Histoire des Canadiens-français, Tome VI/Chapitre 11

Wilson & Cie (VIp. 145-158).

CHAPITRE XI


1728-1731


Adoption du projet de la Vérendrye pour la découverte du Nord-Ouest.



L
heure était donc propice à l’adoption du projet de La Vérendrye. Le gouverneur pensa qu’il devait le soumettre au ministre et appuyer en faveur de la route de la Kaministiquia. Voici le texte même d’une partie du mémoire confié au père de Gounor, à Michillimakinac, été de 1728, ainsi qu’un rapport fait au printemps de 1729 : « Suite[1] du mémoire du sieur de la Vérenderie envoyé l’année dernière par le révérend père De Gonore, sur la découverte de la mer de l’ouest. Un sauvage nommé Pacco, le chef du lac Népigon, Lefoye et le Petit-Jour, son frère, tous chefs Cris, me rapportèrent avoir été au delà de la hauteur des terres[2] à une grande rivière qui descend droit au couchant du soleil et qui s’élargit toujours en descendant ; qu’il n’y a dans cette grande rivière qu’une seule cascade, environ à trois journées de sa source ; que l’on ne trouve de bois que pendant l’espace de deux cents lieues[3] de chemin environ, à suivre l’estime de leur marche. Ils font un grand récit de ce pays-là ; que c’est une terre toujours unie, sans montagne, tous bois francs, entremêlés de chênières ; qu’il y a partout quantité d’arbres fruitiers et de toutes sortes de bêtes ; que les nations sauvages y sont très nombreuses, toujours errantes, ne demeurant point en un lieu arrêté, mais portant sans cesse leurs cabanes d’un lieu à l’autre et se campant toujours en village. Ils nomment ces nations Asséniboils et Scioux parce qu’elles parlent toutes la langue scioux. Ces nations, à trois cents lieues environ plus bas[4] sont sédentaires, font des grains et, faute de bois, se construisent des cabanes de terre.[5] Le bois finit au bord d’un grand lac que le fleuve forme, environ à deux cents lieues de sa source. C’est à la gauche en descendant[6] qu’à ( ?) la sortie du lac Outran,[7] une petite rivière dont l’eau paraît à la vue rouge[8] comme le vermillon. Les Sauvages en font une grande estime. C’est du même côté de ce fleuve, bien plus bas,[9] qu’est une petite montagne dont les pierres brillent[10] la nuit comme le jour. Les Sauvages l’appellent la demeure de l’Esprit.[11] Personne n’ose en approcher. Cette espèce de montagne et la rivière rouge (où il se trouve, par endroit, un sable fort fin, couleur d’or) semblent quelque chose de précieux à toutes les nations des environs. Comme je vais rapporter ce que j’ai appris de nouveau, cette année 1729,[12] par rapport au pays dont je viens de parler, je finis sur les autres particularités que j’ai apprises l’an passé, pour les rapporter plus au net sur le témoignage de nouveaux Sauvages qui ont parcouru la même rivière. N’ayant rien négligé depuis l’automne dernier[13] que je suis arrivé au poste du nord[14] pour avoir le plus qu’il me serait possible de connaissance sur le beau et grand fleuve[15] qui descend au couchant du soleil et la route qu’il faut tenir pour s’y rendre, j’ai eu soin aussi de m’assurer d’un Sauvage capable d’y conduire un convoi, en cas que, sous le bon plaisir de Sa Majesté, vous vouliez bien m’honorer de vos ordres pour en faire la découverte, et voici ce que je puis assurer comme certain sur les nouvelles[16] connaissances que j’ai eues : — Les Sauvages des terres,[17] pour la plupart, ont connaissance de ce fleuve. Les uns en parlent pour y avoir été, les autres par ouï dire, et tous conviennent dans leur narré. Il vint, l’automne dernier, des Cris avec des gens des terres au fort Camanistigouïa. Tacchigis, qui est le chef des Cris, me dit alors qu’il avait été jusqu’au lac du grand fleuve de l’ouest et plusieurs fois. Il me fit ensuite le même récit que les autres m’avaient déjà fait. Je lui demandai s’il n’avait point de connaissance d’autre grande rivière ; il me répondit qu’il en connaissait plusieurs, mais que celle qui va à l’ouest passait toutes les autres par sa largeur. Me faisant ensuite l’explication des plus grosses rivières qu’il avait vues d’une hauteur des terres qui va au sud-ouest, il me dit que quatre grandes rivières y prennent leur source, dont l’une, descendant au nord jusqu’au lac du grand fleuve de l’ouest, prend ensuite sa route vers l’ouest à la décharge du lac ; l’autre, prenant son cours au nord-est, tombe dans une rivière qui, allant à l’ouest-nord-est, se décharge dans le même lac. Le troisième, courant d’abord au sud-est et suivant ensuite le sud, va chez les Espagnols. La quatrième, courant entre les deux dernières, forme le Mississipi. Il me fit, avec du charbon, la carte de ces pays et y plaça les rivières selon ses remarques.[18] J’attends, ce printemps,[19] plusieurs Sauvages que l’on m’assure avoir été bien bas dans le fleuve de l’ouest, qui me pourront donner la carte du chemin jusqu’aux endroits où ils ont été. Un esclave adopté chez les gens des Terres et donné au vieux Grapau, chef du pays plat, par les Cris, après avoir été fait prisonnier par les Asseniboils, sur le continent qui est à la gauche[20] du fleuve de l’ouest, rapporte que les villages sont là très nombreux, qu’il y en a plusieurs de près de deux lieues de longueur ; que les profondeurs sont habitées comme la devanture du fleuve, dont tous les Sauvages, selon son rapport, y font quantité de grains. Les fruits y sont abondants. On ne voit que bêtes pour la chasse, qui ne se fait qu’avec l’arc et les flèches. On n’y sait ce que c’est que canot. Comme il n’y a point de bois dans tout ce vaste continent, on fait sécher de la fiente de bêtes pour faire du feu.[21] Il ajoute qu’il a passé plusieurs fois à la vue de la montagne dont la pierre luit jour et nuit ; que de cet endroit on commence à s’apercevoir du flux et reflux ; que depuis le lac[22] auprès duquel est la rivière Rouge, jusqu’à bien plus bas que la montage[23] il n’y a point d’habitation sauvages ;[24] qu’il n’a jamais ouï parler s’il y avait loin de là à la mer ; qu’il ne pense pas qu’il y ait d’hommes assez hardis pour entreprendre de passer devant les différentes nations[25] qui se trouvent ensuite en grand nombre, à dessein d’en faire la découverte. Il fait mention de toutes les particularités que contenait le mémoire que j’eus l’honneur de vous envoyer l’année dernière, par le révérend père Gonore, assurant qu’il y a sur la droite du fleuve une nation de nains[26] qui n’ont que trois pieds environ, nation du reste fort nombreuse et fort brave ; et qu’à l’endroit enfin où le flux et reflux commence le fleuve a plus de trois lieues de large. Par rapport au guide, j’ai fait choix d’un nommé Ochakah Sauvage de mon poste, fort attaché à la nation française, le plus en état de bien guider le convoi, et dont il n’y a pas lieu de craindre qu’on soit abandonné dans la route.[27] Lorsque je lui proposai de me conduire à la grande rivière de l’ouest, il me répondit que j’étais maître de lui et qu’il marcherait dès que je voudrais. Je lui donnai un collier par lequel, selon leur manière de parler, je liais sa volonté à la mienne, disant qu’il eût à se tenir prêt pour le temps que j’aurais besoin de lui, et lui marquant la saison de l’année que je pourrais me trouver au pays plat, à dessein d’aller faire la découverte de la mer de l’ouest, si j’avais l’honneur, monsieur, de recevoir vos ordres pour cela. Je lui fis ensuite des présents pour l’affectionner davantage et l’affermir dans ses promesses. Outre cela, j’ai pris connaissance du chemin par différents Sauvages : tous rapportent, comme lui, qu’il y a trois routes ou rivières qui conduisent à la grande rivière de l’ouest. En conséquence, je me suis fait tracer la carte de ces trois rivières, afin de pouvoir choisir le chemin le plus court et le plus aisé. J’ai l’honneur, monsieur, de vous envoyer cette carte[28] telle que Chagah me l’a tracée. Des trois rivières qui tombent dans le lac Supérieur, savoir : celle qu’on nomme la rivière du fond du lac ; celle de Nantuagan ; et celle de Gamanissigouïa, les deux dernières sont celles où tout se trouve plus exactement marqué dans la carte. Les lacs, les rapides, les portages, le côté dont il faut faire ces portages, les hauteurs de terre, tout cela y est représenté ou indiqué. De ces deux routes, la rivière de Nantuouagan,[29] qui est à deux journées de la rivière de Camanistigouïa n’en a que vingt-deux, mais aussi, elle n’a point de rapides et l’autre en a douze, dont il y en a deux qui sont longs et fort plats. D’ailleurs, le chemin est droit et d’un tiers plus court ; la hauteur des terres par cette route, n’est que de cinquante lieues,[30] et au bout soixante et dix au plus on va toujours en descendant.[31] Enfin, malgré tous ces portages, le Sauvage m’assure qu’à marcher doucement nous arriverons du lac Supérieur à celui de Tékamamihouen,[32] en vingt jours au plus tard, et de là, en quatre jours, au lac des Bois[33] pour l’établissement. Il est venu ce printemps des Cris ou Christinaux qui habitent vers la décharge du lac des Bois où commence la grande rivière de l’ouest. Ces Sauvages sont la Marte-Blanche et deux autres chefs de la même nation. Ils m’ont fait la carte de leurs terres et de toutes celles dont ils ont connaissance. C’est dans les terres qui sont sur la gauche de cette grande rivière en descendant que se trouvent les minéraux et les métaux en quantité. Parmi les métaux qui s’y trouvent, ils connaissent le plomb et le cuivre, mais il y en a une troisième sorte qui ne s’applatit point quand on la bat, mais qui casse — celle-là ils ne la connaissent point. Sa couleur blanche leur fait croire que c’est de l’argent. Suivant leur carte, que j’ai jointe[34] à celle d’Auchgah, le bas du fleuve de l’ouest, comme à l’ouest-nord-ouest, il assure qu’il y a des blancs à l’embouchure du fleuve ; qu’ils n’ont point de connaissance quelle nation ce peut-être ; que la longueur du chemin fait qu’aucun d’eux n’ose entreprendre d’y aller ; qu’il faudrait partir du lac des Bois dès le mois de mars pour en faire le voyage ; que tout ce que l’on pourrait espérer ce serait d’en être de retour au mois de novembre. Ce qu’ils en rapportent est sur des ouï dires, mais ce qui les détourne le plus d’entreprendre le voyage de la mer, c’est qu’il périt autrefois, par les glaces, à ce qu’ils rapportent, deux de leurs canots, à dix journées du lac Ouisnipigon.[35] La frayeur les retient et, d’ailleurs, ils trouvent chez les Anglais du petit nord, qui ne sont qu’à vingt jours de marche de chez eux, tous leurs besoins. Qu’iraient-ils chercher de plus à la mer de l’ouest ? Il n’y a point d’apparence, en voyant la carte qu’ils ont tracée, que ce fleuve ait communication avec la mer du nord. Comme il y a plusieurs rivières qui vont à la hauteur (de terre ?) qui est dans la carte au sud-ouest vers le lac Nipigon, il est probable que de cette hauteur il y en a aussi qui descendent à la mer de l’ouest. Pour être en état de s’éclaircir de la vérité, il faudrait faire un second établissement au lac Ouinigon.[36] La Marte-Blanche m’a promis de m’y conduire, ou, comme il est vieux, de m’y faire conduire par son fils. Ce lac est environ à cinq cent lieues[37] de la rivière de Camanistigouia.[38] En partant de Montréal au mois de mai, on peut se rendre en septembre au lac des Bois. Depuis le fond du lac Supérieur jusqu’à ce deuxième lac, il y a aussi loin que depuis la décharge de ce second lac à aller au lac Ouinipigon, avec cette différence qu’il n’y a que deux cascades où l’on fait portage dans toute la grande rivière de l’ouest, au lieu que, du lac Supérieur au lac des Bois, pendant une centaine de lieues, ce ne sont presque que portages sur portages. Les deux cascades dont je viens de parler se trouvent dans un terrain de pierre à fusil. Le grand fleuve qui va à la mer est la décharge du lac et de la grande rivière qui s’y jette en courant toujours ouest. Ce grand fleuve court aussi ouest pendant l’espace de dix journées, après quoi il détourne ouest-nord-ouest, et c’est dès lors qu’on s’aperçoit du flux et reflux. Telles sont les connaissances que m’ont données les chefs Cris. Leur carte contient tous les pays qu’ils ont parcourus du nord au sud, et depuis le lac des Bois jusqu’au fleuve de l’ouest. Toute la droite de la grande rivière, en descendant depuis le lac des Bois jusqu’au Nipigon, est occupée par les Cris, et c’est le pays de l’orignal et des martes. La gauche de la même rivière est habitée par les Assiniboils et les Scioux ; c’est un pays fertile en métaux et où le bœuf sauvage est abondant. S’ils parlent de plus loin, c’est presque toujours des ouï dires et sans grande assurance.[39] Après ce détail, monsieur, il ne me reste qu’à vous représenter l’importance qu’il me semble y avoir de presser cette découverte. Les Cris sont en commerce avec les Anglais[40] où ils sont interprétés par les gens des Terres. Il est naturel qu’ils y parlent du projet d’avoir des Français chez eux et qu’il y donnent (aux Anglais) les mêmes connaissances qu’ils ont données ici. L’Anglais a tout intérêt à nous prévenir, et si on lui en donne le temps, il ne perdra pas l’occasion de le faire.[41] D’ailleurs cet établissement ne peut nuire au poste de Camanistigouia. C’est un nouvel avantage pour la colonie, indépendamment de la découverte de la mer de l’ouest, par la quantité de pelleteries qui s’y fera et qui se perdent chez les Scioux et les Assiniboils, ou qui, par le moyen des Cris, vont aux Anglais. Heureux, monsieur, de m’être trouvé en lieu de faire ces découvertes sous les auspices d’un général plus en état que personne de les pousser jusqu’où elles peuvent aller, c’est ce qui fait ma plus grande satisfaction. J’ai l’honneur d’être, avec une très humble reconnaissance, etc., P. L. »[42] Puis un post-scriptum : « J’eus l’honneur, monsieur, de vous marquer, l’an passé, qu’il me faudrait soixante et dix à quatre-vingts hommes pour venir à bout de cette découverte. C’est à vous à déterminer qui en fera la dépense ; s’il convient que le roi s’en charge, ou si ce sera la compagnie d’Occident, ou une communauté de marchands du pays… »

Le 3 novembre 1728, le père de Gonor avait écrit une lettre destinée à accompagner le rapport de la Vérendrye. Le tout était parvenu en France ; lorsque le second rapport (1729) dont le texte vient d’être cité, eut aussi été reçu à Québec, le mémoire suivant fut dressé pour l’usage des ministres. C’était probablement dans les premiers jours de l’année 1730 ; « Mémoire sur la découverte d’une grande rivière qui a flux et reflux courant à l’ouest du lac Supérieur par le nord qui peut servir à la découverte de la mer de l’ouest. Le sieur de la Véranderie, enseigne en Canada, commandant au lac Nipigon, rapporta, en 1728, que le nommé Pako, chef des Sauvages habitués à Camanistigoya, étant parti de son village pour aller en guerre vers le soleil couchant, arriva en peu de jours à la hauteur des terres, où il trouva un grand lac qui a trois décharges. La première qui va au nord et conduit jusqu’à la mer ; la seconde au sud et se rend au fleuve de Mississipy ; et la troisième, qui est la plus grande, descend droit au soleil couchant. C’est cette dernière, sur laquelle ce Sauvage et ses gens s’embarquèrent, et, après trois jours de marche, ils arrivèrent au flux et reflux, ce qui les épouvanta et ne poussèrent pas outre. Cependant, l’un d’eux qui avait vu la mer à la baie d’Hudson, ne fut point effrayé du flux et reflux et dit que ce n’était point autre chose que la mer. Les Sauvages d’un village qui était proche leur dirent qu’on ne pouvait y aller en canot. Là, ils apprirent de ces Sauvages que leurs ancêtres avaient été autrefois par terre jusqu’à la vue d’un grand lac dont l’eau est si mauvaise qu’il est impossible d’en boire et où il a quantité de villages. Cette rivière à l’endroit du flux et reflux est très large et l’eau en est mauvaise. Les Sauvages font des cabanes en terre faute de bois ; ils labourent la terre avec des chevaux ; ils ont quantité de grains ; le climat est beau et les hommes y sont robustes. Il y a quantité de mines, entr’autres une dont ils font grand cas : c’est une source dont l’eau est rougeâtre, elle teint en couleur d’or en la faisant bouillir, et forme une petite rivière qui roule sur ses bords un sable couleur d’or plus pesant que le sable commun. Qu’à dix jours de marche plus loin il y avait une nation de petits hommes d’environ trois pieds et une autre nation ensuite qui parle comme les Français, et qu’il y a une petite montagne de pierres luisantes qu’on dit être fort respectée des Sauvages du pays.[43] Une nouvelle relation[44] du dit sieur de la Véranderie, envoyée par M. le marquis de Beauharnois le 25 octobre 1729, porte : Que Tacchigio, chef des sauvages Cris, ou Christinaux, accompagné de plusieurs autres Sauvages, est venu l’automne dernier au fort de Camanistigoya, qu’il lui a dit avoir été plusieurs fois jusqu’au lac du grand fleuve de l’ouest et lui a fait le même récit contenu dans la relation précédente — à quoi il ajouta que la rivière qui va à l’ouest passait toutes les autres par sa largeur, et, lui faisant ensuite l’explication de plusieurs grosses rivières qu’il avait vues d’une hauteur des terres qui va au sud-ouest, il lui dit que quatre grandes rivières y prennent leur source. L’une donnant au nord jusqu’au lac du grand fleuve de l’ouest, prend ensuite sa route vers l’ouest à la décharge du lac. La deuxième, prenant son cours au nord-est, tombe dans une rivière qui, allant à l’ouest-nord-est, se décharge dans le même lac. La troisième, courant d’abord au sud-est et suivant ensuite le sud, va chez les Espagnols. Et la quatrième, courant entre les deux dernières, forme le Mississipy. Il lui fit avec du charbon la carte de ces pays. — Nota. M. le marquis de Beauharnois, à qui il a envoyé le brouillon de cette carte, marque qu’il l’a gardé pour travailler avec le sieur Chaussegros, ingénieur, et qu’il l’enverra l’année prochaine.[45] Le sieur de la Véranderie attend (attendait) au printemps (de 1729) prochain plusieurs Sauvages qu’on assure avoir été bien bas dans le fleuve de l’ouest, qui pouvaient lui donner la carte du chemin jusqu’aux endroits où ils ont été. » Suivent des détails copiés mot à mot dans le mémoire de La Vérendrye. « Outre cela, il a pris connaissance du chemin par différents Sauvages. Tous rapportent qu’il y a trois routes ou rivières qui conduisent à la grande rivière de l’ouest, dont il a aussi remis la carte à M. le marquis de Beauharnois ; elles tombent toutes trois dans le lac Supérieur, savoir : La rivière du fond du lac, celle de Nanticagan, et celle de Gamanistigouia. Cette dernière est préférable[46] aux autres parce que le chemin est droit et d’un tiers plus court ; Ochakah l’a assuré qu’il n’y a que vingt jours de marche du lac Supérieur à celui de Tekamanihoüen et quatre journées de ce dernier au lac des Bois. » Le reste est emprunté textuellement au rapport de la Vérendrye.

Sur ces documents, le ministre soumit un mémoire au cabinet, en 1730. Après avoir énuméré les faits relatés ci-dessus, il ajoute : « Le père de Gonnor dit qu’on pourrait croire ces nouvelles apocryphes venant d’un Sauvage, mais qu’il y a cependant lieu de n’en point douter, le sieur de la Véranderie l’ayant assuré avoir ouï faire à peu près la même relation à différents temps par trois autres Sauvages de différentes nations qui ont été au même lieu par des chemins différents, et qu’un d’eux, qui avait vu la mer à la baie d’Hudson, n’avait point été effrayé du flux et reflux comme les autres et avait dit que ce n’était point autre chose que la mer. Un de ces quatre Sauvages, nommé Petit-Homme, a rapporté en particulier qu’étant dans un des villages, en descendant la même rivière, on lui fit entendre qu’à dix jours de marche plus loin il y avait une nation de petits hommes dont la stature ne passe pas trois pieds, et une autre nation ensuite qui, à ce qu’il croit, parle comme les Français ; qu’on lui avait fait aussi de grandes exclamations sur une petite montagne de pierres luisantes qu’il dit être fort redoutée et par conséquent fort respectée des Sauvages du pays. Cet officier s’est persuadé avec raison que la découverte de cette rivière pourrait servir à celle de la mer de l’ouest, et le père de Gonnor croit aussi qu’il n’y a pas de chemin plus droit pour y mener, cette rivière sortant du nord, prenant son cours vers le soleil couchant et commençant d’avoir flux et reflux à deux cents lieues ou environ de la hauteur des terres. Malgré tout ce qu’on a dit jusqu’à présent qu’il fallait chercher la mer de l’ouest par le pays Scioux, son opinion et celle de bien des gens, est que l’on réussirait mieux par celui des Christinaux et des Assiniboils qui sont au nord. C’est aussi le sentiment du père Guignas, jésuite, habile mathématicien. »

Au moment où cette question se débattait à Québec et à Paris, la Russie s’occupait d’envoyer Behring et Thschirikoff relever, par mer, la côte occidentale de l’Amérique du nord. Pierre le Grand avait pris communication du mémoire et de la carte de Delisle, lors de son voyage à Paris, en 1717, et ce prince cherchait à résoudre le problème si longtemps poursuivi. Mais si le czar songeait aux découvertes, il comptait bien les payer et c’est ce qu’il ne manqua pas de faire, tandis que le cabinet français, laissant le découvreur canadien s’employer avec ses seules ressources, ne lui accorda — à titre de faveur — qu’un droit de traite, plus propre à ruiner l’entreprise qu’à la faire réussir, quelque fût l’habilité extraordinaire de l’homme qui allait y vouer le reste de sa vie. C’est par des mesquineries de ce genre que la France se prépara, pendant plus de trente ans, à perdre le Canada. M. de Beauharnois, il faut lui rendre cette justice, avait des vues plus élevées. Le 15 octobre 1730, il écrivait au ministre, M. de Maurepas, dans l’espoir de faire rendre à La Vérendrye le grade qu’on lui avait enlevé sans motif raisonnable. « Par l’avancement du sieur de Ramezay et par la mort du sieur de Bellestre, il se trouvera deux lieutenances vacantes, j’ai l’honneur de vous proposer pour les remplir les sieurs La Vérendrye, Senneville, Darnaud et Dubuisson. Ce sont de bons sujets qui méritent leur avancement. Le même jour, le gouverneur et l’intendant, écrivant au sujet de quelques veuves pauvres, disaient que la dame de Varennes « âgée de soixante et quinze ans, et veuve d’un gouverneur des Trois-Rivières » demandait une pension qu’ils désiraient lui voir obtenir. C’est la dernière fois que nous voyons mentionner la mère de La Vérendrye.

Les postes des Sioux étaient regardés comme plus propres à arrêter chez eux les découvreurs qu’à les inciter à pénétrer dans les territoires inconnus. Le père de Guignas disait que c’était « une mer à boire que de chercher par les Sioux un chemin pour aller à la mer de l’ouest. » Le projet que Lewis et Clarke, devaient mettre à exécution (1808), celui de remonter le Missouri jusqu’à sa source et de marcher ensuite aussi loin que possible dans la direction de l’ouest, n’avait pas plu au régent, qui s’était borné comme on l’a vu, à encourager la construction d’un ou deux postes de traite plus ou moins fixes chez les Sioux. Quant à la voie de la Kaministigoya, il semble que ce fut le plan proposé par les gens du pays, les Canadiens, mais que le gouvernement avait toujours repoussé jusqu’au moment où nous sommes parvenus. On a pu juger par les mémoires ci-dessus que La Vérendrye proposait de se rendre en premier lieu chez les Assiniboils et de reconnaître la rivière à laquelle les Sauvages donnaient le nom de ce peuple ; d’atteindre ensuite une hauteur de terre que l’on croyait exister proche de là et découvrir quelque cours d’eau qui se déchargerait dans le Pacifique. Avec lui, M. de Beauharnois et le sieur Chaussegros de Léry pensaient qu’il y avait, à l’ouest des sources du Saint-Laurent et du Mississipi, trois ou quatre cents lieues de pays, tout au plus, et qu’un fleuve considérable devait y couler.

La réponse qui arrivra de Paris en 1730 ou au commencement de 1731 était décourageante : aucun secours n’était à espérer. Le cabinet se bornait à regarder, les vues de La Vérendrye comme choses assez raisonnables, possibles même lorsque le temps serait venu de débourser de l’argent pour cet objet. Restait cependant une planche de salut. La Vérendrye s’y accrocha désespéramment : Le gouverneur était libre d’accorder des privilèges de traite, moyennant qu’une compagnie fût formée pour les exploiter sous certaines conditions, bien définies. Faute d’un pain tout entier, le sage prend la moitié, dit le proverbe : cette fois on en eut à peine le quart. La décision du ministre qui rendit à La Vérendrye son grade de lieutenant ne paraît pas être de l’année 1730 ; elle coïncide, néanmoins d’assez près avec l’approbation donnée au plan de cet officier concernant la découverte des pays du nord-ouest. M. de Beauharnois avait sollicité ces deux grâces, tant pour réparer l’injustice commise à l’égard d’un excellent serviteur du roi que pour mettre à l’épreuve les plans de La Vérendrye et du père de Gounor. Il fut donc réglé, à Québec, que l’on établirait un ou plusieurs postes, selon le besoin, au lac Ouinipeg et que La Vérendrye et sa compagnie marchande se rembourseraient de la dépense ainsi encourue, par l’exercice du monopole de la traite des fourrures dans ces régions. M. de Beauharnois espérait que, une fois les explorateurs installés au milieu des pays nouveaux, le ministre se déciderait à leur venir en aide et fournirait les moyens de poursuivre jusqu’à la mer. Bon gré, mal gré, il fallait se payer d’espérances. La Vérendrye se rappelait peut-être que, cinquante ans auparavant, son père recevait un si mince traitement que l’on s’était cru en conscience obligé de lui permettre de violer les lois sur la traite pour se refaire et donner du pain à sa famille. L’entreprise de la découverte du nord-ouest n’aurait pas été poussée plus loin en ce moment sans l’homme de résolution qui l’avait conçue. Voyant que sa seule chance de réussite était encore de se conformer aux nécessités imposées par la politique étroite du conseil du roi, et se mit à la recherche d’actionnaires qui voulussent bien lui confier des fonds et la direction de la besogne. Par un traité, signé le 19 mai 1731 en présence de M. de la Chassagne, gouverneur de Montréal, La Vérendrye s’associa quelques personnes qui firent les avances des marchandises et des équipements, et le 26 août, après avoir passé à Michillimakinac, où il avait pris le père Messager pour missionnaire, il était au grand Portage du lac Supérieur, quinze lieues au sud-sud-ouest de Kamanistigoya. Il avait avec lui cinquante hommes.

La Vérendrye, alors âgé de près de quarante-six ans, n’amena probablement aucun de ses fils dans sa première expédition, car l’aîné ne pouvait avoir guère plus de dix-sept ans à cette époque, mais son neveu Christophe de la Jemerays, âgé de vingt-deux ans et demi, lui rendit de très grands services dans le trajet si difficile du lac Supérieur au lac la Pluie.

Cent quatorze ans plus tard, M. l’abbé Taché, qui est aujourd’hui archevêque du nord-ouest, suivant la route de La Vérendrye pour atteindre ces lointaines missions, écrivait du lac Supérieur : « Nous allions laisser le grand fleuve, sur les bords duquel la Providence a placé mon berceau, sur les eaux duquel j’eus la première pensée de me faire missionnaire de la rivière Rouge. Je bus de cette eau pour la dernière fois ; j’y mêlai quelques larmes et lui confiai quelques-unes de mes pensées les plus intimes, de mes sentiments les plus affectueux. Il me semblait que quelques gouttes de cette onde limpide, après avoir traversé la chaîne de nos grands lacs, iraient battre la plage près de laquelle une mère bien-aimée priait pour son fils… La hauteur des terres était comme le seuil de la porte qui nous laissait pénétrer dans notre nouveau séjour ; c’était comme la barrière qui allait se fermer derrière nous. » Ces lignes tombées de la plume d’un parent du Découvreur se placent ici d’elles-mêmes.

C’est donc par la rivière des Groseillers que l’expédition entra dans les terres et rencontra les lacs la Croix et la Pluie au Tokamanionan. À partir de là, les grands obstacles que présente la navigation disparaissent presque tout à coup. La hauteur des terres est surmontée, on marche ouvertement vers l’ouest. Le lac La Pluie est une belle nappe d’eau de trois lieues de longueur qui se décharge vers l’ouest, par une chute de dix pieds, dans la rivière à la Pluie. On était en plein pays nouveau.

À la sortie du lac, La Vérendrye fixa un premier poste auquel il imposa son nom de baptême. Le fort Saint-Pierre, placé à quatre-vingts lieues du lac Supérieur, était un chaînon de la longue ligne d’établissements qui devaient s’étendre, en une vingtaine d’années, sur les lacs et les rivières du nord-ouest, jusqu’au pied des Montagnes-Rocheuses. La civilisation commençait là une œuvre semblable à celle qui avait été accomplie en remontant le cours du Saint-Laurent et en descendant celui du Mississipi. De nos jours, cette entreprise est en voie de se perfectionner par un gigantesque chemin de fer partant de l’ancien Canada et se terminant aux rives du Pacifique.

La voie tracée par les découvreurs du Canada est assez correctement figurée par la forme d’un Y, selon la remarque de M. Margry. La tige du bas de cette lettre représente ici le parcours de Québec au bassin des grands lacs. De ce point, il y a bifurcation : la branche de gauche porte vers le Mississipi au sud, celle de droite vers le Pacifique à l’ouest. À l’époque où nous sommes parvenus, cette dernière était encore très courte, comme on peut l’imaginer. C’est de ce côté que se dirigera désormais l’attention de nos lecteurs ; nous verrons s’allonger cette ligne, petit à petit, durant plus de vingt ans de travaux et de sacrifices accomplis par une seule famille, sans fortune, sans protection, mais riche de patriotisme, de courage et capable du plus noble dévouement.

Peut-être La Vérendrye se rendit-il, dès cette année, 1731, au lac Winnipeg, situé à deux cents lieues du lac Supérieur et que l’on avait hâte de connaître, mais cela n’est pas probable. On ne cite qu’une fondation de fort — celui de Saint-Pierre — d’où l’on dut expédier des pelleteries à Montréal dès le printemps suivant. Le transport des provisions et des articles de traite tirés du Canada ou de la France et, en échange, l’envoi des fourrures du lac la Pluie aux magasins de Montréal, ne s’exécutaient pas sans coûter beaucoup de temps et d’argent. Au lieu d’un pays à découvrir, ou plutôt en sus des découvertes, La Vérendrye avait sur les bras l’administration d’un commerce étendu, dont il était responsable envers ses associés. L’occasion de s’enrichir était belle et tentante. Sans forfaire à l’honneur, il pouvait, au titre de son contrat, prendre sa part des bénéfices de l’exploitation et ne s’avancer dans l’ouest que pas à pas, au fur et à mesure des besoins de la traite. Cette alternative de sacrifier les découvertes à l’intérêt du trafic avait été prévue et signalée par Charlevoix ; selon toute probabilité, c’était en bonne partie la cause de l’espèce de crainte que le gouvernement éprouvait chaque fois qu’on lui demandait des subsides pour aider les découvreurs. Par un prodige de logique dont les ministres de ce temps ont gardé le secret, on en était arrivé à n’accorder aux entrepreneurs de découvertes que le privilège de la traite, c’est-à-dire précisément la chose qui pouvait le mieux, dans l’opinion de tout le monde, détourner les travaux de l’objet principal ! C’est sur ce pied qu’on avait autorisé La Vérendrye à s’équiper. Nous verrons ce qui en résulta.

La deuxième année (1732) un nouveau fort fut élevé à l’ouest du lac des Bois ou Minitie ; on l’appela Saint-Charles, du nom de baptême de M. de Beauharnois. Cette seconde étape éloignait l’expédition de cent trente lieues du lac Supérieur et la rapprochait de soixante et dix du lac Winnipeg. Le lac des Bois renferme des îles couvertes de forêts ainsi que ses rives, ce qui lui a valu son nom. C’est un bassin irrégulier, qui mesure vingt-cinq lieues en tous sens et dans lequel s’égoutte une contrée très étendue. On y arrive du côté est, par une suite de lacs et de rivières ; ces dernières sont remplies de chutes et de rapides. On en sort à l’ouest par la rivière Winnipeg (qui tombe dans le lac Winnipeg) très tortueuse, longue de cinquante-cinq lieues et qui ne compte pas moins de trente rapides et cataractes, la plupart impraticables ; il faut recourir à l’expédient de « portager » en ces endroits. Cette dernière région est désignée sur la carte de 1737 comme la Barrière.

En 1733, La Vérendrye parvint à placer son avant-garde à la décharge de la Winnipeg, dans un fort qu’il éleva du côté du lac, un peu au nord de l’embouchure de la rivière, au débouché d’un petit cours d’eau. Le fort et la rivière reçurent le nom de M. de Maurepas, le ministre qui négligeait tant les découvreurs et qui ne paraît pas avoir été sensible à cette marque d’attention.

La carte de Delisle (1739) donne au lac Winnipeg le nom de Tacamantour. Celle de Jeffreys (1762) nomme la rivière Winnipeg : « Onefsipi or Maurepas. » Parvenu au lac Winnipeg en moins de trois années, La Vérendrye se trouvait avoir accompli plus que ce que l’on n’attendait de lui. Il avait enfin pris pied sur la rive orientale de ce fameux lac dont les récits des Sauvages avaient fait la clef de voûte de la découverte de tout l’ouest. Mais, plus la tête de l’expédition s’avançait, plus le corps s’étirait le long de la route, et, finalement, au lieu d’avoir sous ses ordres un noyau d’hommes capables de le seconder partout et en toutes circonstances, le commandant était obligé de multiplier ses soins pour entretenir la ligne de communication d’un poste à l’autre, diriger la traite, pourvoir à l’approvisionnement des magasins et des hommes. Il est probable que sans l’aide de ses fils, qui, vers ce temps, commencèrent à aller le rejoindre, il ne fût jamais venu à bout de son entreprise. Ce fait ajoute aux mérites du père en ce qu’il montre de quelle courageuse famille il était le chef. Nous savons par M. Margry que quatre des enfants de La Vérendrye le secondèrent ainsi noblement. L’aîné ne pouvait guère être âgé de plus de vingt ans en 1733. Peut-être était-il déjà dans le nord-ouest ; en tous cas, ses jeunes frères n’ont dû l’y suivre que plus tard. Son neveu, Christophe Dufrost de La Jemerais, semble avoir eu surtout la conduite des expéditions qui allaient en Canada porter les pelleteries et qui revenaient avec des marchandises de traite. « Il s’était, dit M. Margry, associé aux travaux et à la fortune de son oncle dès le commencement de son entreprise. » Les fatigues de ces voyages son inimaginables. Entre les deux glaces, ce qui signifie entre la débâcle du printemps et les gelées de l’automne, les voyageurs avaient juste le temps d’accomplir leur course, l’aviron à la main, du matin au soir, ne changeant de travail que pour « faire portage, » et ne s’arrêtant qu’un peu pour manger et dormir.

Le gouverneur de la Nouvelle-France s’était proposé d’écrire de nouveau au ministre, du moment où La Vérendrye serait parvenu au lac Winnipeg, et de solliciter pour lui les secours nécessaires à la poursuite du reste de son entreprise. Il tint parole et représenta à la cour que l’effort suprême étant fait de la part des particuliers, il devenait impossible de passer outre, faute de moyens pécuniaires, et que l’on espérait des secours du roi. La Vérendrye, harcelé par ses équipeurs avides de profits et très peu sensibles aux charmes des découvertes, lassait leur patience à force de s’éloigner dans les terres, tandis qu’il eut été si aisé de pratiquer un commerce lucratif aux portes du lac Supérieur. Pris entre ces deux sentiments opposés, celui du trafic et celui des découvertes, notre héros leur faisait face à tous deux à la fois. D’un côté il versait des dividendes dans la bourse de la société et d’autre part il sacrifiait tous ses bénéfices personnels, ceux de ses fils, et de plus s’endettait de quarante-trois mille francs, uniquement pour payer ses propres frais de découvertes. Quel exemple, comparé aux exigences des marchands et aux mesquineries de la cour !

Le 10 octobre 1733, le gouverneur et l’intendant Hocquart écrivaient à M. de Maurepas : « M. de la Jemerays, neveu de M. de la Vérendrye, nous a représenté que, si Sa Majesté voulait en faire la dépense, on pourrait aisément réussir à la découverte de la mer de l’ouest, étant présentement au lac Ouinipigon, mais que, pour eux et leurs associés, ils étaient hors d’état de pouvoir faire cette entreprise, ayant perdu plus de quarante-trois mille livres, et les voyageurs ne voulant aller plus loin qu’ils ne soient payés de ce qui leur est dû, ni les équipeurs fournir des marchandises pour continuer leur voyage. La dépense ne serait pas considérable. Les frais des engagés pendant trois ans, et ce que l’on pourrait fournir des magasins du roi, suivant le calcul que nous en avons fait en présence de M. de la Jemerays, ne monterait tout au plus qu’à trente mille livres. Nous avons l’honneur de vous avertir que, par le traité, nous ne pouvons les obliger d’aller plus loin que le lac Ouinipigon, que nous ne croyions pas si éloigné. » Après avoir cité cette dépêche, M. Margry ajoute : « Il fut répondu de la cour qu’il n’était pas convenable que le roi entrât dans la dépense que MM. de Beauharnois et Hocquart proposaient : — ceux qui étaient dans l’entreprise devaient être en état de continuer, par les profits de pelleteries qu’ils étaient à portée de traiter. Mêmes paroles, à peu près, le 12 avril 1735. Le sort en était jeté, M. de la Vérendrye devait abandonner la découverte ou la faire seul, à ses risques et périls, sans autre moyen qu’un privilège de traite. Dans cette alternative, il prit le parti de l’honneur qui fait braver les dangers et impose des sacrifices. Endetté d’un premier équipement, il s’endetta d’un second ; il employait déjà son neveu et trois de ses fils,[47] il prépara son quatrième, âgé de dix-huit ans[48] à accompagner ses frères, l’année suivante, lui faisant enseigner l’art de lever des plans et de dresser une carte, et il s’engagea dans cette entreprise où, à force d’énergie, il devait encore obtenir, malgré tous les obstacles, assez de résultat pour jeter un éclat durable sur son nom et sur celui de l’homme qui avait encouragé ses efforts. »

Un autre écrivain fait cette observation : « En lisant la correspondance qui s’étend de la lettre de Talon au roi, du 2 novembre 1671, aux réponses de Maurepas à M. de Beauharnois concernant les expéditions des Varennes de la Véranderye en 1735, on est frappé de la condition imposée aux découvreurs de se contenter comme mise de fonds des profits qu’ils étaient supposés devoir retirer des privilèges que le gouvernement leur accordait. » Après le nouveau refus essuyé en 1735, M. de Beauharnois crut devoir permettre néanmoins à la Vérendrye d’affermer pendant trois ans à des négociants ses postes de traite, à la condition qu’il n’y ferait aucun commerce, ni directement ni indirectement,[49] de façon qu’il put s’avancer davantage vers le but où tendaient tous ses efforts. Cette espèce de demie faveur ne relevait pas la Vérendrye de la dépendance sous laquelle le tenaient les marchands ; elle lui imposait plutôt un surcroît d’obligations, mais il eut le courage de tout accepter.

La ligne de communication, par eau, du lac Supérieur au lac Winnipeg était comme une borne frontière tirée entre les territoires des nations du nord et du sud. Un mémoire officiel, daté de 1736, nous fournit les renseignements qui suivent : « Les Têtes-de-Boule sont des sauvages errants, qui n’ont aucun village et leur intelligence est fort bornée. Ils ont des rapports avec les gens du lac Abbitibis. Ils fréquentent les lacs et les montagnes de l’intérieur entre les Trois-Rivières et le lac Supérieur. À la Kamanistigoya, les Ouacé sont au nombre de soixante guerriers. Les Indiens des parages du lac Tecamamiouen ou la Pluie comptent cent guerriers ; ce sont les mêmes qui fréquentent le lac Nipigon. Les Cristinaux répandus aux alentours du lac des Bois comptent deux cents guerriers. Il y a à peu près soixante guerriers Cristinaux autour du lac Ouinipegon. » Les Christinaux, peuple pacifique, allaient en traite tantôt chez les Français, tantôt chez les Anglais. Durant vingt années qu’ils commandèrent au nord-ouest les La Vérendrye restèrent en bons termes avec eux. Au sud, les tribus des Sioux, féroces et pillardes, occupaient les plaines et se rencontraient avec les Français sur le Mississippi. Elles ne tardèrent pas à avoir connaissance de la marche de nos découvreurs qui s’avançaient dans la direction de la rivière Rouge. C’est entre ces deux grandes nations que la Vérendrye se frayait un chemin.

L’expédition de 1736, conduite par l’un de ses fils et par le père Auneau, jésuite, apportait du Canada la nouvelle de la mort de la Jemerais, lequel, dit M. Faillon, après avoir déployé un courage et une intrépidité supérieurs à ses forces, succomba à la suite des privations et des fatigues qu’il avait endurées durant l’hiver de 1736. La Vérendrye paraît avoir quitté le fort Maurepas, sur le lac Winnipeg pour aller au devant de son fils et des vingt et un hommes qui l’accompagnaient. Il était rendu au fort Saint-Charles, au fond du lac des Bois et y attendait, dans un cruel dénuement, des secours du Canada. Au mois de juin (1736) cinq voyageurs canadiens lui apprirent que son fils, le père Auneau et toute leur suite avaient été massacrés récemment sur une île de ce même lac des Bois.[50] Les voyageurs « avaient vu les têtes des Français posées sur des robes de castor, la plupart sans chevelure. Le missionnaire avait un genou en terre, une flèche dans la tête, le sein ouvert, sa main gauche contre terre, la droite élevée. Le sieur de la Vérendrye était couché sur le ventre, le dos ciselé à coup de couteau, une houe enfoncée dans les reins, sans tête, le corps orné de jarretières et de bracelets de porc épic. »


  1. Ce mot Suite, ferait croire qu’une première partie du mémoire, un préambule peut-être, aurait été supprimée ou perdue.
  2. Située à quelques milles de la baie du Tonnerre.
  3. C’est à peu près la distance de la baie du Tonnerre au lac Winnipeg.
  4. Trois cents lieues vers le couchant à partir du lac Winnipeg — ce serait au milieu des prairies.
  5. Ce qui ne veut pas dire qu’ils vivaient sous terre, comme l’ont prétendu des écrivains.
  6. Descendant la rivière Winnipeg pour atteindre le lac Winnipeg, on a à sa gauche la rivière Rouge.
  7. Faut-il lire Winnipeg ?
  8. Première mention de la rivière Rouge, sous ce nom.
  9. Bien plus bas, c’est-à-dire beaucoup plus au couchant.
  10. Ce doit être une mention, assez vague d’ailleurs, des montagnes Rocheuses.
  11. Comme dans les narrations de Jacques Cartier et de tant d’autres voyageurs, le merveilleux se mêle dans ce mémoire à des faits réels que le lecteur appréciera.
  12. La Vérendrye aurait donc écrit ce qui suit en 1729.
  13. Automne de 1728, après avoir pris congé du père de Gounor à Michillimakinac.
  14. Nipigon.
  15. C’est la série de lacs et de rivières qui vont de la baie du Tonnerre au lac Winnipeg. Certaines cartes de cette époque en font les sources du Saint-Laurent.
  16. Ce qui montre bien que ceci est une suite du mémoire de 1728.
  17. Ces Gens des Terres, comme on les appelait, habitaient au nord, entre le lac Winnipeg et le lac Nipigon. Ils commerçaient avec les Têtes-de-Boule que La Vérendrye avait dû connaître sur le Saint-Maurice.
  18. Toutes vagues que soient ces données, ne s’agissait-il pas du Missouri, du Mississipi, la Rivière Rouge et l’Assiniboine ?
  19. La Vérendrye écrivait donc du lac Nipigon, au printemps de 1729.
  20. Pays des Sioux.
  21. C’est encore la pratique aujourd’hui.
  22. Lac Winnipeg.
  23. Montagnes-Rocheuses.
  24. Ce sont les fameuses prairies de l’ouest.
  25. Les fils de la Vérendrye ont traversé ces territoires pour se rendre aux Montagnes-Rocheuses.
  26. Les sauvages ne manquaient jamais d’introduire le fabuleux dans leurs récits.
  27. La Vérendrye connaissait l’esprit capricieux des sauvages qui, au moindre incident, retirent leur parole, sans s’inquiéter des conséquences.
  28. Elle est à la bibliothèque d’Ottawa, No 93. La rivière des Groseillers est appelée Nantahavagne. En remontant à partir de l’embouchure de cette rivière on voit les lacs Long, Plat, Sasakinagu, Tekamamiouen. Le lac des Bois est tracé mais sans nom.
  29. Rivière des Groseillers. On le nomme aussi Pigeon.
  30. Cette route devait être connue des Français, car on assure qu’ils allaient par là trafiquer au lac La Croix ou la Pluie du temps même de Chouart des Groseillers (1666) qui paraît lui avoir donné son nom.
  31. Il faut lire cinquante milles.
  32. Plus tard lac la Pluie.
  33. Première mention du nom de ce lac. D’après ce que raconte La Vérendrye, il est clair que les Français ne connaissaient cette nappe d’eau que par les rapports des Sauvages.
  34. Nous ne l’avons pas.
  35. Est-ce la plus ancienne mention connue de ce nom appliqué au lac Winnipeg ?
  36. Winnipeg.
  37. Dans les écrits de cette époque, les mots lieue et mille sont souvent employés l’un pour l’autre.
  38. De la baie du Tonnerre au lac Shebandowan, 60 milles ; de là au fond du lac la Pluie (fort Frances) 194 milles ; de là au lac Winnipeg, 310 milles. Total : 564 milles. De la baie d’Hudson à la rivière Rouge, 700 milles.
  39. Il est évident que la Vérendrye n’avait vu que des Sauvages du lac des Bois, et non pas ceux de la rivière Rouge.
  40. De la baie d’Hudson.
  41. La Vérendrye est patriote avant tout.
  42. Pierre La Vérendrye.
  43. Ici se termine le résumé du rapport que de La Vérendrye avait livré au père de Gonor.
  44. Écrite au printemps de 1729. Nous venons de la mettre sous les yeux du lecteur.
  45. Nous avons déjà dit qu’elle ne se retrouve pas.
  46. La Vérendrye recommande, au contraire, la deuxième rivière.
  47. Nous les supposons âgés réciproquement de 18, 19 et 20 ans en 1733-4.
  48. Il est possible, en effet que ce quatrième fils eut 18 ans en 1734-5. Les garçons de La Vérendrye seraient donc nés en 1713, 1714, 1715 et 1716.
  49. Nous empruntons beaucoup à M. Margry qui a eu l’avantage de consulter certaines pièces dont nous n’avons ni les originaux ni les copies en Canada.
  50. La carte de Jefferys, 1762, indique l’île au Massacre, côté sud du lac des Bois.