Histoire de trois générations (Jacques Bainville)/Chapitre 4

Nouvelle Librairie nationale (p. 191-203).


CHAPITRE IV

LA JUSTICE FAIT FAILLITE À L’INTÉRIEUR (1848)


L’idéal qu’avait rêvé ma jeunesse,
Le ciel où montaient mes espoirs perdus,
Ce n’était pas l’art, l’amour, la richesse,.
C’était la justice, et je n’y crois plus.

Louis Ménard.

La justice est le ciel où les cœurs endoloris se retrouvent.

Proudhon.


AU mois de février 1848, le cœur de la France éclata. Tout ce que le peuple rêvait depuis 1815 partit d’un seul coup dans une effusion extraordinaire. Un tumulte aussi vaste et aussi soudain de sentiments et d’idées n’a eu d’équivalent à aucune époque. Ce fut la crise religieuse de la démocratie.

Lorsqu’après l’abdication et le départ de Louis-Philippe la foule pénétra aux Tuileries, on vit, au milieu de quelques scènes d’orgie banale, les spectacles les plus étranges. Dans l’oratoire de la reine, un jeune polytechnicien, sans doute un adepte du christianisme républicain de Buchez, saisit le crucifix en s’écriant « Voici notre maître à tous. » Et suivi d’un grand nombre d’insurgés, il porta processionnellement la croix jusqu’à l’église prochaine. Au même moment, des orateurs populaires se succédaient sur les degrés du trône royal. L’un d’eux fit l’éloge de Louis-Napoléon Bonaparte. Bientôt, le meuble symbolique lui-même fut enlevé, jeté par une fenêtre : il devait, quelques instants plus tard, brûler sur la place de la Bastille, au pied de la colonne de Juillet. Flaubert, dans l’Éducation Sentimentale, a peint cette scène : « Alors, dit-il, une joie frénétique éclata, comme si, à la place du trône, un avenir de bonheur illimité avait paru. »

Ce bonheur, c’était celui de l’humanité, tel que l’imaginaient depuis trente ans les réformateurs dont la pensée agitait confusément les masses. Saint-Simon, Fourier, Cabet n’avaient pas en vain soulevé les problèmes du travail, de la richesse, de la justice sociale. Par eux la formule de « l’organisation du travail » avait pris une valeur magique. Ils avaient répondu aux désirs d’un prolétariat accru par le développement industriel, privé de protection et de sécurité par les principes de la liberté économique. Le besoin que la classe ouvrière ressentait et exprimait avec force, c’était celui d’une protection. Les Droits de l’homme, qu’était-ce, en fin de compte, sinon la fameuse liberté de mourir de faim ? Il fallait les compléter ou les corriger par le droit au travail. Dès le 25 février, sur l’injonction d’une délégation de travailleurs, le gouvernement provisoire avait reconnu par décret ce droit nouveau. Plus tard, on lui a reproché sa faiblesse. On y a vu la cause première de la faillite si prompte à laquelle la deuxième République allait glisser. Mais était-il possible d’échapper à la logique d’une pareille révolution ? Que ce fût le 25 février ou le 23 juin, le conflit devait surgir. L’espérance d’une refonte totale de la société était si forte qu’on eût couru le même risque à la décevoir à n’importe quel moment.

Les ouvriers avaient juré de mettre trois mois de misère au service de la République. Trois mois pour réaliser la justice en ce monde ! À quel point leur idéalisme était naïf et généreux, il suffit pour en juger de se souvenir qu’ils accordèrent un dernier délai. Ils souffriraient un mois de misère encore. Le 23 juin, l’expérience était finie et la déception consommée.

Lamartine, si souvent prophétique, avait vu le péril. Il savait que la promesse du gouvernement était redoutable, mais plus redoutable encore l’état d’esprit des prolétaires. Ce qu’ils voulaient, ce n’était pas une amélioration de leur sort, des réformes, un peu de sécurité et de bien-être. C’était la justice entière, immédiate, universelle, la justice non seulement pour eux mais pour les autres, la justice au dedans et au dehors, la justice entre les classes et parmi les nations. Au lendemain de la journée où il avait convaincu le peuple de Paris de renoncer au drapeau rouge, Lamartine avait eu à repousser un nouvel assaut, bien plus grave. Cette fois, on voulait l’obliger à réaliser sur le champ l’organisation du travail. Un groupe d’ouvriers, dont le chef portait le nom impératif de Marche, avait envahi la salle du gouvernement provisoire. Frappant le parquet de la crosse de son fusil, Marche, d’un geste de tribun, montra la place de Grève, où la foule à ce moment poussait une clameur, et il adressa aux chefs de la démocratie ces paroles merveilleuses « Citoyens, depuis vingt-quatre heures la révolution est faite, le peuple attend encore les résultats. Il m’envoie vous dire qu’il ne souffrira plus de délai. »

Lamartine essaya de convaincre ces croyants exaltés que le progrès était lent et se ferait par étapes. Dans un dialogue nerveux, tenu sous le coup de l’émeute, il esquissa, par une de ces étonnantes inspirations dont il était coutumier, un programme social de réformes prudentes, modérées, progressives, aux paliers très espacés, celui-là même que la troisième République se donnerait plus tard pour tâche de remplir. Mais lorsque Lamartine parla des institutions fraternelles que la République devait successivement organiser pour relever la condition du prolétaire, il lut sur les visages le mot que Louis Blanc lui-même devait entendre un jour « Tu es donc un traître, toi aussi ? »

C’était tout de suite qu’il fallait la justice. Le droit, il le fallait tout entier. Mais ces Français idéalistes ne revendiquaient pas la justice et le droit pour eux seuls. Il y avait au loin des nations qui souffraient, des nations victimes de l’iniquité. Il y avait l’Italie, la Hongrie, la Pologne. Et puis, un peu partout dans les pays germaniques, à Vienne, à Berlin, à Munich, à Dresde, avaient surgi des révolutions annonciatrices d’une libération du monde. Enfin luisait le jour que le peuple français avait tant attendu. Ce qu’il avait rêvé, chanté, prophétisé s’accomplissait. La vision qui avait soutenu les longues heures de l’atelier, qui avait animé les combattants des barricades, on la touchait de la main. Rien n’était plus impossible. Tout le passé, toutes les oppressions rentraient dans l’ombre. Les hommes de mauvaise volonté suffiraient-ils à empêcher cet avènement du ciel sur la terre ?

La foi de ces révolutionnaires était si contagieuse que peu d’esprits y échappaient. Les proclamations des candidats, aux élections d’avril, montrèrent des industriels, des médecins, qui revendiquaient le titre d’ « ouvriers », tandis que les propriétaires s’excusaient humblemeni de n’avoir pas fait des questions sociales l’étude de toute leur vie. M. de Falloux se disait républicain par nature. M. de Ségur d’Aguesseau voulait satisfaire aux nécessités de la démocratie triomphante. M. de Montalembert se vantait d’avoir toujours reconnu le droit divin des nationalités et la légitimité du peuple. Pendant deux mois le clergé bénit des arbres de la liberté. On ne devait plus revoir qu’avec les premiers jours de la révolution russe une pareille unanimité d’enthousiasme et d’adhésion.

Pourtant les jours passaient sans que rien d’essentiel fût changé à la physionomie du monde. On sentait que l’heure des grandes espérances allait s’envoler et la réalité retomber sur la terre. L’assemblée s’était réunie et, quand elle se fut comptée, elle s’aperçut qu’elle représentait une autre France que celle à qui s’étaient adressées ses professions de foi. C’était la France du suffrage universel, avec son composé constant, sa moyenne de réalisme et d’idéalisme. C’étaient des traditions, des intérêts, la vie des campagnes apportant la contre-partie du romantisme révolutionnaire. C’était la petite propriété, la bourgeoisie modeste, cherchant, non moins que le prolétariat, son expression politique. Cette masse avait en elle-même une puissance régulatrice. Déjà elle tendait à un régime matériel de satisfaction moyenne des habitudes et des besoins et montrait l’horreur des bouleversements. La justice qu’elle voudrait serait peut-être une justice fiscale, administrative, une distribution bureaucratique des avantages et des biens où chacun aurait son tour, bref la conception de la cagnotte appliquée à la nation et de la tontine appliquée à l’État. D’instinct, le peuple de Paris eut horreur de cette vaste médiocrité. Il sentit que sa justice à lui, qui était absolue et sans limites, était en danger. Alors, saisi d’une sorte d’impatience (les trois mois de misère pour lesquels il avait fait crédit étaient presque écoulés), il parut tumultuairement devant l’assemblée elle-même, l’assemblée du suffrage universel, pour obtenir que la justice fût.

La journée du 15 mai annonçait la rupture du prolétariat et de la République bourgeoise. Elle entendit le grand cri d’une foule idéaliste et affamée de justice. Justice au dehors, justice au dedans, justice pour tous. Et même justice d’abord pour les nations malheureuses. Les manifestants qui envahissaient l’assemblée criaient « Vive la Pologne ! » avant de crier « Vive l’organisation du travail ! » Lorsque Blanqui prit la parole, la cause qu’il défendit la première fut celle des Polonais. « Le peuple, s’écrla-t-il, exige que l’Assemblée nationale décrète, sans désemparer, que la France ne mettra l’épée au fourreau que lorsque l’ancienne Pologne tout entière sera reconstituée. » Cela dit, il voulut passer aux revendications des ouvriers français. Sobrier l’interrompit avec violence. « Il ne s’agit pas de cela. La Pologne ! la Pologne ! Parle de la Pologne ! »

Ainsi l’assemblée était sommée de jeter la France dans une grande guerre européenne pour délivrer la Pologne. Sous cette impression, elle vota son ordre du jour conciliateur du 24 mai : « Pacte fraternel avec l’Allemagne, reconstitution de la Pologne indépendante, affranchissement de l’Italie ». C’était la reconnaissance solennelle du principe des nationalités, son adoption par la démocratie. Reconnaissance et adoption platoniques. Déjà il, était certain que l’assemblée, ratifiant, comme Lamartine lui-même, la politique extérieure de Louis-Philippe, ne ferait pas la guerre. La révolution était une partie perdue pour la.Pologne, différée seulement pour l’Italle et pour l’Allemagne. Mais l’autre face de la justice ? Mais l’organisation du travail ? Quelques jours encore et la faillite en serait déclarée par la fermeture des ateliers nationaux.

L’orage qui grossissait dans le cœur des prolétaires était sur le point d’éclater lorsque, dans les heures lourdes qui précédèrent l’insurrection de juin, une voix s’éleva tout à coup. Elle parlait un langage où la France reconnut ses aspirations et ses désirs obscurs, où elle entendit enfin la formule que la République n’avait pas su trouver. « Mon nom est un symbole d’ordre, de nationalité, de gloire », disait Louis-Napoléon Bonaparte avec hauteur dans sa lettre d’adieu à l’Assemblée. Sur leur Aventin de la montagne Sainte-Geneviève et du faubourg Saint-Antoine, les prolétaires grondants, déjà séparés du reste de la France, négligèrent ces paroles. Elles émurent le pays qui y reconnut l’accent napoléonien. L’ordre, c’était le besoin d’un peuple de petits propriétaires à qui la démocratie sociale n’apparaissait encore que sous les aspects effrayants du communisme partageur. La nationalité, la gloire, c’étaient les mots qui flattaient ses passions et ses illusions. Il fallait en finir avec les ennemis de la société qui avaient fait le rêve insensé de renverser les bases du capital et de la propriété. Mais, conservatrice du code, la France restait toujours aventureuse et idéaliste au dehors. Dès ce moment, elle était acquise à l’exécuteur testamentaire du programme de Sainte-Hélène, qui avait si bien compris, touché et ravivé ses sentiments.

Le sombre épisode des journées de Juin a été le grand drame de la classe ouvrière. Aujourd’hui nous en jugeons mieux le caractère : il fut terrible parce que c’était une crise morale qui se résolvait dans un prolétariat encore naïf. Les révoltés n’avaient pas de plan. Aucun nom de chef n’est resté de cette insurrection sanglante devant laquelle l’armée elle-même se sentit un moment découragée. On y vit sans doute des scènes ignobles, de lâches assassinats. Mais, chez le plus grand nombre, ce qui agissait, c’était l’espérance déçue, c’était la foi trompée. On retrouve, aux débuts des journées de Juin, les restes du mysticisme de Février. Pareil au polytechnicien qui avait élevé au-dessus de la foule le crucifix de la reine, Pajol, l’orateur de l’insurrection, comparait le peuple au Christ outragé, flagellé, couronné d’épines. Les journées de juin furent la guerre sacrée des faubourgs.

L’insurrection fut écrasée. Les bourgeois de la garde nationale s’y battirent avec une fureur héroïque contre le monstre du communisme, pour la propriété et pour l’héritage. Mais, de cette lutte inexpiable, la classe ouvrière vaincue sortit démoralisée pour longtemps. Lorsque le général Cavaignac et l’assemblée organisèrent sur la place de la Concorde une cérémonie d’expiation et de réconciliation à la mémoire de toutes les victimes, les emblèmes républicains apparurent comme une dérision. « On y lisait partout la devise Liberté, Égalité, Fraternité », dit Daniel Stern. « Mais elle ne faisait plus naître d’autre sentiment que celui d’une amère ironie. » De ce jour des croyances furent tuées, des cœurs flétris. Des hommes qui n’avaient vécu que pour la justice portèrent un deuil. Le charme de février était rompu.

Il ne subsistait qu’une part de l’idéal révolutionnaire. Celle-là, l’expérience ne l’avait pas encore touchée. Elle restait toujours séduisante et riche de promesses parce qu’elle n’avait pas été mise à l’épreuve. Le rêve de justice sociale que la France avait fait au mois de février 1848 s’était terminé par une affreuse guerre civile. Le rêve de justice internationale ne s’était pas encore heurté aux réalités. Qui pensait alors qu’il allait engendrer des guerres sanglantes et se terminer par un choc des peuples tel qu’on n’en avait jamais vu ?

Aux premiers mois de 1848, l’avenir de la démocratie européenne paraissait si pur et si certain qu’il ne trouvait pas de sceptiques. Au milieu des délégations de toute sorte qui affluaient au Gouvernement provisoire, il n’était pas de jour qu’il ne se présentât une députation de démocrates allemands, italiens, hongrois, polonais ou espagnols. Est-ce que des États-Unis d’Europe, une Société des Nations n’allaient pas naître de ces contacts et de ces sympathies À travers tout le continent, la Russie exceptée, la formule démocratique se répandait avec une force qui semblait invincible. Tous les peuples secouaient leurs chaînes. Les dynasties réactionnaires capitulaient ou bien elles étaient renversées. Metternich et les Habsbourg étaient chassés de Vienne. La Hongrie, objet des prédilections libérales, proclamait son affranchissement. L’Allemagne allait avoir son Parlement et Berlin s’était soulevé. À Paris, on ne séparait pas le roi de Prusse de son peuple. Le libéralisme français, fidèle à la tradition du dix-huitième siècle, n’avait alors aucun doute sur les Hohenzollern et continuait à croire, comme disait Lamartine, à leur « esprit éclairé » et à leur « cœur populaire ». Une grande Allemagne, dévouée aux idées libérales sous les auspices de la Prusse, allait rendre facile et paisible le règlement de tous les problèmes européens.

C’est ainsi que Lamartine voyait l’avenir. C’est à la faveur de ces illusions qu’il traçait le programme de politique extérieure de la deuxième République. Sur les apparences qui s’offraient alors à ses yeux, Lamartine raisonnait peut-être avec justesse. Mais il raisonnait sur des apparences, et le fond des choses lui échappait. Il voyait sans doute que, dans ces mouvements populaires qui se propageaient un peu partout, le libéralisme et le nationalisme étaient mélangés. Il n’apercevait pas que tous deux ne pourraient pas coexister bien longtemps, que l’un finirait par manger l’autre, et que, le nationalisme étant le plus fort, c’était lui qui l’emporterait et qui déterminerait les formes politiques des peuples nouvellement unis ou libérés. Mais si grande était la confiance de Lamartine dans l’avenir et dans la vertu de la démocratie, qu’il voyait déjà l’Allemagne elle-même rendant à la Pologne son indépendance par un grand mouvement généreux. Aux Polonais qui réclamaient l’intervention de la France, il montrait la « nouvelle fédération germanique » prête à « émanciper les faibles », et il déclarait « traître à la liberté du monde » celui qui voudrait attaquer l’Allemagne et la troubler dans cette sublime gestation.

Avant d’être la ville où serait signée la plus brutale des paix, Francfort avait été pendant quelques mois la ville sainte du libéralisme allemand, vénérée par le libéralisme européen. Le Parlement de Francfort se réunissait presque en même temps que l’Assemblée nationale. Dans cette rencontre, Lamartine voyait un heureux augure et l’image de l’avenir. Il disait dans son rapport du 8 mai sur les relations extérieures :

« L’idée d’un parlement constituant, en permanence au cœur de l’Allemagne, surgit au contact de nos idées. La liberté de plus en plus démocratique de l’Allemagne prendra nécessairement son appui sur une puissance démocratique aussi, sans autre ambition que l’alliance des principes et la sûreté des territoires : c’est nommer la France. Les bases de ce Parlement, délibérées à Francfort à la fin de mars, présagent les destinées nouvelles de l’Allemagne. Ainsi, de toutes parts, depuis la proclamation de la République, sous des formes variées et analogues au génie des peuples, l’indépendance, la liberté, la démocratie s’organisent sur le type français. »

Il n’y avait, en effet, aucune raison de douter du libéralisme très authentique que professaient les députés allemands réunis à Francfort. Mais l’erreur était de croire qu’ils songeraient avant tout à s’organiser en démocratie sur le type français. L’erreur était de ramener la France et l’Allemagne au même dénominateur. La France était une. L’Allemagne avait à faire son unité. Les patriotes allemands étaient libéraux, quelques-uns même républicains : le particularisme consacré par les traités de 1815 était l’obstacle qui se dressait sur la route de l’unité allemande, et, pour abattre le particularisme, il fallait passer sur le corps des vingt et quelques dynasties qui se partageaient l’Allemagne. En d’autres termes, il fallait une vaste révolution, un mouvement général éclatant et réussissant simultanément à Berlin, à Munich, à Dresde et à Vienne même. Car l’unité que voulaient les libéraux de Francfort était bien plus étendue que celle que devait réaliser Bismarck. Ils revendiquaient tous les pays de langue germanique avec leurs dépendances historiques ou politiques. Ils rêvaient, ces démocrates, ce qu’a rêvé Guillaume II : la reconstitution du Saint-Empire. Ils n’ont pas été les précurseurs du pangermanisme ; ils ont été le pangermanisme lui-même. S’ils ne demandaient pas l’Alsace, ils y pensaient au fond de leur cœur. Mais déjà ils voulaient mettre la main sur le Sleswig-HoIstein, et la guerre des Duchés, la spoliation du Danemark ont été inspirées à Francfort. Le principe des nationalités, le droit naturel, la liberté des races, le « teutonisme », comme on l’appelait alors, les revendiquait aussi, mais il s’en armait contre le petit peuple danois. Le Parlement francfortois poussa la Prusse à s’emparer du Sleswig. Et quand les puissances intervinrent, reconnaissant, sous les principes libéraux, le droit du plus fort, ce fut un long cri de déception et de rage chez les députés allemands. À partir de ce jour, le libéralisme germanique fut virtuellement acquis à la force, et la force, c’était la Prusse.

Déjà prussien au point d’offrir à Frédéric-Guillaume une couronne impériale élective, le Parlement de Francfort avait indiqué les grandes lignes de la politique que les Hohenzollern allaient suivre vis-à-vis de l’Autriche. Ou bien l’Autriche devait entrer dans l’Allemagne nouvelle comme une égale entre des égaux, ou bien, si elle prétendait à des privilèges, à une suprématie, elle serait expulsée de la Confédération : de même que la guerre de 1864 contre le Danemark, la guerre de 1866 a été inspirée, suggérée à Bismarck par les libéraux de Francfort. Mais, tout en voulant briser la puissance de l’Autriche hostile à l’unité allemande, les pangermanistes de 1848 comptaient bien la faire rentrer un jour, humiliée et affaiblie, dans le futur État allemand. La conception du Mitteleuropa était aussi nette dans leur esprit qu’elle l’est aujourd’hui dans celui de Frédéric Naumann. Mais ce n’étaient pas seulement les vieilles provinces de langue allemande qu’ils voulaient réunir. C’étaient aussi les dépendances de la maison de Habsbourg, c’était la Vénétie et la Lombardie. Lorsque Radetzky partit à la rencontre de Charles-Albert pour écraser l’indépendance italienne, le Parlement de Francfort fit pour lui des vœux solennels. Quoique, vingt ans plus tard, l’unité allemande et l’unité italienne dussent s’accomplir ensemble et en se prêtant un appui réciproque, l’Allemagne se considérait déjà comme l’héritière de l’Autriche. Elle était prête à prendre sa place partout, jusqu’en Italie.

Il ne manquait au libéralisme allemand qu’une chose pour exécuter ce programme, mais c’était une chose essentielle : il lui manquait de s’appuyer sur un État robuste. Il ne tarda pas à reconnaître que l’idée d’une politique à la fois nationale et républicaine, en Allemagne comme en France, se heurtait aux réalités de la politique et de la vie. Pour prendre forme, pour aboutir, le rêve allemand devait, comme le rêve français, trouver un ouvrier et recourir aux éternels moyens de la force et de la guerre. Les principes libéraux ne suffiraient pas à rénover le monde.

Il semblait que le peuple français et le peuple allemand voulussent alors les mêmes choses parce que l’abolition des traités de 1815 était également dans leurs vœux. Mais l’Allemagne y voyait avant tout ce qui la gênait pour former son unité et devenir une seule et grande nation. La France y voyait, avec la mutilation de ses frontières, l’oppression et la tyrannie pesant sur les peuples. L’Allemagne était égoïste tandis que la France ne séparait pas sa cause de celle d’autrui. L’Allemagne voulait travailler pour elle seule, et la France était désintéressée. La guerre de 1870 était en germe dans ce désaccord. Pour ne pas avoir compris que le libéralisme allemand était à base de nationalisme, la politique française allait favoriser ou laisser faire l’unité allemande, jusqu’au jour où l’on comprendrait, — trop tard, — que cette unité ne pouvait se faire que contre nous.

L’année 1848 apporta la même déception des deux côtés du Rhin et laissa le même regret. Ce qu’on avait espéré de part et d’autre ne s’était pas accompli : le Parlement de Francfort s’était dissous sans avoir unifié l’Allemagne, la deuxième République n’avait pas osé prendre l’initiative redoutable de déclarer une grande guerre pour affranchir le monde. La France et l’Allemagne seraient dès lors acquises aux chefs qui leur promettraient de réaliser leur rêve. Napoléon et Bismarck n’avaient qu’à venir : ils seraient acclamés et suivis. Mais Napoléon devait venir d’abord, car c’était à la France qu’il appartenait d’ouvrir la brèche par laquelle Bismarck passerait. Sans elle, qui, par deux guerres successives, allait ébranler l’Europe et mettre la masse allemande en mouvement, l’unité germanique restait prisonnière aux limbes de Francfort.

Pour ressusciter le régime napoléonien, pour permettre au peuple français de déléguer à un Napoléon ses espérances, il fallait qu’une condition, une seule, fût remplie. Il dépendait de l’Assemblée constituante de décider du caractère à donner au pouvoir exécutif. Par un entraînement fatal, cette assemblée, qui se méfiait de Louis-Napoléon Bonaparte, adopta la mesure qu’il fallait pour lui ouvrir l’accès du pouvoir : elle opta pour le plébiscite. C’était son suicide : ses méfiances mêmes le préparèrent. Conservatrice, au fond, elle redoutait d’être soupçonnée de nourrir des projets de restauration monarchique. Pour éviter un roi, elle laissa faire un empereur. Lamartine lui-même, par une ambition ou une rancune indigne de son grand cœur, par fatalisme surtout peut-être, oublia ce qu’il avait annoncé huit ans plus tôt, quand il montrait, avant le retour des cendres, le danger de réveiller les souvenirs de l’Empereur. Son discours, qui entraîna l’adoption du plébiscite, proclamait la faillite de la République, « beau rêve » qu’avaient fait la France et le genre humain. Pour réaliser ce qu’il restait de ce rêve, il fallait s’abandonner au courant qui, depuis 1815, n’avait cessé de grandir. La semence jetée du rocher de Sainte-Hélène allait germer. Prévoyant lui-même que les Français éliraient un Bonaparte et redoutant ce choix, Lamartine s’écriait « N’importe ! le sort en est jeté. » Tout abdiquait. Comme Charles X, comme Louis-Philippe, la République s’effaçait devant quelque chose de plus fort qu’elle, devant la Révolution personnifiée.

Le 10 décembre, cinq millions et demi de voix votèrent pour le neveu de celui qui avait été « l’Orphée et l’Hercule de la Révolution française ». Louis-Napoléon n’était plus le ridicule conspirateur de Strasbourg et de Boulogne, le prisonnier de Ham, le député qui, à la tribune de l’assemblée, avait surpris par son « accent étranger ». La démocratie reconnaissait en lui ses aspirations. Il n’est pas vrai que l’élection du 10 décembre ait été une élection réactionnaire. Les conservateurs, en général, avaient voté pour le général Cavaignac, le vainqueur des journées de juin, tandis que quelques-uns des départements qui, en avril, avaient donné le plus de voix aux socialistes, — on peut citer celui de Saône-et-Loire, — assurèrent aussi la majorité de leurs suffrages à Louis-Napoléon. Non, non, c’est bien par un acte de leur volonté et de leur libre arbitre que les Français sont revenus à la formule napoléonienne, parce que cette formule, telle que le premier empereur l’avait conçue, était celle qui répondait aux souvenirs et aux espérances du peuple. L’ordre, la gloire, les nationalités, c’étaient les trois couleurs auxquelles se ralliait la masse et qui faisaient l’union. L’ordre, toujours cher dans un pays de petits propriétaires et d’épargnants. La gloire, précieuse à une nation patriote mais qui se trompait sur les conditions dans lesquelles se trouvait la France en Europe et qui négligeait sa sécurité comme une chose secondaire et allant de soi. Les nationalités, enfin, part de la générosité et de l’illusion : la France brûlait de faire le bonheur des autres, certaine qu’elle travaillerait en même temps pour le sien.

Encore quelques mois et Louis-Napoléon, appuyé sur ce triple programme, serait le maître absolu. Confiance au-dedans, promesses pour le dehors : il possédait, il apportait tout. Jamais pouvoir ne s’est établi sur plus de consentement. Nul n’a eu non plus des bases plus fragiles. Comme le preneur de rats de la légende qui avait conduit la foule ravie droit à la rivière, Napoléon III, aux applaudissements de la France, allait la mener au désastre et il y mènerait le monde avec elle.

Ce ne devait pas être, pourtant, sans que la fortune offrît des occasions de retenir l’Europe sur la pente. Ces occasions allaient être négligées par une suite de fautes qui eurent ceci de tragique que personne, sur le moment, ne les aperçut.