Histoire de trois générations (Jacques Bainville)/Chapitre 5

Nouvelle Librairie nationale (p. 204-210).


CHAPITRE V

L’OCCASION DE DÉTRUIRE LE MILITARISME PRUSSIEN EST MANQUÉE


To heirs unknown descends the unguarded store.
Pope.


UN matin du mois de novembre 1850, M. de Beust, ministre des Affaires étrangères du royaume de Saxe, reçut la visite de son médecin qui observa un épanchement de bile. « C’est bien possible », dit Beust. Et il ajouta « Je suis comme un joueur qui aurait dix-huit à point et qui verrait son partenaire renoncer à la partie ».

Il venait, en effet, de se passer ceci. Les États secondaires d’Allemagne, unis à l’Autriche, étaient entrés en conflit avec la Prusse dont les ambitions commençaient à se découvrir. La Prusse visait à prendre la tête du mouvement unitaire allemand. Elle y était encouragée par le vote du Parlement de Francfort. Frédéric-Guillaume avait dédaigné la « couronne de boue » que lui avait offerte une assemblée impuissante. Il n’en était pas moins le candidat désigné, et le plan qui devait être exécuté un jour par Bismarck s’ébauchait. Il s’agissait d’écarter l’Autriche des affaires allemandes, puis, cela fait, cette rivale supprimée, d’ « avaler » royaumes, duchés et villes libres. Les petites cours, un moment inattentives au péril, s’étaient ressaisies à temps et, remises d’aplomb depuis l’échec des libéraux unitaires de Francfort, elles s’étaient groupées autour de l’Autriche. La Prusse, qui s’était lancée dans cette aventure avec des forces insuffisantes, risquait de la payer cher. L’entrée des troupes fédérales à Berlin était assurée et l’Europe, sans s’en douter, allait passer à côté de son salut, puisque les Allemands eux-mêmes se chargeaient d’écraser dans l’œuf le « militarisme prussien ».

Cependant le roi de Prusse, effrayé, prenait les devants. Il s’humiliait à Olmütz. Mais, comme l’Autriche restait exigeante, posait des conditions telles que la Prusse allait se voir contrainte d’accepter un combat qui eût certainement mal tourné pour elle, l’empereur de Russie intervenait. Il obligeait les deux camps à accepter une médiation impérieuse, en sorte que Frédéric-Guillaume s’en tirait à bon marché, encore que l’humiliation fût cuisante. Quant à l’Autriche et aux Cours moyennes, elles étaient frustrées et jouées. Elles voyaient s’échapper une espérance qu’elles avaient tenue à portée de la main. Seize ans plus tard, le même conflit devait éclater, mais, cette fois, dans des circonstances favorables à la Prusse encore servie par le tsar, qui, au lieu d’intervenir, s’abstiendrait comme la France elle-même, en sorte que la lutte se terminerait par la défaite de l’Autriche à Sadowa et l’abdication des États du Sud. Beust, dernier représentant de la politique particulariste, pressentait ces suites funestes. Et voilà ce qui donnait un épanchement de bile au ministre de Saxe et lui faisait dire qu’il avait perdu la partie avec « dix-huit à point ».

Aujourd’hui qu’il est trop tard, que le mal est fait et que les conséquences en ont éclaté avec fureur, on voit les Alliés épier les moindres signes de division du monde germanique. Si l’Allemagne du Sud allait se lasser, l’Autriche s’affranchir ?… Sero medicina paratur. Le remède est venu trop tard. Qui plus est, on a destiné à l’Allemagne adulte le remède qui eût convenu à sa gourme. À deux reprises, au milieu du siècle dernier, l’histoire a offert aux nations l’occasion d’en finir avec la Prusse, de s’épargner à elles-mêmes le fléau qui les frappe aujourd’hui : autant d’occasions perdues. Contre la Prusse, les États allemands, en 1850, ne demandaient même pas à être aidés ils demandaient à l’Europe de les laisser faire. Loin de recevoir un signe d’encouragement, leur action aura été arrêtée. Ils étaient prêts quand nous ne l’étions pas. Comment s’étonner qu’ils ne le soient plus quand nous le sommes ? Depuis, les choses ont marché.

Cette année 1850 partage l’histoire comme elle partage le siècle. L’abstention des puissances qui tenaient entre leurs mains le sort de l’Allemagne a décidé de l’avenir. La Russie avait sauvé la Prusse. La France l’avait ménagée. L’Angleterre avait fermé les yeux : somnambule réveillée seulement en 1914, elle devait être la dernière à comprendre le péril allemand. L’autocratie russe, le césarisme démocratique français, le parlementarisme britannique, pour des raisons diverses, ont été également insensibles à leur bien et à leur mal.

Le Moscovite surtout n’avait rien vu et rien compris. Il restait grossièrement fidèle à la lettre de la Sainte-Alliance et le subtil Metternich n’était plus là pour lui en faire entendre l’esprit. Nicolas Ier combattait la révolution à tort et à travers. La Russie ayant été, des grands États continentaux, le seul épargné par les convulsions de 1848, disposait d’une supériorité de force indiscutable. Nicolas Ier, jusqu’à la guerre de Crimée, pouvait tout en Europe. Mais la politique russe restait asiatique. L’empereur ne concevait qu’une chose : la lutte contre les idées révolutionnaires. Indistinctement, il étouffait la révolution hongroise pour sauver les Habsbourg, puis il venait sauver le roi de Prusse, ennemi de ces mêmes Habsbourg. Il lui manquait d’être éclairé sur les finesses. Sa force bien employée aurait pu être infiniment bienfaisante. Elle n’était pas dangereuse, contrairement à ce qu’on a longtemps pensé. Car, avant bien d’autres signes, la guerre de Crimée n’allait pas tarder à prouver que le colosse russe avait des pieds d’argile.

Obscurément, comme un géant naïf, Nicolas Ier se rendait compte que, pour faire une politique de conservation intelligente, il lui manquait quelque chose : les conseils et l’appui de la France. « Personne ne bougera et ne pourra rien en Europe tant que la Russie et la France seront unies et se donneront la main », disait-il, précisément au moment d’Olmütz. Il ne voulait pas de l’unité allemande, « ce rêve de professeurs », comme il disait avec dédain. Alors, de toute évidence, rien n’eût été plus facile à une alliance franco-russe que d’empêcher une grande Allemagne de naître. Mais cette alliance, la démocratie française n’en voulait pas. Elle l’avait en horreur au temps où la France et la Russie alliées eussent été toutes puissantes et en mesure d’épargner des maux affreux aux races futures. L’alliance franco-russe ne s’est nouée que quand le mal a été fait et pour résister au péril allemand. Là encore, la médecine est venue trop tard. Après avoir rejeté l’alliance du tsarisme quand il était robuste, la démocratie française, pressée parle péril, s’est liée à sa destinée au moment où il devenait chancelant.

La brève période qui sépare du coup d’État l’élection de Louis-Napoléon à la présidence est généralement négligée. Elle est peut-être plus ignorée encore que le reste de notre histoire au dix-neuvième siècle. Quoique obscure, elle a été décisive. Déjà, c’était la politique extérieure et le programme des nationalités qui avaient contribué pour une large part à l’élection du 10 décembre. Ce fut encore ce qui décida de la chute de l’assemblée et, de la proclamation de l’Empire.

Les hommes qui, dans l'Assemblée nouvelle élue le 18 mai 1849, s’occupaient de politique étrangère, étaient, en général, comme le personnel diplomatique lui-même, encore pénétrés de l’esprit et de la méthode de Louis-Philippe. Ils eussent voulu que la République fît au dehors une politique mesurée et prudente. Le prince-président avait un programme à accomplir, celui que représentait « le nom de Napoléon ». Ce programme c’était les aventures, c’était la révolution européenne, le grand ébranlement avec tous ses dangers. Les conservateurs de l’Assemblée le sentaient bien ; ils ne le disaient pas ou ils le disaient mal. C’est que, pour le dire, il eût fallu réhabiliter les deux monarchies qui s’étaient succédé depuis 1815. Et cela, on ne l’osait pas. Il eût fallu aussi remonter le courant de l’opinion publique. Et cela, c’était ce qu’un corps élu pouvait faire moins que personne. Car il y avait ceci d’extraordinaire dans la situation : les millions de voix qui avaient plébiscité Louis-Napoléon, le 10 décembre, n’avaient su de quel côté se porter le 18 mai suivant, et elles s’étaient partagées entre des radicaux et des conservateurs, selon qu’elles croyaient mieux entrer dans les idées du prince-président. Ces pauvres Français ! Ils l’aimaient tant, alors, leur napoléonide ! Ils avaient en lui une telle confiance ! Et comme il n’y avait guère encore de candidat ouvertement bonapartiste, ils votaient soit pour la partie face, soit pour la partie pile du programme, soit pour l’ordre à l’intérieur, soit pour les agitations à l’extérieur, sûrs seulement d’une chose, c’est que les modérés de l’école de Lamartine ou de Cavaignac ne plaisaient pas à l’Élysée, et ils ne voulaient que ce que voulait leur héros.

Au début, le président avait compté avec l’assemblée. Dans les affaires de Rome, il avait accepté le point de vue conservateur afin de ne pas s’aliéner à l’intérieur les catholiques. Mais, au fond du cœur, n’était-il pas avec ces manifestants et ces émeutiers de la place du Château-d’Eau qui réclamaient la République romaine, aurore de l’unité italienne ? Louis-Napoléon s’enhardit par ce mouvement de la rue parisienne qui répondait à ses propres pensées. Il obtint que la France secourût les Hongrois, alors si chers aux libéraux français, après avoir déclaré que « la peau de Kossuth valait au besoin la guerre ». Pour Kossuth, pour la Hongrie, que n’eût-on pas fait ! Bientôt, un démocrate, Jules Favre, vint provoquer le prince-président à la tribune en lui rappelant son passé et la part qu’il avait prise, dix-huit ans plus tôt, à la Révolution romaine. Les cris du Château-d’Eau, le discours de Jules Favre, ce fut comme le réveil de Charles VI dans la forêt au son de l’armure frappée par la lance. Ces voix républicaines rappelèrent au prince sa vocation. Elles lui montrèrent sur quels appuis il pouvait compter. Dès lors, il exposa toujours plus franchement son programme pour prendre en mains la politique extérieure tout entière.

Mais quelle politique extérieure ! Le prince-président parlait ouvertement d’abolir les traités de 1815 par le moyen d’une alliance franco-anglo-prussienne. Il confiait ses desseins à l’ambassadeur de Prusse lui-même. Admirable projet pour agrandir la France, on agrandirait la Prusse. On lui confierait le soin de diriger l’Allemagne. Le vieux préjugé libéral favorable à la Prusse inspirait Louis-Napoléon. La France et la Prusse n’étaient-elles pas deux soeurs ? « N’avaient-elles pas toutes deux même culture, même idéal de libéralisme éclairé, même intérêt à émanciper et à unir les nations et les races ? » Ces paroles textuelles, le président les prononçait en juin 1850. Au même moment, Palmerston déclarait, sur le ton d’un oracle, « qu’une union allemande sous la direction de la Prusse serait un excellent arrangement européen ». Un excellent arrangement européen ! Et Palmerston a passé pour le plus fort des hommes d’État parmi ceux de son pays et de son temps ! Le libéral-radical anglais et l’élu de la démocratie française s’étaient nourris au même lait des mêmes illusions et des mêmes erreurs.

Lorsque le conflit austro-prussien de 1850 éclata, le prince-président était donc tout disposé à donner le coup de pouce qui eût précipité le mouvement et livré l’Allemagne à la Prusse. Au lieu de commencer par l’unité italienne, la révolution de l’Europe eût commencé par l’unité allemande. C’était, en tout cas, le contraire de la manœuvre à faire. Mais si Louis-Napoléon eût eu alors une liberté de mouvement suffisante pour intervenir, c’est au secours de la Prusse qu’il fût allé. Par Persigny, son homme de confiance à Berlin, il faisait dire à Frédéric-Guillaume son regret de ne pouvoir contracter l’alliance qui était dans ses vœux. L’assemblée, les ministres s’y opposaient. Du moins promettait-il son concours à la Prusse « si, victime de la liberté, elle était menacée par les cours du Nord ». La Prusse, victime de la liberté : tout, dans cette histoire, est ironie. Mais, les cours du Nord, c’était avant tout la Russie. Nicolas Ier n’avait pas besoin de la France pour sauver le Hohenzollern et pour le tirer du mauvais pas où il s’était mis. L’empereur russe croyait avoir tout gagné en intervenant comme arbitre et en rétablissant l’Allemagne dans le statu quo. Il lui avait manqué un bon conseil, des amis capables de l’éclairer et de lui montrer que, s’il voulait éviter l’unité allemande, l’occasion était bonne, inespérée, qu’elle ne se représenterait peut-être plus. À qui devait revenir ce rôle d’avertisseur et de précepteur, sinon à la France, ainée de la Russie et qui, depuis plus longtemps qu’elle, avait l’expérience du péril allemand ? Au lieu de cela la France avait mobilisé 40.000 hommes, s’apprêtant à venir en aide à la Prusse « victime de la liberté ».

Dans l’assemblée, les anciens ministres de la monarchie, comme Thiers, brûlant un peu tard ce qu’ils avaient adoré, s’opposaient à la politique d’aventures qui était celle de l’Élysée, mais ils s’y opposaient mollement et sans éclat. Ils ne dénonçaient pas assez haut le péril, peut-être parce qu’ils sentaient que le vent ne soufflait pas dans leurs voiles mais dans celles du président. En effet, le prince en appelait de l’assemblée à la démocratie. Il la faisait juge et c’est à lui que la démocratie donnait raison. Comme Louis-Philippe, comme Lamartine, l’assemblée allait succomber pour avoir été trop pacifique et trop sage. C’était entendu : le vœu public lui-même poussait à la dictature l’homme qui, au nom de la gloire et des nationalités, au nom de l’émancipation des races et des principes de la Révolution, venait de mobiliser une armée française pour sauver la Prusse et permettre aux héritiers de Frédéric de jeter un jour sur la France des millions d’Allemands unis sous le même drapeau.