Histoire de trois générations (Jacques Bainville)/Chapitre 3

Nouvelle Librairie nationale (p. 178-190).


CHAPITRE III

SOUS LOUIS-PHILIPPE, LA FRANCE S’ENNUIE D’UNE LONGUE PAIX


« Il est curieux de voir combien cette monarchie, créée par la bourgeoisie et par la finance, jette peu de perturbations dans les affaires commerciales. Le 24 juillet 1830, trois jours avant la révolution la rente est à 105 fr. 15 ; le 22 août, trois jours après l’installation de la monarchie, elle est à 104 fr. 40. La monarchie de droit divin, en s’écroulant, a produit une baisse de 75 centimes. »
Histoire de la vie politique et privée de
Louis-Philippe
, par Alexandre Dumas
.


LES doctrinaires et la bourgeoisie n’eussent pas réussi le coup de Juillet sans le concours du peuple qui, d’ailleurs, ne voulait pas la même chose qu’eux. Ce malentendu initial condamnait d’avance la monarchie de Louis-Philippe.

Thiers, Guizot, Mignet et les autres beaux esprits de 1830 avaient fait un raisonnement naïf. Hantés par l’histoire d’Angleterre, ils avaient cru pouvoir recommencer la substitution dynastique de 1688 et, en fondant une monarchie nouvelle où le roi régnerait sans gouverner, assurer le triomphe des classes moyennes en même temps que celui des idées libérales et du régime parlementaire. Pure construction de l’esprit qui ne tenait aucun compte des réalités humaines. L’élévation politique de la bourgeoisie apparaissait sans doute aux bourgeois comme la consécration de toute l’histoire de France. Et ils ne se doutaient pas que cette suprême justice ne dût aussi contenter les prolétaires, puisque l’accès du tiers état était libre, que le droit d’ascension était ouvert à tous, et qu’il suffisait, selon le mot fameux, de s’enrichir pour devenir électeur et participer au gouvernement. Jamais machine politique ne parut mieux conçue à ses auteurs. Et, puisqu’elle les comblait eux-mêmes, elle devait satisfaire tout le monde.

Le roi de cette monarchie n’aurait donc ni idée ni volonté ? Le peuple n’aurait ni sentiments, ni passions, ni besoins ? Un régime fondé sur cette méconnaissance des hommes et sur cette double erreur avait peu d’avenir devant lui.

Une des plus grandes explosions de mysticisme que la France ait connues s’est préparée de 1830 à 1848. Au dedans, la classe dirigeante faisait naturellement, et sans même y songer, de la compression sociale. Quelques milliers d’électeurs, environ 245.000, trouvaient que tout était pour le mieux et que les institutions de la France étaient arrivées à la perfection. Puisqu’ils avaient le privilège de faire des députés, ils faisaient aussi les lois et il leur semblait conforme à la raison et à l’évolution de l’histoire que les lois fussent faites pour eux, que les droits de l’homme fussent ceux du propriétaire. Ainsi s’exaspéraient les désirs de justice et de bonheur immédiat dans la classe la plus nombreuse et la plus pauvre.

Cependant il n’a pas tenu à l’oligarchie parlementaire que la France ne courût au dehors les pires aventures. Sur ce point, la bourgeoisie libérale se retrouvait peuple et foule. La prévoyance et le sentiment de l’intérêt national furent représentés par ce roi qu’on n’avait mis sur le trône qu’à la condition qu’il y resterait oisif. L’histoire de la Monarchie de Juillet a été celle d’une longue lutte de la royauté contre les entraînements du parti de la guerre. Avec courage et abnégation, Louis-Philippe, pour conserver une paix nécessaire, mettait en jeu la frêle couronne qu’il avait trouvée aux pieds des barricades. Il bravait les outrages d’une opposition belliqueuse pour épargner à la France des conflits qui eussent été désastreux, mais auxquels, au nom des principes et des souvenirs révolutionnaires, au nom de la liberté, de la propagande et de la gloire, les Français auraient couru tête baissée.

Dès les premiers jours de son règne, le sort de Louis-Philippe était écrit. Il avait dû se mettre à la tête de la « résistance » contre le parti du « mouvement » qui insistait pour la déclaration de la guerre aux tyrans, l’abolition des traités de 1815, la revanche de Waterloo par l’indépendance des peuples. S’il eût suivi cette impulsion, Louis-Philippe eût conquis la foule, autant que Louis-Napoléon devait la conquérir plus tard. Son fils, le duc d’Orléans, jeune, ardent, inexpérimenté, souffrait de l’impopularité de son père. Il était animé aussi de cet esprit d’opposition et de contradiction, de ce désir de se distinguer et de faire « autre chose », que les héritiers présomptifs ont tous en commun. Il eût voulu que la politique extérieure de la monarchie renonçât à la prudence, qu’elle s’emparât des cœurs, en osant ce qu’un napoléonide eût osé. Il croyait que, pour consolider le trône, pour désarmer les républicains et les bonapartistes, il eût fallu tremper la monarchie par une grande guerre nationale, fût-elle « d’un contre quatre », comme celle que Louis-Philippe refusait d’entreprendre, en 1840, en dépit de Thiers et de l’opinion. Mieux valait, selon le duc d’Orléans, finir dans un glorieux désastre que dans le ruisseau de la rue Saint-Denis. Si le fils eût régné, il est probable qu’il eût profité des leçons de son père et que le roi des Français n’eût pas partagé les erreurs du duc d’Orléans. Mais le dilemme était posé. Aucun pouvoir ne serait durable en France, jusqu’à ce que les illusions révolutionnaires entretenues par l’évangile de Sainte-Hélène eussent montré leur néant. Ou bien il fallait être renversé par l’émeute après dix-huit ans de résistance, comme le Bourbon de la branche cadette, après trois mois de conflits comme Lamartine. Ou bien il fallait, par les voies triomphales du plébiscite, exécuter le testament impérial et s’en aller, comme Napoléon III, périr à quelque Sedan.

On s’est souvent demandé pourquoi, pendant le dix-neuvième siècle, la France avait fait tant de révolutions, changé si souvent de régime, abattu ses gouvernements les uns après les autres. On a cherché les raisons de cette instabilité dans le caractère français, dans les incertitudes d’un peuple partagé entre des traditions contraires, hésitant entre la liberté et l’autorité. On n’a pas tenu compte de la passion essentielle qui le tourmentait. Depuis Waterloo, la France aspirait à un gouvernement qui lui apportât la revanche par la politique révolutionnaire et napoléonienne, par une rénovation violente de l’Europe, par un appel à la fraternité des peuples, associé à une action armée contre les rois. On « buvait, buvait, buvait à l’indépendance du monde », qui ferait la grandeur de la nation française et qui lui rendrait ses frontières.

Au grand procès des républicains, en 1831, un jeune chef, Godefroy Cavaignac, avait apporté la profession de foi de ce messianisme. « La Révolution, disait-il, c’est notre patrie remplissant cette mission d’affranchissement qui lui a été remise par la Providence des peuples. » Les peuples que la croisade démocratique conduite par la France devait affranchir, ce n’étaient pas seulement les Polonais, les Italiens. C’étaient les Allemands, c’étaient les Hongrois. Ceux que nous avons connus, nous, dans la guerre de 1914, comme nos ennemis les plus cruels et comme les ennemis de l’Europe et du monde, ceux dont le vingtième siècle aura condamné l’esprit d’orgueil et d’oppression, ils ont eu jadis les faveurs de notre libéralisme. Ce qui, au contraire, s’est trouvé du même côté que nous, dans la lutte contre l’empire allemand et dans le plus grand péril que la nation française, depuis des siècles, eût couru, la démocratie naissante l’a méconnu, haï, maltraité. Non moins que l’Angleterre, la Russie fut alors désignée comme l’ennemie de la France. Le tsar, « tyran, vampire », il fallait l’abattre pour que le monde pût respirer. Le tsar n’est tombé qu’en 1917. Mais, quelques mois plus tard, l’alliance franco-russe, en pleine guerre, est tombée aussi… Quant à l’alliance anglaise, avant de devenir une des ancres du monde, une des bases de notre politique, elle a été l’un des crimes, l’une des « hontes nationales » les plus violemment reprochées à Louis-Philippe par l’opposition. Casimir Périer disait déjà de cette alliance ce qu’on en a dit de nos jours. Puisque l’utilité en était méconnue avec passion ou niée avec mauvaise foi, il essayait d’en faire valoir le caractère libéral, de la justifier par la conformité des institutions et des idées politiques. « L’Europe, disait-il, apprendra ce que l’union de ces deux nations peut donner de garantie à la paix du monde et de gages à la vraie liberté. » Ainsi le ministre choisi, imposé par Louis Philippe pour la « résistance », parlait le langage que la République, soixante-quinze ans plus tard, devait employer. Il esquissait déjà la ligue et le programme des « puissances libérales ». Cependant l’Angleterre restait, pour les démocrates et pour l’opposition de gauche, l’ennemie de la France, l’ennemi héréditaire, parce qu’elle avait été l’ennemie de la Révolution et de l’Empire.

Cette alliance, la plus féconde que nous puissions contracter, la plus désirable pour la tranquillité de l’Europe, Mauguin, par exemple, n’hésitait pas à la traiter de « honteuse soumission ». Les mêmes hommes eussent d’ailleurs voulu engager la France dans une lutte inégale et inutile contre la Grande-Bretagne, la Russie, la Prusse et l’Autriche pour les beaux yeux d’un aventurier oriental, du conquérant Méhémet-Ali. Lorsque Louis-Philippe, en 1840, eut refusé de mettre la France aux prises avec cette formidable coalition pour la plus douteuse des causes, l’indignation contre sa « lâcheté » ne connut plus de bornes. Au Mont Saint-Michel, les républicains prisonniers, compagnons de Barbès et de Blanqui, « apprirent avec une douleur mêlée de rage l’humiliation de la France ». Les favoris de ces révolutionnaires, c’étaient les Hongrois, peuple alors vénérable entre les peuples persécutés, en attendant qu’il devînt lui-même persécuteur. Par un ironique contre-sens, le libéralisme français faisait des vœux ignorants pour les aristocrates magyars, pour la gentry de Budapest, pour les grands-pères des Tisza, des Andrassy, des Apponyi qui devaient être flétris de nos jours comme les principaux complices des deux empereurs de Vienne et de Berlin, comme les instigateurs de la catastrophe et les auteurs de la grande guerre. Mais, sous Louis-Philippe, on n’avait pas encore découvert que la nationalité intéressante, la nationalité victime, en Autriche, c’étaient les Slaves. Au contraire, les Croates, que la Hongrie, objet d’un amour aveugle, n’opprimait pas encore parce qu’elle-même n’avait pas conquis son indépendance, les Croates étaient voués à l’exécration des peuples libres. En vers et en prose, les Croates, ou Yougo-Slaves, ont été maudits comme les instruments du despotisme et comme les sbires des Habsbourg. Ils partageaient cette damnation avec les Cosaques, tortionnaires à la solde du tsar. De nos jours, les Cosaques ont retrouvé leur heure. Il appartenait à la guerre et à la révolution russe de les réhabiliter. La France a fait des vœux pour leur ataman Kornilof. Elle a compté sur leurs sotnias pour en finir avec les soviets… Que l’ironie de ces souvenirs nous enseigne à ne pas disperser nos sympathies au hasard. Qu’elle nous apprenne que le plus intéressant de tous les peuples, pour la France, c’est d’abord le peuple français.

Par sa politique extérieure, qui était sage, qui refusait de sacrifier la sécurité et l’avenir du pays à des rancunes ou à des engouements également funestes, Louis-Philippe s’est discrédité. La paix sauvegardée par lui à grand’peine, l’invasion et les tueries évitées ont hâté sa chute au lieu de lui valoir la reconnaissance du pays. On l’accusait de manquer du sens de l’honneur national. Son seul tort a été de voir trop clairement ce que les Français d’alors ne voyaient pas.

La Restauration avait encore pu faire une politique active par les expéditions brillantes, bien réussies, peu coûteuses, d’Espagne, de Grèce et d’Algérie. Elle avait donné satisfaction au besoin de mouvement et de gloire militaire que la France ressentait. La Monarchie de Juillet, à ses débuts, s’était montrée, elle aussi, entreprenante. Elle avait prouvé que le nouveau régime n’admettait pas que la France fût traitée en quantité négligeable. L’expédition d’Ancône, le siège d’Anvers apprirent à l’Europe qu’elle devait toujours compter avec le peuple français. Mais ces expériences mêmes, ces espèces de sondages, enseignèrent à Louis-Philippe qu’il fallait agir avec prudence. La matière européenne se transformait à vue d’œil. Le rapport des forces changeait. La Révolution de 1830, la réapparition du drapeau tricolore n’avait pas seulement mécontenté et remué les puissances en leur faisant craindre un réveil de l'activité révolutionnaire, une reprise des guerres de propagande. Les peuples aussi étaient méfiants, l’Allemagne surtout, dont le nationalisme, latent depuis sa grande éruption de 1813, s’entretenait et s’exaltait par la prédication de ses lettrés, de ses professeurs, de ses philosophes.

Au milieu des États qui grandissent, des peuples qui s’éveillent et qui s’agitent, la France, à partir de 1830, se trouve dans une situation qui annonce déjà celle où elle s’est trouvée de nos jours. La France ne domine plus par sa population ni par ses forces. Elle n’a plus la pleine liberté de ses mouvements, et une politique inconsidérée peut l’exposer à chaque instant à des risques graves. C’est pourquoi, après avoir contribué à la libération de la Belgique, Louis-Philippe refusa d’écouter les partis qui le poussaient à l’annexion et préféra la solution de la barrière belge, pour laquelle nous ne saurions aujourd’hui lui avoir assez de reconnaissance. Plus il allait d’ailleurs, plus il était frappé des changements de l’Europe. En 1840, au moment où menaçait une guerre inégale, évitée grâce à sa fermeté et à son coup d’œil, il avait pu observer le frémissement de l’Allemagne. Le patriotisme germanique, qui avait éclaté à cette occasion, reste marqué dans notre littérature par la réponse célèbre de Musset au Rhin allemand de Becker. Par-dessus les frontières et les gouvernements, déjà les nations se lançaient des défis. Louis-Philippe, averti du péril qui se formait au delà du Rhin, entrevit le choc de peuple à peuple, les guerres géantes qui s’apprêtaient. Dès lors, son principe fut d’éviter les incendies dans une Europe où les nationalismes naissants accumulaient les substances inflammables. D’ailleurs, il ne se contenta pas de rester immobile, d’observer le quieta non movere. Il chercha à prévenir pour guérir. De là son entente avec Metternich et l’Autriche pour arrêter les aspirations unitaires en Allemagne comme en Italie. Cette suprême précaution lui fut fatale et le parti du « mouvement », c’est-à-dire de l’imprudence, ne le lui pardonna pas.

Ainsi la question de la réforme électorale ne fut que l’occasion et le prétexte de la Révolution de 1848. Moins clairvoyant au dedans qu’au dehors, Louis-Philippe avait répété la faute de Charles X. Un malheureux préjugé l’obstinait dans ce régime censitaire qui faisait du parlement et du pouvoir le monopole d’une bourgeoisie disputeuse et frondeuse, d’un « pays légal » qui n’avait pas même foi dans le régime qu’il avait fondé. Le remède, c’eût été un appel hardi au suffrage universel, le suffrage stabilisateur, ratificateur et conservateur par excellence, au point d’être routinier, et qui eût donné au règne de Louis-Philippe l’appui des masses rurales. On n’y pensa pas, pas plus que la médecine d’alors ne songeait à l’antisepsie.

Cependant, grâce à la paix prolongée, la France, de jour en jour, devenait plus forte et plus riche. Elle achevait de guérir les plaies de l’Empire. Les circonstances aidant, après une période de circonspection et de sagesse, elle devait pouvoir, sans risques et à peu de frais, reprendre son rang en Europe, effacer dans les traités de 1815 ce que la défaite y avait inscrit de diminutions pour nous. Mais l’irréflexion, l’inquiétude des esprits, ne se prêtaient pas à cette politique d’attente qui eût voulu le concours du temps. « La France s’ennuie », disait Lamartine. Et bientôt il allait annoncer « la révolution du mépris ». Cette monarchie était méprisée parce qu’elle avait horreur des aventures, parce qu’elle lésinait surtout avec le sang français. Et la France s’ennuyait parce qu’il lui manquait l’émotion des batailles, fût-ce au risque d’une nouvelle invasion, et parce qu’elle se faisait aussi des illusions sur les dispositions des peuples à notre égard. L’Évangile de Sainte-Hélène avait conquis les âmes et déjà l’on peut dire que l’idée napoléonienne avait ramené l’Empire.

Cette idée avait pénétré les esprits au point que le gouvernement se croyait obligé de compter avec elle. Il lui faisait des concessions, au moins des concessions de forme, et qu’il estimait inoffensives, comme s’il y avait jamais rien d’inoffensif dans la genèse et dans la préparation des grands mouvements politiques. L’hommage officiel rendu en 1840 à la mémoire de l’Empereur eut un retentissement immense. Par une inconséquence étonnante, mais digne de sa grande imagination ouverte aux souffles de l’époque, Lamartine avait annoncé que le « retour des cendres » ranimerait des émotions dangereuses et propagerait des ondes qu’aucun pouvoir n’arrêterait plus. Mais l’évocation de la gloire, même stérile et coûteuse, l’exaltation de la grandeur, même sans durée, n’était-ce pas ce que voulait l’ « ennui » de la France que lui-même avait senti et proclamé ? Lamartine prononça un discours célèbre pour mettre la Monarchie de Juillet en garde contre l’évocation imprudente de l’ombre impériale. Discours prophétique. Il fallait le coup d’aile d’un poète pour devancer le temps et entrevoir la restauration de l’Empire au bout de ce cortège qui conduirait les restes de Napoléon à la chapelle des Invalides. Alors, pour la première et pour la seule fois de sa vie, Lamartine défendit la politique de Louis-Philippe contre les belliqueux du parlement et de la presse, contre les démocrates avides de révolutionner le monde, contre le parti dont Thiers était le chef et qu’Emile Ollivier, si dur aux autres, n’a pas mal appelé « le parti de la fanfaronnade ». Mais la politique de la paix n’était pas populaire. Et Lamartine devait l’éprouver à son tour en 1848.

Cependant ses avertissements avaient été inutiles. Le retour des cendres fut l’apothéose du romantisme napoléonien. Et tandis que Paris était remué dans ses entrailles par ces évocations, un jeune homme était enfermé à la prison de Ham pour avoir conspiré deux fois contre la sûreté de l’État. A Strasbourg, puis à Boulogne, le neveu de l’empereur avait essayé de soulever la garnison, et les personnes raisonnables s’accordaient à trouver ces manifestations ridicules. La première fois, il avait même été grâcié. C’était pourtant pour lui qu’on travaillait en portant à travers Paris la dépouille de son oncle, tandis que la littérature, la poésie, l’éloquence rivalisaient pour frapper l’imagination des Français : « La foule était là, comme devant un autel où le dieu serait visible », écrivait Victor Hugo dans ses Choses vues en quittant la Chapelle des Invalides. Tout le jour, le poète s’était promené à travers Paris. Près de lui, des hommes du peuple passaient et chantaient « Vive mon grand Napoléon ! Vive mon vieux Napoléon ! » Lui-même, lyriquement, traduisait ces acclamations naïves. Il était un des poètes du culte napoléonien. Encore quelques années, et cette religion se traduirait en bulletins de vote, ces bulletins de vote en désastres.

Il a été longtemps de mode de railler Metternich et son style dont les quatre images préférées étaient la peste, le volcan, le cancer et le déluge. Metternich ne cessait de répéter que les idées libérales répandraient sur l’Europe autant de maux qu’il en était sorti de la boîte de Pandore. Les libéraux allemands lui paraissaient les plus dangereux de tous et il avait raison, car c’étaient déjà des pangermanistes. L’homme de la Sainte-Alliance ne se trompait pas, et ce que nous avons vu à la fin a terriblement justifié ses prophéties et dépassé ses métaphores. L’histoire doit le réhabiliter aujourd’hui, car il fut presque seul de son temps à comprendre et à surveiller les progrès de la Prusse. Il fut presque seul aussi à dénoncer le principe des nationalités comme une erreur qui devait coûter cher au vieux monde en supprimant les barrières et les garanties qui retenaient encore les passions des peuples et les ambitions des États. La Confédération germanique, dont le statut avait été établi en 1815, était pour l’Europe une garantie contre le péril allemand. La Prusse était maintenue dans un rang secondaire, l’Allemagne restait divisée et l’Autriche était chargée de la surveillance du système.

La France n’était pas la moins intéressée au respect des règles sur lesquelles reposait la Confédération germanique, puisque c’était essentiellement contre l’unité allemande, dirigée par la Prusse, que ces précautions avaient été prises. Mais, à Paris, parmi les orateurs, les écrivains, les hommes politiques, guides de l’opinion, amers censeurs du pouvoir, chefs de la démocratie du lendemain, qui donc se souciait du péril allemand ? Guizot, venu, sous l’influence du roi, à une juste appréciation des choses, n’était pas compris, il était presque conspué lorsqu’il disait, un an juste avant la Révolution de février : « Nous sommes frappés du grand parti que la Prusse peut désormais tirer, en Allemagne, des deux idées qu’elle tend peu à peu à s’approprier l’unité germanique et l’esprit libéral. » Thiers, par esprit d’opposition, soutenait alors la thèse contraire de celle qu’il devait défendre avec éclat, mais trop tard, contre le second Empire. Il en tenait pour l’unité italienne, pour l’unité allemande, pour le droit des peuples. Il reprochait à Guizot de méconnaître « l’état du monde ». Il voulait que la France prît la tête de la cause révolutionnaire en Europe, qu’elle servît partout l’idée des nationalités. « Je voudrais, disait-il, que la France fût représentée les yeux sur un livre, livre qui contînt les droits de l’humanité, et la main appuyée sur une épée où on lirait, gravés sur la lame : Zurich, Austerlitz, Friedland. » Et Thiers s’est étonné du coup d’État ! Il s’est plaint de Napoléon III et de l’Empire !…

À ce moment, du reste, l’Angleterre libérale tombait dans la même erreur. Partout, en Europe, Palmerston soutenait les nationalités. Il se flattait de posséder la clef des révolutions, et il en attendait de la puissance et de la grandeur pour l’Angleterre qui aurait dirigé le mouvement. Mais la vraie révolution du dix-neuvième siècle, ce devait être celle qui ferait de l’Allemagne une seule nation, ambitieuse et pleine de vitalité comme tous les êtres qui prennent leur essor. Pas plus en Angleterre qu’en France on ne se doutait des maux que contenait le germe de l’unité allemande. Le patriotisme germanique apparaissait comme loyal et désintéressé, une grande nation germanique comme utile et comme indispensable à une rénovation libérale de l’Europe. Ces patriotes allemands n’étaient-ils pas, d’ailleurs, presque tous des libéraux ? N’était-ce pas ces philosophes, ces historiens vénérés, dont les idées régnaient sur le monde ? Que l’on était loin d’imaginer que, de ces Universités du Rhin ou du Hanovre, sanctuaires de la pensée, sortiraient un jour des intellectuels pleins de rage ! Tout était au culte de cette « grave Allemagne » dont Lamartine saluait « les nobles fils ». Il était facile de contrarier la politique de Metternich, facile de tourner en ridicule ses images. Mais il a fallu la guerre de 1914 pour savoir ce que sa peste, son volcan, son cancer, son déluge représentaient d’affreuses réalités.

La Prusse jugeait que les traités de 1815 l’avaient dupée en lui retirant les fruits de la victoire. Ils lui refusaient, en effet, la place qu’elle revendiquait, à la tête de l’Allemagne. Son rôle dans le mouvement national de 1813, et Blücher à Waterloo, l’avaient désignée au patriotisme allemand, déjà réveillé par le premier des héros germaniques qui eût reparu depuis les temps modernes Frédéric II. L’avenir de la Prusse, c’était l’unité allemande, objet d’aspirations vagues, et qui ne prendrait forme qu’autour d’une solide organisation politique. Tel était justement l’État prussien. La Sainte-Alliance avait été assez prévoyante pour fermer cette voie aux Hohenzollern : ils tentèrent de l’ouvrir sans éveiller l’attention.

Pendant des années, on a parlé du Zollverein comme on parle aujourd’hui du Mitteleuropa. C’était un mot qui, à force de circuler, n’offrait plus rien de réel aux imaginations. Le bourgeois français lisait parfois, dans le Constitutionnel, qu’une nouvelle principauté allemande avait adhéré à l’union douanière présidée par la Prusse. Ni son esprit ni son journal n’en tiraient aucune conclusion. On était à mille lieues d’entrevoir les menaces portées par ces signes avant-coureurs de l’unité politique de l’Allemagne.

L’année 1833 fut pleine de sourires pour Thiers, ministre d’un cabinet du « juste milieu » et candidat heureux à l’Académie. Ces fortunes détournèrent sans doute son attention des affaires d’Allemagne, car il ne semble pas avoir attaché d’importance au fait que, cette année-là, les trois royaumes du sud, Bavière, Wurtemberg et Saxe, se joignirent au Zollverein prussien. Encore trente-trois ans, encore une génération d’hommes s’étant écoulée, des fautes irréparables ayant été commises, Thiers devait prononcer des discours d’avertissement qui sont restés justement célèbres. Il devait y prédire tous les maux qu’entraînerait l’oubli de nos anciennes maximes. Il devait montrer avec une éclatante raison que l’équilibre européen reposait essentiellement sur le système de 1648, restauré en 1815, c’est-à-dire sur le principe d’une Allemagne composée d’États indépendants, n’ayant au plus entre eux qu’un lien fédératif que la garantie des puissances empêchait d’aller jusqu’à l’unité. La prophétie de Thiers, annonçant les catastrophes qu’une Allemagne unie et dominée par la Prusse vaudrait à la France et au monde, est une date de notre histoire. Combien cette prophétie eût été plus frappante et plus efficace si elle eût été moins tardive, si Thiers l’eût faite dès le moment où, sous le couvert d’arrangements économiques, la Prusse jetait les bases de l’Empire allemand !

L’Autrichien Metternich fut malheureusement à peu près seul à comprendre ce que signifiait l’entrée dans l’union douanière prussienne des plus importants parmi les États allemands du Sud. Il annonçait avec la dernière précision les effets politiques que produirait cette présidence financière de la Prusse sur les royaumes, principautés, duchés et villes libres d’Allemagne. Metternich disait dans un rapport à l’empereur François : « Une série d’États, indépendants jusqu’ici, accepte, vis-à-vis d’un voisin qui leur est supérieur en puissance, dans une branche extrêmement importante des contributions publiques, l’obligation de se conformer à ses lois, de se soumettre à ses mesures administratives, et à son contrôle. L’égalité des droits des confédérés cesse désormais, pour faire place à des rapports entre patron et clients, entre protecteur et protégés. On verra peu à peu, sous l’active direction de la Prusse et grâce aux intérêts communs qui se formeront nécessairement, les États qui composent l’union se fondre en un corps plus ou moins compact. »

Voilà ce qui devait être, en effet, et ce qu’aurait pu empêcher une surveillance active de la France et de l’Autriche sur les agissements de la Prusse. Pour avoir, vers la fin de son règne, tenté cette politique avec Guizot, Louis-Philippe accrut son impopularité. Il se perdit, comme Louis XVI, par l’alliance autrichienne, qui était l’alliance anti-prussienne. En même temps que contre les Bourbons de la branche cadette, la Révolution de 1848 se fit contre Metternich qui avait prévu la grande Prusse et l’Empire allemand, et qui aurait voulu épargner au monde ces fléaux. Telle fut la clairvoyance de la démocratie.

Dans un livre satirique sur l’Allemagne qu’il avait écrit à Paris, Henri Heine s’était moqué d’un grand nombre de ses compatriotes et il avait traité légèrement ce grave sujet : l’exaltation de l’orgueil national par la propagande des écrivains et des professeurs. Il s’était diverti aux frais des romantiques allemands qu’il se plaisait à présenter au public parisien sous des apparences bouffonnes. Dans sa galerie comique, on voyait Joseph Goerres qui, à Munich, devant quelques séminaristes, restaurait en discours le Saint-Empire romain de nation germanique. Les plaisanteries de Henri Heine étaient goûtées de nos grands-pères. Nous leur trouvons beaucoup moins de sel. De nos jours, nous avons vu le comte Hertling, président de la « Société Goerres », venir de Munich pour être chancelier de Guillaume II. Le maniaque de moyen âge, le visionnaire pangermaniste que raillait Henri Heine, il eût convenu de le prendre au sérieux. Goerres, père spirituel des Hertling de notre temps, n’avait pas seulement annoncé l’avenir : sa parole l’avait préparé.

En 1848, cette vaste prédication avait déjà mûri l’idée de l’unité dans les esprits allemands. Mais la démocratie française voulait la liberté et la justice. Elle les voulait pour tous les peuples, comme elle les voulait pour elle-même. Et n’était-il pas « juste » que l’Allemagne, à son tour, fût libre et puissante, qu’elle ne formât, comme la France, qu’une seule nation ?