche, l’occasion. Il la saisit. Il fut nommé député du tiers aux états généraux. Seul peut-être de tous ces hommes qui ouvraient à Versailles la première scène de ce drame immense, il entrevoyait le dénoûment. Comme l’âme humaine, dont les philosophes ignorent le siége dans le corps humain, la pensée de tout un peuple repose quelquefois dans l’individu le plus ignoré d’une vaste foule. Il ne faut mépriser personne, car le doigt de la destinée marque dans l’âme, et non sur le front. Robespierre n’avait rien, ni dans la naissance, ni dans le génie, ni dans l’extérieur, qui le désignât à l’attention des hommes. Aucun éclat n’était sorti de lui, son pâle talent n’avait rayonné que dans le barreau ou dans les académies de province ; quelques discours verbeux, remplis d’une philosophie sans muscles et presque pastorale, quelques poésies froides et affectées avaient inutilement affiché son nom dans l’insignifiance des recueils littéraires du temps ; il était plus qu’inconnu, il était médiocre et dédaigné. Ses traits n’avaient rien de ce qui fait arrêter le regard, quand il flotte sur une grande assemblée ; rien n’était écrit en caractères physiques sur cette puissance tout intérieure : il était le dernier mot de la Révolution, mais personne ne pouvait le lire.

Robespierre était petit de taille ; ses membres étaient grêles et anguleux, sa marche saccadée, ses attitudes affectées, ses gestes sans harmonie et sans grâce ; sa voix, un peu aigre, cherchait les inflexions oratoires et ne trouvait que la fatigue et la monotonie ; son front était assez beau, mais petit, bombé au-dessus des tempes, comme si la masse et le mouvement embarrassé de ses pensées l’avaient élargi à force d’efforts ; ses yeux, très-voilés par les paupières et très-aigus aux extrémités, s’enfonçaient profondément dans les cavités de leurs orbites ; ils lançaient un éclair bleuâtre, vague et flottant comme un reflet de l’acier frappé par la lumière ; son nez, droit et petit, était fortement tiré par des narines relevées et trop ouvertes ; sa bouche était grande, ses lèvres minces et contractées désagréablement aux deux coins, son menton court et pointu, son teint d’un jaune livide, comme celui d’un malade ou d’un homme consumé de veilles et de méditations. L’expression habituelle de ce visage était une sérénité superficielle sur un fond grave, et un sourire indécis entre le sarcasme et la grâce. Il y avait de la douceur, mais une douceur sinistre. Ce qui dominait dans l’ensemble de sa physionomie, c’était la prodigieuse et continuelle tension du front, des yeux, de la bouche, de tous les muscles de la face. On voyait en l’observant que tous les traits de son visage, comme tout le travail de son âme, convergeaient sans distraction sur un seul point, avec une telle puissance qu’il n’y avait aucune déperdition de volonté dans ce caractère, et qu’il semblait voir d’avance ce qu’il voulait accomplir, comme s’il l’eût eu déjà en réalité sous les yeux.

Tel était alors l’homme qui devait absorber en lui tous ces hommes, et en faire ses victimes après en avoir fait ses instruments. Il n’était d’aucun parti, mais de tous les partis qui servaient tour à tour son idéal de la Révolution. C’était là sa force, car les partis s’arrêtaient, lui ne s’arrêtait pas. Il plaçait cet idéal comme un but en avant de chaque mouvement révolutionnaire ; il marchait avec ceux qui voulaient l’atteindre ; puis quand le but était dépassé, il se plaçait plus loin et y marchait encore avec d’autres hommes, en continuant ainsi, sans jamais s’arrêter, sans jamais reculer. La Révolution, décimée dans sa route, devait inévitablement se résumer un jour dans une dernière expression. Il voulait que ce fût lui. Il se l’était incorporée tout entière, principes, pensées, passions, colères, et la forçait ainsi de s’incorporer un jour en lui. Ce jour était loin.


XVIII

Robespierre, qui avait souvent combattu Mirabeau avec Duport, les Lameth et Barnave, commençait à se séparer de ceux-ci, depuis qu’ils dominaient l’Assemblée. Il formait, avec Pétion et quelques hommes obscurs, un petit groupe d’opposition radicalement démocratique, qui encourageait les Jacobins au dehors, et qui menaçait Barnave et les Lameth toutes les fois qu’ils étaient tentés de s’arrêter. Pétion et Robespierre, dans l’Assemblée, Brissot et Danton, au club des Jacobins, formaient le germe du parti nouveau qui allait accélérer le mouvement et le convertir bientôt en convulsions et en catastrophes.

La popularité était le but de Pétion : il l’atteignit plus vite que Robespierre. Avocat sans talent, mais probe, n’ayant pris de la philosophie que les sophismes du Contrat social, jeune, beau, patriote, il était destiné à devenir une de ces idoles complaisantes dont le peuple fait ce qu’il veut, excepté un homme ; son crédit dans la rue et chez les Jacobins lui donnait une certaine autorité dans l’Assemblée ; on l’écoutait comme un écho significatif des volontés du dehors. Robespierre affectait de le respecter.


XIX

On achevait la constitution : le pouvoir royal n’y subsistait plus que de nom ; le roi n’était que l’exécuteur des ordres de la représentation nationale ; ses ministres n’étaient que des otages responsables entre les mains de l’Assemblée. On sentait les vices de cette constitution avant de l’avoir achevée. Votée dans la colère des partis, elle n’était pas une constitution, elle était une vengeance du peuple contre la monarchie, le trône ne subsistant que pour tenir la place d’un pouvoir unique que l’on instituait partout et qu’on n’osait pas encore nommer. Le peuple, les partis tremblaient, en enlevant le trône, de découvrir un abîme où la nation serait engloutie ; il était tacitement convenu de le respecter pour la forme, en dépouillant et en outrageant tous les jours l’infortuné monarque qu’on y tenait enchaîné. Les choses en étaient à ce point où elles n’ont plus d’autre dénoûment qu’une chute. L’armée, sans discipline, n’ajoutait qu’un élément de plus à la fermentation populaire ; abandonnée de ses officiers, qui émigraient en masse, les sous-officiers s’en emparaient et transportaient la démocratie dans ses rangs ; affiliés, dans toutes les garnisons, au club des Jacobins, ils y prenaient le mot d’ordre et faisaient de leur troupe les soldats de l’anarchie et les complices des factieux. Le peuple, à qui on avait jeté en proie les droits féodaux de la noblesse et les dîmes du clergé, craignait de se voir arracher ce qu’il possédait avec inquiétude, et voyait partout des complots ; il les prévenait par des crimes. Le régime soudain de liberté, auquel il n’était pas préparé, l’agitait sans le fortifier ; il montrait tous les vices des affranchis sans avoir encore les vertus de l’homme libre. La France entière n’était qu’une sédition, l’anarchie gouvernait ; et, pour qu’elle fût pour ainsi dire gouvernée elle-même, elle avait créé son gouvernement dans autant de clubs qu’il y avait de grandes municipalités dans le royaume.

Le club dominant était celui des Jacobins ; ce club était la centralisation de l’anarchie. Aussitôt qu’une volonté puissante et passionnée remue une nation, cette volonté commune rapproche les hommes ; l’individualisme cesse, et l’association légale ou illégale organise la passion publique. Les sociétés populaires étaient nées ainsi : aux premières menaces de la cour contre les états généraux, quelques députés bretons s’étaient réunis à Versailles et avaient formé une société pour éclairer les complots de la cour et assurer les triomphes de la liberté ; ses fondateurs étaient Sieyès, Chapelier, Barnave, Lameth. Après les journées des 5 et 6 octobre, le club Breton, transporté à Paris à la suite de l’Assemblée nationale, y avait pris le nom plus énergique de Société des Amis de la Constitution ; il siégeait dans l’ancien couvent des Jacobins-Saint-Honoré, non loin du Manége, où siégeait l’Assemblée nationale. Les députés, qui l’avaient fondé, dans le principe, pour eux seuls, en ouvrirent les portes aux journalistes, aux écrivains révolutionnaires, et enfin à tous les citoyens. La présentation par deux des membres de la société et un scrutin ouvert sur la moralité du récipiendaire, étaient les seules conditions de réception ; le public était admis aux séances par des censeurs qui inspectaient la carte d’entrée ; un règlement, un bureau, un président, une correspondance, des secrétaires, un ordre du jour, une tribune, des orateurs, transportaient dans ces réunions toutes les formes des assemblées délibérantes ; c’étaient les assemblées du peuple, moins l’élection et la responsabilité ; la passion donnait seule le mandat ; au lieu de faire les lois, elles faisaient l’opinion.

Les séances avaient lieu le soir, afin que le peuple ne fût pas empêché d’y assister par les travaux du jour ; les actes de l’Assemblée nationale, les événements du moment, l’examen de questions sociales, plus souvent les accusations contre le roi, les ministres, le côté droit, étaient les textes de ses discussions. De toutes les passions du peuple, celle qu’on y flattait le plus, c’était la haine ; on le rendait ombrageux pour l’asservir. Convaincu que tout conspirait contre lui, roi, reine, cour, ministres, autorité, puissances étrangères, il se jetait avec désespoir dans les bras de ses défenseurs. Le plus éloquent à ses yeux était celui qui le pénétrait de plus de crainte ; il avait soif de dénonciations, on les lui prodiguait. C’est ainsi que Barnave, les Lameth, puis Danton, Marat, Brissot, Camille Desmoulins, Pétion, Robespierre, avaient conquis leur autorité sur le peuple. Ces noms avaient monté avec sa colère ; ils l’entretenaient, cette colère, pour rester grands. Les séances nocturnes des Jacobins et des Cordeliers étouffaient souvent l’écho des séances de l’Assemblée nationale ; la minorité, vaincue au Manége, venait protester, accuser et menacer aux Jacobins.

Mirabeau lui-même, accusé par Lameth à propos de la loi sur l’émigration, était venu, peu de jours avant sa mort, écouter en face les invectives de son dénonciateur ; il n’avait pas dédaigné de se justifier. Les clubs étaient la force extérieure où les meneurs de l’Assemblée appuyaient leurs noms pour intimider la représentation nationale. La représentation nationale n’avait que les lois ; le club avait le peuple, la sédition et même l’armée.


XX

Cette opinion publique, ainsi organisée en association permanente sur tous les points de l’empire, donnait un coup électrique auquel rien ne pouvait résister. Une motion faite à Paris était répercutée, de club en club, jusqu’aux extrémités des provinces. Une même étincelle allumait, à la même heure, la même passion dans des millions d’âmes. Toutes les sociétés correspondaient entre elles et avec la société mère. L’impulsion était communiquée, et le contre-coup ressenti tous les jours. C’était le gouvernement des factions enlaçant de ses réseaux le gouvernement de la loi ; mais la loi était muette et invisible, la faction éloquente et debout.

Qu’on se figure une de ces séances où les citoyens, agités déjà par l’air orageux de l’époque, venaient prendre place, à la nuit tombante, dans une de ces nefs récemment arrachées au culte. Quelques chandelles apportées par les affiliés éclairaient imparfaitement la sombre enceinte ; des murs nus, des bancs de bois, une tribune à la place de l’autel. Autour de cette tribune, quelques orateurs chéris du peuple se pressaient pour obtenir la parole. Une foule de citoyens de toutes les classes, de tous les costumes, riches, pauvres, soldats, ouvriers ; des femmes qui apportent la passion, l’enthousiasme, l’attendrissement, les larmes partout où elles entrent ; des enfants qu’elles élèvent dans leurs bras, comme pour leur faire aspirer de bonne heure l’âme d’un peuple irrité ; un morne silence, entrecoupé d’éclats de voix, d’applaudissements ou de huées, selon que l’orateur qui demande à parler est aimé ou haï ; puis des discours incendiaires remuant jusqu’au fond, avec des mots magiques, les passions de cette foule neuve aux impressions de la parole ; l’enthousiasme réel chez les uns, simulé chez les autres ; les motions ardentes, les dons patriotiques, les couronnement civiques, les bustes des grands républicains promenés ; les symboles du christianisme et de l’aristocratie brûlés, les chants démagogiques vociférés, en chœur, au commencement et à la fin de chaque séance : quel peuple, même dans un temps de calme, eût résisté aux pulsations de cette fièvre, dont les accès se renouvelaient périodiquement tous les jours, depuis la fin de 1790, dans toutes les villes du royaume ? C’était le régime du fanatisme précédant le régime de la terreur. Telle était l’organisation du club des Jacobins.


XXI

Le club des Cordeliers, qui se confondait quelquefois avec celui des Jacobins, le dépassait encore en turbulence et en démagogie. Marat et Danton y dominaient.

Le parti constitutionnel modéré avait tenté aussi ses réunions. Mais la passion manque aux réunions défensives ; l’offensive seule groupe les factions : elles s’éteignirent d’elles-mêmes jusqu’à la fondation du club des Feuillants. Le peuple dissipa à coups de pierres les premiers rassemblements de députés chez M. de Clermont-Tonnerre. Barnave injuria à la tribune ses collègues, et les voua à l’exécration publique, de la même voix qui avait suscité et rallié les Amis de la Constitution. La liberté n’était encore qu’une arme partiale qu’on brisait, sans pudeur, dans les mains de ses ennemis.

Que restait-il au roi, pressé ainsi entre une assemblée qui avait usurpé toutes les fonctions exécutives, et ces réunions factieuses qui usurpaient tous les droits de représentation ? Placé sans forces propres entre ces deux puissances rivales, il n’était là que pour recevoir le contre-coup de leur lutte, et pour être jeté, tous les jours, en sacrifice par l’Assemblée nationale à la popularité ; une seule force maintenait encore l’ombre du trône et l’ordre extérieur debout : c’était la garde nationale de Paris. Mais la garde nationale était une force neutre, qui ne recevait de loi que de l’opinion, et qui, flottant elle-même entre les factions et la monarchie, pouvait bien maintenir la sécurité dans la place publique, mais ne pouvait servir d’appui ferme et indépendant à un pouvoir politique. Elle était peuple elle-même ; toute intervention sérieuse contre la volonté du peuple lui eût paru un sacrilége. C’était un corps de police municipale, ce ne pouvait être encore l’armée du trône ou de la constitution. Elle était née d’elle-même, le lendemain du 14 juillet, sur les marches de l’hôtel de ville ; elle ne recevait d’ordre que de la municipalité. La municipalité lui avait donné pour chef le marquis de La Fayette : elle ne pouvait pas mieux choisir ; le peuple honnête, dirigé par son instinct, ne pouvait mettre la main sur un homme qui le représentât plus fidèlement.


XXII

Le marquis de La Fayette était patricien, possesseur d’une immense fortune, et allié par sa femme, fille du duc d’Ayen, aux plus grandes familles de la cour. Né à Chavagnac en Auvergne, le 6 septembre 1757, marié à seize ans, un précoce instinct de renommée l’avait poussé, en 1777, hors de sa patrie. C’était l’époque de la guerre de l’indépendance d’Amérique ; le nom de Washington retentissait sur les deux continents. Un adolescent rêva la même destinée pour lui dans les délices de la cour amollie de Louis XV ; cet adolescent, c’était La Fayette. Il arma secrètement deux navires, les chargea d’armes et de munitions pour les insurgents, et arriva à Charlestown. Washington l’accueillit comme il eût accueilli un secours avoué de la France. C’était la France moins son drapeau. La Fayette et les jeunes officiers qui le suivirent constataient les vœux secrets d’un grand peuple pour l’indépendance d’un nouveau monde. Le général américain employa M. de La Fayette dans cette longue guerre dont les moindres combats prenaient, en traversant les mers, l’importance de grandes batailles. La guerre d’Amérique, plus remarquable par les résultats que par les campagnes, était plus propre à former des républicains que des guerriers. M. de La Fayette la fit avec héroïsme et dévouement. Il conquit l’amitié de Washington. Un nom français fut écrit par lui sur l’acte de naissance d’une nation transatlantique. Ce nom revint en France comme un écho de liberté et de gloire. La popularité, qui s’attache à tout ce qui brille, s’en empara au retour de La Fayette dans sa patrie ; elle enivra le jeune héros. L’opinion l’adopta, l’Opéra l’applaudit, les actrices le couronnèrent. La reine lui sourit, le roi le fit général, Franklin le fit citoyen, l’enthousiasme national en fit son idole. Cet enivrement de la faveur publique décida de sa vie ; La Fayette trouva cette popularité si douce qu’il ne voulut plus consentir à la perdre. Les applaudissements ne sont pas de la gloire. Plus tard il mérita celle dont il était digne. Il donnait à la démocratie son caractère, l’honnêteté.

Le 14 juillet, M. de La Fayette se trouva tout prêt pour être élevé sur le pavois de la bourgeoisie de Paris. Frondeur de la cour, révolutionnaire de bonne maison, aristocrate par la naissance, démocrate par principes, rayonnant d’une renommée militaire acquise au loin, il réunissait beaucoup de conditions pour rallier à lui une milice civique et devenir, dans les revues du Champ de Mars, le chef naturel d’une armée de citoyens. Sa gloire d’Amérique rejaillissait à Paris. La distance grandit tout prestige. Le sien était immense. Ce nom résumait et éclipsait tout. Necker, Mirabeau, le duc d’Orléans, ces trois popularités vigoureuses, pâlirent. La Fayette fut le nom de la nation pendant trois ans. Arbitre suprême, il portait à l’Assemblée son autorité de commandant de la garde nationale ; il rapportait à la garde nationale son autorité de membre influent de l’Assemblée. De ces deux titres réunis il se faisait une véritable dictature de l’opinion. Comme orateur il comptait peu ; sa parole molle, quoique spirituelle et fine, n’avait rien de ce coup ferme et électrique qui frappe l’esprit, vibre au cœur et communique son contre-coup aux hommes rassemblés. Élégante comme une parole de salon, et embarrassée dans les circonlocutions d’une intelligence diplomatique, il parlait de liberté dans une langue de cour. Le seul acte parlementaire de M. de La Fayette fut la proclamation des droits de l’homme, qu’il fit adopter par l’Assemblée nationale. Ce décalogue de l’homme libre, retrouvé dans les forêts d’Amérique, contenait plus de phrases métaphysiques que de vraie politique. Il s’appliquait aussi mal à une vieille société, que la nudité du sauvage aux besoins compliqués de l’homme civilisé. Mais il avait le mérite de mettre un moment l’homme à nu, et, en lui montrant ce qui était lui et ce qui n’était pas lui, de rechercher, dans le préjugé, l’idéal vrai de ses devoirs et de ses droits. C’était le cri de révolte de la nature contre toutes les tyrannies. Ce cri devait faire écrouler un vieux monde usé de servitude et en faire palpiter un nouveau. L’honneur de La Fayette fut de l’avoir proféré.

La fédération de 1790 fut l’apogée de M. de La Fayette ; il effaça, ce jour-là, le roi et l’Assemblée. La nation armée et pensante était là en personne, et il la commandait : il pouvait tout, il ne tenta rien. Son malheur était celui de sa situation. Homme de transition, sa vie passa entre deux idées ; s’il en eût eu une seule, il eût été maître des destinées de son pays. La monarchie absolue ou la république étaient également dans sa main ; il n’avait qu’à l’ouvrir tout entière ; il ne l’ouvrit qu’à moitié, et il n’en sortit qu’une demi-liberté. En passionnant son pays pour la république, il défendait une constitution monarchique et un trône. Ses principes et ses actes étaient en apparente contradiction ; il était droit et il paraissait trahir. Pendant qu’il combattait à regret par devoir pour la monarchie, il avait son cœur dans la république. Protecteur du trône, il en était en même temps l’effroi. Il ne faut qu’une cause à une vie. La monarchie et la république gardent à sa mémoire la même estime et les mêmes ressentiments ; il les a servies et desservies toutes les deux. Il est mort sans avoir vu triompher une des deux causes ; mais il est mort vertueux et populaire. Il eut, outre ses vertus privées, une vertu publique qui lui vaudra le pardon de ses fautes et l’immortalité de son nom : il eut avant tous, plus que tous, et après tous, le sentiment, la constance et la modération de la Révolution.

Tel était l’homme et telle était l’armée sur lesquels reposaient le pouvoir exécutif, la sécurité de Paris, le trône constitutionnel et la vie du roi.


XXIII

Ainsi se dessinaient, le 1er juin 1794, les partis, les hommes et les choses au milieu desquels s’avançait, par une impulsion occulte et continue, l’esprit irrésistible d’une grande rénovation sociale. Que pouvait-il sortir alors de tels éléments, si ce n’est la lutte, l’anarchie, le crime et la mort ? Aucun parti n’avait la raison, aucun esprit n’avait le génie, aucune âme n’avait la vertu, aucun bras n’avait l’énergie de dominer ce chaos et d’en faire sortir la justice, la vérité et la force. Les choses ne produisent que ce qui est en elles. Louis XVI était probe et dévoué au bien ; mais il n’avait pas compris, dès les premières impulsions de la Révolution, qu’il n’y a qu’un rôle pour le chef d’un peuple, c’est de se mettre à la tête de l’idée nouvelle, de livrer le combat au passé, et de cumuler ainsi dans sa personne la double puissance de chef de la nation et de chef de parti. Le rôle de la modération n’est possible qu’à la condition d’avoir la confiance entière du parti qu’on veut modérer. Henri IV avait pris ce rôle, mais c’était après la victoire ; s’il l’eût tenté avant Ivry, il aurait perdu non-seulement le royaume de France, mais celui de Navarre.

La cour était égoïste et corrompue ; elle ne défendait dans le roi que la source des vanités et des exactions à son profit. Le clergé, avec des vertus chrétiennes, n’avait aucune vertu publique. État dans l’État, sa vie était à part de la vie de la nation ; son établissement ecclésiastique lui semblait indépendant de l’établissement monarchique. Il ne s’était rallié à la monarchie menacée que du jour où il avait vu sa fortune compromise ; alors il avait fait appel à la foi des peuples pour préserver ses richesses : mais le peuple ne voyait plus dans les moines que des mendiants, dans les évêques que des exacteurs. La noblesse, amollie par une longue paix, émigrait en masse, abandonnant le roi à ses périls, et croyant à une intervention prompte et décisive des puissances étrangères. Le tiers état, jaloux et envieux, demandait violemment sa place et ses droits aux castes privilégiées ; sa justice ressemblait à la haine. L’Assemblée résumait en elle toutes ces faiblesses, tous ces égoïsmes, tous ces vices : Mirabeau était vénal, Barnave était jaloux, Robespierre fanatique, le club des Jacobins cruel, la garde nationale égoïste, La Fayette flottant, le gouvernement nul. Personne ne voulait la Révolution que pour soi et à sa mesure ; elle aurait dû échouer cent fois sur tous ces écueils, s’il n’y avait dans les crises humaines quelque chose de plus fort que les hommes qui paraissent les diriger : la volonté de l’événement lui-même.

La Révolution tout entière n’était comprise alors par personne, excepté, peut-être, par Robespierre et par les démocrates purs. Le roi n’y voyait qu’une grande réforme, le duc d’Orléans qu’une grande faction, Mirabeau que le côté politique, La Fayette que le côté constitutionnel, les Jacobins qu’une vengeance, le peuple que l’abaissement des grands, la nation que son patriotisme. Nul n’osait voir encore le but final.

Tout était donc aveugle alors, excepté la Révolution elle-même. La vertu de la Révolution était dans l’idée qui forçait ces hommes à l’accomplir, et non dans ceux qui l’accomplissaient ; tous ses instruments étaient viciés, corrompus ou personnels ; mais l’idée était pure, incorruptible et divine. Les vices, les colères, les égoïsmes des hommes, devaient produire inévitablement dans la crise ces chocs, ces violences, ces perversités et ces crimes, qui sont aux passions humaines ce que les conséquences sont aux principes.

Si chacun des partis ou des hommes mêlés dès le premier jour à ces grands événements eût pris leur vertu au lieu de leur passion pour règle de leurs actes, tous ces désastres, qui les écrasèrent, eussent été sauvés à eux et à leur patrie. Si le roi eût été ferme et intelligent, si le clergé eût été désintéressé des choses temporelles, si l’aristocratie eût été juste, si le peuple eût été modéré, si Mirabeau eût été intègre, si La Fayette eût été décidé, si Robespierre eût été humain, la Révolution se serait déroulée, majestueuse et calme comme une pensée divine, sur la France et de là sur l’Europe ; elle se serait installée comme une philosophie dans les faits, dans les lois, dans les cultes.

Il devait en être autrement. La pensée la plus sainte, la plus juste et la plus pieuse, quand elle passe par l’imparfaite humanité, n’en sort qu’en lambeaux et en sang. Ceux mêmes qui l’ont conçue ne la reconnaissent plus et la désavouent. Mais il n’est pas donné au crime lui-même de dégrader la vérité ; elle survit à tout, même à ses victimes. Le sang qui souille les hommes ne tache pas l’idée, et, malgré les égoïsmes qui l’avilissent, les lâchetés qui l’entravent, les forfaits qui la déshonorent, la Révolution souillée se purifie, se reconnaît, triomphe et triomphera.