◄ Préface. | Chapitre Ier - Examen comparatif des parties aériennes à l'état sain et à l'état malade. ► |
Depuis le mois d’août, la maladie des pommes de terre tient en éveil l’attention publique : on se croit menacé d’une disette, on s’alarme pour la santé des classes laborieuses auxquelles ce tubercule sert de principal aliment ; on craint pour les récoltes prochaines ; quelques esprits vont plus loin et présagent dans un avenir très rapproché la destruction d’un végétal sur lequel repose en partie la prospérité de notre agriculture.
Cette maladie, qui cette année s’est progressivement avancée de la Hollande jusqu’en France, commence à sévir dans les départements méridionaux.
Deux opinions diamétralement opposées ont été émises, dès le principe, sur la cause et les caractères que présente cette affection. Les uns rapportent cette cause à la présence d’un champignon par lequel la fécule se trouverait altérée et même détruite ; les autres, au contraire, nient formellement l’action délétère du champignon et reconnaissent la conservation du principe amylacé.
Selon la première opinion, les tubercules se trouveraient privés de fécule, et par conséquent inutiles ; selon la seconde, ils pourraient servir à la nourriture des animaux domestiques, ils seraient susceptibles de fournir le principe amylacé, ou enfin des eaux-de-vie par la distillation : en un mot on pourrait utiliser la récolte.
C’est cette dernière opinion que j’ai émise dans la séance de la Société philomatique du 30 août.
J’établissais le premier à cette époque :
Que la maladie des pommes de terre ne dépend point de la présence d’un botrytis ; que celui-ci, comme les autres moisissures, les vibrions, les acarus, qui se développent sur les pommes de terre en voie de décomposition, sont l’effet et non la cause de l’affection qui les attaque aujourd’hui ;
Que le botrytis et les autres champignons filamenteux ne se rencontrent point à l’intérieur du tubercule, au début de la maladie ; Qu’en général, la fécule se trouve en quantité presque aussi considérable vers les parties affectées que dans les parties saines ;
Que les parties colorées en brun doivent cette coloration à une substance d’apparence granuleuse, qui s’insinue entre les utricules, les recouvre, sous forme d’enduit, et les pénètre de manière à envelopper les grains de fécule, sans néanmoins leur faire subir la plus légère altération ;
Que les grains de fécule, extraits des utricules les plus fortement colorées en brun, sont recouverts et paraissent empâtés par cette substance ;
Qu’en faisant bouillir les tranches minces des portions malades, on remarque à l’intérieur des utricules un réseau formé par la substance colorante qui enveloppait, avant l’opération, chacun des grains de fécule ;
Que l’acidité du suc de la pomme de terre diminue, en raison de l’augmentation de la maladie, et j’en concluais que c’était la substance azotée du tubercule qui subissait la principale transformation ;
Que, d’après tout ce qui précède, les tubercules les plus profondément altérés peuvent encore être employés avec avantage, soit pour en extraire le principe amylacé, soit pour en obtenir des eaux-de-vie par la distillation, et qu’ainsi la récolte était loin d’être complètement anéantie, comme on le supposait.
Ces faits capitaux étaient, comme on le voit, de nature à tranquilliser les cultivateurs. M. Morren, au contraire, a vu dans la maladie l’effet d’un champignon parasite qui, après avoir atteint les organes foliacés, s’étendrait aux parties souterraines et deviendrait la seule cause de l’altération des tubercules. M. Montagne, de son côté, a eu la même pensée, en donnant à ce champignon le nom de botrytis infestans.
Voici en abrégé l’opinion de M. Morren sur la maladie actuelle des pommes de terre ; il l’emprunte du reste presque entièrement à M. de Martius.
Selon lui la vraie cause du mal est un champignon qui commence à se montrer à la face inférieure des feuilles, fait perdre aux parties herbacées leur couleur verte pour les faire tourner au jaune, puis au brun, Cette tache jaune se couvre, le lendemain de son apparition, d’un duvet blanchâtre formé par le botrytis qui pullule et se reproduit par milliards. De cette tache jaune des feuilles la maladie s’étend aux tiges dont l’épiderme jaunit et brunit à son tour ; la sève, modifiée et malade, porte le poison de la feuille dans la tige, et de cette dernière dans le tubercule. Si le mal suit son cours, le tubercule se gangrène. Du moment où la pomme de terre est gangrenée, il suffit de peu de jours, trois au plus, pour que le champignon se montre au dehors. On voit le duvet blanc se déclarer aux yeux du tubercule, puis s’étendre en légers flocons sur une surface arrondie d’abord, mais qui suffit pour envahir le tubercule tout entier, La pomme de terre est alors complètement perdue. En examinant les changements que subissent les tissus, par suite de la présence de ce champignon, M. Morren a remarqué que les utricules, dans lesquelles s’organise la fécule, sont entièrement modifiées, que l’albumine est détruite, que le suc végétal devient jaune, ainsi que les grains de fécule qui se concrètent, se réunissent, se décomposent, et qu’une gangrène les frappe et les réduit en petites masses informes.
Pour remédier au mal, M. Morren, comme M. de Martius, propose de faucher les tiges et de les brûler, ainsi que les pommes de terre malades ; de remplacer les tubercules-semences qui doivent être infectés des graines ou sporules du botrytis par des tubercules étrangers ; de chauler les tubercules destinés aux semailles ; enfin de gratter les murs et de badigeonner à la chaux les caves dans lesquelles on aurait déposé les tubercules malades, afin de détruire tous les germes du botrytis qui auraient pu s’y déposer. En un mot, il y aurait contagion.
Le mal est grand, comme on le voit, mais l’est-il autant qu’on semble le croire ? C’est un point que je vais discuter.
Dans ma conviction, on a été beaucoup au delà de la réalité, et on a alarmé sans fondement les populations agricoles. En exagérant les pertes qu’elles doivent éprouver, en leur faisant redouter l’action d’une végétation cryptogamique spéciale, on leur a fait abandonner sur les champs, au moment de la récolte, une masse énorme de produits qu’elles auraient pu utiliser sans le moindre danger.
La communication que j’ai eu l’honneur de faire à la Société philomatique n’était que le commencement d’un travail où je me suis proposé d’étudier les modifications imprimées aux tissus de la pomme de terre par la maladie qui la frappe cette année. Je me suis donc appliqué à les y découvrir et à fixer leurs caractères. J’ai étudié les tubercules sains et les tubercules les plus malades que j’ai pu obtenir, en m’attachant à ceux où l’altération, tantôt évidente et profonde, tantôt indiquée seulement par de légères modifications extérieures, ne dénotait, pour ainsi dire, aucune lésion essentielle des tissus, comme si les tubercules eussent été parfaitement sains.
Afin de me mettre en dehors de toute chance d’erreur sur la nature de la maladie, je me suis procuré des tubercules et des tiges des différentes provinces de la Belgique, les uns achetés directement sur les marchés de Liège, de Gand et de Bruxelles, les autres recueillis dans la campagne, et accompagnés de tiges. Je crois, à cet égard, avoir opéré sur des pommes de terre semblables à celles que M. Morren a étudiées de son côté.
D’une autre part, M. Schuremans, jardinier en chef à l’Université de Leyde, m’envoya, à diverses reprises, de son propre jardin ainsi que des environs de Leyde, une collection de tubercules malades dans lesquels j’ai trouvé tous les éléments d’une étude complète. Leur seul aspect me montra d’abord que la maladie qui s’était déclarée en Hollande était identique avec celle qu’on a reconnue, peu de jours après, en Belgique, et plus tard en France.
Des tubercules malades m’ont été adressés de presque tous les points des environs de Paris. J’ai examiné sur place les cultures à Chatenay, Fontenay, celles de la plaine de Montrouge et de Montmorency qui appartiennent au terrain sablonneux, celles des plateaux de la Brie et de la vallée de la Marne. MM. Vilmorin et Elisée Lefèvre m’en ont remis de leurs cultures, j’ai eu à ma disposition la collection du Muséum et les grandes cultures de la Salpêtrière.
Toutes les pommes de terre provenant de ces divers points m’ont constamment offert une altération différente de celles signalées par MM. Morren et Montagne. Et, je dois le faire remarquer, si quelque chose a lieu de me surprendre, c’est notre divergence d’opinion. Mon intention, du reste, en cherchant à réfuter l’idée contraire à la mienne, n’est pas d’entamer une polémique. Le simple exposé des faits suivi de quelques réflexions suffira, je l’espère, pour montrer ce qu’il faut en admettre et en rejeter.
Mais afin d’éclaircir davantage encore le sujet qui a si souvent fait l’objet de communications graves devant l’Académie, je me suis proposé d’étudier les différents organes du Solanum tuberosum, soit à l’état sain, soit à l’état malade, et de rechercher si cette altération brune des tubercules n’avait point d’analogie avec celle que présentent annuellement certains végétaux. Toutes les personnes qui ont écrit sur la maladie des pommes de terre, ont négligé jusqu’à présent d’examiner attentivement et de comparer les altérations que présentent les tubercules avec celles des feuilles et des tiges. Il était pourtant essentiel, à mon avis, de les décrire exactement et d’entrer dans quelques détails à cet égard, puisque ces connaissances préalables sont les seules qui puissent nettement indiquer la nature des ravages, et peut-être les causes dont ils dépendent.
Préférant donc l’expérience aux déductions et aux hypothèses à l’aide desquelles on a trop souvent essayé d’expliquer la maladie des pommes de terre, je me suis attaché à rechercher, par l’anatomie, les caractères des différentes altérations que m’ont offerts les feuilles, les tiges et les tubercules.