Histoire des Canadiens-français, Tome VI/Chapitre 10

Wilson & Cie (VIp. 135-144).

CHAPITRE X


1726-1730


Projet de la découverte du Nord-Ouest.



T
ournons de nouveau nos regards vers le nord-ouest qui va, enfin, ouvrir ses vastes espaces à l’activité des Canadiens. Depuis longtemps, les lacs, le Mississipi, la Louisiane étaient occupés par les fils des colons des bords du Saint-Laurent, mais tout un monde inconnu existait encore à l’ouest. Les hommes habitués aux grands voyages et aux découvertes ne faisaient pas défaut, loin de là, nous en avions des centaines ; une circonstance quelconque pouvait les mettre en branle — elle se produisit. À la mort de M. de Vaudreuil, les projets de la cour étaient à peu près abandonnés ; avec le ministère qui avait succédé à celui du duc d’Orléans, l’indifférence ne faisait que s’accroître. Par bonheur, M. de Beauharnois, qui remplaça M. de Vaudreuil (1726), était un esprit éclairé et patriotique ; il s’occupa de découvertes dans l’intérêt de la cause française. D’ailleurs, une question se présentait : après dix années d’un commerce qui paraît avoir été excessivement actif, le castor devenait rare à Michillimakinac. Il fallait étendre encore une fois le champ d’opération déjà si vaste des trafiquants français. Le 29 avril 1727, M. de Beauharnois écrivait au ministre : « Il a été recommandé à M. de Beauharnois et Dupuis (intendant) par le mémoire du roi (1726) de faire tout ce qui dépendrait d’eux pour faire un établissement chez les Sioux, qui ont demandé des missionnaires, et d’y envoyer un commandant qui y convienne ; que cet établissement paraissait cependant difficile parce qu’on avait eu avis, l’année dernière, qu’un parti de Renards avait tué deux Français qui y allaient et que ces sauvages avaient déclaré qu’ils ne laisseraient passer[1] aucun Français pour aller aux Sioux, parce que cela diminuerait leur commerce. » Les hommes d’initiative ne manquaient pas dans la colonie pour seconder les vues du gouverneur, ou plutôt celui-ci sut appuyer à propos les projets qu’on lui soumettait. À la tête de la compagnie dite des Sioux, qui fut autorisée le 6 juin 1727, étaient les sieurs Saint-George Dupré, Youville, Pierre Dumay, Marin, Étienne Petit, Garrau, François Campau, Pierre Richard, Jean-Baptiste Boucher de Montbrun, François Boucher de Montbrun et Jean Gardé. Un premier convoi, commandé par l’un des Boucher de Montbrun, partit le 16 juin de Montréal et arriva à Michillimakinac le 22 juillet. Cette marche, en remontant les rivières, est comparable à celle que M. de Rocheblave accomplit (1820) et dont on a tant parlé. De Michillimakinac au Wisconsin, les voyageurs furent escortés par des troupes, afin de traverser le pays des Renards, et, arrivés au Mississipi, ils remontèrent ce fleuve jusqu’au lac Pépin, où ils s’arrêtèrent le 17 septembre. C’était le lieu choisi pour hiverner. Quatre jours plus tard un poste fortifié s’élevait au bord du lac : on le nomma Beauharnois. Ce fut probablement le premier fort fondé par les Français sur le haut Mississipi. Bientôt les Sioux s’assemblèrent en ce lieu et formèrent une bourgade de quatre-vingt cinq cabanes, renfermant cent cinquante guerriers. Un feu de joie que les Français lancèrent pour célébrer la fête de M. de Beauharnois (la Saint-Charles) causa beaucoup de frayeur aux sauvages. Le père Michel Guignas, jésuite, dit que dans cette occasion « on vit couler le vin des Sioux, quoiqu’il n’y ait pas ici de plus belles vignes[2] qu’en Canada. »

Le 25 septembre 1727, M. de Beauharnois écrivait au ministre : « Vous me recommandez de donner tous mes soins pour envoyer un ou deux missionnaires chez les Sioux. Les révérends pères jésuites, à qui j’en ai demandé deux, me les ont donné[3] et ils sont partis le printemps dernier (avec l’expédition ci-dessus). Il a été nécessaire, par rapport à la situation des affaires du côté des Renards, de faire accompagner ces deux missionnaires d’un certain nombre de Français, tant pour les mettre en état de se défendre des parties de guerre que pour parvenir avec plus de diligence à l’établissement qu’il convient de faire pour la sûreté des missionnaires. J’ai fait un traité avec les voyageurs qui les mènent, par lequel ils se sont chargé de toutes les dépenses. Il a été nécessaire aussi, pour la discipline et le bon ordre, de mettre à la tête de ce détachement un officier sage et désintéressé. Les révérends pères jésuites m’ont demandé eux-mêmes et avec instances, le sieur de la Perrière,[4] que j’avais nommé conformément aux ordres que vous avez adressés à M. le baron de Longueuil,[5] pour aller à la baie (Verte) en lieu et place de M. de la Noue, que vous aviez destiné pour relever le sieur Amariton. Je n’ai pu envoyer le sieur de la Noue, à ce poste, pour des raisons qui vous ont été précédemment écrites, et sur les représentations qui m’ont encore été faites depuis mon arrivée, par les pères jésuites, qui m’ont assuré que cet officier, quoique très capable[6] et très digne, avait le malheur de n’être pas agréable aux nations de ce poste et d’être suspect à celle des Renards, et je n’ai pu refuser aux révérends pères jésuites le sieur de la Perrière pour l’établissement des Sioux. Dans ces circonstances j’ai été forcé de renvoyer le sieur Duplessis[7] à la baie, où il avait été placé par M. de Longueuil avant qu’il eût reçu vos ordres ; mais je compte de le faire relever le printemps prochain, m’ayant lui-même demandé de revenir à sa garnison. »

Vers le même temps l’ancien poste, au nord du lac Supérieur, fut rétabli ou renforcé, en vue de la traite qui se faisait à la décharge du lac Nipigon. M. de Beauharnois envoya pour y commander M. de la Vérendrye. Avec d’Iberville, le glorieux soldat, il faut citer la Vérendrye, découvreur et fondateur du nord-ouest. Ces deux Canadiens ont porté si haut le nom de notre pays que toutes nos gloires s’effacent devant la leur.

Pierre Gautier de Varennes, sieur de la Vérendrye, avait eu pour frère aîné Louis de la Vérendrye, officier dans les troupes formant partie du contingent canadien appelé en France à la guerre de la succession d’Espagne ; en 1706, Louis était capitaine au régiment de Bretagne et fut tué peu de temps après. Pierre porta dans sa jeunesse le surnom de Boumois et n’adopta celui de la Vérendrye qu’après la mort de son frère. Il fit les campagnes de la Nouvelle-Angleterre (1704) et Terreneuve (1705) puis passa en France vers 1708. À la bataille de Malplaquet (1709) il mérita le grade de lieutenant par neuf blessures, fut laissé pour mort, et le maréchal de Contades le cita à l’ordre du jour. À la fin de cette guerre désastreuse, Louis XIV retira aux officiers les grades conquis par leur vaillance. Le pauvre blessé se retrouva simple enseigne, sans sou ni maille, mais rapportant un maître coup de fusil dans le corps et plusieurs coups de sabre. Ne recevant plus de paie et se voyant sans protection, il eut recours à M. de Vaudreuil, qui l’autorisa à tenir un poste de traite sur le petit fief de la Vérendrye (à la Gabelle) près des Trois-Rivières, sa ville natale. Les premiers renseignements qu’il recueillit touchant les peuples du nord-ouest ont dû lui parvenir par le Saint-Maurice. La Gabelle était fréquentée par des sauvages qui avaient des rapports suivis avec ceux du lac Winnipeg et de la baie d’Hudson. Il s’était marié (29 octobre 1712) avec M. Anne Dandonneau-Dusablé, fille de Louis Dandonneau, qui s’occupait de la colonisation de l’île Dupas ; sa femme demeurait dans cette île ; c’est là, principalement, et à la côte de Batiscan, qu’il enrôla plus tard des voyageurs pour ses grandes expéditions. En 1726, il résolut de passer en France avec l’espoir de se faire rendre son grade de lieutenant, mais la réponse du ministre ne lui donnant aucune satisfaction, il accepta l’offre de M. de Beauharnois, qui l’envoya commandant aux extrémités du monde connu. De deux maux, il sut choisir le moindre ; un emploi au lac Nipigon offrait encore quelque chance d’avancement. Très au courant des mœurs des sauvages, doué d’un caractère entreprenant et ferme, tenant par la famille de sa mère (fille de Pierre Boucher) à plusieurs de ceux qui s’occupaient de la question du nord-ouest, il dirigea son ambition du côté de ces vastes territoires où ses compatriotes tentaient de faire pénétrer le commerce et l’honneur du nom français. C’était le champ de l’avenir. Une partie de la jeunesse canadienne faisait annuellement campagne dans les « pays d’en haut » et amassait quelque argent dans ces voyages, avant que de s’établir sur les bords du Saint-Laurent, dans les terres nouvelles avoisinant les anciennes paroisses. Un grand nombre, par malheur, n’étaient pas aussi rangés et demeuraient dans les bois par pur agrément. La Vérendrye avait été élevé aux Trois-Rivières, le nid d’éclosion des « voyageurs. » Sa jeune imagination avait dû être frappée des récits que ces coureurs de bois rapportaient au foyer après de longs intervalles passés dans les profondeurs mystérieuses de l’ouest, au milieu de ces nations nouvellement découvertes et encore imparfaitement étudiées. Le Jacques Cartier du nord-ouest ne pouvait mieux naître qu’aux Trois-Rivières, et la Providence, voulant faciliter son œuvre, l’envoyait commander un poste perdu dans les solitudes, d’où ses regards devaient plonger bientôt à travers les immenses prairies que son courage allait ouvrir à la civilisation.

« Le sieur de la Vérendrye poursuivait dans une triste obscurité, au fond des terres du lac Supérieur, dit M. Margry, une carrière brillamment commencée sur les champs de bataille de l’Europe. Il y avait dix-sept ans qu’il essayait inutilement, par son zèle et ses services, de conquérir un brevet égal à celui qu’il tenait du maréchal de Villars. Il avait plusieurs fois sollicité de passer en France pour obtenir de la cour la réparation de l’oubli où il vivait, et il se désolait de n’y pouvoir réussir. Mais nos maux sont souvent le passage qu’il nous faut traverser pour arriver à des succès que nous n’eussions jamais pu espérer : M. de la Vérendrye en devait donner une nouvelle preuve. Il avait enfin obtenu un congé pour venir en France, et peut-être y eût-il vu se réaliser ses premières espérances, lorsque, par bonheur, une circonstance l’arrêta pour lui présenter la gloire avec ses douleurs. Il allait, sur les confins du monde où il était relégué, trouver l’occasion d’illustrer son nom par des services rendus au pays, avantage que les gens de cœur estiment au dessus des honneurs de la richesse et du repos. »

Du lieu où il était, au lac Nipigon, le brave officier eut connaissance d’une rivière dont le cours se dirigeait, disait-on, vers le couchant. Il crut qu’elle pouvait conduire à la découverte de la mer de l’ouest. L’axiome anglais : The right man in the right place ne s’est jamais mieux appliqué. C’est au Nipigon que pouvaient le mieux s’obtenir des renseignements sur les pays du nord-ouest, et la Vérendrye brûlait du feu sacré des découvreurs. « L’on supposait alors, écrit Garneau, le continent bien moins large au nord qu’il ne l’est en effet, et que la mer, au lieu de reculer vers l’ouest, se rapprochait de l’est, en s’élevant au pôle. La figure de l’extrémité méridionale de l’Amérique, qui finit en pointe à la terre de Feu, et la longitude de la partie alors connue de ses côtes occidentales, partie qui ne venait guère en deçà du Mexique, pouvaient faire tomber dans cette erreur. » L’abbé de la Tour écrivait, vers 1746, que « l’on a cru s’apercevoir que les Sioux ont l’accent des chinois. En effet, on a quelque raison de penser que le pays immense qu’ils occupent confine à la Tartarie et la Chine. »

À peine M. de la Vérendrye avait-il vécu[8] sur le seuil de la contrée inconnue qui appelait l’attention de plusieurs hommes éminents, que son esprit actif et observateur lui avait fourni les moyens de l’étudier. À mesure que lui parvinrent de nouvelles lumières, il sentit grandir en lui la détermination de risquer son avenir à la découverte des terres de l’occident. Au commencement de l’été de 1727, après avoir dressé sous forme de mémoires les notes qu’il avait recueillies en questionnant les sauvages, il résolut de se mettre à l’œuvre et pour cet effet, descendit à Michillimakinac, où, par une coïncidence heureuse, il se rencontra avec le père Flavien de Gonor, jésuite, de retour du pays des Sioux, qui cherchait un plan d’opération pratique et peu coûteux pour se rendre à la mer de l’ouest. La Vérendrye possédait les renseignements désirés : le père Gonor pouvait trouver des protecteurs. Tous deux échangèrent leurs vues. Ils se complétaient l’un l’autre. La Vérendrye confia son mémoire au père et ils se séparèrent. Le 11 août 1728, M. de Beauharnois écrivit au ministre : « M. de la Périère et le révérend père de Gonor sont arrivés à Montréal, venant des Sioux. » Ils ont passé, ajouta-t-il, chez les Renards, fort tranquilles dans leur village. Le gouverneur attend le père à Québec pour avoir des nouvelles de son voyage. La Périère a été très malade et n’est pas encore en état de descendre à Québec.

Revoyons les affaires du pays des Sioux, car elles ont eu une grande influence dans la décision qui ensuite fut prise d’adopter la route du nord proposée par M. de la Vérendrye. Après l’insuccès de l’expédition contre les Renards, en 1728, M. de Ligneris[9] dépêcha sept Français et deux Folles-Avoines (gens du côté sud-ouest de la baie Verte) vers Pierre Boucher de Boucherville, au fort Beauharnois du lac Pépin, pour lui donner avis de ce qui s’était passé et afin qu’il prît des mesures pour la sûreté des personnes placées sous ses ordres. On espérait aussi qu’il engagerait les Sioux à refuser leur protection aux Renards. Les envoyés rencontrèrent M. de Boucherville le 7 septembre 1728. Deux jours après, celui-ci fit partir six hommes, pour conduire chez les Sioux du saut Saint-Antoine, les deux Folles-Avoines chargés d’exhorter les Sioux à se déclarer contre les Renards ou tout au moins leur refuser un asile sur leurs terres. Nous empruntons ces détails et ceux qui vont suivre à la « Relation » de M. de Boucherville.[10]

« Ces députés revinrent au fort, quelques jours après, assez mécontents de leurs négociations. Les Sioux, après avoir reçu leurs présents et les avoir amusés par de belles promesses, laissèrent bientôt entrevoir qu’ils avaient le cœur renard. Néanmoins Ouacautapé les vint reconduire et m’assura que jamais les Renards n’obtiendraient une retraite chez les Sioux. Mais voyant qu’on ne pouvait sagement se fier à ces peuples volages, j’assemblai, le 18 septembre, tous nos Français, pour prendre une dernière résolution. Tous convinrent que le poste n’était plus tenable ; que les vins qui nous restaient ne pouvaient suffire à notre subsistance jusqu’à l’arrivée des convois ; que les Renards fugitifs[11] auraient recours à leurs ruses ordinaires pour nous débaucher nos alliés, et que, pour obéir à l’ordre de M. de Ligneris, qui nous défendait de nous exposer mal à propos, en gardant un poste si mal assuré, le mieux était de partir au plus tôt et de profiter de l’embarras de nos ennemis. Après cette décision, on se retire, et chacun prend des mesures pour le départ. Le lendemain, plusieurs vinrent me dire qu’ils avaient changé de sentiments et qu’ils ne trouveraient pas ailleurs le débits de leurs effets.[12] J’eus beau leur représenter que le service du roi et le bien de la colonie devaient l’emporter sur l’intérêt, leur parti était pris, et je fus obligé de partir sans eux. Nous prîmes trois canots et nous partîmes, le 3 octobre, au nombre de douze,[13] entre lesquels étaient le R. P. Guignas et les MM. Monbrun.[14] Quoique les eaux du Mississipi fussent basses, nous crûmes devoir tenter cette voie pour aller aux Illinois, et de là à Montréal. À peine fûmes-nous rendus vis-à-vis l’Ouisconsin que nous découvrîmes les traces d’un parti Renard ; et après trois jours de marche, nous trouvâmes leurs canots, qu’ils avaient laissés à la rivière des Ayous pour marcher plus librement dans la profondeur des terres. Le 12 octobre, assez près de la rivière Kikapous, nous trouvâmes d’autres cabannages, des vestiges d’hommes, de femmes et d’enfants ; et le 15 quantité de bêtes qui, courant le long du rivage, semblaient fuir les chasseurs. De grands feux allumés et le bruit de quelques coups de fusils, me firent juger que l’ennemi n’était pas loin. Je crus devoir, pour plus grande sûreté, marcher la nuit ; mais les eaux étant fort basses, nos canots d’écorce étaient à chaque moment en danger de se briser. Le 16, à huit heures du matin, des Kikapous[15] nous ayant découverts, quittèrent leurs pirogues et coururent au village, situé sur une petite rivière, à trois lieues du Mississipi. À peine fûmes-nous auprès de l’embouchure de cette petite rivière, que nous vîmes venir, par terre et en canot, quantité de Sauvages qui semblaient vouloir nous barrer le chemin. Aussitôt nous chargeâmes nos vingt-cinq fusils, résolus de nous bien défendre. Ils nous crièrent de loin : « Que craignez-vous, mes frères ? Les Renards[16] sont loin d’ici. Nous sommes Kikapous et Mascoutins[17] et nous n’avons aucun mauvais dessein. » J’envoyai deux Français et l’interprète, à qui ils dirent que leur village n’était qu’à trois lieues. »

Les Français ne voulurent pas se rendre à l’invitation de descendre à terre. Les Sauvages alors les entourèrent avec vingt-cinq canots et force fut de les suivre chez eux, au milieu de protestations d’amitié dont on pouvait à bon droit suspecter l’intention. Cette capture eut lieu près de la rivière aux Bœufs (Buffalo Creek, Jones County Town) aujourd’hui.[18] La « Relation » de M. de Boucherville est longue et très intéressante. Nous nous bornerons à en résumer la suite, parce qu’elle ne fournit pas de nouvelle lumière sur l’état du pays des Sioux. Il y eut de nombreuses assemblées pour savoir s’il serait opportun de brûler les captifs. Les Renards firent leur apparition et, naturellement, compliquèrent les choses. Cependant le père Guignas et M. de Boucherville gagnèrent si bien la confiance des Kikapous et des Maskoutins qu’ils finirent par les détacher des Renards et les engager à demander la paix aux Français. À la fin de décembre, étant rendus chez les Péoarias, dans la rivière Illinois, à vingt lieues du Mississipi, le père Guignas réussit à faire parvenir des lettres au sieur Henri Desliettes de Tonty[19] qui commandait un poste français à quatre journées de là. Le 15 mars 1729, M. de Boucherville et le père Guignas se trouvaient réunis au fort de Chartres, près de Kaskaskias, et la paix se conclut en présence de M. de Saint-Ange, commandant. Devenu libre, de Boucherville partit des Illinois, le 2 mai, et, passant par le Détroit, atteignit Montréal, où paraît avoir été signé le certificat suivant mis au bas de la Relation. « Nous, soussignés, témoins de tout ce qui est mentionné dans cette Relation, certifions qu’elle est juste et véritable, et que nous devons la vie à l’auteur, par ses travaux, fatigues et expérience. En foi de quoi nous avons signé : — Campeau, forgeron ; Ménard, interprète ; Dumais, capitaine de milice ; Réaume, interprète ; Boiselle, voyageur. »

On distingue deux sortes de Sioux, écrit M. de Boucherville, à savoir « les Sioux des Prairies et les Sioux des Rivières, qui se servent de canots d’écorce très petits et commodes pour les fréquents portages qu’ils ont à faire… Les Sioux sont fort nombreux. Ils ont dix villages fort éloignés les uns des autres… Quoiqu’ils n’aient que depuis peu l’usage du fusil, ils s’en servent parfaitement bien… Le plus beau chemin que l’on puisse prendre pour aller aux Sioux c’est de passer par la Baie,[20] par la rivière des Renards, ensuite on fait le portage des Ouisconsins et l’on entre dans le Mississipi, qu’on remonte jusqu’au lac Pépin, où nous avons bâti notre fort. De Montréal aux Sioux, il n’y a pas plus de six cents lieues. En descendant des Sioux aux Illinois, sur le Mississipi, je compte environ trois cents lieues et des Illinois à la mer quatre cents… En remontant ce fleuve depuis l’embouchure de l’Ouisconsin jusqu’au saut Saint-Antoine, il y a cent lieues. On compte parmi les Kikapous environ deux cents hommes ; et six cents hommes dans les trois villages Illinois. Il y a deux établissements français fort considérables ; on y compte près de deux cents Français, les uns mariés avec des Illinoises, d’autres avec des Françaises de la Nouvelle-Orléans. Ils vendent des farines et du lard, du côté de la mer,[21] et ils en remportent des marchandises. ”

En bref, la guerre des Renards était une affaire à recommencer : lorsqu’elle fut entreprise, quelques années plus tard et menée à bonne fin, La Verendrye était rendu, par la route du nord, au centre de la province actuelle de Manitoba.

Le 30 avril 1729 M. Silly écrit au ministre : « M. le général doit vous informer que onze Français et le père Guignasse, jésuite, étant partis du fort Pépin pour descendre le fleuve du Mississipi jusqu’aux Illinois et gagner ensuite le Canada, ont été arrêtés par les Mascoutens et Quicapous et menés dans la rivière au Bœuf à dessein de les livrer aux Renards, et que le sieur de Montbrun et son frère, avec un autre Français, s’étaient échappés[22] de leurs mains la veille qu’ils devaient être remis à ces Sauvages. Le dit sieur de Montbrun a laissé son frère malade aux Tamaroids et est venu donner cette nouvelle à M. le général. » Le 25, octobre, même année, M. de Beauharnois écrit au ministre que Montbrun, qui avait été pris par les Mascoutens et les Quicapous « en revenant du fort des Sioux » mérite de l’avancement. « Il est cadet dans les troupes et très excellent sujet. Le sieur de la Jemeraye, qui était resté chez les Sioux avec quelques Français, et qui a amené des chefs Renards à la rivière Saint-Joseph… ne mérite pas moins, monseigneur, l’honneur de votre protection… Le fort que les Français ont bâti au Sioux, sur le bord du lac Pépin, paraît mal situé, par rapport aux débordements des eaux, mais aussi elles ont monté, en 1727, comme elles n’avaient point encore fait, sur le dire des Sauvages, et on pourrait y ajouter foi puisque cette année elles n’ont point approché du fort. Lorsque le sieur de la Perrière a placé le fort dans cet endroit il s’était fait informer avant, par des Sauvages, s’il pouvait être à l’abri des inondations, et il lui fut répondu que les eaux ne montaient point jusque là. Il considéra en même temps qu’il ne pouvait le placer dans un endroit plus avantageux, tant par rapport à la quantité de la terre propre à la culture qu’à cause de l’abondance de la chasse. Ces deux raisons, aussi nécessaires l’une que l’autre, joint à ce que ces Sauvages lui avaient dit au sujet de l’inondation qu’il craignait, lui firent prendre le parti de placer ce fort dans cet endroit, après en avoir considéré tous les avantages. Mais comme il pourrait arriver que les eaux montassent, comme elles ont fait en 1727, l’on pourra porter ce fort à quatre ou cinq arpents des bords du lac, sans que cet éloignement pût préjudicier aux vues que l’on avait eues de le bâtir dans l’endroit où il est. Il ne paraît pas vraisemblable, monseigneur, que cet établissement, non plus que le fort, ait pu donner aucun ombrage aux Sioux, qui l’avaient eux-mêmes demandé ; et la bonne réception qu’ils ont faite aux Français à leur arrivée chez eux paraît contredire ce que l’on vous a mandé à ce sujet. Il est bien vrai que peu après l’arrivée des Français, ces Sauvages partirent pour aller en chasse, comme ils ont coutume de faire pour leur subsistance et celle de leur famille qui n’ont que ce secours pour vivre, ne faisant aucune semence. Je viens d’être informé que le motif de leur absence n’avait été occasionné que par une rencontre qu’ils firent (étant arrivés au lieu de leur chasse) de plusieurs Sioux des prairies, qui les invitèrent de se joindre à eux pour aller en guerre contre les Mackas, ce qu’ils acceptèrent et qui fut cause que l’on n’eut point de leurs nouvelles par le canot que le sieur de la Perrière avait envoyé avec dix hommes pour s’informer de ce qu’ils étaient devenus, puisqu’ils ne revinrent qu’au mois de juillet suivant. Lorsque vous m’avez fait l’honneur de me mander que je ne vous avais rien dit sur les vues que j’avais eu d’établir le poste des Sioux, ce n’a été, monseigneur, qu’en exécution de l’article du mémoire du roi, de 1726, qui m’ordonne de ne rien négliger pour suivre les vues que Sa Majesté a de faire un établissement dans cet endroit, et d’engager deux missionnaires à y monter avec le commandant que j’y ai envoyé, j’en sentis trop la nécessité pour n’y pas donner tous mes soins. Le bien du service, celui de la colonie et de la religion s’y trouvaient intéressés, et ce que vous m’avez fait l’honneur de m’en mander semble renfermer ces trois principes. D’ailleurs, il a paru d’autant plus nécessaire d’y avoir fait cet établissement qu’il n’y a point à douter que les Renards (dans leur déroute) n’eussent trouvé asile chez les Sioux si les Français n’y avaient été établis et l’on ne peut attribuer aujourd’hui la docilité et la soumission que les Renards font paraître, qu’aux attentions et aux offres avantageuses que les Sioux ont faites aux Français. Il serait donc nécessaire d’entretenir les Sioux dans ces heureuses dispositions, pour tenir les Renards en respect, et rompre les mesures qu’ils pourraient prendre pour s’attirer le cœur des Sioux, qui rejetteront toujours leurs propositions tant qu’ils verront les Français chez eux et que l’établissement qu’on y a fait subsistera. Mais quoique tous les avantages que je viens d’avoir l’honneur de vous marquer sur l’importance qu’il y a de conserver cet établissement, me paraissent d’une nécessité indispensable, je ne puis cependant prendre aucun parti que je n’aie des nouvelles des Français qui m’ont demandé de monter cet été, avec un canot chargé d’effets, qui comptent passer par les Sauteux de la pointe,[23] et que je ne sois assuré que les Français qui y ont hiverné n’aient point désemparé le fort, et que les Sioux soient dans les mêmes sentiments. D’ailleurs, il ne paraît pas bien aisé, dans la conjecture présente, de maintenir cet endroit à moins d’une paix solide avec les Renards. D’un autre côté, la plus grande partie de la compagnie qui a fait le traité dont j’ai eu l’honneur de vous envoyer copie, s’en est désistée et ne veut plus y envoyer. La rupture que nous avons avec les Renards, chez lesquels il faut passer pour aller en canot chez les Sioux, les ont engagés à n’y plus penser, mais dans l’un ou l’autre cas, on pourrait y remédier. Il y a toute apparence que les Renards viendront l’année prochaine demander la paix, ou qu’ils y enverront de leur part ; ainsi en leur accordant à de bonnes conditions, il n’y aurait rien à craindre pour aller chez les Sioux. L’on pourrait aussi former une autre compagnie, moins forte que la première, avec laquelle on ferait un nouveau traité, ou le faire avec quelques négociants qui pussent en supporter les avances. Ces difficultés seraient, par ce moyen, bientôt levées. Il y en a qu’une, Monseigneur, à laquelle j’ai cru devoir me joindre avec M. Hocquard[24] pour prendre la liberté de vous l’exposer. C’est celle d’y faire monter un officier commandant et un en second, avec quelques soldats, qu’il serait nécessaire d’y envoyer absolument pour maintenir le bon ordre dans ce poste ; et les missionnaires n’iraient pas non plus sans commandant. Cet article, qui regarde le service et dont les frais doivent être pour le compte de Sa Majesté, nous font prendre la liberté, Monseigneur, de vous demander sur cela ses ordres. Nous engagerons, autant qu’il nous sera possible, les traitants de ce poste à se charger de cette dépense (qui pourra monter à mille ou quinze cents livres par an pour le commandant et pour l’officier en second, au prorata) mais comme dans un commencement d’établissement il y a plus de frais à faire que de gain à recevoir, nous ne croyons pas que des marchands associés s’en chargent, et c’est dans ce cas que nous vous supplions de nous honorer des ordres de Sa Majesté sur cet article, aussi bien que sur ce qu’elle pense sur la nécessité qu’il y a de nous conserver un endroit aussi salutaire, et une nation qui nous a donné déjà des témoignages de sa fidélité et de son attachement. Vous pourriez, Monseigneur, nous faire part des intentions de Sa Majesté sur ce sujet, par l’île Royale,[25] ou par les premiers bâtiments marchands qui seront destinés pour cette colonie. Le temps qu’il faut pour avoir des nouvelles de ce qui se sera passé aux Sioux, depuis ce printemps, nous donnera celui d’attendre les ordres de Sa Majesté avant de rien faire. Le sieur de Beauharnois ne négligera rien de ce qui pourra entretenir les dispositions favorables où ils sont à l’égard des Français (en attendant la décision de Sa Majesté) et y donnera toute son attention. »


  1. Entrant dans les terres par la baie Verte, les Français descendaient le Wisconsin et remontaient le Missouri, contrée des Sioux.
  2. La vigne sauvage a été trouvée en abondance dans le Bas et le Haut Canada, ce qui, d’après l’expérience des anciens, nous porte à croire que la vigne cultivée en grand y prospérerait.
  3. Les pères Michel Guignas et Flavien de Gounor.
  4. René Boucher, sieur de la Perrière, fils de M. Pierre Boucher.
  5. Qui gouvernait par intérim avant l’arrivée de M. de Beauharnois.
  6. En 1732, Zacharie Robutel de la Noue était capitaine.
  7. Duplessis Faber, capitaine en 1732, « beaucoup d’esprit, mais quelque peu indiscret. »
  8. De l’été de 1727 à l’été de 1728.
  9. En 1727, les officiers dont les noms suivent commandaient dans les pays d’en haut : La Gorgendière à Témiscamingue ; Tonty au lac Érié ; Dubuisson aux Miamis ; Amariton à la baie des Puants ; Ligneris à Michillimakinac ; Godefroy de Lintot au lac Supérieur de Verchères chez les Sioux ; Saint-Ours d’Eschaillons à Kaministigoya.
  10. Publiée dans la Bibliothèque Canadienne de Bibaud, année 1826.
  11. Leur pays avait été ravagé par M. de Ligneris, mais leurs bandes n’avaient pas été anéanties et elles n’en étaient que plus redoutables par l’esprit de vengeance qui les animait.
  12. Les articles qu’ils avaient apportés du Canada pour traiter avec les Sioux.
  13. Dix-sept Français, selon Ferland, Cours d’Histoire, II, 436.
  14. Montbrun, La Perrière, Boucherville étaient cousins-germains de La Vérendrye.
  15. Leur demeure était au bas de la rivière Ouisconsin ou Wisconsin. Ils parlaient la même langue que les Mascoutins dont il va être fait mention.
  16. Nation qui habitait le territoire à l’ouest de Chicago.
  17. Le pays des Renards était entouré par ceux des Puants, des Folles-Avoines, des Kikapous et des Marcoutins.
  18. Ferland, Cours d’Histoire, II, 441.
  19. Né à Montréal le 13 mai 1697.
  20. La baie Verte du lac Michigan.
  21. Le golfe du Mexique.
  22. Ce qui nous reste de la Relation de Boucherville ne mentionne pas ce fait.
  23. Chagouamigon, près du fond du lac Supérieur.
  24. Il agissait alors comme intendant.
  25. Le cap Breton.